Opinion individuelle, en partie concordante et en partie dissidente, de M. le juge ad hoc Tuzmukhamedov

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166-20240131-JUD-01-12-EN
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OPINION INDIVIDUELLE, EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE, DE M. LE JUGE AD HOC TUZMUKHAMEDOV
[Traduction]
Absence de preuve de financement du terrorisme — Intention terroriste non démontrée.
Absence de violation de l’article 9 de la CIRFT à la lumière de l’absence de financement du terrorisme — Insuffisance du niveau de preuve adopté par la majorité concernant l’article 9 de la CIRFT — Respect par la défenderesse des obligations que lui impose l’article 9 de la CIRFT.
Armes exclues de la notion de « fonds » — Interprétation des traités — Pratique judiciaire.
Doctrine des « mains propres » — Conditions remplies pour appliquer la doctrine dans le cas de la CIRFT et de la CIEDR.
Convictions politiques ne pouvant être considérées comme un élément constitutif de l’origine ethnique — Portée et limites de la « discrimination indirecte ».
Dynamique sous-tendant le choix de la langue d’enseignement en Crimée s’expliquant comme un phénomène objectif  Absence de politique de discrimination raciale.
Ordonnance en indication de mesures conservatoires  Interdiction du « Majlis » n’emportant pas violation de la CIEDR.
Mesures de non-aggravation prescrites dans l’ordonnance — Exclues de la portée du différend et indiquées à l’endroit des deux Parties.
INTRODUCTION
1. Bien que je souscrive à la plupart des conclusions de l’arrêt, il existe plusieurs points sur lesquels je ne peux, à mon grand regret, m’associer à la majorité ou à son raisonnement, et d’autres qui me semblent commander des précisions supplémentaires quant à l’historique de l’affaire, aux positions des Parties ou à l’approche retenue par la Cour. Par conséquent, la présente opinion est en partie dissidente et en partie concordante et a, dans une certaine mesure, valeur de déclaration.
2. Tout d’abord, il me semble nécessaire de souligner la complexité de l’affaire, qui combine en réalité deux affaires en une, chacune ayant une portée exceptionnellement large, s’étendant non seulement à tous les aspects possibles des conventions en cause, mais touchant, bien au-delà, à d’autres questions de droit international  dont le droit humanitaire, le droit des droits de l’homme, le droit relatif à la lutte contre le terrorisme  ainsi qu’à d’innombrables questions de fait. Il pourrait bien s’agir de la plus vaste affaire jamais soumise à la Cour, sa complexité, son intrication et sa portée dépassant de loin le champ d’application des deux conventions.
3. L’affaire est aussi importante dans le sens où elle constitue une première : jamais auparavant, la Cour ne s’était prononcée au fond sur l’interprétation et l’application de la CIRFT et de la CIEDR. Compte tenu en outre de la portée de cette instance  qui n’est rien de moins qu’universelle —, la Cour a pris une décision historique qui façonnera, à n’en pas douter, une part considérable du paysage juridique international. À l’évidence, cette situation a imposé une lourde responsabilité aux juges, qui, faisant oeuvre de pionniers, n’ont pu prendre pour guides des décisions antérieures, alors qu’ils entraient en terra incognita.
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4. J’en ai moi-même fait très concrètement l’expérience, n’ayant été désigné dans cette affaire qu’au stade final d’une procédure complexe et longue, ce qui m’a placé dans une position peu favorable. En même temps, cette circonstance m’a peut-être donné l’occasion d’examiner l’affaire à travers le prisme du bon sens, plutôt que de m’enfermer dans l’écheveau que les éléments de droit et de fait sont venus former au fil d’années de délibérations — avant de devoir inévitablement m’y plonger à mon tour.
5. Ma conclusion, qui repose presque tout autant sur ce bon sens que sur les considérations juridiques et factuelles que je décrirai ci-après, est qu’aucun acte de financement du terrorisme ou de discrimination raciale n’a été commis et qu’il n’y a eu violation ni de la CIRFT ni de la CIEDR. Dans l’ensemble, cette conclusion a été confirmée par la Cour dans son arrêt définitif, et j’ai eu le privilège de siéger aux côtés des juges qui ont tranché cette affaire avec impartialité et intégrité pour ce qui concerne la plupart des questions en cause.
6. Quant aux deux « manquements » relativement mineurs que la majorité a choisi de constater, ils revêtent à mon sens davantage un caractère symbolique, les conclusions y relatives ne semblant pas reposer sur des fondements juridiques ou factuels suffisants et ne résistant pas même à l’épreuve du bon sens. Je regrette de devoir m’exprimer ainsi ; toutefois, je suis fermement convaincu qu’il faut préserver et protéger de « la fronde et [d]es flèches »1 de la pression politique la Cour, principale instance internationale de l’impartialité de laquelle dépend, dans une large mesure, la juste application du principe fondamental du règlement pacifique des différends internationaux.
PREMIÈRE PARTIE — LA CIRFT
1. La Cour a conclu qu’aucun acte de terrorisme ou de financement du terrorisme n’avait été prouvé en l’espèce et a rejeté l’affirmation de l’Ukraine selon laquelle la RPD et la RPL étaient des « organisations terroristes notoires »
7. Depuis le début de la procédure, la ligne d’argumentation de l’Ukraine relative à la CIRFT a paru on ne peut plus capillotractée. Tenter de faire passer des opposants politiques et militaires pour des « terroristes » n’a bien sûr rien de nouveau, mais porter de telles accusations devant la Cour mondiale allait se révéler autrement plus hasardeux.
8. Dès 2017, au stade des mesures conservatoires, la Cour avait déclaré que les allégations de l’Ukraine concernant la CIRFT n’étaient pas plausibles2. L’Ukraine avait bien tenté de présenter l’affaire comme relative au « terrorisme soutenu par un État »3, mais cette tentative a fait long feu dès le stade des exceptions préliminaires, la Cour s’étant, en 2019, déclarée incompétente en la matière. Aujourd’hui, après six années de procédure, au cours desquelles elle a considérablement modéré ses allégations, l’Ukraine n’a toujours pas produit la moindre preuve d’« actes de terrorisme » imputables à la RPD/RPL ni de « financement du terrorisme » par l’État russe ou par des personnes russes.
1 William Shakespeare, Hamlet, Prince de Danemark, acte III, scène I [traduction française de François-Victor Hugo].
2 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 131-132, par. 75.
3 Voir requête, sect. B, p. 27-57 et p. 91-93, par. 134-135.
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9. Cet extrait cité dans le cadre de la procédure résume en quelques mots les éléments ici en jeu :
« Il est important de bien comprendre que ce qui se joue ici n’est rien de moins que la distinction entre le terroriste et le soldat. Si l’on entend souvent dire que le combattant de la liberté d’une nation est le terroriste d’une autre, il en va différemment au regard de la morale ordinaire et du droit international. Ces actions se distinguent entre elles du point de vue moral et juridique et ne pas comprendre ces distinctions, c’est risquer de mettre à mal les fondements mêmes du jus in bello … [N]ous devons impérativement continuer à insister pour que les terroristes qui prennent délibérément pour cible des civils soient distingués des soldats qui frappent un objectif militaire en prévoyant que des civils mourront, victimes de dommages collatéraux. Dans le premier cas, il s’agit d’un crime de guerre, dans le second, d’un comportement licite. »4
10. Les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk étaient non pas des « organisations terroristes », mais des entités créées par le peuple du Donbass pour exercer son droit à l’autodétermination en réponse à l’arrivée au pouvoir, par les armes et la violence, du régime nationaliste à Kiev lors du coup d’État de 2014. C’est ce nouveau gouvernement, non élu, de Kiev, s’appuyant sur des groupes néonazis5, qui a lancé une opération militaire contre le Donbass afin de réprimer le mouvement en faveur de l’autodétermination, déclenchant ainsi le conflit armé interne qui aura servi de toile de fond à la présente affaire.
11. Les principaux incidents présentés par l’Ukraine comme des « actes de terrorisme » mettant prétendument en jeu la CIRFT ont eu lieu dans le cadre de ces hostilités et consistaient en des attaques contre des objectifs militaires (réels ou perçus). Cet élément de fait a été le principal obstacle auquel s’est heurtée l’Ukraine lorsqu’elle a cherché à établir les différents éléments constitutifs de l’infraction de financement du terrorisme, à savoir l’intention terroriste spécifique  celle de faire des victimes civiles dans le but de répandre la terreur , et l’intention du commanditaire de voir le financement affecté à de telles fins, ou la connaissance qu’a celui-ci du fait qu’il le sera.
12. La Cour a rejeté avec constance toutes les manoeuvres qu’a déployées l’Ukraine pour élargir indûment le champ de la convention en se fondant sur une interprétation erronée de ses dispositions relatives à l’intention et à la connaissance. Les parties pertinentes de l’arrêt sont particulièrement éloquentes et je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à ajouter à cet égard.
13. N’étant pas parvenue à établir l’existence de l’élément d’intention ou de connaissance, l’Ukraine s’est rabattue sur cet autre argument qui consiste à prétendre que la RPD et la RPL étaient des « organisations terroristes notoires » et que la Russie était donc tenue de prendre des mesures à leur encontre, en dépit du fait qu’elle n’a jamais elle-même produit de preuves pertinentes de leur caractère « terroriste ». C’est au sujet de cette affirmation que la Cour a formulé son constat fondamental quant à l’absence de preuves de participation de la RPD et de la RPL à des activités terroristes :
4 Jens D. Ohlin, “Targeting and the Concept of Intent”, Michigan Journal of International Law, Vol. 35, issue 1 (2013), p. 130. Accessible à l’adresse suivante : https://repository.law.umich.edu/mjil/vol35/iss1/4.
5 The New York Times, Islamic Units Help Ukraine Battle Rebels, 8 July 2015, Sect. A, p. 1 : « [L]e groupe Azov est ouvertement néonazi, arborant pour symbole le “crochet à loup” (crampon) associé aux SS ».
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« [L]a Cour note qu’elle ne dispose pas des éléments de preuve suffisants pour conclure que l’un quelconque des groupes armés qui sont, selon l’Ukraine, impliqués dans la commission des actes sous-jacents allégués, commet notoirement de tels actes. Dans ces circonstances, il ne peut être inféré du caractère du groupe bénéficiaire des fonds que le commanditaire savait que ceux-ci seraient utilisés en vue de commettre un acte sous-jacent visé à l’article 2 de la CIRFT »6.
14. Cette conclusion est parfaitement fondée. Si les affrontements ont été très nombreux dans la région du Donbass entre 2014 (date du début du conflit entre le nouveau gouvernement non élu de Kiev et ses opposants dans le Donbass) et 2017 (année où l’Ukraine a déposé sa requête auprès de la Cour), seuls quatre incidents survenus dans le cadre de combats ont été présentés par l’Ukraine comme des « actes de terrorisme » : la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 et trois épisodes de tirs d’artillerie ayant frappé, respectivement, un poste de contrôle militaire ukrainien à Volnovakha, la ville de Marioupol et la ville de Kramatorsk. Une grande partie de l’argumentation développée portait sur la question de savoir si ces incidents étaient constitutifs d’actes sous-jacents relevant de la CIRFT.
15. Premièrement, la Cour n’a pas établi que ces attaques étaient même attribuables aux forces du Donbass. Deuxièmement, dans tous les cas invoqués, l’absence d’intention terroriste était manifeste, même d’après les propres éléments fournis par l’Ukraine.
16. L’incident du vol MH17 était, à l’évidence, le cas le plus emblématique présenté par l’Ukraine. Toutefois, c’est son retentissement même qui a desservi l’Ukraine dans ses efforts pour le faire passer pour un « attentat terroriste ». Le choix de l’Ukraine de s’appuyer sur les conclusions du bureau d’enquête néerlandais, de l’équipe d’enquête conjointe et du tribunal de première instance de La Haye s’est ainsi retourné contre elle : au terme de son examen, aucune de ces entités n’a conclu à la commission d’un acte de terrorisme ou même d’un crime de guerre , considérant au contraire que l’appareil avait été ciblé par erreur dans le feu du conflit armé qui faisait rage entre l’Ukraine et les forces du Donbass7.
17. Si la Cour avait choisi d’examiner l’incident de manière approfondie, elle aurait achoppé sur les nombreuses lacunes et incohérences émaillant les rapports des autorités néerlandaises et de l’équipe d’enquête conjointe, qui semblaient bien empressées à rejeter la faute sur la RPD, tout en disculpant les forces ukrainiennes. Entre autres défaillances manifestes, citons le fait que ces autorités n’ont fait absolument aucun cas des éléments témoignant d’une possible implication de l’Ukraine dans la catastrophe, qu’il s’agisse de la décision prise par celle-ci de ne pas fermer l’espace aérien au-dessus de la zone de conflit ou du déploiement de multiples systèmes antiaériens actifs ukrainiens de type Bouk dans ce même secteur, notamment au voisinage de celui où s’est écrasé l’appareil (confirmé, entre autres, par le rapport des services du renseignement des Pays-Bas concernant l’activité radar)8, ou encore du fait que les marques observées sur les fragments prétendument retrouvés à l’endroit où l’appareil s’est abattu indiquaient que le missile provenait des stocks des forces armées ukrainiennes9.
6 Arrêt, par. 76 (les italiques sont de moi).
7 Duplique de la Fédération de Russie (ci-après, la « DFR »), par. 123.
8 Ibid., par. 318.
9 Ibid., appendice 2, par. 40, al. b).
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18. L’équipe d’enquête conjointe n’a pas davantage tenu compte du propre bilan de l’Ukraine en matière de destruction d’avions de ligne civils : en 2021, les forces armées ukrainiennes avaient tiré des missiles réels lors d’exercices militaires et détruit un avion de ligne civil russe alors qu’il reliait Tel-Aviv à Novossibirsk, avec escale à Sochi, causant la mort des 77 passagers et membres d’équipage à son bord. Le président ukrainien, M. Koutchma, avait alors déclaré : « Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers, il n’y a pas lieu de dramatiser. »10 À dessein ou non, M. Koutchma faisait peut-être référence à la destruction d’un avion de ligne civil iranien par l’USS Vincennes dans le golfe Persique, ayant provoqué la mort des 290 personnes qui se trouvaient à bord11. Ni l’Ukraine ni les États-Unis n’ont jamais vu leur responsabilité internationale engagée à raison de ces actes. Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, à l’audience, le conseil de l’Ukraine a fait valoir que celle-ci n’avait pas alors commis de fait illicite et que ses forces étaient investies de l’« autorité légale » nécessaire quand elles avaient détruit l’avion de ligne civil russe12.
19. Si la défense antiaérienne ukrainienne a trouvé le moyen de détruire par inadvertance un aéronef civil dans des conditions qui se prêtaient parfaitement à un exercice militaire, n’était-il pas autrement plus probable qu’un appareil civil ait été détruit de la sorte dans le brouillard d’un vrai conflit armé, alors que de multiples Bouk recherchaient activement des objectifs ennemis dans un espace aérien que se partageaient avions de guerre et aéronefs civils ? C’est précisément pour cette raison que l’on interdit normalement tout trafic aérien civil dans les zones de conflit, mais l’Ukraine a décidé de ne pas fermer son espace aérien, afin de continuer à percevoir des paiements en échange de son utilisation par l’aviation civile internationale, laissant donc des avions de ligne pénétrer dans des zones dangereuses sans que leurs équipages en soient informés et s’en servant vraisemblablement comme boucliers civils protégeant la force aérienne ukrainienne contre les systèmes de défense antiaérienne de la RPD. Dans le cas de certains des autres incidents qui ont été cités par la demanderesse, il était encore plus clair qu’ils étaient liés aux combats, au vu de la présence d’objectifs militaires évidents (poste de contrôle militarisé sur la ligne de front de Buhas, que l’Ukraine avait choisi de charger d’une mission de contrôle de la circulation civile ; terrain d’aviation militaire de Kramatorsk où était déployé du personnel militaire ; positions militaires ukrainiennes à Marioupol et Avdeevka). En outre, même les preuves présentées par l’Ukraine, telles que les communications qui auraient été interceptées et les dépositions de témoins, tendaient à démontrer l’absence d’intention terroriste de la part des forces de la RPD. Qui plus est, des doutes persistaient quant à l’imputabilité des attaques à la RPD.
20. On peut en dire autant des autres incidents (les prétendus « attentats à l’explosif », « meurtres » et « disparitions ») : l’Ukraine n’a prouvé ni leur imputabilité à la RPD/RPL ni qu’il se serait agi d’actes « terroristes ». En fait, nombre de ces incidents présentaient les caractéristiques distinctives d’opérations mises en scène par les services de sécurité ukrainiens, coutumiers des opérations menées sous « fausse bannière », telles qu’illustrées par l’histoire de ce journaliste déclaré « assassiné » par des « espions russes », mais qui a fini par réapparaître sain et sauf et par affirmer publiquement que toute l’opération avait été un coup monté desdits services13. Une prétendue « attaque terroriste » aurait été perpétrée contre le bâtiment d’une banque avec un lance-grenades incendiaire  et l’aurait été, pour une raison qu’on peine à s’expliquer, de nuit, alors que la banque était fermée et qu’il ne se trouvait personne à proximité qui puisse en être victime ou témoin ; de plus, la grenade n’a même pas explosé et a été « enlevée » par les services spéciaux ukrainiens le
10 Parlamentskaya Gazeta (The Parliamentary Gazette, in Russian), 4 October 2018, https://www.pnp.ru/social/ leonid-kuchma-ne-nado-delat-iz-etogo-tragediyu.html (consulté le 17 janvier 2024) ; voir également https://www.youtube. com/watch?v=X8sosTxgHn4 (consulté le 17 janvier 2024).
