Déclaration de M. le juge Gevorgian

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174-20200714-JUD-01-02-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Désaccord avec certains aspects du raisonnement de la Cour en ce qui concerne le deuxième moyen d’appel ⎯ Paragraphe 48 de l’arrêt ⎯ Cour n’étant pas fondée à invoquer la jurisprudence se rapportant à sa propre compétence pour évaluer celle du Conseil de l’OACI ⎯ Existence de différences fondamentales entre la Cour et le Conseil ⎯ Paragraphe 61 de l’arrêt ⎯ Cour allant trop loin en souscrivant à une interprétation large de la compétence du Conseil étendant celle-ci à des questions étrangères à l’aviation civile ⎯ Mandat de règlement des différends du Conseil se limitant aux traités de l’OACI ⎯ Etats n’ayant en principe pas consenti au règlement par le Conseil de différends sans lien avec l’aviation civile.
1. J’ai voté en faveur des conclusions de la Cour énoncées dans le dispositif car j’estime que chacun des trois moyens d’appel avancés par les demandeurs devait être rejeté. Néanmoins, je ne souscris pas à la conception large que propose la Cour de la compétence du Conseil de l’OACI en considérant que celle-ci s’étend à des questions sans lien avec l’aviation civile, comme elle le dit notamment aux paragraphes 48 et 61 de l’arrêt. Dans la présente déclaration, j’exposerai les raisons de mon désaccord.
2. Selon moi, il est possible d’écarter les arguments des demandeurs relatifs à la compétence ratione materiae en s’en tenant à la décision antérieure de la Cour en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan). Dans cette affaire, en effet, la Cour avait nettement rejeté l’idée que considérer une défense au fond comme sortant du champ d’application de la convention de Chicago et de l’accord de transit pouvait priver le Conseil de sa compétence1. Le même raisonnement s’applique en l’espèce, étant donné que l’argument qu’avancent les demandeurs en qualifiant de contre-mesures licites les restrictions visant l’aviation qu’ils ont imposées constitue en substance une défense sur le fond2.
3. Cependant, l’opportunité d’un examen par le Conseil de l’OACI, dans le cadre de sa fonction de règlement des différends, de questions sans lien avec l’aviation civile est loin d’être aussi évidente que ne le donne à penser le présent arrêt. Au vu de l’importance des principes qui sont en jeu ⎯ en particulier le principe du consentement dans le règlement des différends entre Etats ⎯, la compétence du Conseil devrait être clairement définie et se limiter aux questions que cet organe s’est expressément vu confier par les Etats parties. La Cour, dans le présent arrêt, va trop loin en donnant l’impression d’avaliser une définition étendue de la compétence du Conseil, selon laquelle celui-ci peut (voire doit) examiner des questions sans lien avec l’aviation civile lorsqu’il entreprend de régler des différends conformément à l’article 84 de la convention de Chicago et à la section 2 de l’article II de l’accord de transit.
4. Au paragraphe 48 de l’arrêt, la Cour se fonde sur une conclusion qu’elle a énoncée en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran pour affirmer que l’existence d’un contexte plus large au différend opposant les Parties «ne prive pas le Conseil
1 Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 61, par. 27. La Cour a écrit : «[l]e fait qu’une défense au fond se présente d’une certaine manière ne peut porter atteinte à la compétence du tribunal ou de tout autre organe en cause ; sinon les parties seraient en mesure de déterminer elles-mêmes cette compétence, ce qui serait inadmissible. Comme on l’a déjà vu pour Ia compétence de la Cour, la compétence du Conseil dépend nécessairement du caractère du litige soumis au Conseil et des points soulevés, mais non pas des moyens de défense au fond ou d’autres considérations qui ne deviendraient pertinentes qu’une fois tranchés les problèmes juridictionnels.»
