Déclaration de M. le juge ad hoc Kress

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178-20200123-ORD-01-03-EN
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178-20200123-ORD-01-00-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC KRESS
[Traduction]
Critère de plausibilité  Intention génocidaire  Groupe protégé au titre de la convention sur le génocide.
1. J’ai voté en faveur de tous les points énoncés dans le dispositif de l’ordonnance. Je souscris également, pour l’essentiel, au raisonnement de la Cour. Aussi me contenterai-je de formuler quelques observations au sujet du critère de plausibilité et, en particulier, du lien qui existe entre celui-ci et les questions de l’intention génocidaire et des groupes protégés au titre de la convention sur le génocide.
2. La plausibilité des droits invoqués, en tant que condition préalable à l’indication de mesures conservatoires, apparaît désormais assez solidement ancrée dans la jurisprudence de la Cour. Toutefois, il semblerait que certaines questions subsistent quant à la portée exacte de cette condition et qu’il demeure difficile de définir précisément le critère appliqué par la Cour en la matière1.
3. Le fait que certains droits revendiqués dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie n’aient pas été jugés plausibles (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 131-132, par. 75) a donné lieu à l’interprétation selon laquelle la Cour a élargi la portée de la condition à l’examen, de sorte que celle-ci s’applique aussi, au moins partiellement, à la violation de droits2. Se pose en outre la question de savoir si l’ordonnance rendue par la Cour dans l’affaire précitée pourrait avoir établi un critère de plausibilité relativement exigeant pour ce qui concerne les éléments moraux des crimes en cause (voir notamment l’exposé de l’opinion individuelle de M. le juge Owada qui a été joint à ladite décision, C.I.J. Recueil 2017, p. 147-148, par. 21-23). C’est dans ce contexte que le Myanmar, en la présente procédure, a pris soin de mettre en avant l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie pour faire valoir que le critère de plausibilité s’étendait à la question de l’intention génocidaire et qu’il n’y était pas satisfait (CR 2019/19, p. 24-25, par. 9-11 (Schabas)). A cet égard, le défendeur a par ailleurs estimé que, «[d]ans une affaire telle que la présente espèce, dans laquelle sont formulées des allégations d’une exceptionnelle gravité», la Cour devrait appliquer «un critère de plausibilité plus strict» (CR 2019/19, p. 25, par. 13 (Schabas)).
4. Au paragraphe 56 de son ordonnance, la Cour rejette cette idée d’un critère plus rigoureux. Je souscris à cette conclusion et tiens à ajouter que, alors que le Myanmar a soutenu que le strict critère appliqué au stade de l’examen au fond en cas d’allégations d’une exceptionnelle gravité devrait être appliqué «a fortiori» «au stade des mesures conservatoires» (ibid.), il est permis de se demander si la fonction particulière des mesures conservatoires  à savoir leur fonction protectrice , ne va pas à l’encontre de cette position, et ce, précisément parce que des valeurs fondamentales sont en cause.

1 Pour une analyse pertinente publiée récemment, voir Cameron Miles, «Provisional Measures and the «New» Plausibility in the Jurisprudence of the International Court of Justice», British Yearbook of International Law (2018, à paraître), accessible à l’adresse suivante : https://doi.org/10.1093/bybil/bry011. 2 Ibid., p. 32-39 (pagination provisoire).
- 2 -
5. Indépendamment de cette dernière considération, il appert du paragraphe 56 de l’ordonnance, lu dans son contexte immédiat, que la Cour a appliqué à la question de l’existence d’une intention génocidaire un critère peu strict. En effet, quelle que soit l’interprétation correcte de celui qui a été appliqué dans l’ordonnance rendue en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, la Cour est loin, en la présente espèce, d’avoir procédé à un examen approfondi de cette question. A cet égard, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que, dans l’exposé de son opinion individuelle qui a été joint à l’ordonnance rendue en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier, M. le juge Abraham a établi une distinction entre fumus boni juris et fumus non mali juris (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 140-141, par. 10). A mon sens, c’est cette dernière expression qui rend le mieux compte de l’approche adoptée par la Cour dans la présente ordonnance en ce qui concerne la question de l’intention génocidaire. Si, comme le précise M. le juge Abraham dans son exposé, la distinction entre les termes «boni» et «non mali» est affaire de «nuances», il peut toutefois s’agir, et tel est au moins le cas en l’espèce, de nuances importantes. Je formule également cette observation parce que, même sur la base du critère de plausibilité peu strict qui a été appliqué dans l’ordonnance, ce n’est pas sans quelque hésitation que je suis parvenu à la conclusion que les éléments produits jusqu’à présent par la Gambie suffisaient à permettre à la Cour de juger qu’il avait été satisfait audit critère s’agissant de l’intention génocidaire.
