Réponse écrite de la Géorgie aux questions posées par MM. les juges Koroma et Cançado Trindade à la fin de l'audience publique tenue le vendredi 17 septembre 2010 (traduction)

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17660
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Incidental Proceedings
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R ÉPONSE AUX QUESTIONS DES JUGES

Réponse à la question posée par M. le juge Koroma

Question :

De l’avis des Parties, quels sont au ju ste l’objet et le but de la clause ainsi
libellée: «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des

procédures expressément prévues par ladite convention», contenue dans l’article 22 de
la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ?

La Géorgie a examiné le sens et l’effet de l’article22 de la CIERD aux paragraphes3.12
à3.53 de ses observations écrites sur les exceptions préliminaires. En réponse aux arguments

avancés par la Fédération de Russie lors des plaidoi 1ies, la Géorgie est revenue sur cette question
lors de ses premier et second tours de plaidoiries .

La Géorgie note que dans la convention de Vi enne sur le droit des traités l’expression «objet
et but» vise le traité dans son ensemble et non l es expressions figurant dans les divers articles de
celui-ci . La Géorgie reconnaît toutefois que pris in dividuellement ces derniers peuvent contribuer

à une évaluation de l’objet et du but d’ensemble d’un traité, et que l’objet et le but du traité peuvent
influer sur l’interprétation des mots et expressions qui y figurent.

Pour la Géorgie, l’objet et le but d’ensemb le de la CIERD est d’instaurer, au niveau
international, un régime efficace de lutte contre la discrimination raciale (y compris ethnique). Le
préambule de la convention vise la résolution des parties «à adopter toutes les mesures nécessaires

pour l’élimination rapide de toutes les formes et de toutes les manifestations de discrimination
raciale». La nécessité de mettre en place un régime efficace est mentionnée très fréquemment dans
les travaux préparatoires, comme le montrent les exemples suivants :

M. Ivanov (Union des Républiques socialistes soviétiques)

«[La convention] doit permettre de lutter efficacement et concrètement contre le
racisme et le fascisme qui sont les deux phénomènes les plus honteux du monde
contemporain.»

«La convention que la sous-commission va élaborer, loin de se borner à énoncer
des principes, doit comporter pour les gouve rnements l’obligation de prendre des

mesures pratiques en vue d’abolir le racisme et la discrimination raciale.»

«[E]lle doit…prévoir des mesures permettant d’éliminer effectivement [la
3
discrimination raciale].»

1CR 2010/9, p. 37-52, par. 12-62 (Crawford) ; CR 2010/11, p. 26-28, par. 17-24 (Reichler).

2Le paragraphe1 de l’article31 de la convention de Vienne de1969 sur le droit des traités stipule: «Un traité
doit être interprété de bonne foi suivle sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la
lumière de son objet et de son but.» (Les italiques sont de nous.)

3 Conseil économique et social, compte rendu analytique de la 407 eséance, Nations Unies,
doc. E/CN.4/Sub.2/SR.407, p. 9, observations écrites de Géorgie sur les exceptions préliminaires (OEG), vol.II,
annexe 2. - 2 -

M. Moskowitz (Comité consultatif d’organisations juives) [représentant d’une ONG]

«Malheureusement, on peut douter de l’efficacité des projets de convention

proposés dans la mesure où ils ne prévoient p as de recours à la Cour internationale de
Justice ni de dispositif de mise en Œuvre approprié.» 4

M. Ostrovsky (Union des républiques socialistes soviétiques)

« M. Ostrovsky recommande de ne pas prendre de décision trop hâtive en ce qui

concerne les articles [restants] du texte de M.Ingles, qui n’ont pas fait l’objet d’un
examen approfondi et qui comportent un certa in nombre de contra dictions dans leur

libellé et dans leur contenu juridique; on ne peut en aucun cas prétendre qu’ils
expriment l’opinion générale des membres de la sous-commission. Le seul point sur
lequel on se soit mis d’accord, c’est la nécessité d’inclure dans le projet de convention
5
des mesures de mise en Œuvre qui contribueront à la rendre plus efficace.»

M. Garcia (Philippines)

«Au cours des débats qui ont eu lieu à la Troisième Commission sur les articles
de fond de la convention, la délégation des Philippines a été vivement impressionnée

par le désir, manifeste chez tous les membres de la Commission, d’achever rapidement
l’étude de la convention, afin que l’on pu isse disposer d’un moyen efficace d’éliminer
la discrimination raciale, problème dont l’importance et le caractère d’urgence
6
n’échappent à personne.»

Le régime instauré par la CIERD comprend le système d’examen et de rapports du Comité
pour l’élimination de la discrimination raciale prévu dans la deuxième partie de la convention, mais
ce n’est pas là le seul moyen pour les Etats de faire face au problème de discrimination raciale ou

ethnique. La compétence de la CIJ relève d’une partie différente de la CIERD, et elle est assujettie
aux seules conditions énoncées dans l’article22 lui-même. Le système de rapports et d’examen
établi par la deuxième partie est séparé et distinct de l’article22 dans s on champ d’application.

