Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Jillani

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168-20190717-JUD-01-05-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC JILLANI
[Traduction]
Requête étant irrecevable car le comportement de l’Inde constitue un abus de droits  Accord de 2008 entre l’Inde et le Pakistan régissant expressément les questions touchant la communication avec les autorités consulaires et l’assistance consulaire en cas d’arrestation et de détention pour des raisons de sécurité nationale — Pakistan s’étant licitement abstenu de permettre à M. Jadhav de communiquer avec les autorités consulaires de son pays ou de bénéficier de leur assistance pendant l’examen au fond de son cas — Pakistan n’ayant pas enfreint les dispositions de l’article 36 de la Convention de Vienne, quand bien même celle-ci aurait été applicable en la présente espèce — Les procédures requises pour assurer le réexamen et la revision effectifs du verdict rendu et de la sentence prononcée contre M. Jadhav existant déjà au Pakistan.
1. A mon grand regret, et si profond que soit le respect que je porte à la Cour, il m’a été impossible de souscrire à plusieurs parties de l’arrêt et à certaines des conclusions essentielles qui y sont énoncées. Tout d’abord, j’estime que la Cour aurait dû conclure à l’irrecevabilité de la requête déposée par l’Inde, au motif que le comportement de celle-ci constituait un abus de droits. A mon avis, l’invocation par l’Inde de la convention de Vienne sur les relations consulaires (ci-après «la convention de Vienne») était inappropriée et procédait d’un détournement de son objet et de son but mêmes. Deuxièmement, la Cour a retenu une interprétation erronée du paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne, qui le vide de son sens, puisqu’il n’empêche nullement les Etats parties de conclure des accords bilatéraux ultérieurs. Négligeant ce fait, la Cour n’a pas tenu compte de l’effet de l’accord bilatéral de 2008 sur la «communication consulaire» (ci-après «l’accord de 2008»), et en particulier de son point vi). Selon moi, les parties à cet accord (l’Inde et le Pakistan) l’ont conclu parce qu’elles voulaient clarifier l’applicabilité de certaines dispositions de la convention de Vienne dans leurs relations bilatérales en convenant qu’en cas d’arrestation ou de détention d’un ressortissant de l’une sur le territoire de l’autre pour des «motifs politiques ou relatifs à la sécurité», cette dernière pourrait examiner en fonction de considérations de fond s’il y avait lieu de permettre à l’intéressé de communiquer avec les autorités consulaires de son pays et de bénéficier de leur assistance. Troisièmement, quand bien même la convention de Vienne aurait été applicable au cas de M. Jadhav, le comportement du Pakistan n’aurait pas entraîné un manquement de sa part aux obligations prévues au paragraphe 1 de son article 36. Quatrièmement, bien qu’elle ait pris note du système juridique en vigueur au Pakistan, la Cour n’a pas reconnu que les mesures qu’elle a ordonnées à titre de remèdes faisaient déjà partie, pour l’essentiel, du dispositif de réexamen judiciaire en place au Pakistan. Enfin, l’arrêt rendu par la Cour me semble créer un dangereux précédent alors que les Etats sont de plus en plus exposés à des activités terroristes transnationales et à des dangers qui font peser une menace imminente sur leur sécurité. Le terrorisme est devenu une arme de guerre couramment employée, et les nations qui ne veulent pas le voir s’aveuglent à leurs risques et périls. De telles menaces peuvent légitimer l’imposition à tout moment de certaines limites à l’applicabilité de l’article 36 de la convention de Vienne dans les relations bilatérales entre tel ou tel Etat.
I. LA REQUÊTE DE L’INDE AURAIT DÛ ÊTRE DÉCLARÉE IRRECEVABLE AU MOTIF QUE SON DÉPÔT PROCÉDAIT D’UN ABUS DE DROITS
2. La présente instance est différente des affaires Avena et LaGrand, auxquelles la Cour a fait abondamment référence lorsqu’elle a rappelé sa jurisprudence. Cette différence tient à plusieurs facteurs, dont le principal est que la Cour s’est trouvée devant une situation très particulière, dans laquelle était en cause un individu arrêté, détenu, traduit en justice et condamné pour espionnage et terrorisme. La convention de Vienne ayant été conclue en vue de «favoriser les relations d’amitié entre les pays», comment aurait-il pu être dans les intentions de ses auteurs d’étendre les droits et
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obligations qui y sont énoncés aux espions ressortissants de l’Etat d’envoi (l’Inde en l’occurrence) chargés d’une mission secrète dans l’Etat de résidence (le Pakistan) ayant pour but de menacer et de compromettre sa sécurité ?
3. Le Pakistan a à juste titre soutenu que l’Inde avait commis un abus de droits a) en délivrant à M. Jadhav un passeport authentique établi au faux nom «musulman» de «Hussein Mubarak Patel» ; b) en cherchant à exercer ses droits consulaires afin de communiquer avec l’agent secret qu’est M. Jadhav ; et c) en exagérant l’urgence de la situation et en ne présentant pas franchement les faits lorsqu’elle a invoqué le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires (contre-mémoire du Pakistan (CMP), par. 151 et suivants ; CR 2019/2, p. 25, par. 40 (Qureshi)). Le Pakistan a également fait valoir que l’Inde avait agi de mauvaise foi en refusant de donner suite à ses demandes de renseignements sur l’authenticité du passeport de M. Jadhav et de lui prêter autrement assistance pour la conduite de son enquête pénale, tout en persistant à lui demander de permettre à ses autorités consulaires d’entrer en communication avec le détenu (CMP, par. 171-185 ; CR 2019/2, p. 25, par. 40 (Qureshi)). Dans son arrêt, la Cour a écarté assez lapidairement les nombreux éléments de preuve de l’authenticité du passeport de M. Jadhav produits par le Pakistan sur la base d’une expertise, ainsi que le refus de l’Inde de coopérer à l’enquête dont ont fait l’objet les plus graves infractions commises par M. Jadhav au Pakistan.
4. Selon moi, la question de l’abus de droits est étroitement liée au principe fondamental de la bonne foi. L’article 26 de la convention de Vienne sur le droit des traités dispose sans équivoque que «[t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté de bonne foi». Les parties à un traité doivent exercer les droits et remplir les obligations qu’il prévoit conformément à l’objet et au but qui leur ont été assignés. La convention de Vienne sur les relations consulaires rappelle dans son préambule les «buts et [les] principes de la Charte des Nations Unies concernant l’égalité souveraine des Etats, le maintien de la paix et de la sécurité internationales et le développement de relations amicales entre les nations», et proclame «qu’une convention internationale sur les relations, privilèges et immunités consulaires contribuerait elle aussi à favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux». La convention a donc pour objet et pour but de promouvoir la paix et la sécurité internationales et le développement de relations d’amitié entre les pays. Cet objet et ce but déterminent le champ d’application de certains des droits fondamentaux qui y sont énoncés, dont ceux prévus à son article 36.
5. Le comportement de l’Inde et son invocation du paragraphe 1 de l’article 36 sont incompatibles avec l’objet et le but de la convention. Le demandeur a manifestement abusé de son droit en réclamant que ses autorités consulaires soient autorisées à communiquer avec l’un de ses ressortissants qui avait ordre de commettre au Pakistan des infractions graves relevant du terrorisme et de l’espionnage. Tout au long de la procédure, l’Inde n’a pas contesté les circonstances dans lesquelles elle avait délivré à M. Jadhav un passeport authentique établi à un faux nom, non plus que les détails de la mission dont elle l’avait chargé au Pakistan, et ce, malgré la gravité des infractions commises par lui. La Cour aurait dû tirer de cette attitude les conclusions qui s’imposaient. A tout le moins, elle aurait dû tenir compte du comportement de l’Inde pour déterminer si le Pakistan avait effectivement manqué à ses obligations au titre de l’article 36 de la convention de Vienne, et décider ensuite des remèdes éventuels. La Cour a choisi de ne pas le faire, au motif que «la convention de Vienne n’off[rait] aucun fondement permettant à un Etat de conditionner l’exécution de ses obligations au titre de l’article 36 au respect, par l’autre Etat, d’autres obligations de droit international» (voir le paragraphe 123 de l’arrêt). J’espère ne pas manquer au respect que je dois à la Cour en disant qu’à mon avis, la convention de Vienne ne peut pas et ne doit pas être interprétée en l’isolant froidement du droit international général.
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6. De plus, les droits et obligations énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention ne sauraient être interprétés sans tenir compte de son paragraphe 2, qui définit expressément les conditions de la jouissance desdits droits, à savoir qu’ils «doivent s’exercer dans le cadre des lois et règlements de l’Etat de résidence, étant entendu, toutefois, que ces lois et règlements doivent permettre la pleine réalisation des fins pour lesquelles les droits sont accordés».
7. Depuis le 31 mai 2017, le Pakistan a en vain demandé six fois à l’Inde d’apporter son concours à l’enquête pénale, jugée par lui nécessaire (duplique du Pakistan (DP), par. 49). Il est même allé jusqu’à proposer d’extrader M. Jadhav vers l’Inde si ses autorités étaient prêtes à l’inculper selon la législation indienne. Dans une note verbale en date du 26 octobre 2017 adressée au ministère indien des affaires étrangères, le ministère pakistanais des affaires étrangères a réitéré sa demande de coopération à la conduite de l’enquête pénale ouverte contre M. Jadhav conformément aux prescriptions de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations Unies, et indiqué que «le Gouvernement pakistanais [était] disposé à envisager toute demande d’extradition que pourrait présenter le gouvernement indien au cas où le commandant Jadhav serait considéré comme un criminel au regard de la législation indienne» (CMP, vol. 2, annexe 44). Ce nonobstant, l’Inde a persisté dans son refus de coopérer. Par la même note verbale, le Pakistan a expressément demandé à l’Inde de répondre aux six questions suivantes au sujet de l’authenticité du passeport indien (no L9630722) dont M. Jadhav était porteur :
« 1) Le commandant Jadhav est-il bien le commandant Jadhav ou est-il «Hussein Mubarak Patel»?