6. Quoiqu’elle ne justifie pas l’application d’un critère de plausibilité strict en tant que condition préalable à l’indication de mesures conservatoires, l’exceptionnelle gravité des violations alléguées en la présente affaire justifie en revanche, voire exige, qu’il soit souligné que la conclusion énoncée en ce qui concerne la plausibilité ne préjuge en rien le fond de l’affaire.
7. Ceci vaut aussi bien pour la question de l’intention génocidaire que pour celle de savoir si les Rohingya au Myanmar constituent un groupe protégé au titre de la convention sur le génocide. La Cour ne fait allusion à ce second point que dans une seule phrase de son ordonnance, au paragraphe 52, indiquant que «les Rohingya au Myanmar semblent constituer un groupe protégé au sens de l’article II de la convention». J’aurais préféré la voir exprimer d’une manière plus claire que par le seul emploi du terme «semblent» qu’elle ne pouvait, à ce stade de la procédure, aller au-delà de l’élément de plausibilité dans son examen de la question, ne serait-ce que parce que celle-ci n’a guère été abordée au cours de la procédure.
(Signé) Claus KRESS.

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DECLARATION OF JUDGE AD HOC KRESS
Standard of plausibility — Genocidal intent — Protected group under the
Genocide Convention.
1. I have voted in favour of all points contained in operative paragraph
86 of the Order. I also concur with the essence of the Court’s reasoning.
I only wish to add a few observations regarding the plausibility
standard, and, in particular, regarding its connection with the questions
of genocidal intent and protected groups under the Genocide Convention.
2. It would seem that the plausibility of the rights claimed as a prerequisite
for the indication of provisional measures is by now quite firmly
anchored in the Court’s jurisprudence. At the same time, it would seem
that questions remain open regarding the precise scope of the requirement
and that it remains a challenge to describe the Court’s standard of plausibility
with precision 1.
3. The partial rejection of plausibility of the rights claimed in the
Ukraine v. Russian Federation case (Application of the International Convention
for the Suppression of the Financing of Terrorism and of the International
Convention on the Elimination of All Forms of Racial
Discrimination (Ukraine v. Russian Federation), Provisional Measures,
Order of 19 April 2017, I.C.J. Reports 2017, pp. 131‑132, para. 75) has
given rise to the interpretation that the Court has widened the scope of
the plausibility requirement so that it includes, at least partially, the plausibility
of breach of rights 2. Additionally, there is the question whether
the Court’s Order in that case may have set a comparatively demanding
standard of plausibility with respect to the mental elements of crimes in
question (see, in particular, the separate opinion of Judge Owada
in the aforementioned Order, ibid., pp. 147‑148, paras. 21‑23). It is against
this background, that Myanmar, in the current proceedings, has
placed special emphasis on the Ukraine v. Russian Federation case in
order to make the argument that the standard of plausibility extended
to the requirement of genocidal intent and that this standard was
not met (CR 2019/19, pp. 24‑25, paras. 9‑11 (Schabas)). As part of
this argument,
Myanmar further advanced the view that in “a case
like this involving allegations of exceptional gravity” the Court
1 For a useful recent analysis, see Cameron Miles, “Provisional Measures and the ‘New’
Plausibility in the Jurisprudence of the International Court of Justice”, British Yearbook of
International Law (2018, forthcoming), available at https://doi.org/10.1093/bybil/bry011.
2 Ibid., pp. 32‑39 (provisional pagination).
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC KRESS
[Traduction]
Critère de plausibilité — Intention génocidaire — Groupe protégé au titre de la
convention sur le génocide.
1. J’ai voté en faveur de tous les points énoncés dans le dispositif de
l’ordonnance. Je souscris également, pour l’essentiel, au raisonnement de
la Cour. Aussi me contenterai‑je de formuler quelques observations au
sujet du critère de plausibilité et, en particulier, du lien qui existe entre
celui-
ci et les questions de l’intention génocidaire et des groupes protégés
au titre de la convention sur le génocide.