2 Voir paragraphe 49 du présent arrêt.
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[de l’OACI] de la compétence qu’il tient» de l’article 84 de la convention de Chicago3. Dans l’arrêt rendu en cette affaire-là, la Cour avait estimé que le fait qu’un différend d’ordre juridique puisse s’inscrire dans le cadre d’un différend politique plus vaste entre les Etats en litige ne la privait pas de sa compétence à l’égard de ce différend juridique4. Statuer autrement équivaudrait à «une restriction considérable et injustifiée de son rôle en matière de règlement pacifique des différends internationaux»5.
5. Si ce principe a été confirmé à de nombreuses reprises dans des procédures devant la Cour6, il ne s’applique pas, à mon sens, à d’autres institutions internationales qui n’ont pas été créées aux fins exclusives du règlement pacifique des différends. En particulier, les contextes politiques auxquels fait référence l’arrêt en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran sont susceptibles d’influer davantage sur une procédure se tenant devant un organe composé de représentants d’Etats que sur une instance introduite devant la Cour. Autrement dit, c’est une chose que d’affirmer que l’existence d’un différend politique plus large ne saurait avoir d’incidence sur la compétence d’un organe composé de «magistrats indépendants»7 et c’en est une tout autre que d’appliquer le même principe à un organe composé d’Etats parties au traité en cause8, chacun d’entre eux étant susceptible d’avoir ses propres visées politiques et d’être potentiellement influencé par des considérations non juridiques.
6. La Cour n’explique pas les raisons pour lesquelles elle estime que le raisonnement qu’elle avait suivi en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran s’applique au Conseil de l’OACI. Il s’agit là d’une omission notable, étant donné que dans d’autres parties du présent arrêt la Cour souligne les différences importantes qui existent entre cet organe et elle-même9, notamment le fait que le Conseil est composé non pas de juges indépendants mais d’«Etats contractants élus par [son] assemblée»10.
7. Il importe également de mentionner un certain nombre d’autres considérations. Par exemple, les membres du Conseil de l’OACI agissent sur les instructions de leurs gouvernements lorsqu’ils votent au cours d’une procédure engagée au titre de l’article 8411 ⎯ fait qui illustre clairement la nature non judiciaire du Conseil. En outre, si la Cour a pour principale fonction le règlement pacifique
3 Voir paragraphe 48 du présent arrêt.
4 Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 20, par. 37.
5 Ibid.
6 Voir, par exemple, Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt du 8 novembre 2019, par. 28 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 23, par. 36 ; Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 604, par. 32.
7 Voir article 2 du Statut de la Cour internationale de Justice.
8 Voir article 50 a) de la convention de Chicago.
9 Voir paragraphe 60 du présent arrêt.
10 Ibid.
11 Voir G. F. Fitzgerald, «The Judgment of the International Court of Justice in the Appeal Relating to the Jurisdiction of the ICAO Council», Canadian Yearbook of International Law, vol. 12, 1974, p. 168-169 (faisant observer que : «[d]ans le cas du Conseil de l’OACI, les membres siégeant sont manifestement les représentants respectifs des différents Etats membres … En effet, l’examen des procès-verbaux des réunions du Conseil tenues les 28 et 29 juillet 1971 (en l’affaire Inde c. Pakistan) indique que certains des membres souhaitaient différer les décisions pour attendre les instructions de leurs gouvernements. D’autres représentants semblaient avoir déjà reçu leurs instructions … Le mieux que l’on puisse dire, pour ce qui est du règlement des différends au sein de l’OACI, est que les Etats en tant que tels agissent comme des juges et que leurs représentants s’expriment au nom des Etats et non en leur nom propre»).
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des différends juridiques, le Conseil se voit pour sa part assigner, par l’article 54 de la convention de Chicago, un large éventail de responsabilités, dont la plupart sont d’ordre technique et administratif (il doit ainsi «gérer les finances de l’[o]rganisation» ou «adopter … des normes et des pratiques recommandées internationales» relatives à l’aviation civile). Enfin, si la Cour est habilitée par son Statut à examiner «tout point de droit international», le Conseil, quant à lui, a un mandat de règlement des différends nettement plus restreint, visant uniquement l’interprétation ou l’application des instruments de l’OACI.