2) S’il n’est pas «Hussein Mubarak Patel», cette personne existe-t-elle?
3) Que «Hussein Mubarak Patel» existe ou non, quelles démarches le Gouvernement indien a-t-il entreprises, à tout le moins depuis le 23 janvier 2017, pour enquêter sur la manière dont le commandant Jadhav a pu obtenir un passeport auprès des autorités indiennes compétentes?
4) A titre subsidiaire, le Gouvernement indien considère-t-il que le commandant Jadhav était en possession de documents faux et inexacts, [de sorte que] :
a) … [soit] son nom n’est pas «Hussein Mubarak Patel» ;
b) … [soit] son passeport n’a pas été délivré par les autorités indiennes compétentes?
5) Si tel est le cas, le Gouvernement indien considère-t-il que le commandant Jadhav a commis une ou plusieurs infractions au regard du droit indien? Dans l’affirmative, quelles sont-elles?
6) Quel est le véritable passeport du commandant Kulbhushan Sudhir Jadhav (à supposer qu’un passeport lui ait été délivré)? Merci de nous fournir les informations complètes concernant les dates de délivrance et d’expiration, le numéro du passeport, le lieu de délivrance, le nom et la photographie figurant dans le véritable passeport (en cours de validité) délivré au commandant Jadhav, si un tel document existe. Sans préjudice de ce qui précède, la République islamique du Pakistan a déjà informé la République de l’Inde que celle-ci n’avait pas établi la nationalité indienne du commandant Jadhav» (CMP, par. 208 et annexe 44, p. 2-3).
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8. Des investigations plus récentes semblent indiquer que M. Jadhav possédait deux passeports indiens, l’un portant le numéro E6934766, et l’autre le numéro L9630722. La version des faits établie par trois journalistes indiens respectés, MM. Karan Thapar, Praveen Swami et Chandan Nandy, sur la base d’interviews de hauts responsables indiens confirme que M. Jadhav était un agent de la «Research and Analysis Wing» (RAW) (CMP, vol. 2, annexes 27 et 28 ; CR 2019/2, p. 20-22, par. 29-33 (Qureshi)). Dans ces conditions, l’Inde aurait pu au moins consulter ses bases de données sur les passeports pour vérifier l’authenticité de celui de M. Jadhav, et communiquer le résultat de cette recherche aux autorités pakistanaises pour faciliter la suite de leurs investigations.
9. L’Inde ayant obstinément refusé de coopérer à l’enquête pénale, le Pakistan a fait examiner le passeport par un spécialiste de police scientifique indépendant ayant travaillé en Inde et au Pakistan. Celui-ci a conclu dans son rapport que le passeport était authentique, et l’Inde n’a contesté la véracité de ce rapport ni dans ses écritures, ni à l’audience. Dans son rapport, l’expert, M. Westgate, a écrit ce qui suit :
«D’après ma connaissance et ma compréhension du système d’immigration mis en oeuvre dans les aéroports indiens, les guichets sont reliés à une base de données centrale, et toute irrégularité relative à l’authenticité [d’]un passeport y est normalement signalée. J’en conclus que le nombre de fois où l’intéressé a présenté le document en cause à un guichet d’immigration en Inde pour entrer sur le territoire ou le quitter [M. Westgate ayant relevé plus tôt que cela s’était produit à au moins 17 reprises] tend à en prouver le caractère authentique. En outre, si des problèmes s’étaient posés au sujet du titulaire d’un passeport authentique, par exemple l’existence d’une notice Interpol I24/7, d’une inscription sur la liste centrale indienne des personnes surveillées, d’une procédure pénale ou de questions liées à l’identité de l’intéressé, il est fort probable qu’ils auraient été décelés au guichet d’immigration lorsque les fonctionnaires indiens ont contrôlé le passeport. Ces derniers examinent en effet tous les jours des centaines de passeports et possèdent donc bien plus d’expérience en la matière.» (CMP, vol. 7, annexe 141, par. 15.)
10. En délivrant un tel document et en persistant à refuser de coopérer à l’enquête ouverte sur celui-ci, l’Inde a également agi en violation de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité, dont le paragraphe 3 dispose notamment que tous les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies doivent :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«f) [s]e prêter mutuellement la plus grande assistance lors des enquêtes criminelles et autres procédures portant sur le financement d’actes de terrorisme ou l’appui dont ces actes ont bénéficié, y compris l’assistance en vue de l’obtention des éléments de preuve qui seraient en leur possession et qui seraient nécessaires à la procédure ;
g) [e]mpêcher les mouvements de terroristes ou de groupes de terroristes en instituant des contrôles efficaces aux frontières, ainsi que des contrôles lors de la délivrance de documents d’identité et de documents de voyage et en prenant des mesures pour empêcher la contrefaçon, la falsification ou l’usage frauduleux de papiers d’identité et de documents de voyage.»
11. Le motif qu’a invoqué l’Inde pour justifier son refus de prêter assistance au Pakistan, à savoir qu’elle n’avait pas conclu avec lui de traité d’entraide judiciaire, ne tient pas, étant donné
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que l’absence d’un tel traité ne l’aurait pas dispensée de remplir les obligations qu’imposent les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. L’Inde a en outre déformé les faits, puis qu’il existe bien entre elle et le Pakistan un traité d’assistance mutuelle, l’accord de 2008, qui, après trois ans de négociation, a remplacé un accord en vigueur depuis 1982. A cet égard, il est intéressant de noter que le point iii) de ce dernier renfermait une disposition analogue à celle figurant sous le point vi) de l’accord de 2008, qui était libellée comme suit :
«Chaque gouvernement autorise, sur la base de la réciprocité, les autorités consulaires de l’autre Etat à entrer en communication avec les ressortissants de celui-ci qui ont été arrêtés, détenus ou emprisonnés sur son territoire, à condition que les intéressés n’aient pas été appréhendés pour des motifs ou infractions d’ordre politique ou touchant à la sécurité. Les demandes des autorités consulaires tendant à entrer en communication avec les intéressés ainsi que les termes de celles-ci seront examinés au cas par cas par le gouvernement qui a arrêté la personne ou la maintient en détention ou prisonnière, et les décisions prises sur ces demandes seront communiquées à l’autre gouvernement dans un délai de quatre semaines à compter de leur date de réception.» (Texte reproduit à l’annexe 160 du contre-mémoire du Pakistan (volume 7).)
Qui plus est, lors de la conclusion de l’accord de 2008, les deux Etats ont déclaré dans un communiqué conjoint qu’ils participaient de concert à la lutte contre le terrorisme, comme le Pakistan l’a précisé à l’audience. Il convient d’interpréter le point vi) de l’accord de 2008 en fonction du but que les deux Etats avaient manifesté l’intention de poursuivre. Ses dispositions doivent être interprétées de bonne foi selon leur sens ordinaire.
12. La Cour n’avait certes compétence que pour trancher le différend qui lui était soumis sur l’interprétation ou l’application de la convention de Vienne, mais elle ne pouvait pas pour autant faire abstraction du contexte juridique lorsqu’elle a recherché si le Pakistan avait rempli ses obligations au titre du paragraphe 1 de l’article 36 de cet instrument, et ne pouvait pas non plus procéder à cet examen sans tenir compte des relations difficiles et de plus en plus tendues qu’entretiennent les Parties, lesquelles présentent un danger imminent pour la paix et la sécurité dans la région.
13. Selon les informations dont dispose le Pakistan, M. Jadhav a été arrêté par ses services de sécurité alors qu’il venait d’entrer au Pakistan en franchissant la frontière entre la province pakistanaise du Baloutchistan et l’Iran (comté de Saravan). Pendant les interrogatoires auxquels il a été soumis et dans ses aveux (recueillis par un magistrat), il a reconnu qu’il travaillait pour la RAW et avait planifié et exécuté, pour déstabiliser le Pakistan, des actes terroristes visant une grande région (le Baloutchistan) et une grande ville (Karachi), qui avaient fait des morts et causé des dommages matériels. Il a aussi livré les noms de 15 individus, résidant pour la plupart en Inde, qu’il a dit être ses complices ou ses officiers traitants. L’extrait ci-après de ses aveux est révélateur de l’abus de droits que l’Inde a commis en introduisant la présente instance devant la Cour :
«1. Je suis le commandant Kulbhushan Jadhav, officier d’active portant le numéro matricule 41558Z et ingénieur de combat de la marine indienne. J’ai, sous le nom d’emprunt Hussein Mubarak Patel, collecté des renseignements pour le compte des autorités indiennes.
2. Je suis entré à l’académie de défense nationale en 1987, puis, en 1991, dans la marine indienne, où j’ai servi jusqu’aux alentours de décembre 2001, date de l’attentat commis contre le Parlement indien ; c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à recueillir des informations et du renseignement sur le sol indien. Je vivais alors dans la ville de Mumbai, en Inde.