2. La plausibilité des droits invoqués, en tant que condition préalable
à l’indication de mesures conservatoires, apparaît désormais assez solidement
ancrée dans la jurisprudence de la Cour. Toutefois, il semblerait que
certaines questions subsistent quant à la portée exacte de cette condition
et qu’il demeure difficile de définir précisément le critère appliqué par la
Cour en la matière 1.
3. Le fait que certains droits revendiqués dans l’affaire Ukraine c. Fédération
de Russie n’aient pas été jugés plausibles ((Application de la convention
internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la
convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017,
C.I.J. Recueil 2017, p. 131‑132, par. 75) a donné lieu à l’interprétation
selon laquelle la Cour a élargi la portée de la condition à l’examen, de
sorte que celle‑ci s’applique aussi, au moins partiellement, à la violation
de droits 2. Se pose en outre la question de savoir si l’ordonnance rendue
par la Cour dans l’affaire précitée pourrait avoir établi un critère de plausibilité
relativement exigeant pour ce qui concerne les éléments moraux
des crimes en cause (voir notamment l’exposé de l’opinion individuelle de
M. le juge Owada qui a été joint à ladite décision, ibid., p. 147‑148,
par. 21‑23). C’est dans ce contexte que le Myanmar, en la présente procédure,
a pris soin de mettre en avant l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie
pour faire valoir que le critère de plausibilité s’étendait à la question
de l’intention génocidaire et qu’il n’y était pas satisfait (CR 2019/19,
p. 24‑25, par. 9‑11 (Schabas)). A cet égard, le défendeur a par ailleurs
estimé que, « [d]ans une affaire telle que la présente espèce, dans laquelle
sont formulées des allégations d’une exceptionnelle gravité », la Cour
1 Pour une analyse pertinente publiée récemment, voir Cameron Miles, « Provisional
Measures and the « New » Plausibility in the Jurisprudence of the International Court of
Justice », British Yearbook of International Law (2018, à paraître), accessible à l’adresse
suivante : https://doi.org/10.1093/bybil/bry011.
2 Ibid., p. 32‑39 (pagination provisoire).
66 application of the genocide convention (decl. kress)
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should apply a “stricter plausibility standard” (CR 2019/19, p. 25, para. 13
(Schabas)).
4. In paragraph 56 of the Order, the Court rejects the idea of such a
more stringent standard. I agree and wish to add that, rather than saying,
as Myanmar has done, that a strict standard to be applied at the merits
stage in case of exceptionally grave allegations, must apply “a fortiori”
“at the provisional measures phase” (ibid.), one might wonder whether
the distinct — that is, the protective — function of provisional measures
does not point in the opposite direction, precisely because fundamental
values are at stake.
5. Irrespective of this last consideration, it is apparent from paragraph
56 of the Order, read in its immediate context, that the Court has
applied a low plausibility standard with respect to the question of genocidal
intent. Whatever the correct interpretation of the standard applied
in the Court’s Order in the Ukraine v. Russian Federation case might be,
the Court, in the present case, has not proceeded to anything close to a
detailed examination of the question of genocidal intent. In that respect it
seems worth recalling that, in the separate opinion he appended to the
Pulp Mills case, Judge Abraham distinguished between fumus boni juris
and fumus non mali juris (Pulp Mills on the River Uruguay (Argentina v.
Uruguay), Provisional Measures, Order of 13 July 2006, I.C.J. Reports
2006, pp. 140‑141, para. 10). In my view, it is the latter formulation that
captures far better the approach taken by the Court in this Order with
respect to the question of genocidal intent. Drawing a distinction between
the words “boni” and “non mali” may be a “subtlety”, as Judge Abraham
suggested in his separate opinion. But in the present case at least, it would
be an important subtlety. I make this observation also because, even on
the basis of the low standard applied by the Court in this case, it is not
entirely without hesitation that I have come to the conclusion that the
materials provided by The Gambia so far are sufficient to enable the
Court to conclude that the plausibility test was met with respect to the
question of genocidal intent.
6. While the exceptional gravity of the violations alleged in this case
does not justify the application of a stringent standard of plausibility as a
prerequisite for the indication of provisional measures, the same exceptional
gravity does justify, and perhaps even calls for emphasizing that
this Order’s finding on plausibility in no way whatsoever prejudges the
merits.