11 DFR, par. 291, al. j).
12 CR 2023/5, p. 56, par. 13 (Zionts).
13 The Guardian, “Arkady Babchenko Reveals He Faked His Death to Thwart Moscow Plot”, 30 May 2018, accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2018/may/30/arkady-babchenko-reveals-he-faked-his-death-tothwart-moscow-plot.
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lendemain (ce qui, selon le rapport d’un expert en munitions présenté à la Cour, est techniquement impossible)14. D’autres faits ont été imputés à la Russie, au motif que les armes utilisées auraient été de fabrication russe ; or, il s’est avéré qu’il s’agissait de matériel de guerre générique hérité de l’ère soviétique qui faisait désormais partie du matériel militaire ukrainien.
21. Les conclusions auxquelles aurait donné lieu un examen détaillé de l’ensemble de ces incidents auraient sans nul doute été fort embarrassantes pour la demanderesse. En l’occurrence, ces incidents sont à peine mentionnés dans l’arrêt. Il n’en demeure pas moins qu’aucun d’entre eux n’a été déclaré constitutif de terrorisme et que la Cour n’a trouvé aucune preuve de financement du terrorisme.
22. L’absence de fondement des allégations de la demanderesse est encore étayée par les rapports du Groupe d’action financière (GAFI), principal organe international chargé de lutter contre le financement du terrorisme. Le GAFI avait balayé les griefs formulés par l’Ukraine quant au prétendu manque de coopération de la Russie concernant la RPD et la RPL en les mettant sur le compte d’un « différend politique »15, et avait rejeté les demandes ukrainiennes visant à faire inscrire la Russie sur « liste noire ». Dans le même temps, le GAFI s’était montré critique à l’égard de l’Ukraine, pointant l’insuffisance des éléments de preuve fournis dans ses demandes d’entraide et de coopération16. Force n’est-il pas d’en conclure que le GAFI n’a pas retenu la qualification d’organisations terroristes attribuée à la RPD et à la RPL par l’Ukraine ni n’avait connaissance de leur « notoriété » en tant que telles17 ?
2. En l’absence de financement du terrorisme, il convenait d’exclure tout manquement aux obligations secondaires de coopération énoncées à l’article 9
23. Venons-en à l’une des parties les plus déconcertantes de l’arrêt : la décision de constater un manquement à une obligation secondaire énoncée dans un traité en l’absence de violation de l’obligation principale visée par ce même traité.
24. La CIRFT et, par extension, le consentement de la défenderesse à se soumettre à la compétence de la Cour lorsque celle-ci est en cause se rapportent au financement du terrorisme. Par conséquent, dès lors que les questions considérées sont sans rapport avec le financement du terrorisme, la convention ne s’applique pas. Pourtant, la majorité a jugé en l’espèce qu’elle trouvait à s’appliquer et, plus encore, qu’elle était susceptible de violation, alors même que la Cour n’a retenu aucune des allégations de financement de terrorisme avancées par l’Ukraine ni estimé qu’il y avait la moindre raison d’escompter que celles-ci se révéleraient fondées, dans la mesure où la RPD et la RPL n’étaient pas des « organisations terroristes notoires ».
25. Il me semble qu’un traité ne peut être rendu applicable du simple fait qu’un État partie affirme qu’il est applicable  avant que son affirmation se trouve invalidée. Apparemment, la majorité n’était pas de cet avis.
14 DFR, annexe 5, par. 14.
15 Groupe d’action financière, “Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures — Russian Federation, Fourth Round Mutual Evaluation Report” (December 2019), p. 208, par. 616.
16 Comité d’experts sur l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL), “Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures  Ukraine, Fifth Round Mutual Evaluation Report”, 2017, p. 135, par. 595.
17 CR 2023/10, p. 48-51 (Kosorukov).
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26. Il est un principe essentiel établi de longue date dans la jurisprudence de la Cour, qui veut que l’exécution d’obligations secondaires (auxiliaires, accessoires), telles que l’obligation de coopérer ou de prévenir, est subordonnée à l’existence d’une infraction principale. La Cour l’a illustré dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro), en formulant cet énoncé qui a fait date :
« [L]a responsabilité d’un État pour violation de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a effectivement été commis. C’est seulement au moment où l’acte prohibé (le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III de la Convention) a commencé à être commis que la violation d’une obligation de prévention est constituée. »18 (Les italiques sont de moi.)
27. La Cour a ensuite précisé la différence entre les circonstances susceptibles de donner lieu à un constat de violation de l’obligation de prévention et celles de la simple naissance de cette obligation :
« Cela ne signifie évidemment pas que l’obligation de prévenir le génocide ne prend naissance qu’au moment où le génocide commence à être perpétré, ce qui serait absurde, puisqu’une telle obligation a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter d’empêcher, la survenance d’un tel acte. En réalité, l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention spécifique (dolus specialis), de mettre en oeuvre ces moyens, selon les circonstances. Pour autant, si ni le génocide ni aucun des autres actes énumérés à l’article III de la Convention n’est finalement mis à exécution, la responsabilité de l’État qui se sera abstenu d’agir alors qu’il l’aurait pu ne pourra pas être recherchée a posteriori, faute que soit survenu l’événement en l’absence duquel la violation de l’obligation de prévention n’est pas constituée, selon la règle ci-dessus énoncée. »19 (Les italiques sont de moi.)
28. Cette logique correspond à celle suivie par la Commission du droit international dans ses articles sur la responsabilité de l’État, aux termes desquels « [l]a violation d’une obligation internationale requérant de l’État qu’il prévienne un événement donné a lieu au moment où l’événement survient »20.
29. Toutes les obligations de coopération prévues dans la CIRFT visent en définitive à prévenir et à réprimer le financement du terrorisme. Il s’agit de fait d’obligations de coopérer pour prévenir et réprimer. C’est non seulement ce qui ressort clairement du libellé employé et du contexte, mais aussi ce qui est directement énoncé dans l’alinéa du préambule de la convention qui en explicite l’objet et le but :
18 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221-222, par. 431.
19 Ibid., arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431.
20 Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, p. 48, art. 14, par. 3, (Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-sixième session, Supplément no 10 (A/56/10), chap. IV.E.1).
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« Les États Parties à la présente Convention,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Convaincus de la nécessité urgente de renforcer la coopération internationale entre les États pour l’élaboration et l’adoption de mesures efficaces destinées à prévenir le financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en poursuivant et punissant les auteurs,
Sont convenus de ce qui suit : … » (les italiques sont de moi).
30. Ainsi, toutes ces obligations n’entrent en jeu qu’en cas d’infraction de financement du terrorisme qui, elle-même, suppose la commission ou, à tout le moins la planification, d’actes de terrorisme en tant que tels (satisfaisant aux critères d’intention et de connaissance). Dit simplement, s’il n’y a pas eu de financement du terrorisme, aucune obligation de prévenir ou de réprimer ce financement n’a pu être violée. Le paragraphe 1 de l’article 9 ne concerne expressément que les situations mettant en jeu « une infraction visée à l’article 2 » ; en l’absence d’une telle infraction, la possibilité de constater un manquement à cette disposition aurait dû être exclue.
31. Même s’il pouvait sembler  quod non  qu’une infraction de financement du terrorisme était susceptible d’avoir été commise (or, l’Ukraine n’en a pas apporté la preuve suffisante, et ce, quel que soit le niveau d’exigence retenu à cet égard), le simple fait qu’elle ne l’ait pas été aurait dû exclure la possibilité de constater un manquement à l’obligation d’une coopération qui était sans objet.
32. Dans la présente espèce, l’Ukraine n’a pas produit de preuves convaincantes de terrorisme ou de financement du terrorisme. En principe, aucun manquement de la défenderesse à ses obligations secondaires ne saurait dès lors être établi. Il ne peut y avoir violation de l’obligation de prévenir ou de réprimer une infraction, ou de coopérer en vue de la prévention ou de la répression de cette infraction, si aucune infraction n’a été commise et que, dès l’origine, les allégations en faisant état étaient fausses.
33. Néanmoins, la Cour, dans le présent arrêt, note que
« chacune des dispositions de la CIRFT invoquées par la demanderesse impose aux États parties à cette convention une obligation distincte. Il lui faudra déterminer d’abord, dans chaque cas, le niveau de preuve d’un financement du terrorisme requis pour que naisse une obligation au titre de la disposition à l’examen. Ce niveau pourra varier en fonction du texte de ladite disposition et de la nature de l’obligation que celle-ci prescrit. »21
34. Ce disant, la Cour dissocie les obligations de coopération du but premier de la convention, à savoir prévenir et réprimer le financement du terrorisme  et, partant, de l’objet même de cette dernière, si bien que ces obligations deviennent une fin en tant que telles. La Cour, ou plutôt la majorité, semble également ne pas retenir la distinction qu’elle avait établie en ce qui concerne la naissance d’une obligation (quod non, puisque, à mon sens, aucune obligation n’est jamais née de la CIRFT en l’espèce) et son éventuelle violation. En outre, en introduisant un niveau de preuve variable et en fixant, pour certaines obligations, un seuil d’applicabilité si bas qu’il en devient quasi inexistant,
21 Arrêt, par. 84.
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la Cour a de fait jugé que les obligations que prévoit un traité pouvaient naître et être violées même en l’absence de violation de l’obligation visée par ledit traité.
35. En résumé, la Cour, à la majorité, a constaté un manquement à une obligation corollaire de l’obligation principale de combattre le financement du terrorisme, alors même qu’aucun financement du terrorisme — ou, de fait, acte de terrorisme — n’était à combattre. Cette approche semble très différente de celle qu’elle avait précédemment retenue et il est rien moins qu’improbable qu’elle ait de graves conséquences pour le règlement des différends internationaux à l’avenir.
3. Le niveau d’exigence en matière de preuve adopté par la Cour concernant l’article 9 était bien trop peu élevé
36. Le paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT ne renferme pas d’obligation inconditionnelle d’enquêter sur l’auteur ou l’auteur présumé d’une infraction de financement du terrorisme. Il y est au contraire explicité que cette obligation n’entre en jeu qu’à la condition que :
1) l’infraction relève de l’article 2, qui définit le financement du terrorisme  c’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’alléguer l’existence d’un financement du terrorisme, encore faut-il que les éléments constitutifs de l’infraction énoncés dans la définition soient effectivement présents ;
2) les mesures à prendre soient celles qui peuvent être nécessaires conformément à la législation interne de la partie requise ;
3) ces mesures ne concernent que l’enquête visant les faits portés à la connaissance de celle-ci.
37. Toutes ces conditions doivent être remplies pour que l’article 9 devienne applicable ; or, à mon sens, il n’a été établi qu’elles l’étaient dans aucun des trois cas.
38. Aucune des allégations de l’Ukraine ne satisfaisait aux exigences énoncées à l’article 2 pour la simple raison qu’il n’y a pas eu, en fait, de financement du terrorisme.
39. La législation interne russe requérait des preuves suffisantes pour qu’une enquête puisse être ouverte22 ; or, l’Ukraine n’en a jamais produit (et, ainsi qu’il est ressorti de la présente procédure, n’en a jamais été en possession).
40. L’Ukraine n’a pas présenté de faits, mais seulement des demandes concernant des « activités terroristes » de la RPD et de la RPL que rien n’étayait — et que la Cour a rejetées.
41. Autre facteur important propre aux circonstances de l’espèce : le contexte dans lequel l’Ukraine a formulé ses allégations donne à penser que celles-ci étaient dictées par des motivations politiques davantage que par une volonté de combattre le terrorisme. Après tout, ces allégations visaient la RPD, la RPL et les personnes qui les soutenaient, c’est-à-dire les personnes se trouvant en opposition politique directe avec le Gouvernement de Kiev. Des observateurs internationaux, tels que le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), ont à maintes reprises exprimé leurs inquiétudes quant au « climat de peur » distillé par le Gouvernement ukrainien à raison de violations répétées des droits de l’homme, dont des disparitions forcées et de fausses allégations
22 Voir DFR, par. 565-566.
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de « financement du terrorisme », commises par ses services de sécurité23, les prétendus « bataillons de volontaires » (d’inspiration néonazie) et d’autres entités sous son contrôle24.
42. Compte tenu du risque réel d’instrumentalisation des fausses accusations de terrorisme et de financement du terrorisme à des fins de persécution politique, il aurait été non seulement justifié mais aussi nécessaire de faire preuve de prudence, en particulier au regard des obligations en matière de droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en particulier, a maintes fois énoncé que l’entraide judiciaire internationale en matière pénale était subordonnée à l’existence de garanties en matière de respect des droits de l’homme (décisions rendues dans des affaires concernant la Fédération de Russie et d’autres États parties à la convention européenne des droits de l’homme)25. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a souligné que, pour assurer la protection des droits de l’homme, la décision d’ouvrir une enquête « d[eva]it être fondée sur un soupçon raisonnable qu’une infraction liée au terrorisme, telle que définie dans la législation interne, a[vait] été commise »26 (les italiques sont de moi). En outre, l’Assemblée générale, dans sa résolution 62/148 en date du 18 décembre 2007 (« Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » (doc. A/RES/62/148),
« [d]emande instamment aux États de ne pas expulser, refouler, extrader ou transférer de quelque autre manière que ce soit une personne vers un autre État si l’on a des raisons sérieuses de croire qu’elle risquerait d’y être soumise à la torture, et considère que les assurances diplomatiques, lorsqu’elles interviennent, ne libèrent pas les États des obligations qui leur incombent en vertu du droit international des droits de l’homme, du
23 Contre-mémoire de la Fédération de Russie (ci-après, le « CMFR »), vol. 1, par. 508 ; DFR, par. 23-24, 454 et 456. Sputnik International, “Incidents With Russian Reporters in Ukraine in 2014-2017” (31 August 2017), accessible à l’adresse suivante : https://sputniknews.com/europe/201708311056947334-russian-reporters-ukraine/ (DFR, annexe 187). KHPG, “Ukraine follows Russia in dubious ‘State treason’ arrests” (16 February 2015), accessible à l’adresse suivante : http://khpg.org/en/index.php?id=1423918032 (DFR, annexe 189). TASS, “How Ukraine imposed sanctions on Russian individuals and entities” (20 March 2019), accessible à l’adresse suivante : https://tass.ru/info/6240919 (DFR, annexe 306). Human Rights Watch, “Ukraine Foreign Journalists Barred or Expelled” (1 September 2017), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/news/2017/09/01/ukraine-foreign-journalists-barred-or-expelled (DFR, annexe 190). RIA Novosti, “Cases of harassment of journalists in Ukraine in 2014-2017” (19 June 2017), accessible à l’adresse suivante : https://ria.ru/20170619/1496819255.html (DFR, annexe 307). Ukrainska Pravda, “Journalist Babchenko is alive, the murder is staged” (30 May 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.pravda.com.ua/rus/news/ 2018/05/30/7181836/ (DFR, annexe 78). The Guardian, “Arkady Babchenko Reveals He Faked His Death to Thwart Moscow Plot” (30 May 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2018/may/30/arkady-babchenko-reveals-he-faked-his-death-to-thwart-moscow-plot (DFR, annexe 93).
24 DFR, par. 11-16 et 27-28. Pictures.reuters.com, “Members of a ‘Maidan’ self-defence battalion take part in a training at a base of Ukraine’s National Guard near Kiev” (31 March 2014), accessible à l’adresse suivante : https://pictures. reuters.com/archive/UKRAINE-CRISIS-GM1EA3V1ME601.html (DFR, annexe 473). Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) “Report on the human rights situation in Ukraine” (1 May to 15 August 2015), 8 September 2015, par. 123, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/ Countries/UA/11thOHCHRreportUkraine.pdf. TSN, “In Lvov protesters seize main law enforcement buildings and weapons arsenal” (19 February 2014), accessible à l’adresse suivante : https://tsn.ua/ukrayina/u-lvovi-protestuvalniki-zahopili-golovni-budivli-silovikiv-ta-arsenal-zbroyi-335205.html (DFR, annexe 398). Unian.ua, “Military warehouses with weapons burn in Lvov“ (19 February 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.unian.ua/politics/886677-u-lvovi-goryat-viyskovi-skladi-zi-zbroeyu.html (DFR, annexe 188). I. Lopatonok, O. Stone, “Ukraine on Fire”, Documentary (2016), accessible à l’adresse suivante : https://watchdocumentaries.com/ukraine-on-fire/ ; voir aussi The World, “Who Were the Maidan Snipers?” (14 March 2014), accessible à l’adresse suivante : https://theworld.org/stories/2014-03-14/who-were-maidan-snipers (DFR, annexe 180) ; BBC News Ukraine, “The Maidan Shooting: a Participant’s Account” (13 February 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/ukrainian/ukraine_in_russian/2015/02/150213_ru_s_maidan_shooting (DFR, annexe 181).