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3. Je suis actuellement toujours en service et pourrai prendre ma retraite d’officier de la marine indienne en 2022. En 2003, après quatorze années de service, j’ai commencé à mener des opérations de renseignement et ouvert un petit commerce à Chabahar, en Iran. Etant parvenu à établir cette couverture et à me rendre clandestinement à Karachi en 2003 et 2004, et après avoir effectué quelques missions simples en Inde, j’ai été recruté par la RAW fin 2013. Depuis cette date, j’ai dirigé pour son compte différentes activités dans le Baloutchistan et à Karachi visant à fragiliser l’ordre public à Karachi. Je travaillais essentiellement pour M. Anil Kumar Gupta, Joint Secretary du service de renseignement extérieur, et pour ses agents au Pakistan, notamment au sein de l’organisation des étudiants baloutches.
4. Mon rôle consistait à établir des contacts avec les insurgés baloutches, qui m’aidaient à mener certaines activités. Il s’agissait d’actes de nature criminelle, antinationale et terroriste qui pouvaient causer des morts et blessés graves au sein de la population civile pakistanaise. J’ai ainsi réalisé que le RAW se livrait à des activités liées au mouvement de libération baloutche au Pakistan et dans la région environnante. Des fonds étaient envoyés par différents contacts ou par d’autres moyens pour alimenter le mouvement et soutenir ses objectifs et activités séparatistes, et les agents du RAW orchestraient des actes criminels et antinationaux pouvant causer des morts et des blessés graves au Pakistan. Ces actes, pour autant que je sache, avaient essentiellement pour cible les ports de Gwadar, Pasni et Jiwani ainsi que d’autres installations de la zone côtière, et ont causé des dégâts matériels importants au Baloutchistan. Le but était donc d’instaurer, au sein du mouvement de libération baloutche, un état d’esprit criminel susceptible de créer l’instabilité au Pakistan.
5. Poursuivant les objectifs fixés par mes officiers traitants du RAW, j’ai, le 3 mars 2016, tenté d’entrer au Pakistan depuis le comté iranien de Saravan, et été arrêté par les autorités pakistanaises de l’autre côté de la frontière. J’avais alors pour mission principale de rencontrer des membres du mouvement nationaliste BSN au Baloutchistan pour discuter avec eux d’activités qu’ils projetaient d’entreprendre et recueillir les messages à transmettre aux autorités indiennes. Certaines de ces opérations devaient être mises en oeuvre à très brève échéance, et c’est de cela dont nous devions discuter ; telle était la raison essentielle de ma venue au Pakistan.
6. Dès que j’ai réalisé que ma détention au Pakistan compromettait mes opérations de renseignement, j’ai révélé que j’étais officier de la marine indienne ; à partir de là, les autorités pakistanaises ont radicalement changé d’attitude à mon égard, me traitant de manière tout à fait convenable et avec le respect et la considération qui m’étaient dus ; les agents pakistanais se sont toujours montrés professionnels et courtois et m’ont accordé tous les égards dus à un officier. Lorsque j’ai pris conscience que mes opérations de renseignement avaient été compromises, j’ai décidé de mettre fin à tout ce gâchis ; j’étais décidé à tourner la page et à coopérer avec les autorités pour en finir avec les problèmes dans lesquels je nous avais plongés, mes proches et moi-même. Tout ce que j’ai dit aujourd’hui est la vérité, je n’ai subi aucune contrainte ni aucune pression. Ma seule volonté est de mettre cartes sur table, d’exposer l’ensemble du système auquel je participe depuis quatorze ans.» (CMP, vol. 2, annexe 17 ; voir également CMP, par. 25.)
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14. M. Jadhav a fait l’objet de deux informations judiciaires, ouvertes l’une pour espionnage et l’autre en application de la législation antiterroriste pakistanaise. L’information concernant des faits d’espionnage a permis au Pakistan de recueillir des preuves suffisantes pour que M. Jadhav, conformément à la législation pakistanaise, soit traduit devant un tribunal, qui l’a reconnu coupable. Il a comparu devant un tribunal militaire spécial (cour martiale générale de campagne) ; durant son procès, il a été assisté par un avocat qualifié, et on lui a expliqué quelles voies de recours lui étaient ouvertes. Dans le cadre de l’information ouverte pour actes de terrorisme, toutefois, M. Jadhav a fait mention de divers complices, dont l’Inde n’a pas démenti qu’ils résidaient sur son territoire. Le Pakistan a en conséquence demandé aux autorités indiennes de l’aider dans ses investigations sur l’authenticité du passeport dont M. Jadhav était porteur, de lui communiquer les relevés de ses comptes bancaires et de ses échanges téléphoniques sur son portable, et l’a priée d’interroger les complices et officiers traitants nommément désignés par lui. En raison du refus de coopérer opposé par l’Inde, le procès ouvert contre M. Jadhav pour actes de terrorisme est resté en suspens. Si le Pakistan avait concocté de fausses accusations contre M. Jadhav dans l’intention de le condamner arbitrairement, ses tribunaux l’auraient déclaré coupable des divers actes de terrorisme auxquels il avait avoué avoir pris part. En ne faisant rien de tel, le Pakistan a montré qu’il agissait de bonne foi dans le but d’établir la vérité et de veiller à ce que justice soit faite, alors même que le silence de l’Inde et son refus de coopérer ajoutaient foi aux aveux de M. Jadhav, qui révélaient clairement l’implication de l’Inde. Le Pakistan considère que les actes de terrorisme perpétrés par M. Jadhav font partie d’une série d’opérations montées par l’Inde dans le but de le déstabiliser. A ce sujet, M. Anwar Mansoor Khan, Attorney General et agent du Pakistan, a déclaré ce qui suit à l’audience :
«En raison des agissements de l’Inde et d’autres pays, le Pakistan est gravement touché par le terrorisme, que l’Etat et son peuple innocent continuent de combattre aux frontières comme à l’intérieur du pays. Plus de 74 000 personnes ont été tuées ou blessées au Pakistan lors d’attentats terroristes imputables principalement à des ingérences de l’Inde, notre voisine. C’est dans ce contexte que le commandant Kulbhushan Jadhav, officier d’active de la marine indienne travaillant pour la RAW (Research & Analysis Wing), organisme aux pratiques brutales qui est le principal service indien de renseignement extérieur, est entré sur le territoire pakistanais, où il avait pour principale mission, sur ordre du Gouvernement indien, de faciliter, planifier et déclencher des opérations terroristes dans deux provinces, le Baloutchistan et le Sindh, et ailleurs. C’est là ce qu’il a avoué à un magistrat indépendant siégeant dans un tribunal compétent, devant lequel il a bénéficié de garanties rigoureuses visant à le protéger lors de ses aveux de toute forme de contrainte ou de coercition.» (CR 2019/2, p. 10, par. 5 (Khan).)
15. L’Inde a prétendu que M. Jadhav était un officier retraité de sa marine, victime d’un enlèvement alors qu’il vaquait à ses affaires en Iran. Cependant, elle n’a indiqué ni dans son mémoire ni dans sa réplique la date à laquelle M. Jadhav aurait pris sa retraite de la marine indienne. Elle n’a versé au dossier aucun document révélant la nature des affaires qui appelaient M. Jadhav en Iran, ou indiquant quand et comment il avait été enlevé. L’Inde, si M. Jadhav avait été enlevé comme elle le prétend, aurait pu adresser une protestation au gouvernement iranien, mais elle n’en a rien fait (mémoire de l’Inde (MI)), par. 41 ; réplique de l’Inde (RI), par. 31 e) ; voir CR 2019/2, p. 22, par. 35 (Qureshi)). De plus, l’Inde n’a ni nié ni confirmé la validité du passeport dont était porteur M. Jadhav ; elle a cependant affirmé dans ses écritures que son nom était «Kulbhushan Sudhir Jadhav» et non «Hussein Mubarak Patel». La Cour n’aurait pas dû purement et simplement ignorer le fait que l’Inde avait facilité ou cautionné les agissements d’un officier de marine d’active qui avait pour mission de pénétrer le tissu social d’un Etat souverain pour entreprendre des activités terroristes en vue de déstabiliser toute une province du Pakistan, agissements qui ont fait de nombreux morts et causé d’importants dégâts matériels.
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16. La délivrance à M. Jadhav d’un passeport valide établi à un nom «musulman», ainsi que ses aveux, attestent de l’implication de l’Inde, et montrent qu’elle a commis un abus de procédure et s’est comportée de manière illicite. Selon Robert Kolb, il y a en droit international «abus de procédure» lorsqu’«une ou plusieurs parties usent d’instruments ou de droits procéduraux à des fins autres que celles pour lesquelles ils ont été institués» (R. Kolb, «General Principles of Procedural Law», in A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm, C. Tomuschat and C. J. Tams (eds.), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (2012), p. 904). Comme le juge Anzilotti l’a observé dans l’opinion dissidente dont l’exposé est joint à l’arrêt rendu en 1933 par la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire du Statut juridique du Groenland oriental (C.P.J.I., série A/B, no 53, p. 95), «un acte illégal ne peut pas servir de base à une action en justice». De même, l’observation citée ci-après, qui figure dans l’exposé de l’opinion dissidente du juge Schwebel joint à l’arrêt rendu par la présente Cour en 1986 en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires vaut pour le comportement de l’Inde comme elle valait pour celui du Nicaragua dans ladite affaire :
«[il] aurait dû suffire pour que la Cour conclue que le Nicaragua s’était lui-même privé du nécessaire locus standi l’autorisant à se plaindre d’actes illicites correspondants des Etats-Unis. D’autant plus que, si actes illicites il y avait, ceux-ci résultaient des siens ou visaient à répliquer aux siens.» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 394, par. 272.)