8. Ce sont là autant de raisons de considérer que les principes de compétence qui valent pour la Cour ne s’appliquent pas de la même façon au Conseil de l’OACI. Je désapprouve donc que la Cour se soit appuyée sur ce qu’elle avait déclaré en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran pour traiter le deuxième moyen d’appel avancé par les demandeurs.
9. Pour des motifs analogues, je ne souscris pas davantage au raisonnement suivi par la Cour au paragraphe 61 du présent arrêt. Au vu des éléments susmentionnés qui la distinguent du Conseil de l’OACI, la Cour choisit de ne pas appliquer à celui-ci le concept d’«opportunité judiciaire» en tant que tel12. Pourtant, elle juge ensuite que «[l]’intégrité de la fonction de règlement des différends du Conseil … ne serait pas compromise si celui-ci examinait des questions étrangères à l’aviation civile» à la seule fin de statuer sur un différend à l’égard duquel il est compétent13.
10. De mon point de vue, cette affirmation catégorique a une portée trop large. La doctrine de l’«opportunité judiciaire» ne peut en aucun cas s’appliquer à bon droit au Conseil de l’OACI, celui-ci étant un organe principalement technique et administratif, dont les membres agissent en tant que représentants de leurs gouvernements, sans avoir à bien connaître le droit international, et dont le mandat de règlement des différends est étroitement limité à l’interprétation ou l’application des traités de l’OACI. Ces éléments ne peuvent nous amener à conclure de manière générale que le Conseil est fondé à examiner des questions sans lien avec l’aviation civile tant qu’il le fait aux fins de la résolution d’un différend à l’égard duquel il est par ailleurs compétent.
11. Le principe fondamental demeure que les Etats ne devraient relever de la compétence du Conseil de l’OACI que dans la mesure où ils y ont consenti. Comme elle l’a fait observer à propos de sa propre compétence, «la Cour n’a de juridiction à l’égard des Etats que dans la mesure où ceux-ci y ont consenti»14, et lorsque ce consentement est exprimé dans une clause compromissoire insérée dans un accord international, les conditions prévues dans ladite clause «doivent être considérées comme … constituant les limites» de ce consentement15.
12. Ces considérations valent encore davantage dans le cas d’une institution telle que le Conseil de l’OACI, du fait de son mandat restreint. Etant donné que l’article 84 de la convention de Chicago et la section 2 de l’article II de l’accord de transit n’établissent la compétence du Conseil que pour juger des différends relatifs à ces instruments, les Etats n’ont pas, en principe, donné leur consentement au règlement par le Conseil de différends sans lien avec l’aviation civile. En concluant que l’intégrité de la fonction de règlement des différends du Conseil «ne serait pas compromise» si
12 Voir paragraphes 60 et 61 du présent arrêt.
13 Voir paragraphe 61 du présent arrêt.
14 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 32, par. 65.
15 Ibid., p. 39, par. 88.
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celui-ci examinait des questions étrangères à l’aviation civile dans l’exercice de sa compétence, la Cour entérine une conception étendue de la compétence du Conseil qui pourrait, à l’avenir, porter préjudice au principe fondamental du consentement dans le règlement pacifique des différends.
13. En résumé, je suis d’avis que la Cour se fourvoie en cherchant à définir l’aptitude du Conseil de l’OACI à traiter de questions sans lien avec l’aviation civile. La Cour aurait pu invoquer son arrêt de 1972 en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan) pour rejeter le deuxième moyen d’appel avancé par les demandeurs. En effet, cette décision avait clairement établi que le Conseil n’est pas privé de sa compétence ratione materiae au seul motif que le défendeur fait valoir qu’une défense au fond est exclue de sa compétence. Au lieu de cela, sciemment ou non, la Cour paraît élargir la compétence du Conseil ⎯ organe dont le rôle est de régler des différends individuels relatifs à l’aviation. Ce faisant, l’arrêt, sans fondement juridique substantiel, risque à l’avenir de soumettre indûment les Etats aux procédures de règlement des différends par le Conseil sans leur consentement. Pour les motifs exposés ci-dessus, j’estime que cela n’est ni nécessaire ni opportun.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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