25 Voir Gaforov c. Russie, CEDH, requête no 25404/09, arrêt, 21 octobre 2010, par. 110-116 ; Sultanov c. Russie, CEDH, requête no 15303/09, arrêt, 4 novembre 2010, par. 57 ; A.B. c. Russie, CEDH, requête no 1439/06, arrêt, 14 octobre 2010, par. 127-135 ; Sidikovy c. Russie, CEDH, requête no 73455/11, arrêt, 20 juin 2013, par. 129-138.
26 OSCE, Human Rights in Counter-Terrorism Investigations: A Practical Manual for Law Enforcement Officers, p. 46.
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droit international des réfugiés et du droit international humanitaire, en particulier le principe du non-refoulement ».
43. Dans ce contexte, il convient de tenir compte d’un passage de l’arrêt, où la Cour, en des termes empreints de pondération, précise que ce sont des « information[s] crédible[s] … [qui] peu[ven]t faire naître une telle obligation [d’enquêter] » au titre de l’article 9 et que ce dernier « n’impose pas l’ouverture d’une enquête dans le cas d’allégations de financement du terrorisme que rien ne viendrait étayer. Exiger des États parties qu’ils entament des enquêtes dans de telles circonstances ne serait pas conforme à l’objet et au but de la CIRFT »27 (les italiques sont de moi).
44. Je souscris pleinement à la position exprimée par la Cour dans ce passage. Toutefois, la majorité a dévié de cette approche juridiquement irréprochable lorsqu’elle a décrit comme suit le niveau de preuve requis aux fins de l’application de l’article 9 dans la présente espèce :
« Le seuil fixé en la matière par le paragraphe 1 de l’article 9 est relativement peu élevé. S’agissant de l’obligation d’enquêter, ledit paragraphe exige seulement qu’un État partie soit informé que l’auteur ou l’auteur “présumé” d’une infraction de financement du terrorisme pourrait se trouver sur son territoire. Lorsque les informations communiquées font seulement état de “présomptions” relatives à la commission d’une infraction visée à l’article 2, il n’est pas nécessaire que celle-ci soit avérée. C’est en effet précisément le but de l’enquête que de mettre au jour les faits indispensables pour déterminer si une infraction pénale a été commise. Tous les détails relatifs à l’infraction peuvent ne pas encore être connus et les faits portés à la connaissance de l’État partie peuvent donc être de nature générale. »28
45. Ainsi, de l’avis de la majorité, il suffit d’alléguer (en exprimant de simples « présomptions ») la commission d’une infraction visée à l’article 2, et, pour tous faits, d’en présenter qui soient« de nature générale » (quoi qu’on entende par-là). La question de savoir si ces allégations sont « crédible[s] » ou « étay[ées] » ne semble plus entrer en ligne de compte.
46. Venons-en à présent aux informations concrètes fournies par l’Ukraine. Selon la Cour, les informations reçues comprenaient
« un résumé des types de comportement que l’Ukraine imputait à des membres de groupes armés associés à la RPD et à la RPL et jugeait constitutifs d’actes sous-jacents relevant de la CIRFT, les noms de plusieurs individus soupçonnés de financement du terrorisme et des renseignements sur les comptes utilisés et les types de biens achetés avec les fonds transférés »29.
En d’autres termes, l’Ukraine s’est contentée d’affirmer que la RPD et la RPL se livraient à des activités terroristes, de citer nommément certaines personnes qu’elle accusait de financer les deux Républiques, et de communiquer leurs coordonnées bancaires. La majorité ne s’est nullement demandée dans quelle mesure les informations communiquées étaient « étayées » ou « crédibles » quand elle a conclu qu’elles « satisfaisaient au niveau d’exigence relativement peu élevé que fixe
27 Arrêt, par. 104.
28 Ibid., par. 103.
29 Ibid., par. 107.
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l’article 9 »30. La majorité n’a pas non plus pris en compte comme elle l’aurait dû le recours notoire par l’Ukraine à de fausses allégations de terrorisme contre ses opposants politiques.
47. Pour résumer et réitérer mon propos :
 bien que la Cour ait estimé que seules des allégations dûment étayées de financement du terrorisme, corroborées par des preuves crédibles, étaient susceptibles de rendre applicable l’article 9 ;
 bien que, après six années de procédure, la Cour n’ait trouvé aucune preuve de financement du terrorisme concernant la RPD et la RPL ;
 bien que rien ne justifiât, selon la Cour, de considérer la RPD et la RPL comme des « organisations terroristes notoires », de sorte que le simple fait de les désigner comme telles ne pouvait suffire ;
 bien que le Gouvernement ukrainien ait, de fait, notoirement eu recours à de fausses allégations de terrorisme et de financement du terrorisme pour persécuter ses opposants politiques ;
 la Cour, ou plutôt sa majorité, a néanmoins conclu en l’espèce que les allégations de l’Ukraine, qui s’était pourtant limitée à affirmer que certaines personnes avaient participé au financement du terrorisme — sans le moins du monde étayer ses dires —, étaient suffisantes pour rendre applicable l’article 9 de la CIRFT.
48. En d’autres termes, en se contentant d’accuser certaines personnes de financer le terrorisme, dans une situation où aucun acte terroriste ni financement du terrorisme ne s’était effectivement produit, l’Ukraine, de l’avis de la majorité, est parvenue à remplir les conditions nécessaires pour invoquer l’article 9 aux fins d’établir la responsabilité d’un État.
49. La Cour ayant par le passé considéré que le degré de certitude devait être à la mesure de la gravité de l’allégation31, et le degré de certitude retenu ici par la Cour étant quasiment nul, je ne puis que conclure que, pour la Cour, l’allégation de l’Ukraine n’avait rien de grave. Il est regrettable que la majorité n’en ait pas moins considéré qu’elle disposait d’éléments suffisants pour conclure à une violation de la CIRFT ; néanmoins, le degré de gravité attribué par la Cour à cette allégation ne sera assurément pas sans donner une certaine teinte à cette conclusion également.
50. Cet aspect de l’arrêt pourrait bien avoir des conséquences négatives, dans la mesure où l’abaissement du seuil au-delà duquel entre en jeu la responsabilité d’un État au titre de l’article 9 à un niveau tel que chaque État partie est tenu d’arrêter ses ressortissants et de geler leurs avoirs sur la base d’allégations manifestement infondées soumises par un pays étranger crée un risque réel que les dispositions contre le terrorisme soient détournées à des fins de persécution politique et compromet la possibilité d’une coopération véritable entre les États dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.
30 Ibid.
31 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 90, par. 210.
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51. La description laconique que fait la Cour des positions des Parties dans cette section de l’arrêt et le raisonnement qu’elle y développe laisseront sans doute perplexe le lecteur impartial. Compte tenu de l’importance de l’affaire, et sachant que c’est le seul cas où la majorité a effectivement mis en lumière certains manquements en l’espèce, son traitement aurait mérité d’être plus méticuleux. Or, la section de l’arrêt consacrée à ce seul « manquement » compte moins de 1 700 mots, les contre-arguments de la défenderesse étant résumés dans un seul paragraphe limité à 220 mots. Il faut croire qu’une analyse plus approfondie des arguments des Parties aurait révélé les fondements bancals de cette décision.
4. En tout état de cause, la défenderesse a bien apporté à la demanderesse la coopération voulue au titre de l’article 9
52. On s’étonnera tout autant de l’apparente réticence de la majorité à examiner l’éventail complet des éléments présentés par les Parties — éléments qui démontrent que la Fédération de Russie avait, de fait, apporté à l’Ukraine la coopération voulue au titre de l’article 9. La Cour, dans l’arrêt, néglige ne serait-ce que de résumer de manière appropriée les arguments de la défenderesse, omettant ou amalgamant certains d’entre eux, peut-être pour escamoter les éléments tendant à invalider la position qu’elle a retenue.
53. Commençons par poser quelques éléments de contexte : au cours de la période pertinente  2014 à 2017 , la Russie a reçu un millier de demandes de coopération judiciaire internationale de la part de l’Ukraine, dont la grande majorité a été dûment exécutée32. Au moins 91 (selon les affirmations de l’Ukraine) de ces demandes concernaient le financement du terrorisme. L’Ukraine n’a soumis que 12 d’entre elles à la Cour33, qui en a rejeté neuf34. Restent trois notes verbales, qui concernaient 19 individus ; or, la Russie a fourni à l’Ukraine des informations pertinentes sur la plupart d’entre eux, ce qui ne laisse, selon mes estimations, que quelque cinq personnes qui n’ont pu être retrouvées ou n’ont pu être identifiées. Il est donc évident que le grief soulevé ne concernait en tout et pour tout qu’une minuscule part de la coopération judiciaire entre la Russie et l’Ukraine en matière pénale, même à l’échelle réduite de la seule lutte contre le financement du terrorisme. En outre, les notes verbales soumises par l’Ukraine ne constituaient ni par leur forme, ni par leur contenu, ni par les voies de communication employées, des demandes d’entraide judiciaire conformes aux exigences prévues dans les traités d’entraide judiciaire applicables visés au paragraphe 5 de l’article 12 de la CIRFT35.
54. Le problème tout entier semble se réduire au fait que la Russie n’aurait pas identifié certaines des personnes inscrites sur une liste d’auteurs présumés d’infractions de terrorisme que lui avait communiquée l’Ukraine dans deux notes verbales d’août 2014. Tout en confirmant que la Russie a répondu auxdites notes et a bien pris certaines mesures d’enquête, la Cour a considéré que le comportement de la Russie était incompatible avec les exigences de la CIRFT à deux égards.
55. Premièrement, dans son arrêt, la Cour prend note
« du temps qui s’est écoulé avant que la Fédération de Russie ne communique les réponses susmentionnées aux notes verbales de l’Ukraine. À cet égard, elle observe que, dans son rapport d’évaluation mutuelle concernant les mesures prises par la Fédération
32 CR 2023/7, p. 21 par. 21 (Kuzmin).
33 CR 2023/10, p. 45, par. 12 (Yee).
34 Arrêt, par. 106.
35 Voir DFR, par. 570.
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de Russie pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme de 2019, le GAFI indique que la Fédération de Russie répond généralement aux demandes d’entraide judiciaire “dans un délai d’un à deux mois” » (arrêt, par. 110).
56. Deuxièmement, la Cour écrit que,
« en cas de difficultés à déterminer où se trouvaient ou qui étaient certaines des personnes nommément désignées dans les communications de l’Ukraine, la défenderesse se devait de rechercher la coopération de cette dernière pour mener les enquêtes nécessaires et lui préciser quelles autres informations auraient pu être requises » (arrêt, par. 110).
57. Or, la Russie a bien demandé des renseignements complémentaires à l’Ukraine, dans une première lettre de réponse envoyée, précisément, « dans un délai d’un à deux mois » après réception des notes ukrainiennes d’août 201436. En particulier, dans la note verbale en date du 14 octobre 2014 adressée, entre autres, en réponse aux notes verbales de l’Ukraine datées des 12 et 29 août 2014, la Russie avait sollicité des « données factuelles », des informations sur les enquêtes pénales ouvertes par l’Ukraine, tout en soulignant la nécessité de respecter les voies appropriées et les exigences du traité d’entraide judiciaire applicable37. Ces demandes ont été réitérées par la Russie dans sa note de relance en date du 31 juillet 2015.
58. Relevons d’ailleurs que ces demandes de renseignements pourraient très bien être considérées comme une forme d’enquête sur les faits allégués par l’Ukraine. Dans la mesure où l’Ukraine prétendait que des actes de terrorisme et de financement du terrorisme avaient été commis, mais n’avait pas étayé ses allégations, la logique voulait que la Russie demande un complément d’information, précisément dans le but d’enquêter sur ces allégations ou de rassembler suffisamment de preuves pour pouvoir ouvrir une enquête.
59. Toutefois, l’Ukraine n’a pas répondu à la première demande de renseignement ni à celles qui allaient suivre, que ce soit par les voies diplomatiques, par celles prévues pour l’entraide judiciaire, ou dans le cadre des consultations bilatérales tenues à ce sujet avec la Russie38.
60. Par conséquent, c’est en réalité l’Ukraine qui a délibérément freiné la coopération avec la Russie en refusant de lui communiquer des informations étayant ses allégations qui auraient pu faciliter l’identification des personnes mises en cause et la conduite d’une enquête sur leurs présumés méfaits. À l’inverse, l’on peut considérer que la Russie, en faisant savoir à l’Ukraine qu’elle n’était pas en mesure d’identifier ou de localiser certaines des personnes concernées faute de données, a démontré une volonté d’aller de l’avant en faisant montre d’un degré de coopération suffisant, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.
61. Sous cet éclairage, et même sous un angle factuel, je ne peux souscrire à la décision d’imputer à la défenderesse un « manquement » à l’obligation lui incombant en vertu de l’article 9.
36 DFR, par. 575.
37 Ibid., par. 576.
38 Ibid., par. 579.
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5. La Cour a conclu à raison qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 12
62. Je partage l’avis de la Cour quant au fait que la défenderesse n’a pas violé l’article 12. Je tiens à compléter cette déclaration générale par quelques observations.
63. Premièrement, les trois demandes d’entraide judiciaire envoyées par l’Ukraine qu’a examinées la Cour (datées des 11 novembre 2014, 3 décembre 2014 et 28 juillet 2015) ne faisaient mention ni d’infractions de financement du terrorisme ni de la CIRFT, mais invoquaient l’article 258-3 du code pénal ukrainien, qui porte sur la « création d’organisations terroristes »  question qui n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT. Qui plus est, elles n’étaient pas conformes aux exigences prévues dans les traités d’entraide judiciaire applicables39, notamment en tant qu’aurait dû être fournie une traduction en russe40.
64. Deuxièmement, bien que, dans l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), la Cour ait relevé qu’une simple référence à une clause d’exception n’était pas suffisante et qu’il était nécessaire de fournir de « brèves explications supplémentaires », elle n’exprimait pas là un constat dans l’absolu, mais l’associait à un objectif, celui de garantir à « [l]’État requis … la possibilité de démontrer sa bonne foi en cas de refus de la demande » et de « permettre à l’État requérant de déterminer si sa demande de commission rogatoire pourrait être modifiée de manière à éviter les obstacles à son exécution »41. Dans cette affaire, la France fondait son refus sur d’obscurs motifs, invoquant le risque de voir porter atteinte à ses « intérêts fondamentaux ». Ce refus nécessitait sans doute d’être clarifié pour que sa bonne foi ne pût être mise en doute. La Russie, quant à elle, a motivé ses refus en invoquant des questions de souveraineté et de sécurité nationale, et l’applicabilité de ces exceptions était évidente : les demandes de l’Ukraine portaient sur les actes de députés de la Douma d’État (parlementaires) et du chef d’état-major général des forces armées russes. Il ne fait guère de doute que les personnes exerçant de telles fonctions avaient un lien direct avec l’exercice du pouvoir souverain ou des questions de sécurité nationale, et qu’il n’y avait pas matière à apporter des précisions. Dans les cas où les motifs de refus étaient moins clairs, en revanche, les autorités russes ont fourni des explications plus détaillées42.
65. Troisièmement, il convient de tenir compte de la pratique établie entre les Parties. L’Ukraine a elle-même rejeté maintes demandes d’entraide judiciaire soumises par la Russie, invoquant en des termes tout aussi laconiques les mêmes motifs de refus prévus dans des traités d’entraide judiciaire43.
66. Enfin, s’agissant des délais de réponse, il faut tenir compte du volume de la correspondance entre les deux pays au sujet de l’entraide judiciaire. Considérant le nombre de demandes d’entraide judiciaire que l’Ukraine a adressées à la Russie, dont celles visant un prétendu financement du terrorisme, et la complexité des questions en cause, il n’est pas étonnant que des retards aient pu se produire.
39 Voir Protocol of 28 March 1997 to the Minsk Convention of 22 January 1993 on legal aid and legal relations in civil, family and criminal cases (DFR, annexe 457).
40 DFR, par. 611.
41 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 231, par. 152.
42 Voir, entre autres, Letter from the Office of the Prosecutor of the Russian Federation No. 82/1-5094-15 dated 7 February 2017 (DFR, annexe 49) ; Letter from the Office of the Prosecutor General of the Russian Federation No. 82/1-2791-15, 25 September 2015 (DFR, annexe 54).
43 Voir DFR, par. 620-621.
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6. La Cour a donné une juste interprétation du terme « fonds »
67. Je partage la conclusion de la Cour selon laquelle, au sens de la convention, le terme « fonds » n’englobe pas les armes, mais j’estime que la question mérite d’être commentée plus avant.
68. Deux éléments fondamentaux sont essentiels pour comprendre les termes dans l’interprétation des traités : leur sens ordinaire et le sens particulier que leur confère le traité44.
69. Il convient de prendre pour point de départ le terme central de la convention : « financement ». Dans son « sens ordinaire », le terme financement s’entend de « l’argent nécessaire à un objet particulier ou du moyen de se le procurer »45, tandis que celui de « fonds » désigne la « somme d’argent réservée ou rendue disponible pour une fin particulière »46.
70. Les auteurs de la convention semblent avoir retenu ces mêmes acceptions : selon les travaux préparatoires, le projet initial soumis par la France définissait expressément le terme « fonds » comme désignant « tout type de ressource financière »47, tandis que le Japon proposait de parler d’« avantage pécuniaire »48 (« pécuniaire » signifiant « en argent ou relatif à l’argent ; qui concerne les paiements en argent ou paiements monétaires effectués, reçus ou exigés »49).