II. L’ACCORD DE 2008 RÉGIT LES RELATIONS CONSULAIRES ENTRE L’INDE ET LE PAKISTAN EN CAS D’ARRESTATIONS ET DE DÉTENTIONS POUR DES RAISONS DE SÉCURITÉ NATIONALE
17. Aux paragraphes 94 à 97 de son arrêt, la Cour explique qu’elle considère que l’accord de 2008 entre l’Inde et le Pakistan est dépourvu de toute pertinence, et ce, pour deux motifs. Elle estime d’abord que
«le point vi) de l’accord ne saurait être lu comme autorisant l’Etat de résidence à refuser la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi en cas d’arrestation, de détention ou de condamnation de ces derniers pour des raisons politiques ou de sécurité» (arrêt, par. 94).
La Cour estime ensuite que «le point vi) dudit arrêt ne se substitue pas, contrairement à ce que prétend le Pakistan, aux obligations découlant de l’article 36 de la convention» (ibid., par. 97).
18. L’interprétation de l’accord de 2008 retenue par la Cour repose sur une présomption, et non sur les intentions des deux Etats telles qu’elles ressortent du libellé de cet instrument. De plus, la Cour a mal interprété l’article 73 de la convention. J’estime en effet que son interprétation du paragraphe 2 de cet article est inexacte au regard du droit des traités, et ne tient pas suffisamment compte des difficultés qu’a présentées la rédaction des dispositions de ce paragraphe lors de la négociation du texte de la convention. Comme je le montrerai plus loin, admettre l’interprétation de la Cour rendrait le paragraphe 2 de l’article 73 redondant et priverait les Etats de leur faculté inhérente de conclure des accords bilatéraux inter se portant sur le même sujet qu’un traité multilatéral auquel ils sont l’un et l’autre parties.
19. Il me paraît utile, avant de poursuivre mon exposé, de rappeler les principaux arguments avancés sur ce point par les Parties. Pour le Pakistan, l’accord de 2008 donne effet aux dispositions de la convention de Vienne, qu’il complète et développe au sens de l’article 73 de celle-ci (CMP,
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par. 369 et 385.1). Le Pakistan a jugé que, compte tenu des aveux de M. Jadhav et de la nature des charges retenues contre ce dernier, son cas relevait de la «sécurité nationale» ; il était par conséquent en droit d’examiner «au fond» la question de la communication de l’intéressé avec les autorités consulaires indiennes, conformément au point vi) de l’accord de 2008 (CMP, par. 385.3-385.4). L’Inde a pour sa part soutenu que les Etats parties à la convention de Vienne ne pouvaient conclure des accords portant sur le même sujet que s’ils confirmaient, complétaient ou développaient les dispositions de celle-ci, ou étendaient leur champ d’application. Elle a également soutenu que, ayant été conclu en vue «d’oeuvrer à la réalisation de l’objectif consistant à garantir un traitement humain aux ressortissants de chacun des deux Etats en cas d’arrestation, de détention ou d’emprisonnement sur le territoire de l’autre», l’accord de 2008 n’était pas pertinent aux fins de l’examen de la question du droit à l’assistance consulaire prévu par la convention de Vienne. Plus précisément, l’Inde affirmait que le point vi) devait être lu à la lumière des dispositions qui l’encadrent, à savoir celles du point v) et du point vii), lequel traite de la libération et du rapatriement anticipé des personnes se trouvant dans des circonstances spéciales appelant compassion et humanité, question qui n’était pas en cause dans la présente affaire (MI, par. 90-92 ; RI, par. 139, 143-146 ; CR 2019/1, p. 31-32, par. 106 (Salve)). A l’audience, M. Harish Salve, conseil de l’Inde, a notamment dit ce qui suit :
«[é]tant donné que l’Inde et le Pakistan sont des Etats voisins et ont une frontière terrestre et une frontière maritime communes, et qu’il arrive fréquemment que les habitants des zones frontalières entrent par inadvertance sur le territoire de l’autre pays, ce qui leur vaut d’être mis en état d’arrestation, il a été jugé nécessaire de conclure un accord bilatéral complétant la convention de Vienne. Les questions dont traitent ses points i), iii), iv) et v), choisies d’un commun accord, ne sont pas couvertes par la convention, et leurs dispositions complètent celles de la convention et en étendent le champ d’application.» (CR 2019/1, p. 31-32, par. 110 (Salve).)
20. Le conseil de l’Inde a donc admis que les questions dont traitent les points i), iii), iv) et v) de l’accord de 2008 n’étaient pas couvertes par la convention de Vienne, et que leurs dispositions complétaient celles de la convention et en étendaient le champ d’application. Malheureusement, il n’a pas fait mention du point vi) («En cas d’arrestation, de détention ou de condamnation pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité, chaque partie peut examiner l’affaire au fond.»). Or, le cas de M. Jadhav, accusé d’avoir organisé et exécuté des opérations terroristes, entrait manifestement dans le champ d’application du point vi) de l’accord. Au sujet des intentions dans lesquelles les parties à l’accord l’ont conclu, il importe de garder deux choses à l’esprit : premièrement, les deux Etats, étant tous deux parties à la convention de Vienne, étaient parfaitement conscients des dispositions de son article 36, mais n’en ont pas moins conclu l’accord ; deuxièmement, le titre même de l’accord de 2008 («accord sur la communication consulaire») reflète les intentions dont il procède.
21. Pour apprécier le contexte de la conclusion de l’accord de 2008, il importe de s’intéresser aux raisons qui ont porté les deux Etats à conclure cet arrangement tout en étant l’un et l’autre parties à la convention de Vienne. Ces raisons me semblent être au nombre de deux. La première est que l’Inde et le Pakistan ont de longues frontières terrestre et maritime communes, qu’il arrive à leurs ressortissants de franchir par mégarde, lesquels se retrouvent pour cela en état d’arrestation. C’est dans le but d’assurer à ces derniers en pareil cas un traitement «humain» et de pourvoir à leur rapatriement que les deux pays ont envisagé de conclure un accord. La deuxième est que, comme l’a souligné le Pakistan (voir ci-dessus, paragraphe 11), il y avait lieu de remplacer un accord datant de 1982, qui était resté en vigueur jusqu’à la conclusion de celui de 2008 ; cet accord renfermait une disposition analogue à celle du point vi) de son successeur. Ayant depuis des dizaines d’années des relations houleuses, les deux pays voulaient combattre le terrorisme transfrontières. Cet aspect du contexte tient notamment au risque de voir s’envenimer le différend qui oppose les deux Etats au sujet du Cachemire, différend qui les a déjà amenés plusieurs fois à
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s’affronter militairement et qui entraîne des échanges d’allégations et contre-allégations sur fond de guerre par procuration. L’Inde a elle-même fait référence dans son mémoire à un point de presse dans lequel un représentant du Pakistan a, le 20 avril 2017, fait une déclaration dont la teneur montre en quoi le différend sur le Cachemire détermine pour une part la nature des relations diplomatiques entre les deux Etats :
«Les Cachemiriens qui habitent le Jammu-et-Cachemire occupé par l’Inde ont clairement manifesté leur volonté en refusant catégoriquement de se prêter à un simulacre d’élections. Notre premier ministre, tout en engageant la communauté internationale à intervenir pour mettre fin aux atrocités commises par l’Inde dans la partie du Cachemire qu’elle occupe, a dit fort justement que «le recours à la force brute contre des Cachemiriens innocents qui refusent de prendre part à un simulacre d’élections n’éteindra pas leur aspiration naturelle à la liberté». Les nouvelles épouvantables qui parviennent de la partie du Cachemire occupée par l’Inde continuent d’inquiéter le Pakistan.» (MI, annexe 9.)
Bien que la situation au Cachemire n’ait pas été en cause en la présente affaire, la référence qu’a faite l’Inde au point de presse susmentionné appelle une observation. Le problème sous-jacent, qui a malheureusement provoqué au Cachemire des troubles de plus en plus fréquents, et a détérioré les relations entre les deux Etats voisins, est que la résolution 47 du Conseil de sécurité des Nations Unies (adoptée le 21 avril 1948) n’est toujours pas appliquée. Le Conseil de sécurité a créé par cette résolution une commission chargée d’aider les gouvernements indien et pakistanais à rétablir la paix et l’ordre public dans la région et à organiser un plébiscite par lequel il serait décidé du sort du Cachemire.
22. Dans son rapport le plus récent sur le Cachemire, le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme expose sans complaisance la situation grave qui y règne (Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport sur la situation des droits de l’homme au Cachemire, 14 juin 2018). Les relations entre les deux Etats sont si acrimonieuses qu’ils échangent des allégations d’ingérence lorsqu’il arrive que l’un arrête et mette en détention des ressortissants de l’autre ou des acteurs non étatiques pour des raisons de sécurité. Ces incidents doivent faire l’objet d’enquêtes, mais les autorités de l’Etat de résidence renâclent parfois à permettre immédiatement aux individus en cause de communiquer avec leur consulat ou à les relâcher rapidement. Etant donné que la convention de Vienne ne prévoit pas de dispositions spéciales en cas d’arrestation et de détention pour des raisons «politiques» ou de «sécurité» (pour reprendre la terminologie du point vi) de l’accord de 2008), l’Inde et le Pakistan, en vue d’en «compléter» les dispositions et d’«étendre» leur champ d’application, ont négocié et conclu un accord conforme au paragraphe 2 de son article 73. Le cas qui a fait l’objet de la présente instance est un exemple typique des situations que les deux Etats avaient à l’esprit lorsqu’ils ont introduit les dispositions du point vi) dans l’accord de 2008. Sans me départir du respect que je dois à la Cour, je me permets d’observer que c’est là un fait qu’elle n’a malheureusement pas gardé à l’esprit lorsqu’elle a interprété ledit accord.