L’article11, par exemple, peut avoir un but différent au sens où il autorise tout Etat partie à
demander des éclaircissements sur les informations communiquées en vertu de l’article 9, qu’elles
concernent ou non l’interprétation et l’applicati on de la convention; l’article22, par contre,

concerne les différends entre Etats sur l’interprétation et l’application de la convention.

Si un différend est effectivement réglé par la négociation ou au moyen de la procédure

envisagée dans la deuxième partie, il est évident qu’il ne peut être porté devant la Cour en vertu de
l’article 22. C’est la raison d’être de l’expression «qui n’aura pas été réglé», comme la Géorgie l’a

expliqué dans ses écritures et ses plaidoiries. Ceci signifie par exemple que si, le gouvernement
d’un autre Etat ayant pris fait et cause pour une personne se plaignant de discrimination, un
règlement intervient, cet Etat ne peut donner de suite à l’affaire en vertu de l’article 22.

7
Pour les raisons exposées par la Géorgie lors de ses plaidoiries , subordonner la fonction
judiciaire de la Cour en vertu de l’article22 à la fonction d’enquête, différente, des organes créés

dans la deuxième partie ne serait pas compatible avec l’objet général de la convention, à savoir
lutter efficacement contre la discrimination raciale. L’expression «qui n’aura pas été réglé» ne vise

4 Conseil économique et social, Compte rendu analytique de la 410 eséance, Nations Unies,

doc. E/CN.4/Sub.2/SR.410, p. 5, OEG, vol. II, annexe 2.
5 Conseil économique et social, Compte rendu analytique de la 429 eséance, Nations Unies,
doc. E/CN.4/Sub.2/SR.429, p. 3, OEG, vol. II, annexe 9.

6 Nations Unies, Documents officiels de l’Assembl ée générale, Troisième Commission, 1344 séance,
doc. A/C.3/SR.1344, par. 27, OEG, vol. II, annexe 24.

7 CR 2010/9, p.34-35, par. 3-5 (Crawford) ; p. 45-51, par. 37-60 (Crawford) - 3 -

pas à subordonner la fonction judiciaire de la Cour : des termes beaucoup plus clairs auraient pu
être utilisés si telle avait été l’intention, comme le montre par exemple le texte de la proposition
initiale 8D . Pour les raisons exposées par la Géorgie (y compris relativement à l’article16), il

n’est pas approprié d’interpréter l’expression «qui n’aura pas été réglé» de manière à subordonner
la compétence que l’article22 confère à la Cour : ce n’était manifestement pas l’intention des
négociateurs et c’est incompatible avec l’objet et le but de la convention, à savoir fournir des

moyens efficaces pour éliminer la discrimination.

Réponse a la question de M. le juge Cançado Trindade

Question :

Selon vous, la nature des traités relati fs aux droits de l’ homme tels que la
CIERD (régissant des relations au niveau intra-étatique) a-t-elle des conséquences ou
une incidence sur l’interprétation et l’application des clauses compromissoires qu’ils

contiennent ?

La Géorgie reconnaît que comme de nombreux autres instruments internationaux relatifs aux

droits de l’homme, la CIERD régit les relations entr e l’Etat et le citoyen au niveau intra-étatique,
c’est-à-dire les relations entre l’Etat et ses propr es nationaux, comme dans le cas de l’apartheid.
(Elle régit aussi les mesures prises par un Etat vis-à-vis de ceux de ses nationaux qui se trouvent

dans d’autres Etats). A cet égard, depuis la D éclaration universelle des droits de l’homme, le
mouvement international en faveur des droits de l’homme traduit une évolution réellement nouvelle
en droit international, une évolution qui a depuis lo rs pris racine. Le but des traités multilatéraux

de ce type était, sur la base des déclarations an térieures, de rendre l’exam en de la situation des
droits de l’homme et la mise en Œuvre des prescr iptions en la matière plus efficaces au niveau
international, y compris au moyen de mécanismes de règlement des différends . 9

Comme la Cour l’a reconnu, cette évolution nouvelle pouvait affecter l’interprétation d’une
clause compromissoire. Dans son arrêt de 1996 sur les exceptions préliminaires en l’affaire de

l’Application de la convention pour la p révention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c.Serbie-et-Monténégro), la Cour a mentionné pas moins de trois fois le
caractère particulier de la conve ntion sur le génocide en tant qu ’instrument universel relatif aux

droits de l’homme pour fonder sa compétence 10atione personae, ratione materiae et ratione
temporis au regard de l’article IX de la convention

Plus récemment, en relation avec d’autres affaires, on11 relevé que la Cour avait «regardé
au-delà de la dimension strictement interétatique» , pour indiquer ⎯à juste titre selon la
Géorgie ⎯une conception large des questions juridic tionnelles afin de préserver les valeurs sur

lesquelles repose le traité en cause. Ainsi, par ce que les traités relatifs aux droits de l’homme
régissent les relations entre l’Etat et ses propres nationaux, une clause compromissoire ne doit pas
être limitée aux questions envisagées par le droit international traditionnel, par exemple dans le

domaine de la protection diplomatique. Il serait de même incorrect de traiter l’interprétation et
l’application d’un traité relatif aux droits de l’homme comme une question exclusivement limitée à