71. Le terme « ressources financières » a ultérieurement été remplacé par la notion d’« actifs » ou de « biens » (assets ou property), et, en définitive, le terme « fonds » a été défini comme désignant des « biens de toute nature »50. Rien ne semble indiquer que ce remplacement ait eu pour but de modifier l’interprétation initiale du terme « fonds » comme étant limité aux ressources financières ; dans une proposition soumise par la France, par exemple, les « avoirs/biens de toute nature » (assets/property of every kind) étaient définis comme désignant « notamment mais non limitativement des espèces, crédits bancaires, chèques de voyage, chèques bancaires, mandats, actions, titres, obligations, traites, lettres de crédit, de tout autre instrument négociable sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique »51. Les armes n’ont visiblement pas été incluses dans cette énumération, qui a été reprise presque mot pour mot dans le texte définitif de la convention. Au contraire, les propositions visant à mentionner, outre les notions de « fonds »/« actifs » (funds/assets), les mots « d’autres biens » (other property) interprétés comme « recouvrant uniquement les armes, les explosifs et biens semblables »52 (arms, explosives and
44 Voir respectivement les paragraphes 1 et 4 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités.
45 Selon la définition anglaise extraite du Cambridge Dictionary, accessible à l’adresse suivante : https://dictionary. cambridge.org/dictionary/english/financing.
46 Selon la définition anglaise extraite de l’Oxford Dictionary, accessible à l’adresse suivante : https://www.oxford learnersdictionaries.com/definition/english/fund_1. Voir DFR, par. 186.
47 Rapport du Comité spécial créé par la résolution 52/210 de l’Assemblée générale, en date du 17 décembre 1996, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Supplément no 37 (A/54/37), p. 13.
48 Ibid., p. 31.
49 Voir, par exemple, https://www.dictionary.com/browse/pecuniary ; https://www.merriam-webster.com/ dictionary/pecuniary, etc.
50 Mesures visant à éliminer le terrorisme international : rapport du groupe de travail (Nations Unies, doc. A/C.6/54/L.2, 26 octobre 1999), par. 42-47.
51 Ibid., p. 22.
52 Rapport du Comité spécial créé par la résolution 52/210 de l’Assemblée générale, en date du 17 décembre 1996, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Supplément no 37 (A/54/37), p. 60.
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similar goods) ont été explicitement rejetées, et cette mention ne figure pas dans le texte final de la convention.
72. Ainsi, le sens ordinaire des termes et la genèse de la convention étayent la thèse selon laquelle les mots « fonds » et « biens » (assets) s’entendaient tous deux comme désignant des ressources financières, tandis que la fourniture d’armes était considérée comme un élément distinct, qui n’était pas destiné à entrer dans les prévisions de la convention.
73. La structure et le contenu de la CIRFT tendent également à indiquer que celle-ci n’avait pas vocation à devenir un traité général contre toutes les formes de soutien au terrorisme, mais visait spécifiquement à combattre les flux financiers à destination des terroristes.
74. Le préambule, où sont normalement énoncés l’objet et le but d’un traité, établit l’objectif de la convention, qui est de « prévenir et [d’]empêcher les mouvements de fonds soupçonnés d’être destinés à des fins terroristes, sans entraver en aucune manière la liberté de circulation des capitaux légitimes », mais il ne fait pas mention de la liberté du commerce de biens. En fait, le préambule mentionne directement le « trafic illicite d’armes » en tant qu’activité illicite distincte du financement du terrorisme, dans laquelle une organisation qui finance le terrorisme pourrait « également » être impliquée (mais que la convention n’a pas vocation à couvrir).
75. En outre, aux termes de l’article premier, les « documents ou instruments juridiques … qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur [l]es biens » mentionnés portent uniquement sur les ressources strictement financières (« les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit »).
76. Enfin, aucune des parties de la convention consacrées à la coopération internationale — dont les articles 8, 12, 13 et 18 — ne contient de mesure visant spécifiquement à combattre le trafic d’armes, alors qu’il existe pléthore de règles concernant les ressources financières (identification, détection et gel ou saisie ; secret bancaire ; infractions fiscales ; « organismes de transfert monétaire », etc.)53.
77. Compte tenu du rôle important joué par les armes dans les activités terroristes, il ne serait pas logique de présumer que les auteurs de la convention, tout en entendant viser celles-ci, aient laissé un vide aussi manifeste dans le préambule et le corps du texte.
78. Par ailleurs, si le GAFI, l’OCDE et d’autres organisations ont leur propre terminologie, celle-ci ne correspond pas forcément aux termes des traités internationaux. Le GAFI, en particulier, a fait savoir que ses recommandations visaient l’exécution des résolutions du Conseil de sécurité54, qui englobent un éventail d’obligations plus large que celui prévu dans des traités particuliers tels que la CIRFT. Quand bien même, dans ses recommandations, il fait la distinction entre les « fonds »
53 Voir DFR, par. 191.
54 Special Recommendation III: Freezing and Confiscating Terrorist Assets (Text of the Special Recommendation and Interpretative Note) (October 2001).
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(dont il donne une définition similaire à celle figurant dans la CIRFT) et les « autres biens »55, ces derniers englobant « par exemple, les armes ou les véhicules »56.
79. La CIRFT est bien entendu une convention des Nations Unies et devrait être interprétée comme telle. Dans les résolutions du Conseil de sécurité portant sur la lutte contre le terrorisme, une distinction est faite entre le financement du terrorisme et la fourniture d’armes à des terroristes. Lorsqu’elles font référence à la CIRFT, les résolutions du Conseil de sécurité n’y associent que le premier élément ainsi distingué, et non le second57. La même approche a été retenue par les organismes des Nations Unies chargés de la lutte antiterroriste, comme l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), qui fait ainsi très clairement cette distinction dans son Guide législatif sur les conventions et protocoles mondiaux contre le terrorisme :
« La Convention de 1999 pour la répression du financement du terrorisme n’est qu’un aspect d’un effort plus large de la communauté internationale tendant à prévenir, détecter et éliminer le financement et le soutien du terrorisme. Aux termes de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité, les États Membres sont tenus d’adopter des mesures pour combattre non seulement le financement du terrorisme, mais aussi les autres formes de soutien, comme le recrutement et l’approvisionnement en armes. La Convention n’interdit que la fourniture ou la collecte de “fonds”, c’est-à-dire des biens de toute nature ou des documents ou instruments qui a[ttest]ent un droit de propriété. Les lois promulguées pour appliquer la Convention devront toutefois tenir compte aussi des dispositions de la résolution du Conseil concernant la répression du recrutement et des livraisons d’armes. »58 (Le soulignement et les italiques sont de moi.)
80. Ainsi, l’ONUDC considère que l’approvisionnement en armes relève des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la lutte contre le terrorisme, mais qu’il n’entre pas dans les prévisions de la CIRFT.
81. De même, dans le droit interne, il est communément fait la distinction entre la fourniture d’armes à des terroristes et le financement du terrorisme. Ce sont des infractions pénales distinctes en Fédération de Russie et dans d’autres juridictions59.
82. Pour résumer, à mon sens, bien que l’expression « biens de toute nature » puisse laisser penser que le terme « fonds » englobe tout ce qui est susceptible d’avoir une valeur monétaire, les rédacteurs de la convention, qui entendaient couvrir le financement et non toute forme possible de soutien, ont attribué à ce terme un sens plus spécifique, en en limitant l’extension aux ressources pécuniaires (financières) « de toute nature ». Par contraste, la notion d’« autres » biens (other property), considérée comme une référence aux armes, n’a pas été incluse dans le texte final de la
55 Recommandations du GAFI, p. 137.
56 FATF Report: Terrorist Financing Risk Assessment Guidance (2019), accessible à l’adresse suivante : https://www.fatf-gafi.org/content/dam/fatf-gafi/guidance/Terrorist-Financing-Risk-Assessment-Guidance.pdf.
57 DFR, par. 205-2013. CMFR, vol 1, par. 93-100. Nations Unies, Conseil de sécurité, résolutions 1373 (2001), 2370 (2017) et 2462 (2019).
58 Nations Unies, ONUDC, Guide législatif sur les conventions et protocoles mondiaux contre le terrorisme (2003), p. 22, par. 49 (accessible à l’adresse suivante : https://www.unodc.org/pdf/terrorism/TATs/fr/1LGfr.pdf). Voir DFR, par. 199.
59 Voir DFR, par. 218-222 ; art. 205.1 du code pénal de la Fédération de Russie (mémoire, annexe 874) ; International Monetary Fund, Germany: Detailed assessment report on anti-money laundering and combating the financing of terrorism (March 2010), par. 207 ; H. Tofangsaz, “Criminalization of terrorist financing: from theory to practice”, in New Criminal Law Review, Vol. 21 (1), p. 92.
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convention. La justesse de cette approche est confirmée par la pratique des États, telle que reflétée dans les résolutions du Conseil de sécurité et dans les documents d’orientation d’organismes compétents des Nations Unies, tels que l’ONUDC.
83. Selon moi, ce point de vue n’est pas incompatible avec les impératifs de la lutte antiterroriste. Après tout, la CIRFT n’est pas le seul instrument international applicable dans ce domaine : par exemple, le traité sur le commerce des armes a été conclu en 2013, dans le but exprès « de prévenir et d’éliminer le commerce illicite d’armes classiques et d’empêcher leur détournement vers le commerce illicite ou pour un usage final non autorisé, ou encore à destination d’utilisateurs finaux non autorisés, notamment aux fins de la commission d’actes terroristes »60, et il va sans dire que tous les États restent tenus de mettre en oeuvre les résolutions du Conseil de sécurité portant sur la lutte contre le terrorisme.
7. La Cour a manqué une occasion d’appliquer la doctrine des « mains propres », faisant au contraire le choix de l’écarter définitivement
84. Autre aspect notable de l’affaire : le sort réservé par la majorité à la doctrine des mains propres. Nul besoin de rappeler que ce moyen de défense fait depuis longtemps figure de « mouton noir » dans la pratique de la Cour et qu’il est notoirement difficile d’obtenir qu’il soit appliqué ou admis (voir arrêt, par. 37). Toutefois, la Cour n’avait jamais écarté la possibilité de l’invoquer — du moins, jusqu’à présent. Ironiquement, en la présente affaire, toutes les conditions que la Cour avait timidement énoncées dans de précédentes procédures étaient enfin réunies, et l’on se trouvait en présence d’un cas d’école en la matière, le constat que la demanderesse avait les mains sales s’imposant irrémédiablement. Le fait que la majorité a choisi de mettre fin à des décennies d’incertitude et d’éliminer purement et simplement la doctrine des « mains propres » en tant que telle, pour ne pas prendre le risque de l’appliquer en l’espèce, en dit long. En effet, la Cour n’avait jamais auparavant été contrainte de se prononcer sur la validité de la doctrine des mains propres en tant que moyen de défense, puisqu’elle pouvait en tout état de cause invoquer le fait que certaines, sinon la totalité, desdites conditions n’étaient pas remplies. Manifestement, elle ne pouvait en l’espèce se prévaloir de cette circonstance et seuls deux choix s’offraient à elle : exonérer la Russie de sa responsabilité au motif que l’Ukraine s’était présentée devant la Cour avec les mains sales, ou rejeter en tant que telle la doctrine des mains propres. La majorité a opté pour cette seconde voie, négligeant de justifier d’une quelconque façon, concrètement, cette décision pour le moins abrupte.
85. En hommage à cette vénérable doctrine, dont il se trouve que la Cour a sonné le glas alors que j’étais désigné sur le siège, je me sens dans l’obligation d’exposer les raisons pour lesquelles elle aurait dû être appliquée dans les circonstances de l’espèce.
86. L’on pourrait arguer que la Russie n’a pas directement affirmé que l’Ukraine avait, par son comportement allégué, manqué aux obligations que lui imposait la CIRFT. Toutefois, la Russie a bien démontré que l’Ukraine s’était elle-même livrée au comportement qu’elle lui reprochait, comportement qu’elle considérait comme une violation de la CIRFT, voire avait fait pire. Elle a, par exemple, démontré que l’Ukraine avait fourni des fonds à la RPD et à la RPL, qu’elle qualifiait pourtant d’« organisations terroristes notoires » ; que les forces ukrainiennes avaient systématiquement pilonné et bombardé des zones résidentielles du Donbass (alors que le pilonnage de biens de caractère civil relève, selon l’Ukraine, d’un acte de « terrorisme ») ; et que l’Ukraine avait refusé de donner suite aux demandes d’entraide judiciaire de la Russie relatives à certaines
60 Traité sur le commerce des armes, préambule, accessible à l’adresse suivante : https://treaties.un.org/Pages/ ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XXVI-8&chapter=26&clang=_fr.
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personnes et organisations, invoquant sa souveraineté ou le fait qu’elle ne reconnaissait pas la nature terroriste de ces organisations.
87. Bien que la Russie elle-même n’ait pas considéré le financement de la RPD et de la RPL comme constitutif de financement du terrorisme ni les actes commis par des forces armées en temps de guerre comme constitutifs de terrorisme du seul fait qu’ils ont pu causer des dommages à des civils, elle n’aurait pas dû être empêchée d’avancer une argumentation quod non — c’est-à-dire de faire valoir que, dans l’hypothèse où les allégations de l’Ukraine seraient fondées, elles devraient être rejetées, puisque celle-ci s’était livrée à des agissements identiques, voire plus graves encore. Toute autre décision impliquerait que la demanderesse ne pourrait avoir les mains sales que si elle enfreignait certaines autres règles du traité pertinent qu’elle accuse la défenderesse d’avoir violé — ou que la défenderesse devrait avoir admis que les actes qui lui sont reprochés (et auxquels la demanderesse se livrait elle aussi) emportent bel et bien violation du traité avant de pouvoir invoquer comme moyen de défense la doctrine des mains propres. Or, on ne trouve aucune trace de telles conditions dans la pratique antérieure de la Cour concernant les mains propres.
88. Les fondements de la doctrine, que la Russie a invoqués, ont été posés dans l’arrêt rendu le 28 juin 1937 par la Cour permanente de Justice internationale (ci-après la « Cour permanente » ou la « CPJI ») en l’affaire relative aux Prises d’eau à la Meuse (Pays-Bas c. Belgique)61, et l’on trouve des traces de son application dans deux affaires soumises à la Cour, celle des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique)62 et celle relative à Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique)63.
89. Dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens, la Cour a indiqué à quelles conditions la doctrine des mains propres pouvait être invoquée comme moyen de défense au fond, excluant « [e]n tout état de cause » son application dès lors que ces conditions ne seraient pas réunies. Il est ainsi nécessaire :
1) qu’une faute ou un fait illicite ait été commis par le demandeur ou pour son compte ;
2) qu’il existe un lien entre la faute ou le comportement illicite et les demandes présentées par le demandeur ;
3) qu’il y ait un degré de connexité suffisant entre la faute ou le comportement illicite et la prétention du demandeur, selon les circonstances de l’espèce64.
90. Dans cette affaire, le demandeur, l’Iran, avait proposé une définition des conditions d’applicabilité de la doctrine des « mains propres », consistant à dire que « celle-ci ne s’applique que lorsque le demandeur accomplit un “acte qui est précisément semblable, en droit et en fait” à celui dont il se plaint »65.
61 DFR, par. 44 ; Prises d’eau à la Meuse, arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B no 70, p. 25.
62 DFR, par. 46 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 14, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 392, par. 268.
63 DFR, par. 47 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 44, par. 122.
64 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt du 30 mars 2023, par. 82-83.
65 Ibid., exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 40, par. 121.
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91. Dans l’affaire relative aux Prises d’eau à la Meuse, le juge Hudson a défini le principe (qu’il a qualifié de principe d’équité générale) comme s’appliquant « quand deux parties ont assumé une obligation identique ou réciproque » et « [qu’]une partie … de manière continue, n’exécute pas cette obligation », alors qu’est constatée dans le même temps « une non-observation analogue de cette obligation par l’autre partie »66.
92. À mon sens, ces conditions étaient toutes réunies en la présente espèce. Contrairement à l’affaire relative à Certains actifs iraniens, où il n’était nullement question de discordance entre les allégations de l’Iran et son propre comportement au titre du traité d’amitié, la présente instance semble offrir un cas d’école en matière d’application de la doctrine des « mains sales », puisque la demanderesse commet de fait, encore qu’à plus grande échelle, des actes qui sont exactement les mêmes que ceux qu’elle reproche à la défenderesse, mais sans y voir de manquement à la moindre de ses obligations internationales, et notamment aux obligations que lui impose la CIRFT.
a) Les conditions requises aux fins de l’application de la « doctrine relative à l’absence de mains sales » en l’espèce étaient réunies
1) L’Ukraine a commis des actes pouvant être qualifiés d’« actes de terrorisme » et de « financement du terrorisme » selon sa propre interprétation de ces termes dans la présente espèce
93. Selon le conseil de l’Ukraine, la Russie « défend[] l’indéfendable », et M. Thouvenin a énuméré ainsi ces faits « indéfendables » que la Russie se serait « effor[cée de] défendre : des meurtres, un avion de ligne abattu, des bombardements de civils, des attentats à la bombe, et sa passivité coupable face au financement de cette barbarie. »67
94. Or, tous ces actes (meurtres commis pour des motifs politiques, destruction d’un avion de ligne civil, pilonnage et bombardement de zones résidentielles, absence de poursuites pour des actes que l’Ukraine qualifie de « financement du terrorisme »), l’Ukraine s’en est elle-même rendue coupable. La Russie a fourni à la Cour des preuves factuelles des faits ci-après imputables au Gouvernement ukrainien :
 Pilonnages à répétition par les forces armées ukrainiennes de zones résidentielles de Donetsk, Louhansk et d’autres villes du Donbass, faisant plusieurs milliers de victimes civiles. Pour mener ces attaques, l’Ukraine a employé les mêmes systèmes d’armes (dont des lance-roquettes multiples Grad et Smerch) que ceux qu’elle accuse la RPD d’utiliser. La liste des pilonnages recensés par la Russie est bien plus étendue que la liste des supposés pilonnages que l’Ukraine attribue aux milices de la RPD68.