23. La conclusion d’accords bilatéraux de cette sorte n’est pas inhabituelle dans la pratique des Etats. En effet,
«[a]u moins 50 accords sur les relations consulaires conclus après la signature de la convention de Vienne prévoient des délais précis de notification consulaire ou d’autorisation de communiquer avec les autorités consulaires. Ces traités ont été conclus entre 1964 et 2008, et les Etats qui y sont parties, au nombre de 39, sont répartis entre tous les continents et ont des régimes politiques et des systèmes juridiques très divers. On ne constate dans ces différents instruments, y compris ceux qui reprennent l’expression «sans retard» employée dans la convention de Vienne,
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aucune uniformité des dispositions spécifiant le délai de notification consulaire et le délai d’autorisation de communiquer avec les autorités consulaires. Pour la notification aux autorités consulaires, le délai le plus court est de 48 heures au plus après la mise en état de détention, et le plus long de 10 jours au plus. Pour l’autorisation de communiquer avec les autorités consulaires, le délai maximum le plus court est de trois jours après la mise en état de détention, et le plus long de 15 jours. La plupart de ces 50 traités prévoient que la notification consulaire doit avoir lieu dans les trois jours qui suivent la mise en état de détention, et près de 90 % des accords analysés prévoient un délai maximum de notification de cinq jours. De même, la majorité des traités disposent que la permission de communiquer avec les autorités consulaires doit être accordée dans les cinq jours qui suivent la mise en état de détention, et 82 % stipulent à cet égard un délai maximum d’une semaine.» (M. Warren, «Rendered Meaningless? Security Detentions and the Erosion of Consular Access», Southern Illinois University Law Journal, vol. 38 (1) (automne 2013), p. 37-38.)
24. A mon sens, l’accord de 2008 satisfait pleinement aux conditions prévues au paragraphe 2 de l’article 73 de la convention, qui dispose ce qui suit : «[a]ucune disposition de la présente Convention ne saurait empêcher les Etats de conclure des accords internationaux confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application.» Le membre de phrase «confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application» («confirming or supplementing or extending or amplifying the provisions thereof») n’est pas une formulation indifférente. Selon le dictionnaire Chambers, le substantif anglais «supplement» désigne «ce qui comble une insuffisance ou satisfait un besoin, ce qui complète ou contribue à compléter, ou une partie supplémentaire ajoutée à une publication». Le verbe «to amplify» signifie «rendre plus copieux, ajouter à, agrandir, etc.». Selon le Black’s Law Dictionary, le verbe «to supplement» signifie «apporter quelque chose de plus, ajouter ce qui manque». Selon l’Inde elle-même, des traités bilatéraux portant sur le même sujet que la convention de Vienne peuvent être conclus, «à condition que ceux-ci «confirm[ent], compl[ètent] ou développ[ent] ses dispositions, ou étend[ent] leur champ d’application.» (MI, par. 91). En tout état de cause, le paragraphe 2 de l’article 73 est essentiellement une clause de sauvegarde. Le droit général des traités n’interdit nullement à deux Etats parties à un instrument multilatéral de conclure un accord ultérieur qui peut régir différemment leurs relations inter se. Cette façon de voir ressort clairement des travaux préparatoires consacrés à la rédaction du paragraphe 2 de l’article 73, dont il se trouve que le texte originel avait été proposé par l’Inde. Les déclarations citées ci-après, faites juste avant l’adoption de ce paragraphe, sont révélatrices :
«M. EVANS (Royaume-Uni) voudrait savoir si le texte proposé par l’Inde laisse intacte la règle de droit international relative à l’interprétation des conventions multilatérales, qui reconnaît à deux ou plusieurs parties à une convention multilatérale la faculté de s’écarter, d’un commun accord, de certaines clauses de ladite convention à condition de ne pas porter atteinte aux droits des autres parties à la convention. Dans l’affirmative, la délégation du Royaume-Uni votera pour le texte proposé par l’Inde.
M. KRISHNA RAO (Inde) dit qu’il lui est difficile de répondre à la question du représentant du Royaume-Uni étant donné qu’il s’agit d’une part de la présente convention et d’autre part des conventions ou accords qui pourraient être conclus dans l’avenir.» (Documents officiels de la conférence des Nations Unies sur les relations consulaires, Vienne, 4 mars-22 avril 1963, comptes rendus analytiques des séances plénières et des séances de la Première et Deuxième Commissions, A/CONF.25/16, vol. I, p. 258, par. 9 et 10, (28e séance de la Première Commission, 25 mars 1963).)
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25. Pendant la négociation de cette disposition à Vienne, plusieurs Etats ont exprimé de vives réserves quant à son effet juridique, faisant observer que «tous les Etats devraient pouvoir décider librement s’ils désirent ou non conclure des accords de leur choix en matière de relations consulaires», mais il a finalement été décidé, à une très forte majorité, de faire figurer dans la convention ce qui est devenu le paragraphe 2 de l’article 73 (ibid., p. 252, par. 28 (compte rendu analytique de la 27e séance de la Première Commission, 25 mars 1963)).
26. Diverses dispositions de l’accord de 2008 comblent certaines des lacunes de la convention de Vienne et précisent leurs modalités d’application dans les relations bilatérales entre l’Inde et le Pakistan. Les parties sont notamment convenues que, en cas de détention ou de condamnation pour des raisons politiques ou de sécurité, elles pouvaient examiner «au fond» toute demande d’autorisation de communiquer avec les autorités consulaires ou d’assistance consulaire. Comme l’a très justement fait observer Mark Warren, «les dispositions des traités bilatéraux sur les relations consulaires sont une source importante, mais souvent négligée, d’indicateurs des tendances récentes de la doctrine des obligations en matière de notification consulaire ou de communication avec les autorités consulaires» (M. Warren, «Rendered Meaningless? Security Detentions and the Erosion of Consular Access», Southern Illinois University Law Journal, vol. 38 (1) (automne 2013), p. 28). Il est regrettable que la Cour ait écarté cette disposition clé de l’accord de 2008, au motif qu’elle «ne saurait être lu[e] comme autorisant l’Etat de résidence à refuser la communication entre les autorités consulaires et le ressortissant de l’Etat d’envoi en cas d’arrestation, de détention ou de condamnation … pour des raisons politiques ou de sécurité» (arrêt, par. 94).
27. Comme je l’ai relevé plus haut, les négociations sur l’accord de 2008 ont duré près de trois ans, et l’Inde, dans ses écritures et plaidoiries, n’a pas expliqué en quoi cet accord serait incompatible avec l’article 73 de la convention ni pourquoi il ne pourrait pas être invoqué pour préciser les modalités d’application et l’interprétation de son article 36. Les parties à l’accord, tout en réaffirmant qu’elles étaient résolues, lorsque sur leur territoire, des ressortissants de l’autre partie seraient arrêtés, détenus ou condamnés, à permettre la «communication consulaire» avec les intéressés, et à les libérer et les rapatrier dans un délai «d’un mois au plus tard» après expiration de leur peine et «confirmation de leur nationalité», sont convenues de prévoir au point vi) de l’accord une exception en vertu de laquelle, «[e]n cas d’arrestation, de détention ou de condamnation pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité, chaque partie peut examiner l’affaire au fond». Cette exception vaut uniquement dans les relations bilatérales entre les deux Etats.
28. L’accord de 2008 est sans effet sur la jouissance par les autres parties à la convention de Vienne des droits qu’elles tiennent de celle-ci, ni sur l’exécution des obligations qu’elle leur impose, et il n’est pas incompatible avec la réalisation effective de l’objet et du but de la convention prise dans son ensemble (voir l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités). L’accord de 2008 précise simplement les modalités selon lesquelles, dans leurs relations bilatérales, les deux Etats exercent les droits qu’ils tiennent de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires et exécutent les obligations qui en découlent, et ce, dans un cas précis, à savoir celui de l’arrestation et de la détention de ressortissants de l’un sur le territoire de l’autre pour des raisons politiques ou de sécurité. L’accord n’affecte pas la jouissance par les autres parties à la convention des droits qu’elle leur confère, ni l’exécution par celles-ci des obligations qu’elle leur impose. On peut opérer une distinction entre les traités «réciproques» et les traités «absolus» selon qu’il est possible ou non d’y apporter des modifications satisfaisant aux conditions prévues à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Selon un commentaire de cette disposition qui fait autorité :
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«Les traités réciproques sont ceux par lesquels les parties s’accordent réciproquement des droits et contractent des obligations les unes envers les autres de manière quasi bilatérale. Sont généralement considérées comme relevant de cette catégorie les conventions sur les relations consulaires ou diplomatiques, voire celles sur le droit des traités. Les parties à ces traités s’engagent chacune envers les autres, mais si deux d’entre elles ou plus conviennent d’y déroger dans leurs relations, il n’en résulte pas nécessairement des restrictions des droits qu’elles reconnaissent aux autres parties, et la réalisation de l’objet et du but du traité n’en est pas affectée. Pour les parties à un traité de ce type qui veulent conclure un accord inter se [sur le même sujet], la compatibilité avec l’objet et le but du traité ou la conformité aux droits et obligations des autres parties est donc rarement un obstacle.» (A. Rigaux et al., «Art. 41 of the 1969 Vienna Convention», in O. Corten and P. Klein (eds.), The Vienna Conventions on the Law of Treaties (2011), p. 1003-1004.)