8
Conseil économique et social, Projet de convention internationale sur l’ élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, clauses finales, document de travail préparé par le Secrétaire général, Nations Unies,
doc. E/CN/4/L.679 (17 février 1964), OEG, vol. II, annexe 13, p. 62.
9
Voir C.Tomuschat, Human Rights: Between Ideelism and Realism, Oxford University Press, 2003;
D. Shelton, Remedies in International Human Rights Law, éd., Oxford University Press, 2005.
10Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt, CIJ Recueil 1996, p. 595, par. 22, 31, 34.

11Voir Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c.Uruguay),arrêt du 20 avril 2010, opinion
individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 158. - 4 -

la fonction consultative de l’orga ne de supervision en question ⎯ainsi que la Cour l’a indiqué

s’agissant du mandat et du rôle de la Commission permanente des mandats dans l’affaire du
Sud-Ouest africain, deuxième phase 12. De manière similaire, des protections du type droits de
13
l’homme peuven14survivre à un changement de souveraineté ou un changement de régime de
supervision qui peut être fatal à des relations interétatiques uniquement bilatérales.

L’approg choergienne de l’interprétation de l’article22 est encore renforcée par la
jurisprudence établie de la Cour en ce qui concerne les droits et obligations erga omnes dans
15
l’affaire de la Barcelona Traction . Il est remarquable que la Cour ait cité comme exemple de
normes erga omnes les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris, expressément, la
protection contre la discrimination raciale, de mê me que contre la pratique de l’esclavage et le
16
génocide . Les conséquences juridiques des manquements à des obligations erga omnes ont
depuis lors été encore explicitées par la Cour 17, et incorporées par la Commission du droit

international dans ses articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, en
particulier les articles48 et 54 18, reconnaissant que tous les membres de la communauté

internationale19nt un intérêt à invoquer la responsabilité de l’Et at pour manquement à des normes
erga omnes .

En raison de la nature des tr aités relatifs aux droits de l’ho mme, en particulier leur caractère
non synallagmatique, il convient d’interpréter les clauses compromissoires largement, et non de

manière étroite ou restrictive. Dans la présente affaire, c’est là une raison supplémentaire de rejeter
l’opinion de la Fédération de Russie selon laquelle l’article 22 est subordonné à l’article 11.

___________

12La Cour a jugé que s’agissant de recevoir et d’examin er les rapports annuels et de donner son avis au Conseil
de la Société des Nations sur toutes les questions relatives à l’exécution de s mandats, la Commission permanente des

mandats avait «seule ce rôle consultatif». Sud-Ouest africain (Libéria c.Afri que du Sud), deuxième phase, arrêt,
C.I.J. Recueil 1966, p. 23, par. 22.
13
Pour citer le juge Weeram antry: «[l]a convention sur le génocide ne s’éteint pas avec le démembrement de
l’Etat originaire, car elle transcende la notion de souveraineté de l’Etat» (Application de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996, p. 595, opinion individuelle de M. Weeramantry, p. 646).

14Statut international du Sud-Ouest africain, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 132 et suiv.
15
Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c.Espagne), deuxième phase, arrêt,
C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33 («Une distinction essentielle doit … être établie entre les obligations des Etats envers la
communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à- vis d’un autre Etat dans le cadre de la
protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concerne nt tous les Etats. Vu l’importance des droits en

cause, tous les Etats peuvent être considérés comme ayant un in térêt juridique à ce que ces dr oits soient protégés; les
obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes).
16
Ibid., par. 34.
17Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien o ccupé, avis consultatif,

C.I.J. Recueil 2004, p. 199-200, par. 155-160.
18Commission du droit international, articles sur la respons abilité de l’Etat pour fait in ternationalement illicite,
e er
adoptés dans le rapport annuel de la Commission du droit international sur les travaux de sa 53session (23 avril-1 juin
et 2 juillet-10 août 2001), Nations Unies, doc.A/56/10, chap.IV (texte approuvé par l’Assemblée générale des
Nations Unies dans sa résolution 56/83 du 12 décembre 2001).
19
Voir aussi l’opinion individuel le de M.Simma dans l’affaire Congo c.Ouganda qui fait observer: «Si la
communauté internationale laissait s’éroder un tel intérêt, non seulement fa ce à des violations d’obligations erga omnes,
mais également à des tentatives directes de supprimer ces oblig ations fondamentales, laissant, en leur lieu et place, se
créer des vides juridiques dans lesquels des êtres humains pourraient tomber et se voir privés de toute protection pour une
durée indéterminée, alors, le droit international pe rdrait, à mon sens, beaucoup de son intérêt.» ( Activités armées sur le

territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, opinion individuelle de
M. Simma, p. 350, par. 41).

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