 Assassinat de figures d’opposition, dont le meurtre de journalistes et le bombardement de la maison des syndicats d’Odessa le 2 mai 2014, où plus de 50 militants anti-Maïdan ont été brûlés vifs69.
66 Prises d’eau à la Meuse, arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B no 70, opinion individuelle du juge Hudson, p. 77
67 CR 2023/9, p. 13 (Thouvenin).
68 DFR, par. 61 ; CR 2023/7, p. 17 (Kuzmin) ; diapositive 3 de l’exposé de Me Kuzmin ; CR 2023/7, p. 63 (Udovichenko) ; diapositive 40 de l’exposé de Me Udovichenko.
69 DFR, par. 455 ; The Guardian, “Ukraine Clashes: Dozens Dead after Odessa Building Fire” (2 May 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2014/may/02/ukraine-dead-odessa-building-fire (DFR, annexe 94).
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 Destruction d’un avion de ligne civil russe par les forces armées ukrainiennes, causant la mort de 78 passagers et membres d’équipage70.
 Commerce de charbon et d’autres biens avec la RPD et la RPL, impliquant l’apport d’un financement direct à ces prétendues « organisations terroristes notoires »71.
 Création d’un « climat de peur » nourri par des violations répétées des droits de l’homme, dont des disparitions forcées et de fausses allégations de « financement du terrorisme », commises par les services de sécurité ukrainiens72, les prétendus « bataillons de volontaires » (d’inspiration néonazie) et d’autres entités sous le contrôle du Gouvernement de Kiev73.
 Utilisation de civils comme « boucliers humains », par le positionnement de personnel militaire et de véhicules de combat au voisinage immédiat de biens de caractère civil74.
70 DFR, par. 455 ; Gazeta.ru, Do Not Make Tragedy of This”. How Ukraine Shot Down Russian Aircraft (4 October 2021), accessible à l’adresse suivante : https://www.gazeta.ru/science/2021/10/03_a_14047363.shtml (DFR, annexe 343). Expert Report of Yuri Vladimirovich Bezborodko, 10 March 2023, par. 60-63 (DFR, annexe 6).
71 Commerce du charbon entre l’Ukraine et les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk (DFR, appendice 2)
72 CMFR, vol. 1, par. 508. DFR, par. 23-24, 454 et 456 ; Sputnik International, “Incidents With Russian Reporters in Ukraine in 2014-2017” (31 August 2017), accessible à l’adresse suivante : https://sputniknews.com/europe/ 201708311056947334-russian-reporters-ukraine/ (DFR, annexe 187). KHPG, “Ukraine follows Russia in dubious ‘State treason’ arrests” (16 February 2015), accessible à l’adresse suivante : http://khpg.org/en/index.php?id=1423918032 (DFR, annexe 189). TASS, “How Ukraine imposed sanctions on Russian individuals and entities” (20 March 2019), accessible à l’adresse suivante : https://tass.ru/info/6240919 (DFR, annexe 306). Human Rights Watch, “Ukraine Foreign Journalists Barred or Expelled” (1 September 2017), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/news/2017/09/01/ukraine-foreign-journalists-barred-or-expelled (DFR, annexe 190). RIA Novosti, “Cases of harassment of journalists in Ukraine in 2014-2017” (19 June 2017), accessible à l’adresse suivante : https://ria.ru/20170619/1496819255.html (DFR, annexe 307). Ukrainska Pravda, “Journalist Babchenko is alive, the murder is staged” (30 May 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.pravda.com.ua/rus/news/2018/05/30/7181836/ (DFR, annexe 78). The Guardian, “Arkady Babchenko Reveals He Faked His Death to Thwart Moscow Plot” (30 May 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2018/may/30/arkady-babchenko-reveals-he-faked-his-death-to-thwart-moscow-plot (DFR, annexe 93).
73 DFR, par. 11-16 et 27-28. Pictures.reuters.com, “Members of a ‘Maidan’ self-defence battalion take part in a training at a base of Ukraine’s National Guard near Kiev” (31 March 2014), accessible à l’adresse suivante : https://pictures. reuters.com/archive/UKRAINE-CRISIS-GM1EA3V1ME601.html (DFR, annexe 473). HCDH “Report on the human rights situation in Ukraine” (16 May to 15 August 2015), 8 September 2015, par. 123, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/11thOHCHRreportUkraine.pdf. TSN, “In Lvov protesters seize main law enforcement buildings and weapons arsenal” (19 February 2014), accessible à l’adresse suivante : https://tsn.ua/ukrayina/u-lvovi-protestuvalniki-zahopili-golovni-budivli-silovikiv-ta-arsenal-zbroyi-335205.html (DFR, annexe 398). Unian.ua, “Military warehouses with weapons burn in Lvov” (19 February 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.unian.ua/politics/886677-u-lvovi-goryat-viyskovi-skladi-zi-zbroeyu.html (DFR, annexe 188). I. Lopatonok, O. Stone, “Ukraine on Fire”, Documentary (2016), accessible à l’adresse suivante : https://watchdocumentaries.com/ukraine-on-fire/ ; voir aussi The World, “Who Were the Maidan Snipers?” (14 March 2014), accessible à l’adresse suivante : https://theworld.org/stories/2014-03-14/who-were-maidan-snipers (DFR, annexe 180) ; BBC News Ukraine, “The Maidan Shooting: a Participant’s Account” (13 February 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/ukrainian/ukraine_in_russian/2015/02/150213_ru_s_maidan_shooting (DFR, annexe 181).
74 DFR, par. 63-77, 315 et 439 ; Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, 1er octobre 2022, p. 32, note 102 (Statement by the Russian Federation on the false allegations against the Russian Federation made by Ukraine to cover-up its own violations of international law and military crimes against civilian population of Donbass as well as Kharkov, Kherson and Zaporozhye regions, 27 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://mid.ru/ en/foreign_policy/news/themes/id/1831500/) ; deuxième rapport Samolenkov, par. 373-374 (DFR, annexe 8). Expert report of Yuri Vladimirovich Bezborodko, 10 March 2023, par. 51 c) (DFR, annexe 6).
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 Absence d’enquête efficace sur les faits susmentionnés75.
95. Si l’on devait admettre l’interprétation que l’Ukraine donne de la CIRFT, il faudrait considérer que l’Ukraine elle-même a agi en violation de celle-ci, ainsi que d’autres normes de droit international juridiquement contraignantes, dont celles relevant du droit international humanitaire.
2) Il existe un lien entre les actes de l’Ukraine et ses demandes
96. En l’espèce, l’Ukraine considère que :
 causer accidentellement la mort de civils dans le contexte d’un conflit armé est constitutif de « terrorisme » et relève des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT ;
 les décès survenus en raison des troubles civils entre factions causés par le coup d’État illicite mené à Kiev sont le fait d’« actes de terreur » ;
 la fourniture de « fonds » (qui, selon l’Ukraine, englobent les biens de tous types) à la RPD et à la RPL est constitutive de « financement d’organisations terroristes notoires » ;
 la « terreur » subie par la population civile en raison de la guerre civile indiquait l’existence de faits de terrorisme relevant de la CIRFT.
97. Ces considérations s’appliquent tout autant aux faits de l’Ukraine énumérés plus haut, qui sont de même nature (voire plus graves encore).
3) Il existe un degré de connexité suffisant entre les actes de l’Ukraine et ses prétentions
98. Les actes de l’Ukraine et les griefs que celle-ci oppose à la Russie concernent la même situation et les mêmes circonstances, ou des circonstances très similaires. Les forces armées ukrainiennes ont à maintes reprises attaqué des zones résidentielles, faisant d’innombrables victimes civiles, dans le même conflit armé et dans la même région géographique (Donbass). Les meurtres, les disparitions forcées et les autres actes commis par des agents officiels ukrainiens ou par des acteurs privés affiliés au Gouvernement ukrainien, qui ont contribué au « climat de peur » dans le Donbass, ont eu lieu dans le contexte de la même guerre civile et des mêmes troubles civils provoqués par le coup du Maïdan de 2014. L’Ukraine a entretenu d’intenses échanges commerciaux avec les entités mêmes  la RPD et la RPL — qu’elle accuse la Russie de financer en tant qu’« organisations terroristes notoires ». La chronologie des événements est elle aussi identique  s’étendant du printemps 2014 au début de l’année 2017. La connexité est donc généralisée, puisqu’elle existe ratione loci, ratione temporis et ratione personae.
99. Bien que la destruction de l’avion de ligne civil russe par les forces armées ukrainiennes soit intervenue dans des circonstances historiques différentes, la connexité avec cet incident reste forte : il était la conséquence d’activités militaires dangereuses menées par des forces armées dans un espace aérien où le trafic aérien civil n’avait pas été dûment interdit, ce qui a provoqué la
75 DFR, par. 14-15 ; I. Lopatonok, O. Stone, “Ukraine on Fire”, Documentary (2016), accessible à l’adresse suivante : https://watchdocumentaries.com/ukraine-on-fire/ ; voir aussi The World, “Who Were the Maidan Snipers?” (14 March 2014), accessible à l’adresse suivante : https://theworld.org/stories/2014-03-14/who-were-maidan-snipers (DFR, annexe 180) ; BBC News Ukraine, “The Maidan Shooting: a Participant’s Account” (13 February 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/ukrainian/ukraine_in_russian/2015 2015/02/150213_ru_s_maidan_shooting (DFR, annexe 181).
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destruction par erreur d’un aéronef civil en lieu et place de l’objectif militaire anticipé. L’État auteur (l’Ukraine) comme l’État victime (la Russie) de l’incident sont Parties à la présente procédure, ce qui crée un lien de connexité supplémentaire.
b) Les affirmations de l’Ukraine selon lesquelles les données fournies par la Russie relevaient de la « propagande » sont infondées
100. La Russie a cité de nombreuses sources, dont des sources ukrainiennes et internationales. La liste des pilonnages recensés dans la duplique de la Russie est bien plus étendue que la liste des supposés pilonnages dont l’Ukraine attribue la responsabilité aux milices de la RPD76.
101. Les forces armées ukrainiennes n’ont en outre jamais hésité à utiliser des civils comme boucliers humains. Elles ont déployé des soldats et des armes lourdes dans des zones résidentielles ainsi qu’au voisinage immédiat de biens d’importance sociale (établissements scolaires, jardins d’enfants, hôpitaux, etc.). Elles l’ont fait à dessein, notamment pour provoquer une riposte et ensuite accuser sans fondement les milices du Donbass de « terrorisme »77. La Russie a amplement établi le comportement de l’Ukraine, en incluant notamment des données de la mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine78. En particulier, il a été relevé ce qui suit :
« Des images prises par un mini-drone de la mission spéciale d’observation le 29 mars montrent que des tranchées ont récemment été creusées à une quarantaine de mètres de la résidence de particuliers aux confins sud-est de Travneve (territoire sous contrôle du gouvernement, à 51 km au nord-est de Donetsk) »79.
« Au-delà des lignes de retrait, mais en dehors des sites de stockage désignés, dans les zones contrôlées par le gouvernement, un mini-drone de la mission spéciale d’observation a, le 22 mai, repéré trois batteries de missiles sol-air (9K35) à une cinquantaine de mètres au sud-est d’un bâtiment scolaire de Tarasivka (à 43 km au nord-ouest de Donetsk). … Le 21 mai, un mini-drone de la mission spéciale d’observation a repéré la présence, en violation des lignes de retrait, dans les zones contrôlées par le gouvernement, de deux batteries de missiles sol-air (9K35 Strela-10) dans un quartier résidentiel de Teple (à 31 km au nord de Louhansk) à moins de 200 mètres d’une résidence civile. Le 22 mai, un mini-drone de la mission spéciale d’observation a repéré la présence d’une batterie de missiles sol-air (9K35) à quelque deux kilomètres au nord-est de Teple, et un drone longue portée de la mission spéciale d’observation, celle de deux batteries de missiles sol-air (9K33 Osa) »80.
« La mission spéciale d’observation a constaté la présence de véhicules blindés de combat et d’un canon antiaérien dans la zone de sécurité. Dans les zones contrôlées par le gouvernement, elle a observé, le 20 avril, quatre véhicules de combat d’infanterie (BMP-2) et un véhicule blindé de reconnaissance (BRDM-2) non loin de Zolote-1/Soniachnyi, deux véhicules de combat d’infanterie (BMP-2) près de Zolote, cinq véhicules de combat d’infanterie (BMP-2) près de Zolote-3/Stahanovets, un
76 DFR, par. 61.
77 Ibid., par. 63.
78 Ibid., par. 61-70.
79 Latest from the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM), based on information received as of 19:30, 30 March 2018, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/ 376672.
80 Latest from the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM), based on information received as of 19:30, 23 May 2018, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/ 382423/.
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véhicule blindé de reconnaissance (BRM-1K) près de Zolote-2 (à 60 km à l’ouest de Louhansk). … Le 21 avril, la mission spéciale d’observation a vu … trois véhicules blindés de reconnaissance (BRDM-2) et deux véhicules de combat d’infanterie (BMP-1) montés sur des camions à plateau près de Zolote. … Le 22 avril, la mission spéciale d’observation a vu deux véhicules de combat d’infanterie (BMP-2) près de Zolote »81.
102. En outre, l’Ukraine a elle-même ouvertement reconnu la véracité de tels faits devant la Cour, notamment pour ce qui concerne la ville d’Avdeyevka (Avdiivka), dont elle prétendait que la RPD l’avait pilonnée en visant la population civile : « [E]n ce qui concerne Avdiivka », a-t-elle affirmé, « la Russie continue d’insister sur les positions militaires, qui ne sont pas contestées ; contrairement aux autres cas, Avdiivka était une ville située sur la ligne de front »82.
103. Ces faits, par conséquent, ne pouvaient être balayés d’un revers de main comme relevant de la pure « propagande » et devaient être pris en compte.
c) L’Ukraine n’a pas démenti les données fournies par la Russie
104. L’Ukraine n’a jamais même tenté de démentir en substance la Russie lorsque celle-ci l’a accusée de s’être présentée devant la Cour avec les « mains sales ». Une fois en possession des écritures de la Russie, l’Ukraine aurait parfaitement pu entreprendre de réfuter, concrètement, la prétendue « propagande » de la Russie. Or, elle n’en a rien fait83, ce qui tend à confirmer la véracité des faits avancés.
d) Conclusion — la doctrine des « mains propres » aurait dû être appliquée en l’espèce
105. À la lumière de ce qui précède, les conditions auxquelles est subordonnée l’application de la doctrine des mains propres en tant que moyen de défense paraissaient réunies : entre autres, la condition de « connexité » ou de « lien » semblait être remplie : au cours de la même période, dans la même région et à l’égard des mêmes entités, l’Ukraine a commis « [des] acte[s] qui [étaien]t précisément semblable[s], en droit et en fait »84 à ceux qu’elle accusait la Russie d’avoir perpétrés en violation de la CIRFT, ou aux « infractions principales » qu’elle a attribuées à la RPD et à la RPL, voire plus funestes encore pour la population civile.
106. Bien que la doctrine ne puisse apparemment plus, désormais, être invoquée en tant que moyen de défense (à moins que la Cour ne revienne sur cette décision dans un arrêt ultérieur), elle n’en reste pas moins, est-on en droit d’arguer, viable et utile. En effet, le droit international dépend dans une grande mesure de la pratique des États et de l’interprétation que ceux-ci font des normes du droit. Or, selon moi, dans une situation d’incertitude juridique, il peut être utile d’appliquer les critères des mains propres pour rechercher si le demandeur interprète et applique de fait ces normes de la même manière que le défendeur et déterminer, à cette aune, s’il soutient sa position de mauvaise
81 Latest from the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM), based on information received as of 19:30, 24 April 2018, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/ 378643.
82 CR 2023/9, p. 39, par. 61 (Cheek).
83 Voir arrêt, par. 35.
84 Prises d’eau à la Meuse, arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B no 70, opinion individuelle du juge Hudson, p. 78
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foi. La conclusion qui en ressortira pourra éclairer ensuite la Cour dans sa propre interprétation du droit.