7. This is as true for the question of genocidal intent as it is for the
question whether the Rohingya in Myanmar constitute a protected group
under the Genocide Convention. The Order alludes to this issue in one
single sentence in paragraph 52. Here, the Court states that “the Rohingya
appear to constitute a protected group within the meaning of Article II of
the Genocide Convention”. I would have preferred seeing the Court
application de convention génocide (décl. kress) 66
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devrait appliquer « un critère de plausibilité plus strict » (CR 2019/19,
p. 25, par. 13 (Schabas)).
4. Au paragraphe 56 de son ordonnance, la Cour rejette cette idée d’un
critère plus rigoureux. Je souscris à cette conclusion et tiens à ajouter que,
alors que le Myanmar a soutenu que le strict critère appliqué au stade de
l’examen au fond en cas d’allégations d’une exceptionnelle gravité devrait
être appliqué « a fortiori » « au stade des mesures conservatoires » (ibid.),
il est permis de se demander si la fonction particulière des mesures conservatoires
— à savoir leur fonction protectrice —, ne va pas à l’encontre de
cette position, et ce, précisément parce que des valeurs fondamentales
sont en cause.
5. Indépendamment de cette dernière considération, il appert du paragraphe
56 de l’ordonnance, lu dans son contexte immédiat, que la Cour a
appliqué à la question de l’existence d’une intention génocidaire un critère
peu strict. En effet, quelle que soit l’interprétation correcte de celui qui a
été appliqué dans l’ordonnance rendue en l’affaire Ukraine c. Fédération
de Russie, la Cour est loin, en la présente espèce, d’avoir procédé à un
examen approfondi de cette question. A cet égard, il n’est sans doute pas
inutile de rappeler que, dans l’exposé de son opinion individuelle qui a été
joint à l’ordonnance rendue en l’affaire relative à des Usines de pâte à
papier, M. le juge Abraham a établi une distinction entre fumus boni juris
et fumus non mali juris (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay
(Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet
2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 140‑141, par. 10). A mon sens, c’est cette
dernière expression qui rend le mieux compte de l’approche adoptée par
la Cour dans la présente ordonnance en ce qui concerne la question de
l’intention génocidaire. Si, comme le précise M. le juge Abraham dans
son exposé, la distinction entre les termes « boni » et « non mali » est affaire
de « nuances », il peut toutefois s’agir, et tel est au moins le cas en l’espèce,
de nuances importantes. Je formule également cette observation parce
que, même sur la base du critère de plausibilité peu strict qui a été appliqué
dans l’ordonnance, ce n’est pas sans quelque hésitation que je suis
parvenu à la conclusion que les éléments produits jusqu’à présent par la
Gambie suffisaient à permettre à la Cour de juger qu’il avait été satisfait
audit critère s’agissant de l’intention génocidaire.
6. Quoiqu’elle ne justifie pas l’application d’un critère de plausibilité
strict en tant que condition préalable à l’indication de mesures conservatoires,
l’exceptionnelle gravité des violations alléguées en la présente
affaire justifie en revanche, voire exige, qu’il soit souligné que la conclusion
énoncée en ce qui concerne la plausibilité ne préjuge en rien le
fond de l’affaire.
7. Ceci vaut aussi bien pour la question de l’intention génocidaire que
pour celle de savoir si les Rohingya au Myanmar constituent un groupe
protégé au titre de la convention sur le génocide. La Cour ne fait allusion
à ce second point que dans une seule phrase de son ordonnance, au paragraphe
52, indiquant que « les Rohingya au Myanmar semblent constituer
un groupe protégé au sens de l’article II de la convention ». J’aurais
67 application of the genocide convention (decl. kress)
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express more clearly than by the mere use of the word “appear” that, with
respect to the question of protected groups under the Genocide Convention,
it cannot go beyond the point of plausibility at this stage of the
proceedings. This preference is based, not least, on the fact that the question
of protected groups under the Genocide Convention did not receive
closer attention during the proceedings.
(Signed) Claus Kress.
application de convention génocide (décl. kress) 67
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préféré la voir exprimer d’une manière plus claire que par le seul emploi
du terme « semblent » qu’elle ne pouvait, à ce stade de la procédure, aller
au‑delà de l’élément de plausibilité dans son examen de la question, ne
serait‑ce que parce que celle‑ci n’a guère été abordée au cours de la procédure.
(Signé) Claus Kress.

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