29. Enfin, comme je l’ai déjà mentionné, le rapport entre l’accord de 2008 et la convention de Vienne sur les relations consulaires devrait être interprété sans perdre de vue l’objet et le but de celle-ci. Bien que n’y soit expressément prévue aucune exception pour les espions ou les personnes impliquées dans des affaires ayant des ramifications politiques ou touchant la sécurité nationale, il est affirmé dans son préambule même que «les règles du droit international coutumier continueront à régir les questions qui n’ont pas été expressément réglées dans les dispositions de la … convention». Cette réaffirmation des règles de droit international coutumier est importante, parce que certaines questions ont été délibérément laissées hors du champ d’application de la convention de Vienne. A l’audience, le conseil du Pakistan a développé ce point, déclarant notamment ce qui suit :
«Avant la conclusion, en 1963, de la convention de Vienne sur les relations consulaires et la réaffirmation des règles de droit international coutumier qui y figure expressément, la pratique des Etats ne comprenait pas la facilitation de la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi. A supposer que la convention soit applicable au cas d’un individu qui est prima facie impliqué dans une affaire d’espionnage, lui permettre de communiquer avec les autorités consulaires de l’Etat d’envoi serait une violation de son article 5, alinéa a) et de son article 55, ainsi que du principe du respect du droit international et du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats.» (CR 2019/2, p. 18, par. 21 (Qureshi).)
30. Cet aspect de l’application de la convention de Vienne était important en l’espèce, vu que M. Jadhav a été arrêté parce qu’il était soupçonné d’espionnage et de terrorisme, c’est-à-dire d’actes entrant dans une catégorie de cas pour laquelle le droit international coutumier prévoit un traitement spécial de la question de la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi et de l’assistance consulaire. Dans ses écritures, le Pakistan a judicieusement cité divers exemples tirés de la pratique des Etats et des travaux préparatoires de la convention, qui montrent que la communication avec les autorités consulaires et l’assistance consulaire sont soumises à des restrictions ou refusées lorsque sont en cause des agents secrets, des personnes ayant la double nationalité ou des demandeurs d’asile (voir CMP, par. 291-315.5). Les Etats qui ont négocié la convention de Vienne n’avaient pas l’intention qu’elle s’applique aux personnes relevant de ces cas spéciaux. Ils ont considéré que les cas dans lesquels de telles personnes seraient impliquées devaient continuer d’être régis par le droit international coutumier et des accords bilatéraux antérieurs ou postérieurs à la conclusion de la convention. Les travaux de juristes datant de l’époque de l’adoption de la convention de Vienne montrent aussi que, dans la pratique des Etats, «il [était] souvent dérogé au droit des fonctionnaires consulaires de protéger leurs concitoyens et de se rendre auprès d’eux en prison» lorsqu’il s’agissait d’espions. (L. T. Lee, Consular Law and Practice (1961), extrait reproduit dans la duplique du Pakistan, par. 116, et dans
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son contre-mémoire, vol. 5, annexe 112.1, p. 125). De même, Biswanath Sen, conseiller juridique honoraire du ministère indien des affaires étrangères, a noté ce qui suit : «[c]omme le montre la pratique des Etats, il est souvent dérogé au droit des fonctionnaires consulaires de protéger les ressortissants de l’Etat d’envoi et de se rendre auprès d’eux en prison lorsque les détenus sont accusés d’espionnage» (B. Sen, A Diplomat’s Handbook to International Law and Practice (1965), extrait reproduit dans la duplique du Pakistan, par. 117, et dans son contre-mémoire, vol. 5, annexe 117). Le Pakistan a avancé à ce sujet un argument solidement fondé, à savoir que ni le texte de l’article 36 de la convention, ni le commentaire que la Commission du droit international (CDI) lui a consacré lorsqu’il était à l’état de projet, ne montrent que ses rédacteurs entendaient qu’il s’appliquât aux individus arrêtés parce que soupçonnés d’espionnage. De fait, en se référant au commentaire de la CDI sur le projet d’article 36, le Pakistan a montré à la Cour que lors de la rédaction de la convention de Vienne, la question de l’applicabilité de celle-ci en cas d’espionnage a été abordée, mais n’a pas été tranchée en raison de son caractère sensible. La CDI est même allée jusqu’à admettre dans son commentaire que, dans certaines circonstances, les Etats seraient en droit de maintenir les détenus incommunicado pendant un certain temps pour les besoins de l’instruction. La CDI a notamment indiqué ce qui suit : «[l]’expression «sans retard injustifié» utilisée à l’alinéa b) du paragraphe 1 tient compte des cas où les intérêts de l’instruction criminelle exigent que l’arrestation d’une personne soit tenue secrète pendant un certain temps» (A. Watts (ed.), The International Law Commission 1949-1998, Volume One: The Treaties, Part 1, (OUP, 2000), p. 274, par. 6, extrait reproduit dans le contre-mémoire du Pakistan, vol. 5, annexe 92.) Aucun des moyens de preuve produits par l’Inde ne suffit à démontrer que, selon le droit international coutumier et la pratique des Etats, il est obligatoire de permettre aux individus accusés d’espionnage de communiquer avec les autorités consulaires de leur pays. En revanche, comme l’a fait valoir le Pakistan, l’étude de la pratique des Etats pendant la guerre froide montre que, dans les rapports entre les Etats-Unis et l’URSS, la permission de communiquer avec des individus accusés d’espionnage était souvent refusée aux autorités consulaires de l’Etat d’envoi, ou accordée sous des conditions très restrictives. Au vu de son libellé et de l’historique de sa rédaction, et eu égard au droit international coutumier, on peut plausiblement conclure que l’article 36 ne confère pas un droit absolu à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi.
31. L’espionnage et le terrorisme sont des faits internationalement illicites, et la convention de Vienne ne saurait être invoquée pour sa protection par un Etat qui organise sans vergogne des missions d’espionnage et des opérations terroristes. En ne tenant pas compte de la teneur de l’accord de 2008 et de son effet juridique, la Cour, outre qu’elle a porté gravement atteinte à l’intégrité et au caractère sacré de cet instrument, a jeté le doute sur l’effet juridique des autres accords bilatéraux conclus après l’entrée en vigueur de la convention de Vienne. De fait, ce doute pourrait s’étendre non seulement à tous les accords bilatéraux qui lient l’Inde et le Pakistan, mais à tous ceux conclus entre des Etats en butte à des hostilités ou menacés par le terrorisme. A mon humble avis, il était impératif que la Cour examine soigneusement l’objet et le but de l’accord de 2008, que j’estime avoir été conclu dans l’intention de préciser, au sens du paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne, les modalités d’application de certaines des dispositions de celle-ci dans les circonstances particulières aux relations entre les deux Etats.
32. Nonobstant les charges graves portées contre M. Jadhav et les dérogations à l’obligation de permettre la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi qu’autorise le droit international coutumier en cas d’espionnage, le Pakistan était disposé à permettre à l’intéressé d’entrer en communication avec le consulat de l’Inde si celle-ci acceptait de collaborer à l’enquête sur les actes criminels commis par lui.
33. L’Inde n’a pas contesté que, si les allégations formulées contre M. Jadhav et les aveux de celui-ci étaient jugés crédibles, ses actes constituaient des crimes graves tombant sous le coup de la
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loi pakistanaise contre le terrorisme de 1997 et de la loi de 1952 sur l’armée pakistanaise. L’Inde n’a pas non plus nié que, si les faits allégués étaient avérés, ils relevaient du champ d’application de la loi indienne de 1967 et de la réglementation indienne de 1980 sur les passeports. C’est en connaissance de ces textes législatifs et réglementaires indiens que le Pakistan avait proposé d’extrader M. Jadhav vers l’Inde si elle était prête à exercer contre lui des poursuites selon sa propre législation. Or, l’Inde n’a pas donné suite à cette proposition. Rien dans le dossier de l’affaire ne donne à penser que le Pakistan aurait opposé un refus absolu aux demandes d’autorisation de communiquer par la voie consulaire avec le détenu que l’Inde lui a adressées. Le Pakistan a en effet informé l’Inde que ses demandes seraient examinées en fonction du concours qu’elle apporterait à l’enquête ouverte contre M. Jadhav. L’Inde a d’ailleurs pris note «de la volonté exprimée par le Pakistan de [l’]autoriser à communiquer» avec M. Jadhav (CMP, vol. 2, annexe 13.12). Il ressort du comportement du Pakistan qu’il considérait que, à la suite des aveux de M. Jadhav et dans l’attente d’éléments de preuve qui ne pouvaient être recueillis qu’avec le concours de l’Inde, l’enquête traversait une phase délicate. Si M. Jadhav avait été autorisé à entrer immédiatement en communication avec le consulat indien, il aurait pu rétracter ses aveux, et la tentative du Pakistan d’obtenir de l’Inde d’éventuels éléments de preuve aurait risqué d’être compromise (voir CMP, par. 60-61). Rien dans le libellé de l’article 36 de la convention de Vienne n’indique que la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi doive être permise immédiatement, avant même l’ouverture d’une enquête. Comme elle l’a indiqué en l’affaire Avena
«[s]’agissant de l’objet et du but de la convention, la Cour relève que l’article 36 prévoit que les fonctionnaires consulaires doivent avoir la liberté de communiquer avec les ressortissants de l’Etat d’envoi, de se rendre auprès d’eux, de leur rendre visite et de s’entretenir avec eux et de pourvoir à leur représentation en justice. Il n’est pas prévu, que ce soit au paragraphe 1 de l’article 36 ou ailleurs dans la convention, que les fonctions consulaires permettent à leurs titulaires de faire office eux-mêmes de représentants en justice, ni d’intervenir plus directement dans le système de justice pénale. C’est ce que confirme en effet le libellé du paragraphe 2 de l’article 36 de la convention. Par conséquent, ni les termes de la convention dans leur sens ordinaire, ni son objet et son but ne permettent de penser que «sans retard» doit s’entendre par «immédiatement après l’arrestation et avant l’interrogatoire».» (Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 48, par. 85.)