8. Remèdes
107. On notera que la Cour n’a adjugé aucun des remèdes sollicités par l’Ukraine (« la cessation des violations persistantes … , des garanties et des assurances de non-répétition, ainsi qu’une indemnisation et des dommages-intérêts à raison du préjudice matériel et moral subi »85), au-delà du constat formel d’une violation du paragraphe 1 de l’article 9. N’est-ce pas simplement le reflet du terrain glissant sur lequel s’est aventurée la majorité à l’égard de l’article 9 et de sa réticence à s’y risquer plus loin encore en adjugeant des remèdes tangibles ? Le passage de l’arrêt précisant que la Russie « continue d’être tenue, en vertu de cette disposition [l’article 9 de la convention], d’enquêter sur les allégations d’actes de financement du terrorisme dans l’est de l’Ukraine dès lors que ces allégations sont suffisamment étayées » (les italiques sont de moi) devrait être interprété sous cet éclairage. À l’évidence, les allégations présentées par l’Ukraine n’étaient pas suffisamment étayées. Elles ne renfermaient rien d’autre que des affirmations douteuses quant aux prétendues activités terroristes de la RPD et de la RPL, affirmations dont l’Ukraine n’est pas parvenue à démontrer le bien-fondé au cours de la procédure. Ces affirmations n’étaient du reste nullement crédibles, compte tenu de la propension de l’Ukraine à recourir à des allégations de financement du terrorisme en tant qu’outil de persécution politique, telle que reconnue par divers organismes internationaux, dont le HCDH.
108. Par conséquent, bien que j’estime infondé son constat de violation, même au regard des critères que la Cour elle-même a retenus dans son arrêt, il était approprié que celle-ci n’adjuge aucun autre remède à l’Ukraine.
DEUXIÈME PARTIE — CIEDR
1. La Cour a eu raison de considérer qu’il n’existait aucune preuve de discrimination raciale s’agissant de la grande majorité des allégations de l’Ukraine
109. Durant la procédure, l’Ukraine a porté au moins 17 allégations distinctes contre la Russie concernant la CIEDR, invoquant (quelque) 47 cas de « discrimination raciale » visant des Ukrainiens et des Tatars de Crimée dans la péninsule. Je pense, comme la Cour, que l’Ukraine n’a pas apporté la preuve d’une quelconque discrimination raciale pour ce qui concerne les « disparitions » et « meurtres » allégués, les mesures de répression, la citoyenneté, le patrimoine culturel, les institutions culturelles, les rassemblements revêtant une importance culturelle et les médias, non plus que dans le cas des « épisodes » individuels qu’elle a mis en avant.
110. Dans l’ensemble, la Cour n’a mis au jour aucune forme de discrimination raciale à l’égard des Tatars de Crimée. Pour ce qui est des Ukrainiens résidant en Crimée, elle n’a pas davantage constaté de discrimination, si ce n’est en ce qui concerne l’enseignement scolaire en langue ukrainienne. Ce constat m’a laissé quelque peu perplexe, car l’enseignement scolaire en langue ukrainienne était et reste disponible en Crimée, l’ukrainien étant l’une des langues (officielles) de l’État criméen protégées par la Constitution de la République de Crimée et la législation pertinente de la Fédération de Russie86, ce que la Cour elle-même a du reste confirmé dans son arrêt87. Pourtant,
85 Arrêt, par. 148.
86 Constitution de la République de Crimée, art. 10, par. 1, accessible sur le site web officiel du gouvernement de la Crimée à l’adresse suivante : https://rk.gov.ru/structure/acf7b684-df3d-4dbb-9662-454a9868eb72.
87 Arrêt, par. 394.
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la majorité a jugé suspecte la décision qu’ont prise, de leur plein gré, de très nombreux Criméens de faire suivre à leurs enfants un enseignement non plus en ukrainien, mais en russe, après la réunification de la Crimée avec la Russie — choix qui n’aurait dû surprendre personne, étant donné que le russe a toujours été la langue de prédilection de la vaste majorité de la population de la Crimée et que, même lorsque la péninsule était sous contrôle ukrainien, la plupart des Criméens — en ce compris la plupart des personnes d’origine ethnique ukrainienne — optaient pour un enseignement dispensé en russe (comme l’attestent les statistiques officielles de l’Ukraine)88.
111. Je tâcherai d’apporter un éclairage sur cette question, après avoir exposé quelques autres remarques.
2. La Cour a eu raison de ne pas retenir la thèse de l’Ukraine selon laquelle les convictions politiques seraient un élément constitutif de l’« origine ethnique »
112. L’un des points de dissension les plus surprenants dans l’affaire de la CIEDR a porté sur les notions d’« origine ethnique » et de « groupe ethnique ». S’ingéniant à élargir le champ de la convention, l’Ukraine a avancé que les opinions politiques, sur le statut de la Crimée par exemple, figuraient parmi les facteurs entrant en ligne de compte aux fins de la détermination de l’appartenance ethnique ukrainienne et tatare de Crimée89. En d’autres termes, selon la demanderesse, les Ukrainiens de la péninsule et les Tatars de Crimée qui ont soutenu le droit à l’autodétermination de la Crimée et son rattachement à la Fédération de Russie n’étaient pas de « véritables » Ukrainiens et Tatars de Crimée, puisque les « vrais » Ukrainiens et Tatars de Crimée étaient tous favorables au maintien de la Crimée au sein de l’Ukraine.
113. J’ai trouvé la totalité de cette argumentation extrêmement douteuse, non seulement en raison du sens ordinaire du terme « origine ethnique » et du fait que la Cour a déjà clairement indiqué que l’origine ethnique était une « caractéristique[] inhérente[] à la personne à la naissance »90 et ne procédait pas de l’acquis  à la différence des convictions politiques , mais encore au regard et de la logique élémentaire — la Crimée n’ayant été intégrée à l’Ukraine indépendante qu’en 1991, parler de « lien ethnique » rattachant les Tatars de Crimée à l’Ukraine ou les Ukrainiens à la Crimée n’aurait guère de sens — et de l’objet et du but de la convention. Ériger les convictions politiques de certains membres d’un groupe ethnique en une « qualité inhérente » du groupe tout entier tient à l’évidence, me semble-t-il, d’une démarche malveillante de propagation de stéréotypes qui laisse présager le pire. Les Tatars de Crimée avaient déjà fait l’objet de stéréotypes similaires sous le régime stalinien ; et c’est, ensuite, le Gouvernement ukrainien qui a pris position officiellement à l’égard de ce même groupe ethnique, taxant certains de ses membres de « traîtrise ethnique » sur le seul fondement de leurs préférences politiques. De même, la thèse de l’Ukraine selon laquelle « les groupes ethniques se caractérisent souvent par le désir de vivre ensemble dans un État politique
88 Statistical Yearbook of Ukraine for 2013 (commission statistique nationale de l’Ukraine, 2014), p. 415 ; voir DFR, annexe 490.
89 Voir, par exemple, mémoire de l’Ukraine (ci-après, le « MU »), par. 585.
90 Ainsi qu’elle l’a indiqué dans son arrêt en l’affaire Qatar c. Émirats arabes unis, la Cour
« observe que la définition de la discrimination raciale figurant dans la convention inclut l’“origine nationale ou ethnique”. Ces références à l’“origine” désignent, respectivement, le rattachement de la personne à un groupe national ou ethnique à sa naissance, alors que la nationalité est un attribut juridique qui relève du pouvoir discrétionnaire de l’État et qui peut changer au cours de l’existence de la personne (Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1955, p. 20 et 23). La Cour relève que les autres éléments de la définition de la discrimination raciale, telle qu’énoncée au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, à savoir la race, la couleur et l’ascendance, sont également des caractéristiques inhérentes à la personne à la naissance. » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 98, par. 81.)
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commun »91 a soulevé des questions à propos non seulement de l’incapacité de l’Ukraine elle-même à reconnaître le désir des Russes de Crimée et du Donbass, pour la plupart d’origine ethnique russe, d’être rattachés à la Russie, mais aussi du sort de ces personnes dans un « État ethnique ukrainien ».
114. De manière prudente, la Cour a conclu, en des termes on ne peut plus clairs, que « l’identité ou les positions politiques d’une personne ou d’un groupe n[’étaie]nt pas des facteurs pertinents [aux fins de] la détermination de son “origine ethnique” au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR »92, mettant ainsi fin aux spéculations malsaines à ce sujet.
3. La Cour a eu raison de considérer que l’interdiction du « Majlis » n’était pas constitutive de discrimination raciale
115. Depuis le tout début de la procédure, la question de l’interdiction du « Majlis » s’est trouvée au coeur du débat sur la CIEDR : c’était le seul aspect concret de toute l’affaire à propos duquel la Cour avait jugé approprié d’indiquer une mesure conservatoire spécifique en 2017.
116. Selon moi, la Fédération de Russie a fait valoir de manière convaincante les arguments suivants dans ses écritures93 :
 ni la CIEDR ni les autres traités relatifs aux droits de l’homme ne reconnaissaient aux groupes ethniques minoritaires le droit d’établir et de conserver leurs propres instances représentatives94 ;
 le Majlis n’a, tout le temps qu’il a existé, représenté tout au plus qu’une infime minorité de Tatars de Crimée, et il en va de même en ce qui concerne ses anciens dirigeants95 ;
 le Majlis n’était pas une instance représentative, mais un organe exécutif subordonné au Qurultay96 ;
 en tout état de cause, la communauté tatare de Crimée est représentée par d’autres instances, telles que le Qurultay97 et le conseil des Tatars de Crimée98 ;
 l’interdiction du Majlis était nécessaire pour protéger la sécurité nationale et l’ordre public contre un péril grave et imminent (activité extrémiste)99.
117. La Cour a retenu un grand nombre de ces arguments et rendu une décision justifiée qui mérite d’être citée dans son intégralité :
« La Cour estime cependant que le Majlis n’est ni la seule ni la principale institution représentant la communauté tatare de Crimée. … La Cour se bornera à faire
91 Réplique de l’Ukraine (ci-après, la « REU »), par. 410.
92 Arrêt, par. 200.
93 CMFR, vol. 2, par. 131-250 ; DFR, par. 886-894 et 927-985.
94 Ibid., par. 138 ; DFR, par. 944.
95 DFR, par. 937.
96 Ibid., par. 931.
97 Ibid.
98 CMFR, vol. 2, par. 232-233 ; DFR, par. 942.
99 DFR, par. 972-984.
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observer que le Majlis est l’organe exécutif du Qurultay et que ses membres sont élus par ce dernier et responsables devant lui … Le Qurultay, quant à lui, est élu directement par le peuple tatar de Crimée et est, comme le reconnaît l’Ukraine, “considéré par la plupart des Tatars de Crimée comme leur organe représentatif”. Le Qurultay n’a pas été interdit et la Cour ne dispose pas de preuves suffisantes démontrant que les autorités de la Fédération de Russie l’ont empêché concrètement de jouer son rôle dans la représentation de la communauté tatare de Crimée. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’Ukraine ait établi que, comme elle l’affirme, l’interdiction visant le Majlis privait l’ensemble de la population tatare de Crimée de sa représentation. »100
« [L]a Cour ne considère pas que l’Ukraine ait établi de manière convaincante que, en adoptant l’interdiction visant le Majlis, les autorités ou les institutions de la Fédération de Russie ont incité à la discrimination raciale ou l’ont encouragée »101.
« [L]a Cour fait observer que l’Ukraine n’a pas établi que la Fédération de Russie s’était abstenue d’offrir de tels recours. » (Arrêt, par. 274.)
« Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en interdisant le Majlis. »102
118. Bien que tous ces motifs soient parfaitement fondés, le principal facteur justifiant de conclure à la licéité de l’interdiction du « Majlis » est le rôle que celui-ci a joué dans le blocus de la Crimée. Malheureusement, la Cour, qui accorde généralement une certaine importance aux avis des organes internationaux, a choisi de ne pas tenir compte des rapports du HCDH sur la situation des droits de l’homme en Crimée qui mettaient en lumière les actes des dirigeants du « Majlis » (dont Mustafa Dzhemiliev et Refat Chubarov), ainsi que ceux de groupes armés néonazis ukrainiens (« Secteur droit »), dans l’organisation du blocage des routes commerciales, des communications et de l’approvisionnement en eau et en électricité en Crimée103, avec pour point d’orgue le bombardement et la destruction des tours de centrale électrique et des pylônes de lignes à haute tension assurant le transport de l’électricité d’Ukraine en Crimée104. En raison de ce blocus total, toute la population criméenne, dont les Tatars de Crimée, a grandement souffert de pénuries d’eau, d’électricité, de médicaments, de biens essentiels et d’autres produits de première nécessité. Rien que par cet acte, le « Majlis » avait renoncé à toute prétention à représenter les intérêts des Tatars de Crimée.
119. Je souscris donc à la décision de la Cour de ne pas considérer que l’interdiction visant le « Majlis » emportait discrimination raciale. Si la Cour avait statué en sens inverse, il en aurait résulté une situation très problématique, où un organe affirmant représenter un certain groupe ethnique aurait carte blanche pour recourir à la violence, même à des actes d’extrémisme et de terrorisme, tandis que toute action visant à contrer cette activité risquerait d’être considérée comme une violation de la convention. Assurément, un tel résultat eût été contraire aux intérêts de la société dans son ensemble et à ceux des groupes ethniques que ces organes affirment justement représenter.
100 Arrêt, par. 269.
101 Ibid., par. 273.
102 Ibid., par. 275.
103 Voir HCDH, “Report on the human rights situation in Ukraine” (16 August to 15 November 2015), par. 16 et 143-146.
104 Witness Statement of Ibraim Rishatovich Shirin (DFR, annexe 11).
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4. La Cour a eu raison de rejeter le concept de « discrimination indirecte » défendu par l’Ukraine
120. Entre autres éléments fondamentaux de la convention débattus durant la procédure figure la définition même de la discrimination raciale. Aux termes de l’article premier de la CIEDR :
« l’expression “discrimination raciale” vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique » (les italiques sont de moi).
121. Le premier volet de la définition concerne la « différenciation » (distinction, exclusion, restriction ou préférence) fondée sur une qualité protégée par la convention. Le but ou l’effet de cette différenciation (détruire ou compromettre l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme) en constitue le second volet. Ces deux éléments doivent nécessairement être réunis pour qu’il y ait discrimination raciale. Cette interprétation somme toute évidente est bien établie dans la doctrine juridique105. La Russie a maintenu cette position, soulignant la nécessité d’établir l’existence d’un « traitement différencié » ainsi que d’une « conséquence distincte abusive » pour conclure à l’existence d’une discrimination raciale106. Dans une certaine mesure, l’Ukraine semblait partager cette interprétation : la Cour elle-même dans son arrêt de 2019 sur la compétence a ainsi affirmé que la demanderesse « estim[ait] que [l]es mesures [en cause] étaient principalement dirigées contre deux groupes ethniques, à savoir les communautés ukrainienne et tatare de Crimée »107.
122. Néanmoins, s’employant manifestement à étendre le plus possible, de manière artificielle, la portée de la convention, l’Ukraine a mis en avant une notion particulièrement large, celle de « discrimination indirecte », laquelle avait notamment ceci de particulier qu’elle éliminait la nécessité de prouver l’existence d’un « traitement différencié » s’agissant des prétendues « allégations de discrimination fondées sur des effets discriminatoires »108 (occultant ainsi le premier volet de la définition de la CIEDR) et lui permettait de faire valoir que « le traitement égal [ayant] un effet disproportionné sur un groupe se définissant en fonction des motifs énumérés [étai]t en soi discriminatoire »109. L’Ukraine a prétendu en outre qu’il n’était pas nécessaire de prouver l’existence de tels « effets discriminatoires » au moyen de statistiques spécifiques110.
105 Pour consulter les citations, voir CMFR, vol. 2, par. 97, incluant des références à L. Hennebel, H. Tigroudja, Traité de droit international des droits de l’homme, Pedone (Paris), 2016, p. 757 et suiv. ; L.-A. Sicilianos, « L’actualité et les potentialités de la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale », Revue trimestrielle des droits de l’homme, vol. 2005 (61), 2005, p. 873 ; I. Diaconu, Racial Discrimination, Eleven International Publishing, 2011, p. 33 ; DFR, par. 826, faisant référence à N. Lerner, The UN Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Brill, 2015), p. 33.
106 Voir, entre autres, CMFR, vol. 2, par. 97-98 ; DFR, par. 822-823.
107 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 593, par. 88.
108 Second rapport Fredman (REU, annexe 5), par. 18-19.
109 MU, annexe 22, p. 22, par. 53 ; REU, par. 401-403, 421 et 619.
110 REU, par. 420-424.
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123. Or, cette notion, clairement, n’est pas ancrée dans la convention111. Le texte de la CIEDR et tout l’historique de son élaboration112 montrent que c’est précisément l’objectif de garantir un traitement égal aux personnes appartenant à divers groupes protégés qui est au coeur du régime de la convention.
124. Les experts mandatés par l’Ukraine ont appelé à l’inverse à l’application d’un « traitement inégal » « pour réaliser une égalité véritable »113. Bien que la convention, au paragraphe 4 de l’article premier, reconnaisse la possibilité d’appliquer certaines mesures dites de « discrimination positive », qu’elle exclut de la notion de « discrimination raciale », elle n’établit pas pour autant que ces mesures revêtent un caractère obligatoire  et l’Ukraine n’a du reste pas accusé la Russie d’avoir violé cette disposition de la CIEDR. De plus, selon la CIEDR, ces mesures ne doivent pas « a[voir] … pour effet le maintien de droits distincts pour des groupes raciaux différents » et « ne [doive]nt pas [être] maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient ».
125. La pratique judiciaire ne tend pas davantage à accréditer la thèse de l’Ukraine. Dans l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), la Cour avait déjà rejeté la notion de « discrimination indirecte » quoique présentée sous une forme moins radicale que celle avancée par l’Ukraine114. En l’affaire des Écoles minoritaires en Albanie et dans d’autres affaires similaires, la Cour permanente avait clairement indiqué que l’égalité de traitement (ou l’« égalité en droit ») « exclu[ai]t toute discrimination », interprétant les dispositions de l’article 4 de la déclaration albanaise (qui est très similaire au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR) comme prévoyant l’« égalité devant la loi », l’« égalité de régime juridique » et l’« égalité de traitement »115. De même, l’invocation par l’Ukraine de la recommandation générale no XIV du Comité de la CIEDR ne lui aura été d’aucune utilité : ce document n’a fait que confirmer que la différence de traitement (ou la « distinction ») était un élément nécessaire de la définition de la discrimination raciale116.
126. Par conséquent, pour ne fût-ce que commencer à établir l’existence d’une discrimination, l’Ukraine aurait dû d’abord démontrer l’existence d’une distinction ou d’une autre forme de différenciation fondée sur une qualité protégée par la convention. Ainsi que la Cour l’a affirmé dans l’affaire Qatar c. Émirats arabes unis, la CIEDR « n’était manifestement pas destinée à régir tous les cas de différenciation entre les personnes »117. Dans cette affaire, la demande avait été rejetée principalement parce que le Qatar tirait grief d’une différenciation fondée sur la nationalité, motif
111 DFR, par. 842-844.
112 Ibid., par. 856-859, faisant référence à Commission des droits de l’homme, rapport adressé à la Commission des droits de l’homme, 6 décembre 1947, E/CN.4/52, sect. V ; Nations Unies, formes et causes principales de la discrimination, mémorandum préparé par le Secrétaire général, 22 août 1949, doc. E/CN.4/SUB.2/40/REV.1.
113 DFR, par. 843.
114 DFR, par. 828 et 872-874, faisant référence à l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-110, par. 112.
115 DFR, par. 45-855, faisant référence à l’affaire des Écoles minoritaires en Albanie, avis consultatif, 1935, C.P.J.I. série A/B no 64, p. 19.
116 Voir DFR, par. 29-830 et 870, qui inclut une référence à Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XIV, définition de la discrimination, quarante-huitième session, 1993, doc. A/48/18, p. 134-135, par. 1-2 (MU, annexe 788).
117 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 99, par. 87.
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qui n’entre pas dans le champ de la convention ; or, l’Ukraine ne semble pas avoir apporté la moindre preuve d’une quelconque forme de différenciation118.
127. La Cour a confirmé cette approche en deux temps dans son arrêt :
« La “discrimination raciale” au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR comporte donc deux éléments. En premier lieu, une “distinction, exclusion, restriction ou préférence” doit être “fondée sur” l’un des motifs prohibés, à savoir “la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique”. En second lieu, une telle différence de traitement doit avoir “pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme”. »119
128. La Cour a en outre ajouté que même lorsqu’« une mesure, malgré son apparence neutre, produi[sai]t un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique », elle n’en était pas pour autant, en soi, constitutive de discrimination raciale, si cet effet était sans rapport avec les motifs de discrimination prohibés au paragraphe 1 de l’article premier. « Les simples effets collatéraux ou secondaires sur des personnes distinguées sur le fondement d’un des motifs prohibés n’emportent pas en eux-mêmes discrimination raciale au sens de la convention »120.
129. Malheureusement, la majorité ne semble pas avoir suivi ces principes lorsqu’elle a tranché la question de l’enseignement, comme il sera démontré dans la section ci-après.
5. La majorité s’est fourvoyée s’agissant de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne
130. Tout d’abord, la Cour a admis que la CIEDR « ne prévo[yai]t pas de droit général à un enseignement scolaire dans une langue minoritaire »121 et que « [l]e fait qu’un État choisisse de proposer un enseignement dans une seule langue n’[étai]t pas en soi discriminatoire, au sens de la CIEDR, envers une minorité nationale ou ethnique dont les membres souhaitent que leurs enfants suivent un enseignement dans leur propre langue »122. Normalement, cela aurait dû être suffisant pour conclure à une absence de violation de la CIEDR, puisque, dans la mesure où un droit n’existe pas, il ne saurait y avoir de discrimination raciale s’agissant de l’exercice de ce droit.
131. Or, l’accès à un enseignement dispensé en ukrainien n’était même pas en cause en l’espèce. De fait, l’enseignement public gratuit en ukrainien est disponible en Crimée et l’ukrainien est l’une des langues d’État de la Crimée.
118 DFR, par. 874 et note 1188.
119 Arrêt, par. 195.
120 Ibid., par. 196.
121 Ibid., par. 354.
122 Ibid., par. 356.
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132. Aux yeux de la majorité, le véritable enjeu était tout autre. Aux termes de l’arrêt,
« l’interdiction de la discrimination raciale énoncée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et la protection du droit à l’éducation consacrée au point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la convention peuvent, dans certaines circonstances, fixer certaines limites à la modification de l’enseignement scolaire dispensé dans la langue d’une minorité nationale ou ethnique » (les italiques sont de moi).
L’explication suivante en est donnée :
« Les modifications structurelles concernant la disponibilité d’une langue d’enseignement dans les écoles peuvent emporter discrimination au sens de la CIEDR si, par la manière dont elles sont mises en oeuvre, elles produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingués sur le fondement des motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR … Cela serait notamment le cas si, en raison de la façon dont un changement était mis en oeuvre dans l’enseignement d’une langue minoritaire disponible dans le système d’éducation public, par exemple au moyen d’une pression informelle, il devenait trop difficile pour les membres d’un groupe national ou ethnique de s’assurer que leurs enfants, dans le cadre du droit général à l’éducation dont ils jouissaient, ne subissent pas d’interruptions indûment contraignantes de l’enseignement dans leur langue principale. »123 (Les italiques sont de moi.)
133. Premièrement, on comprend difficilement comment, en l’absence d’un droit à un enseignement dans une langue minoritaire, un droit de ne pas subir d’interruption de ce même enseignement pourrait raisonnablement exister et être susceptible d’être revendiqué. En dépit du débat juridique approfondi auquel a donné lieu ce sujet en particulier, dans le cadre de la procédure écrite comme de la procédure orale, la majorité n’a pas invoqué de dispositions conventionnelles, jurisprudence, pratique étatique ou éléments de doctrine juridique spécifiques pour motiver sa position.
134. Plus déconcertante encore, toutefois, est la manière dont la Cour a appliqué ce principe aux circonstances de l’espèce :
« Ainsi, le nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne a diminué de 80 % la première année [après 2014], et de 50 % supplémentaires l’année suivante. Il est incontesté qu’aucune diminution de cet ordre ne s’est produite en ce qui concerne l’enseignement scolaire dans d’autres langues, notamment en tatar de Crimée. Une baisse aussi brutale et importante a produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des droits d’enfants d’origine ethnique ukrainienne et de leurs parents. »124
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Bien qu’elle ne soit pas en mesure de conclure, sur la base des éléments de preuve produits, que des parents ont été victimes de harcèlement et de manipulations visant à les faire renoncer à exprimer leur préférence, la Cour estime que la Fédération de Russie n’a pas démontré qu’elle s’était acquittée de son obligation de protéger les droits de personnes d’origine ethnique ukrainienne d’un effet préjudiciable particulièrement marqué lié à leur origine ethnique en prenant des mesures pour atténuer la pression qu’une exceptionnelle “réorientation du système d’éducation criméen vers
123 Arrêt, par. 354 et 357.
124 Ibid., par. 359.
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la Russie” avait fait peser sur les parents dont les enfants avaient reçu jusqu’en 2014 un enseignement scolaire en ukrainien. »125
135. Ainsi, même en l’absence de preuves convaincantes attestant qu’une quelconque pression ait été exercée sur les parents afin qu’ils choisissent un enseignement en russe plutôt qu’en ukrainien pour leurs enfants, la majorité, semblerait-il, a simplement présumé que la diminution dont elle fait état ne pouvait s’expliquer que par quelque politique de discrimination raciale menée par la défenderesse, et qu’en aucun cas, elle ne pouvait être simplement une conséquence objective du choix de la population criméenne — déjà majoritairement russe et russophone — de revenir à l’usage généralisé du russe du fait de la réintégration de la Crimée dans le giron de la Russie et de l’arrêt des politiques éducatives de l’Ukraine qui visaient à imposer largement l’usage de la langue ukrainienne. Autrement dit, la majorité s’est écartée de la position que la Cour avait elle-même adoptée et selon laquelle « [l]es simples effets collatéraux ou secondaires sur des personnes distinguées sur le fondement d’un des motifs prohibés n’emport[ai]ent pas en eux-mêmes discrimination raciale au sens de la convention »126.
136. En émettant cet avis, la majorité semble n’avoir guère tenu compte du fait que le choix de la langue d’enseignement en Crimée est un choix volontaire des élèves ou de leurs parents. Il appert que la majorité a eu du mal à croire que les Criméens, se situant dans le droit-fil de leur patrimoine historique et culturel et dans une optique de futur, puissent volontairement choisir de recevoir un enseignement en russe plutôt qu’en ukrainien.
137. La majorité n’a guère fait plus de cas de l’avis du HCDH, pourtant cité dans l’arrêt, selon lequel « parmi les principaux facteurs qui expliquent cette diminution figurent notamment l’environnement culturel russe dominant et le départ de milliers de résidents criméens pro-ukrainiens en Ukraine continentale »127.
138. L’arrêt omet également de mentionner qu’aucune loi ou réglementation en Fédération de Russie n’interdit les établissements privés dispensant un enseignement en langue ukrainienne (alors même que l’affaire des Écoles minoritaires en Albanie, où seul l’accès aux écoles privées était en cause, a occupé une place prédominante dans la procédure).
139. La Cour semble n’avoir aucunement pris en considération les nombreuses preuves statistiques soumises par la défenderesse, démontrant que, selon les propres données présentées par l’Ukraine, et même sous le régime ukrainien, la majorité des Criméens optaient pour un enseignement dispensé en russe — y compris, notera-t-on, la majorité des Criméens d’origine ethnique ukrainienne, et ce, en dépit de la politique appliquée par l’Ukraine pour promouvoir la langue ukrainienne128. L’existence en Crimée d’une forte préférence pour l’enseignement en russe aurait pu être inférée de ce simple fait.
140. Enfin, on ne voit toujours pas quelles « mesures » la Fédération de Russie aurait pu mettre en oeuvre au-delà de celles déjà prises, à savoir faire de l’ukrainien l’une des langues d’État en Crimée et permettre à tous ceux qui en feraient le choix de suivre un enseignement gratuit en ukrainien, la
125 Ibid., par. 363.
126 Ibid., par. 196.
127 Ibid., par. 361.
128 DFR, annexe 490.
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majorité ne pouvant tout de même pas attendre de la Russie qu’elle force les enfants criméens à continuer d’étudier en ukrainien alors qu’ils, ou leurs parents, avaient opté pour un enseignement en russe.
141. La conclusion de l’arrêt se lit comme suit :
« Pour déterminer si la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR en la présente espèce, la Cour doit rechercher si les violations constatées relèvent d’une pratique généralisée de discrimination raciale … Les mesures législatives et autres prises par la Fédération de Russie en matière d’enseignement en langue ukrainienne en Crimée s’appliquaient à tous les enfants d’origine ethnique ukrainienne dont les parents souhaitaient qu’ils étudient en ukrainien, et ne concernaient donc pas seulement des cas individuels. Il appert ainsi que ces mesures étaient destinées à amener un changement structurel du système d’éducation. La Cour est donc d’avis que le comportement en question relève d’une pratique généralisée de discrimination raciale. »129
142. Toutefois, l’arrêt ne précise pas quelles « mesures législatives et autres » particulières auraient, concrètement, empêché les Criméens qui le désiraient de continuer d’étudier en ukrainien, que ce soit dans un établissement public gratuit ou dans un établissement privé. Il semble que le simple fait que les Criméens aient opté en masse pour un enseignement en russe plutôt qu’en ukrainien ait été en soi considéré par la majorité comme une preuve de « pratique généralisée de discrimination raciale ». Autrement dit, le « résultat » est pris pour preuve d’une « cause » spécifique, en dépit de la multitude d’autres explications possibles et nonobstant le rejet de la notion de « discrimination indirecte » par la Cour elle-même.
143. Je ne peux souscrire ni à ce raisonnement ni à cette conclusion. Selon moi, il n’existe aucune preuve de « pratique généralisée de discrimination raciale », d’« effet [préjudiciable] particulièrement marqué » sur les droits de l’homme applicables ni même de traitement différencié préjudiciable  au contraire, la langue ukrainienne jouit en Crimée d’un statut constitutionnel qui est rarement attribué aux langues minoritaires dans un pays quel qu’il soit : elle a ainsi le statut de langue (officielle) d’État, la possibilité étant donnée à quiconque de recevoir un enseignement gratuit en ukrainien dans un établissement public. Par rapport à la façon dont d’autres États parties à la CIEDR organisent l’enseignement dans les langues minoritaires et, surtout, à la façon dont l’Ukraine elle-même traite la langue russe  qu’elle cherche à éliminer voire à annihiler malgré la présence d’un grand nombre de personnes d’origine ethnique russe et de locuteurs du russe en Ukraine —, la langue ukrainienne en Crimée se voit accorder un traitement nettement préférentiel. S’il s’agit là de « discrimination raciale » selon la majorité, alors nombreux sont les États parties qui devront revoir leurs politiques en matière d’enseignement.
144. Brochant sur le tout, en adjugeant son remède, la Cour a employé des termes vagues et hésitants, affirmant que la Russie « demeure dans l’obligation de veiller à ce que le système d’enseignement en langue ukrainienne tienne dûment compte des besoins et des attentes raisonnables des enfants et des parents d’origine ethnique ukrainienne »130. Premièrement, la CIEDR n’impose aucune obligation de répondre à des « besoins et … attentes raisonnables » non définis, au-delà du devoir qui incombe aux États parties de s’acquitter effectivement des obligations qui sont les leurs en matière de droits de l’homme, sans discrimination raciale. Deuxièmement, le système d’éducation russe tient néanmoins déjà « dûment compte » de ces besoins et attentes en donnant à tous les
129 Arrêt, par. 369.
130 Arrêt, par. 373.
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Criméens la possibilité de choisir pour leurs enfants un enseignement en langue ukrainienne. La Cour l’a confirmé en concluant que la Russie s’était conformée à la partie pertinente de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires. La Russie n’aurait rien pu faire de plus, et la Cour n’a jamais suggéré la moindre mesure en dehors de celles déjà prises par la Russie pour garantir l’accès à un enseignement en langue ukrainienne. J’aboutis par conséquent à la conclusion que cette formulation n’est destinée qu’à couvrir d’éventuelles nouvelles et futures réformes éducatives.
6. La doctrine des mains propres était aussi applicable en ce qui concerne la CIEDR
145. La défenderesse a fourni d’abondantes informations sur les violations systématiques par l’Ukraine des droits des Russes et d’autres groupes ethniques — dont la communauté tatare de Crimée qu’elle prétend aujourd’hui protéger131. Chose inquiétante, ce comportement semble être une conséquence de l’inclination de l’actuel régime de Kiev à s’inscrire dans le sillage idéologique de l’organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) — collaborateurs notoires de l’Allemagne nazie durant la seconde guerre mondiale132.
146. Cette toile de fond historique est essentielle pour ce qui est à la fois de la doctrine des « mains propres » et du contexte général de l’affaire de la CIEDR.
147. Après la défaite de l’Allemagne nazie, dirigeants, membres haut placés et combattants de l’OUN et de l’UPA, responsables de nombreux crimes de guerre133  incluant des exécutions en masse de prisonniers de guerre et de civils, la garde de camps de concentration nazis et des pogroms134 , ont émigré, poursuivant depuis l’étranger leurs activités subversives visant l’Ukraine soviétique. Au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, ces dirigeants et leurs descendants et partisans ont refait surface dans l’Ukraine nouvellement indépendante, où ils ont créé des organisations néonazies se réclamant ouvertement de l’héritage de l’OUN et de l’UPA. La défenderesse a montré qu’entre 1991 et aujourd’hui, au moins 15 organisations radicales néonazies avaient été créées en Ukraine, forgeant entre elles des alliances et formant de nouveaux partis néonazis135. Certaines d’entre elles ont même adopté ouvertement pour logos des symboles nazis (tels que le Wolfsangel136). Apparemment, l’Ukraine n’a rien fait pour empêcher la montée de ce sentiment néonazi sur son territoire et, loin de prendre des mesures concrètes en vue d’interdire la diffusion des idées fascistes et racistes qui y sont associées137, a au contraire créé un environnement propice à leur développement, comme l’illustrent les multiples exemples présentés par la défenderesse138.