III. LE PAKISTAN N’A PAS CONTREVENU À L’ARTICLE 36 DE LA CONVENTION DE VIENNE
34. Je ne suis pas d’accord avec la Cour lorsqu’elle dit que le Pakistan n’a pas respecté les droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Ces droits doivent en effet être exercés conformément au droit interne de l’Etat de résidence (CMP, par. 340). Le paragraphe 2 de l’article 36 de la convention dispose à cet égard ce qui suit :
«Les droits visés au paragraphe 1 du présent article doivent s’exercer dans le cadre des lois et règlements de l’Etat de résidence, étant entendu, toutefois, que ces lois et règlements doivent permettre la pleine réalisation des fins pour lesquelles les droits sont accordés en vertu du présent article.»
35. Comme la Cour l’a noté en l’affaire LaGrand et en l’affaire Avena, le paragraphe 1 de l’article 36 définit «un régime dont les divers éléments sont interdépendants et qui est conçu pour faciliter la mise en oeuvre du système de protection consulaire» (LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 492, par. 74 ; Avena et autres ressortissants mexicains
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(Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 39, par. 50). De plus, dans son arrêt en l’affaire Avena, la Cour a souligné ce qui suit :
«[l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36] contient trois éléments distincts mais liés entre eux : le droit de l’intéressé d’être informé sans retard des droits qui lui sont reconnus par ledit alinéa ; le droit du poste consulaire de recevoir sans retard notification de la mise en détention de l’intéressé, si ce dernier en fait la demande ; et l’obligation de l’Etat de résidence de transmettre sans retard toute communication adressée au poste consulaire par la personne détenue» (ibid., p. 43, par. 61).
36. L’arrestation de M. Jadhav a été notifiée aux autorités consulaires indiennes au bout de trois semaines. Ce délai est compréhensible vu le caractère sensible d’une affaire dans laquelle l’intéressé avait révélé qu’il se livrait à des activités d’espionnage et qu’il était impliqué dans l’organisation et l’exécution d’actes terroristes visant deux grandes villes pakistanaises. Il a nommé plusieurs de ses complices. Dans une affaire aussi délicate, l’enquête initiale, qui devait rester confidentielle, a dû prendre quelques jours. La Cour a déjà eu l’occasion de préciser le sens de l’expression «sans retard» employée à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention :
«l’expression «sans retard» ne doit pas nécessairement être interprétée comme signifiant «immédiatement» après l’arrestation. [La Cour] observe en outre que, au cours des débats de la conférence à ce sujet, aucun représentant ne fit le moindre lien entre cette expression et la question de l’interrogatoire. [Elle] considère que la disposition figurant à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36, qui impose aux autorités de l’Etat de résidence d’informer «sans retard … l’intéressé de ses droits», ne saurait être interprétée comme signifiant qu’il faut nécessairement fournir cette information avant tout interrogatoire, si bien que commencer un interrogatoire avant que l’information ne soit donnée constituerait une violation de l’article 36.
Même si, en application des règles habituelles d’interprétation, l’expression «sans retard» visant l’obligation d’informer un individu conformément à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 ne doit pas nécessairement être comprise comme signifiant «immédiatement» après l’arrestation, les autorités ayant procédé à l’arrestation n’en ont pas moins l’obligation de donner cette information à toute personne arrêtée aussitôt que sa nationalité étrangère est établie, ou dès qu’il existe des raisons de croire que cette personne est probablement un ressortissant étranger.» (Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 49, par. 87-88.)
37. Etant donné les circonstances très particulières de l’affaire, la gravité des actes reprochés à M. Jadhav, le danger que ceux-ci faisaient peser sur la sécurité du Pakistan et le fait que plusieurs des complices que l’intéressé avait nommément désignés n’avaient pas encore fait l’objet d’une enquête, je considère que les trois semaines qui se sont écoulées entre l’arrestation et sa notification sont un délai raisonnable qui ne constitue pas une violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention.
38. Si l’on considère le refus de permettre à M. Jadhav de communiquer avec les autorités consulaires indiennes et de bénéficier de leur assistance au regard des dispositions des alinéas a) et c) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention, la différence entre la présente affaire et les affaires Avena et LaGrand apparaît plus grande encore, comme je vais maintenant l’expliquer.
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39. Premièrement, en l’affaire Avena comme en l’affaire LaGrand, les ressortissants des Etats d’envoi et ces Etats eux-mêmes n’étaient accusés ni d’espionnage, ni d’organiser et perpétrer des actes de terrorisme, alors qu’en la présente espèce, M. Jadhav officier d’active de la marine indienne appréhendé sur le territoire pakistanais, a avoué y avoir été envoyé par la RAW et les services secrets indiens et avoir pris part à des activités d’espionnage ainsi qu’à l’organisation et l’exécution d’actes de terrorisme ayant pour but de déstabiliser le Pakistan. A la différence du Mexique et de l’Allemagne (Etats d’envoi dans les affaires Avena et LaGrand, respectivement), l’Inde a manifesté un mépris flagrant du droit international et des obligations qui lui incombent en tant que membre de l’Organisation des Nations Unies en envoyant au Pakistan l’un de ses ressortissants chargé d’une telle mission.
40. Deuxièmement, à la différence des Etats-Unis qui, dans les affaires Avena et LaGrand, avaient gardées secrètes les arrestations auxquelles ils avaient procédé, le Pakistan a avisé l’Inde des circonstances dans lesquelles M. Jadhav avait été appréhendé, ainsi que de ses aveux, dont la teneur a motivé l’ouverture d’une instruction criminelle conformément à la législation pakistanaise, suivie de la condamnation de l’intéressé. Il a demandé à l’Inde de coopérer avec lui dans le cadre de l’information judiciaire ouverte contre M. Jadhav. Dans les affaires Avena et LaGrand, les Etats-Unis n’avaient pas demandé aux Etats d’envoi (Mexique et Allemagne) de collaborer aux enquêtes.
41. Troisièmement, il n’existait entre les Etats d’envoi (Mexique et Allemagne) et l’Etat de résidence (Etats-Unis) aucun accord bilatéral régissant la question de la communication entre les autorités consulaires de l’Etat d’envoi et les ressortissants de celui-ci appréhendés sur le territoire de l’Etat de résidence. En la présente affaire, l’Etat d’envoi et l’Etat de résidence ont conclu un accord bilatéral, toujours en vigueur, qui régit la communication avec les autorités consulaires en cas d’arrestation d’un ressortissant de l’un sur le territoire de l’autre. De fait, cet accord régit expressément la communication avec les autorités consulaires et l’assistance consulaire en cas d’arrestation ou de détention pour des raisons politiques ou de sécurité, et vise donc à préciser et mieux articuler le régime général défini à l’article 36 de la convention de Vienne.
42. Enfin, alors que, dans les affaires Avena et LaGrand, les Etats d’envoi n’étaient accusés d’aucun fait ou comportement illicite, le comportement de l’Etat d’envoi, en la présente affaire, aurait dû avoir une incidence directe sur l’analyse par la Cour des droits et obligations découlant de l’article 36 de la convention. Selon le Pakistan, le comportement illicite de l’Inde a consisté à «délivr[er] [à M.] Jadhav ... un passeport indien authentique lui prêtant une fausse identité «musulmane» sous le nom de «Hussein Mubarak Patel»» (CMP, par. 188, 210-216). Je considère que l’Inde, en portant la présente affaire devant la Cour alors qu’elle s’était plusieurs fois sali les mains, a abusé du droit de communiquer avec ses ressortissants par la voie consulaire que lui confère la convention de Vienne ; en effet :
 l’Inde n’a pas voulu coopérer avec le Pakistan en donnant suite à sa demande d’assistance aux fins de l’enquête ouverte sur les crimes imputés à M. Jadhav, comprenant des activités d’espionnage et des actes terroristes (CMP, vol. 1, par. 206 et vol. 2, annexe 33) ;
 l’Inde n’a pas donné suite à la demande d’entraide judiciaire par laquelle le Pakistan la priait de recueillir les déclarations de 13 personnes nommément désignées et de lui donner accès à divers dossiers et pièces (CMP, par. 206) ; et
 l’Inde, contrairement à sa propre législation, n’a pas retenu contre M. Jadhav le délit que constitue dans ce pays la possession d’un faux passeport et d’une fausse identité (CMP, par. 122).
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43. Qui plus est, la Cour, dans l’exposé de ses observations et constatations, a totalement passé sous silence le fait que, à supposer que la convention de Vienne ait été applicable en l’espèce, le comportement de l’Inde, lorsqu’elle a envoyé le commandant Jadhav au Pakistan avec pour mission de prendre part à des activités d’espionnage, constituait une violation flagrante de l’alinéa a) de l’article 5 de cet instrument et du paragraphe 1 de son article 55, qui sont ainsi libellés :
«Article 5
Les fonctions consulaires consistent à :
a) Protéger dans l’Etat de résidence les intérêts de l’Etat d’envoi et de ses ressortissants, personnes physiques et morales, dans les limites admises par le droit international ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Article 55
1) Sans préjudice de leurs privilèges et immunités, toutes les personnes qui bénéficient de ces privilèges et immunités ont le devoir de respecter les lois et règlements de l’Etat de résidence. Elles ont également le devoir de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de cet Etat.»