148. Dans ce contexte historique, il n’est guère surprenant de voir l’actuel Gouvernement ukrainien mener, en violation de l’article 4 de la CIEDR, une politique relevant de l’apologie du nazisme. Stepan Bandera et Roman Shukhevych — de loin les collaborateurs nazis les plus notoires  ont reçu le titre de « Héros de l’Ukraine », de même que de nombreux autres membres
131 DFR, par. 678.
132 Ibid., par. 729.
133 Ibid., par. 731.
134 Ibid., par. 741.
135 DFR, par. 733.
136 Crochet à loup (crampon), voir aussi note 5.
137 DFR, par. 695.
138 Ibid., par. 735, 749-750, 752 et 755-756.
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de l’OUN-UPA139. Des rues de Kiev et d’autres villes d’Ukraine ont été rebaptisées en leur honneur140. Ils sont dépeints comme des héros dans les manuels scolaires141. Le 12 octobre 2007, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko a signé un décret portant nomination de Roman Shukhevych au rang de « Héros de l’Ukraine » ; le 10 janvier 2010, ce même titre a été attribué à Stepan Bandera142. Dans le même temps, les personnes manifestant leur désaccord avec les courants néonazis ont été réprimées dans la violence et par la force des armes, comme l’attestent non seulement les attaques mortelles perpétrées contre des manifestants, dont les 48 opposants brûlés vifs lors du coup d’État du Maïdan dans la maison des syndicats le 2 mai 2014 à Odessa offrent un exemple particulièrement macabre143, mais aussi, à une échelle plus massive, les multiples pertes en vies humaines qu’a subies la population civile du Donbass, touchant principalement des personnes d’origine ethnique russe et russophones, lors de la prétendue « opération antiterroriste » lancée le 14 avril 2014144.
149. D’autres minorités ethniques en Ukraine ont aussi subi des mauvais traitements et des violences même après l’« Euromaïdan »145. Des observateurs internationaux ont à maintes reprises fait état d’atteintes aux droits culturels et éducatifs de ces minorités146. Le sentiment xénophobe et antisémite se renforce depuis des années147. Il a été fait état d’attaques systématiques contre les Juifs, les Roms, les Africains et d’autres minorités nationales148. Le Gouvernement n’a rien entrepris pour lutter contre les manifestations de xénophobie, et soutient apparemment lui-même le nationalisme radical en Ukraine149.
150. Comme pour la CIRFT, l’Ukraine n’a pas tenté de réfuter au fond les moyens de fait cités par la Russie, notamment en ce qui concerne la politique d’apologie du nazisme à laquelle se livre Kiev en violation de l’article 4 de la CIEDR, les rejetant comme de purs éléments de « propagande russe »150. À l’inverse, la défenderesse s’est, pour étayer sa position, essentiellement référée à des sources ukrainiennes et internationales, telles que les travaux « scientifiques » de hauts responsables ukrainiens151, des documents d’organisations et observateurs internationaux152, des médias ukrainiens et étrangers153, ainsi que la propre législation de l’Ukraine154. De fait, l’inquiétude que
139 Ibid., par. 732.
140 CR 2023/8, p. 29, par. 31 (Zabolotskaya).
141 Ibid., par. 32.
142 DFR, par. 766, faisant référence à Decree of the President of Ukraine No. 46/2010, “On awarding S. Bandera the title of Hero of Ukraine”, 10 January 2010, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/ show/46/2010#Text (annexe 331) ; Decree of the President of Ukraine No. 965/2007, “On awarding R. Shukhevych the title of Hero of Ukraine”, 12 October 2007, accessible à l’adresse suivante : https://zakon rada.gov.ua/laws/ show/965/2007#Text.
143 DFR, par. 758.
144 Ibid., par. 759.
145 Ibid., par. 684.
146 Ibid., par. 680 et 685-694.
147 Ibid., par. 695-703.
148 Ibid., par. 688-694.
149 Ibid., par. 774-781.
150 CR 2023/6, p. 34, par. 46 (Koh).
151 DFR, par. 742-753 et 756.
152 Ibid., par. 689, 690-693, 696, 699 et 743.
153 Ibid., par. 746, 753-754, 764 et 766.
154 Ibid., par. 755, 766, 772-774 et 783.
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provoque la résurgence du nazisme en Ukraine n’a cessé de croître au fil des ans. Bien que des mouvements néonazis puissent exister à la marge dans divers pays, ce qui est unique dans le cas de l’Ukraine, c’est que, peut-être pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ces mouvements ont organisé et conduit des manifestations armées violentes, sont parvenus à renverser un gouvernement légitimement élu, ont établi leur propre régime, installé leurs partisans à la tête des organes militaires, de sécurité et de propagande, lancé contre la population dans son ensemble une campagne de peur et d’intimidation, assassiné brutalement des dissidents et même mené une véritable opération militaire contre une partie de leur propre pays où ils se sont heurtés à l’opposition de représentants d’un autre groupe ethnique, faisant des milliers de morts et de blessés au sein de la population civile.
151. Au vu de ce qui précède, il y avait lieu d’appliquer la doctrine des « mains propres » en tant que moyen de défense au fond, dans la mesure où l’Ukraine s’est elle-même livrée à des actes contraires aux obligations que lui imposait la CIEDR de combattre le nazisme sous toutes ses formes.
152. En outre, comme l’a montré la défenderesse, l’Ukraine mène à l’égard de la population russophone des politiques qu’elle-même considère comme étant contraires à la CIEDR (comme la suppression de l’enseignement en langue russe dans les écoles, y compris dans celles se trouvant dans des zones majoritairement russophones).
153. Ainsi, comme dans le cas de la CIRFT, les demandes présentées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR auraient dû être rejetées in limine, la demanderesse s’étant présentée devant la Cour en ayant les mains sales. Les actes commis par l’Ukraine contre ses minorités ethniques semblent bien plus graves que tout ce que l’Ukraine a pu reprocher à la Russie.
TROISIÈME PARTIE — ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
1. La Cour a conclu à raison à l’absence de violation de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires s’agissant du droit à un enseignement en langue ukrainienne
154. Je souscris entièrement à la décision de la Cour sur cette question : prenant note d’un rapport du HCDH, qui constatait qu’« un enseignement en ukrainien était dispensé dans une école ukrainienne et 13 cours d’ukrainien donnés dans des écoles russes étaient fréquentés par 318 enfants », la Cour a conclu que « ledit enseignement était disponible après l’adoption de l’ordonnance » et qu’en conséquence, « la Fédération de Russie n’a[vait] pas violé l’ordonnance en ce que celle-ci imposait à la défenderesse de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne »155. Toutefois, cette décision, qui repose bien sûr sur un fait objectif, met davantage en lumière la position inexplicable que la majorité a adoptée quant à la « violation » de la CIEDR s’agissant de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne. On comprend difficilement comment un droit pourrait être à la fois inexistant156, respecté157 et bafoué (pour cause de discrimination raciale, rien de moins)158. Pourtant, ces trois constats ont été posés par la majorité dans son arrêt à propos des mêmes circonstances. Elle aboutit ainsi à une conclusion qui semble pour le moins saugrenue, menant à une situation où un État partie qui garantit effectivement à ses minorités nationales la possibilité de suivre un enseignement public librement dans leur langue maternelle peut
155 Arrêt, par. 394-395.
156 Ibid., par. 354.
157 Ibid., par. 394.
158 Ibid., par. 363 et 370.
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se voir déclaré coupable de violation de la CIEDR du simple fait que ses ressortissants ont choisi de ne pas exercer ce droit, tandis qu’un État partie qui empêche l’expression de l’identité ethnique de minorités en éliminant toute possibilité pour celles-ci de recevoir un enseignement dans leur langue maternelle ne se rendrait pas coupable d’une telle violation, tant qu’il procéderait graduellement.
155. Cette position funambulesque ne saurait s’expliquer autrement que par le numéro d’équilibriste auquel se livre ici la majorité, en tâchant de concilier deux objectifs difficilement compatibles : trouver un moyen d’incriminer la défenderesse et éviter de rendre une décision de portée plus vaste et générale qui serait susceptible de conduire à la mise en cause d’autres États parties. Quels que soient ses motifs, cependant, la Cour se trouve aujourd’hui dans une situation intenable : si elle doit un jour examiner des allégations formulées contre un État partie qui accorde manifestement moins de droits linguistiques à ses minorités ethniques que la Russie, elle sera bien en peine de suivre l’approche retenue par la majorité dans son arrêt tout en respectant les principes d’impartialité et d’intégrité judiciaire.
2. Il ne saurait y avoir de violation de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires s’agissant de l’interdiction visant le « Majlis », puisque la Cour a conclu que ladite interdiction n’était pas contraire à la CIEDR
156. La majorité a pris une autre décision surprenante et inexplicable, qui vient contredire la position adoptée par la Cour elle-même dans l’arrêt. Celle-ci a, naturellement, conclu que l’interdiction visant le « Majlis » n’emportait pas discrimination raciale et ne contrevenait pas à la CIEDR159. Il n’en est donc d’autant plus étonnant que la majorité ait conclu à une violation de la mesure conservatoire relative à cette même interdiction160.
157. La mesure conservatoire portant sur l’interdiction du « Majlis » était déjà en soi assurément infondée : même prima facie, cette interdiction était suffisamment motivée, compte tenu de l’absence de représentativité de cette entité et de sa participation manifeste à des actes qui seraient, dans quasiment n’importe quel pays, qualifiés de criminels, d’extrémistes ou même de terroristes. Plusieurs juges avaient exprimé leur désaccord avec cette partie de l’ordonnance, faisant valoir des arguments convaincants161. Toutefois, là n’est pas le principal problème aujourd’hui.
158. Même lorsqu’elle a rendu son ordonnance en indication de mesures conservatoires en 2017, la Cour avait pris soin de préciser que la mesure devait être exécutée par la Russie « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale »162. Or, la Cour a conclu en la présente espèce que la Russie s’était conformée aux obligations que lui imposait la CIEDR pour ce qui concerne le « Majlis ». Aucune violation de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires ne peut donc avoir été établie.
159. En jugeant qu’une violation de l’ordonnance avait bien eu lieu, en dépit de l’arrêt rendu par la Cour sur cette question au fond, la majorité, semble-t-il, a tenté d’utiliser les mesures
159 Ibid., par. 272 et 275.
160 Ibid., par. 392.
161 Voir l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, déclaration du juge Tomka (p. 150) et opinion individuelle du juge ad hoc Skotnikov (p. 222).
162 Ibid., p. 140, par. 106, point 1).
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conservatoires comme un moyen indépendant d’attribuer la responsabilité à un État, entièrement dissocié de toute future conclusion de la Cour quant au fond. Puisque les mesures conservatoires reposent en principe sur une évaluation prima facie de la plausibilité, et non sur l’établissement des véritables circonstances de l’espèce au moyen de preuves convaincantes, elles représentent un outil infiniment moins éprouvé que les arrêts définitifs de la Cour, offrant maintes possibilités de prendre des décisions qui ne reposent sur aucun fondement réel en droit ou en fait.
160. Cela est à l’évidence contraire au Statut de la Cour et aux principes fondamentaux de la justice, notamment de la justice internationale. Les mesures conservatoires sont depuis longtemps un sujet controversé, leur caractère contraignant n’ayant été affirmé par la Cour que relativement récemment163 et étant systématiquement contesté. Selon le Statut, le seul but d’une mesure conservatoire est de « [préserver le] droit de chacun » « [e]n attendant l’arrêt définitif »164. S’il s’avère qu’une partie à un différend ne pouvait, d’entrée de jeu, se prévaloir du droit en cause, il s’ensuit simplement qu’aucune mesure conservatoire n’était en réalité nécessaire, puisque son droit n’avait jamais été en péril. Il ne peut s’ensuivre que, bien qu’exonérée au fond, l’autre partie reste en quelque sorte « responsable » de n’avoir pas pris de mesures visant à préserver un droit qui soit n’a jamais existé, soit a été effectivement protégé (selon l’angle de vue retenu).
161. Par conséquent, en adoptant une décision aussi manifestement injustifiée, la majorité a (peut-être par mégarde) affaibli le statut même des mesures conservatoires que la Cour avait cherché à conforter ces dernières années. En effet, si les ordonnances en indication de mesures conservatoires sont appelées à être utilisées comme « autre » moyen de mettre en cause leur responsabilité, sur la base de critères extrêmement vagues et incertains donnant lieu à des conclusions dont l’absence de lien avec la réalité peut être démontrée, les États n’en seront que plus réticents à accepter le caractère contraignant des mesures indiquées.
3. La décision de la majorité relative à la mesure conservatoire de non-aggravation était manifestement infondée
162. Si la décision prise par la majorité au sujet de la mesure conservatoire visant l’interdiction du « Majlis » est une tentative d’étendre la portée des mesures conservatoires au-delà des cas prévus par la Cour, la décision relative à la non-aggravation du différend s’apparente à une tentative d’extension de cette même portée au-delà de l’objet du différend, voire du champ d’application de la convention.
163. Selon la majorité, la Fédération de Russie, en reconnaissant la RPD et la RPL et en lançant une opération militaire spéciale a, par ses actes, « gravement fragilisé le socle de confiance mutuelle et de coopération et ainsi rendu la solution du différend plus difficile »165.
164. Premièrement, il semble aller de soi que les événements de 2022 étaient sans rapport avec l’objet du présent différend, qui se limitait exclusivement aux faits antérieurs à 2017, lesquels revêtaient un caractère fondamentalement différent. Ainsi qu’il était indiqué dans l’ordonnance en
163 LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
164 Statut de la Cour, art. 41, par. 1-2.
165 Arrêt, par. 397.
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indication de mesures conservatoires de 2017, « l’affaire dont [la Cour] [étai]t saisie [étai]t d’une portée limitée »166.
165. Deuxièmement, il est difficile d’imaginer en quoi les événements de 2022 auraient pu « aggraver » ou « influencer » un différend qui avait été soumis à la Cour par la demanderesse en 2017, qui était à l’examen depuis déjà cinq ans et ferait peu de temps après l’objet d’une dernière série d’audiences, consacrées au fond. Il semble évident qu’aucun moyen de régler les questions en litige n’aurait pu être découvert au cours de ces quelques mois qui n’eût déjà été disponible au cours des années précédentes. En réalité, ces événements n’ont eu aucune incidence notable sur le raisonnement juridique ou les prises de position des Parties devant la Cour.
166. En l’affaire LaGrand, sur laquelle la Cour s’est fondée ici pour affirmer le caractère contraignant des mesures conservatoires167, aucune mesure visant à éviter l’aggravation du différend n’avait été indiquée. En l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (2008), la Cour a indiqué une mesure en ce sens — mais, bien que la demanderesse lui eût demandé de constater que la défenderesse avait violé l’ordonnance, elle n’a pas même examiné ces demandes au fond et s’est limitée, dans l’arrêt qu’elle a rendu sur la compétence et la recevabilité, à déclarer ce qui suit :
« La Cour a, dans son ordonnance du 15 octobre 2008, indiqué certaines mesures conservatoires. Cette ordonnance cesse de produire ses effets dès le prononcé du présent arrêt. Les Parties ont le devoir de s’acquitter de leurs obligations découlant de la CIEDR, devoir que la Cour a rappelé dans ladite ordonnance. »168 (Les italiques sont de moi.)
167. Telle est, à mon sens, la véritable portée de l’effet que produit une mesure conservatoire de non-aggravation après la conclusion effective d’une affaire. Il n’y avait pas eu d’« aggravation » en 2008 dans l’affaire relative à la CIEDR opposant la Géorgie à la Fédération de Russie (malgré les affrontements militaires et les tensions entre les deux pays) et, de même, il n’y a pas eu d’« aggravation » du différend relatif à la CIRFT/CIEDR en la présente espèce.
168. Troisièmement, les mesures de non-aggravation prescrites en 2017 étaient indiquées aussi bien à l’égard de la Russie qu’à l’égard de l’Ukraine : « Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. »169 (Les italiques sont de moi.)
169. La Cour, toutefois, n’a à aucun moment ne serait-ce que tenté de déterminer si l’Ukraine respectait pour sa part cette mesure conservatoire, alors que la Russie avait appelé son attention sur la poursuite de ses attaques contre le Donbass, son refus constant d’appliquer le mécanisme de
166 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 13, par. 16.
167 Arrêt, par. 388.
168 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 140, par. 186.
169 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 141, par. 106, point 2).
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règlement pacifique de la crise adopté avec le soutien des Nations Unies (les accords de Minsk)170, ainsi que son refus d’entamer des négociations en vue d’un éventuel règlement entre les Parties171.
170. Pour résumer, la décision de la majorité sur cette question dépasse la portée de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, la portée de l’affaire tout entière et même la portée de la convention, et n’est pas conforme au principe d’impartialité et d’égalité de traitement des Parties. En tout état de cause, la Cour n’a adjugé à l’Ukraine aucun remède spécifique à cet égard, de sorte que cette décision n’aura aucune incidence concrète sur la situation actuelle.
(Signé) Bakhtiyar TUZMUKHAMEDOV.
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170 DFR, par. 29-32.
171 Ibid., par. 1253.

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Opinion individuelle, en partie concordante et en partie dissidente, de M. le juge ad hoc Tuzmukhamedov

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