44. Compte tenu de ce qui précède, je suis en profond désaccord avec la conclusion de la Cour selon laquelle «le Pakistan a manqué aux obligations qui lui incombent au titre des alinéas a) et c) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne» (arrêt, par. 119).
IV. LES REMÈDES PRESCRITS PAR LA COUR NE TIENNENT AUCUN COMPTE DU SYSTÈME JURIDIQUE EN VIGUEUR AU PAKISTAN
45. La Cour dit, au paragraphe 147 de son arrêt, que «le Pakistan est tenu d’assurer, par les moyens de son choix, un réexamen et une revision effectifs du verdict de culpabilité rendu et de la peine prononcée contre M. Jadhav». Or, le raisonnement qu’elle a suivi n’est guère compatible avec cette conclusion. La Cour y est en effet parvenue en partant de deux suppositions manifestement erronées. Premièrement, au paragraphe 141 de son arrêt, elle conclut qu’il est «difficile de savoir si le réexamen judiciaire d’une décision rendue par un tribunal militaire est possible au motif qu’il y a eu violation des droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne». Deuxièmement, elle dit au paragraphe 146 que «le Pakistan doit prendre toutes les mesures permettant d’assurer un réexamen et une revision effectifs, y compris, si nécessaire, en adoptant les mesures législatives qui s’imposent».
46. J’estime que ces suppositions sont fort sujettes à caution, et ce pour trois raisons au moins. Premièrement, si la Cour ne savait pas au juste dans quelles conditions le réexamen judiciaire est possible selon le système juridique pakistanais, elle aurait pu, comme le prévoit l’article 62 de son Règlement, inviter le Pakistan «à produire les moyens de preuve ou à donner les explications qu’elle considère comme nécessaires pour préciser tout aspect des problèmes en cause».
47. Deuxièmement, et c’est là une raison plus fondamentale, la Constitution pakistanaise prévoit que le réexamen judiciaire relève des attributions des hautes cours (art. 199, par. 3) et de la Cour suprême (art. 184, point 3). Ces dispositions ont été invoquées et commentées dans plusieurs
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décisions de la justice pakistanaise. Les hautes cours et la Cour suprême ont procédé au réexamen judiciaire de décisions de la cour martiale générale de campagne «pour les motifs suivants : coram non judice, incompétence ou mauvaise foi, y compris l’intention implicite de nuire» (voir par exemple Said Zaman Khan et al. v. Federation of Pakistan, Supreme Court of Pakistan, Civil Petition No. 842 of 2016, 29 août 2016, par. 73, CMP, vol. 4, annexe 81). La Haute Cour de Peshawar a ainsi acquitté en 2018 72 personnes condamnées par des tribunaux militaires, au motif notamment que ces tribunaux avaient statué dans l’intention implicite de nuire, ou sans preuve. La Haute Cour de Peshawar a dit qu’elle avait le pouvoir de réexaminer les décisions des tribunaux militaires «[s]i l’argumentation de l’accusation, premièrement, n’était fondée sur aucun élément de preuve, deuxièmement, était fondée sur des éléments de preuve insuffisants, troisièmement, procédait d’un défaut de compétence, ou, enfin, procédait de l’intention explicite ou implicite de nuire» (Abdur Rashid et al. v. Federation of Pakistan, High Court of Peshawar, Writ Petition 536-P of 2018, 18 octobre 2018, p. 147-148, PLD 2019 Peshawar 17). Il n’existe aucune preuve indiquant que les tribunaux militaires pakistanais agiraient illégalement ou abuseraient de leur pouvoir dans l’exercice de leur juridiction sur les crimes terroristes et les infractions portant atteinte à la sécurité nationale. Le Pakistan a un système efficace qui prévoit que certaines juridictions ont compétence pour procéder à un réexamen judiciaire, et M. Jadhav n’a pas encore épuisé les voies de recours interne qui lui sont ouvertes pour contester le verdict rendu et la sentence prononcée contre lui. Le Pakistan a produit devant la Cour d’abondants moyens de preuve montrant que les tribunaux civils pakistanais exercent effectivement leur compétence en matière de réexamen judiciaire en cas de condamnation à mort par des tribunaux militaires (DP, par. 40-44 ; CMP, vol. 1, annexes 33-37), et il est regrettable que la Cour les ait écartés.
48. Enfin, troisièmement, la conclusion énoncée par la Cour au paragraphe 146 de son arrêt, selon laquelle le Pakistan doit adopter les mesures législatives qui s’imposent pour assurer un réexamen et une revision effectifs, est malvenue. Outre que cette législation existe déjà au Pakistan, il n’appartient pas à la Cour de dicter à un Etat les moyens qu’il doit employer pour remplir son obligation d’assurer le réexamen et la revision effectifs. Le seul précédent invoqué par la Cour à l’appui de cette conclusion est l’arrêt qu’elle a rendu en 2009 en l’affaire de la Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique) (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 17, par. 44). Or, ce précédent porte sur une affaire qui n’est guère comparable à la présente espèce. Tout d’abord, dans cette affaire, le Mexique avait saisi la Cour parce que les Etats-Unis ne s’étaient pas conformés à la décision par laquelle elle leur avait demandé de pourvoir au réexamen et à la revision des jugements en cause. Deuxièmement, alors qu’a été mise en question dans la présente affaire l’existence au Pakistan d’une procédure de réexamen et de revision des décisions rendues par des tribunaux militaires, il s’agissait, en l’affaire Avena, d’un élément déterminé du système juridique des Etats-Unis, à savoir la règle de la «carence procédurale» (loi fédérale qui interdit à une juridiction fédérale de procéder au réexamen de la décision d’un tribunal d’Etat fédéré si le requérant soulève devant elle des moyens qui ont été rejetés par le tribunal d’Etat pour des motifs procéduraux). Troisièmement, avant le prononcé par la Cour de son arrêt de 2009 sur la Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004 en l’affaire Avena, le président des Etats-Unis avait signé, le 28 février 2005, un mémorandum aux termes duquel les juridictions des Etats fédérés devaient donner effet à l’arrêt Avena de 2004, et la Cour suprême des Etats-Unis avait statué sur l’affaire Medellin v. Texas (Supreme Court Reporter, vol. 128, 2008, p. 1346). Celle-ci avait conclu que les tribunaux fédéraux n’avaient pas le pouvoir d’ordonner à l’Etat du Texas d’appliquer l’arrêt Avena de 2004, et qu’elle n’avait pas lieu d’invalider le rejet pour des motifs procéduraux du recours d’habeas corpus exercé par Medellin. Elle avait dit aussi que le mémorandum du président n’équivalait pas à un texte législatif contraignant, et ne pouvait donc pas être opposé à l’Etat du Texas. Dans la présente affaire, en revanche, les hautes cours et la Cour suprême du Pakistan ont déjà exercé leur pouvoir de réexaminer les décisions des tribunaux militaires. Enfin, quatrièmement, l’agent du Pakistan a maintes fois donné des assurances quant au droit de M. Jadhav de demander le réexamen judiciaire de la sentence rendue et de la peine prononcée contre lui : «les procédures de réexamen judiciaire
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sont très efficaces», a-t-il dit, et «[s]i M. Jadhav demande le réexamen judiciaire de son cas, il aura le droit de choisir l’avocat qui le représentera» (CR 2019/4, p. 31, par. 13-14 (Khan)). Il a aussi souligné que «le droit à un procès équitable est un droit absolu et ne saurait être refusé. Au Pakistan, tous les procès sont conduits en conséquence, et dans le cas contraire, la procédure de réexamen judiciaire demeure ouverte.» (ibid., p. 28, par. 4 (Khan).) La jurisprudence de la Cour montre que celle-ci s’est toujours abstenue de spécifier les moyens par lesquels un Etat devait s’acquitter de son obligation d’assurer un réexamen et une revision effectifs. Il est regrettable qu’elle semble maintenant limiter la liberté dont jouissent les Etats d’exercer un choix entre les meilleurs moyens dont ils disposent pour s’acquitter de leurs obligations internationales.
V. CONCLUSION GÉNÉRALE
49. Compte tenu des considérations qui précèdent, je suis en désaccord avec l’arrêt que la Cour vient de rendre. Premièrement, elle aurait dû, selon moi, déclarer la requête de l’Inde irrecevable. Le comportement de l’Inde consistant à envoyer au Pakistan un agent secret en vue d’ébranler sa souveraineté et de compromettre sa sécurité, et à invoquer ensuite la convention de Vienne devant la Cour constitue un abus de droits. Deuxièmement, l’accord de 2008, qui régit entre les deux Etats les cas d’arrestation et de détention pour des raisons politiques ou de sécurité, conférait au Pakistan le droit d’examiner au fond le cas de M. Jadhav, droit qui s’étendait à toute question concernant la communication entre les autorités consulaires et l’intéressé ou l’assistance consulaire dont il pouvait bénéficier. Troisièmement, la convention de Vienne ne s’appliquait pas à M. Jadhav, parce que les cas d’espionnage ne sont pas compris dans le champ d’application de son article 36. Quatrièmement, à supposer même que l’article 36 de la convention de Vienne ait été applicable au cas de M. Jadhav, le Pakistan n’y aurait pas contrevenu. Enfin, cinquièmement, les remèdes ordonnés par la Cour sont inappropriés, parce que le Pakistan a déjà pourvu au réexamen et à la revision effectifs de verdicts et de sentences de tribunaux militaires.
(Signé) Tassaduq Hussain JILLANI.
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Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Jillani

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