Déclaration de M. le juge Iwasawa

Document Number
168-20190717-JUD-01-04-EN
Parent Document Number
168-20190717-JUD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

DÉCLARATION DE M. LE JUGE IWASAWA
[Traduction]
Applicabilité en l’espèce de la doctrine des «mains propres»  Conventions antiterroristes prévoyant elles aussi que l’Etat de résidence doit permettre sans retard la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi  Rapport entre la convention de Vienne sur les relations consulaires et les accords ultérieurs  Article 36 de la convention de Vienne l’emportant sur les dispositions de l’accord de 2008 même si celui-ci avait été conclu dans l’intention de limiter l’exercice du droit d’un ressortissant de l’Etat d’envoi de communiquer avec les autorités consulaires de son pays s’il est soupçonné d’espionnage.
1. J’ai voté pour toutes les conclusions énoncées par la Cour dans le dispositif de son arrêt (par. 149) et partage pour l’essentiel le raisonnement sur lequel elles sont fondées. Je me propose d’exposer dans la présente déclaration les raisons qui, outre celles invoquées par la Cour dans son raisonnement, m’ont amené à souscrire à ses conclusions, et d’exprimer ma position sur certaines questions que la Cour n’a pas abordées dans son arrêt.
I. LA DOCTRINE DES «MAINS PROPRES»
2. Il y a cinq mois, la Cour a rejeté une exception préliminaire d’irrecevabilité fondée sur la doctrine des «mains propres» en l’affaire relative à Certains actifs iraniens. Dans son arrêt, elle a dit que «les Etats-Unis n’[avaient] pas soutenu que, par son comportement, l’Iran aurait violé le traité d’amitié sur lequel il fond[ait] sa requête», et a ensuite déclaré ce qui suit :
«Sans avoir à prendre position sur la doctrine des «mains propres», la Cour considère que, même s’il était démontré que le comportement du demandeur n’était pas exempt de critique, cela ne suffirait pas pour accueillir l’exception d’irrecevabilité soulevée par le défendeur sur le fondement de la doctrine des «mains propres».» (Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt du 13 février 2019, par. 122 ; voir également Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 38, par. 47 ; Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2017, p. 52, par. 142.)
3. En la présente affaire, le Pakistan a cité trois raisons qui l’avaient conduit à soulever une exception d’irrecevabilité fondée sur la doctrine des «mains propres» : la délivrance par l’Inde à M. Jadhav d’un passeport authentique établi à un faux nom ; le refus de l’Inde de répondre sur le fond aux demandes d’entraide judiciaire qu’il lui avait adressées ; et le fait que l’Inde avait selon lui envoyé M. Jadhav au Pakistan pour qu’il s’y livre à des activités d’espionnage et des activités terroristes. Ces allégations sont sans rapport avec la convention de Vienne sur les relations consulaires (ci-après «la convention de Vienne»), sur laquelle l’Inde a fondé sa requête. Vu les circonstances de la présente affaire, je conviens, au terme du même raisonnement que celui suivi par la Cour en l’affaire relative à Certains actifs iraniens, que l’invocation par le Pakistan de la doctrine des «mains propres» ne suffisait pas en elle-même à justifier que la Cour accueille l’exception d’irrecevabilité de la requête de l’Inde soulevée par lui (voir le paragraphe 61 du présent arrêt). Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’une exception fondée sur la doctrine des «mains propres» peut être retenue.
- 2 -
II. LE DROIT À LA COMMUNICATION ENTRE LES AUTORITÉS CONSULAIRES ET LES RESSORTISSANTS DE L’ETAT D’ENVOI
4. Plusieurs conventions antiterroristes postérieures à la convention de Vienne disposent qu’une personne soupçonnée de terrorisme a le droit d’entrer sans retard en communication avec des représentants de l’Etat dont elle a la nationalité. Par exemple, la convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, conclue en 1971, prévoit ce qui suit : «Toute personne détenue [aux fins de poursuites ou d’extradition pour des infractions visées par la présente convention] peut communiquer immédiatement avec le plus proche représentant qualifié de l’Etat dont elle a la nationalité» (art. 6, par. 3). Des dispositions similaires figurent dans la convention de 1963 relative aux infractions et à certains autres actes survenant à bord des aéronefs (art. 13, par. 3), la convention de 1973 sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale (art. 6, par. 2), la convention internationale de 1979 contre la prise d’otages (art. 6, par. 3), la convention de 1994 sur la sécurité du personnel des Nations Unies et du personnel associé (art. 17, par. 2), la convention internationale de 1997 pour la répression des attentats terroristes à l’explosif (art. 7, par. 3), la convention internationale de 1999 pour la répression du financement du terrorisme (art. 9, par. 3) et la convention internationale de 2005 pour la répression des actes de terrorisme nucléaire (art. 10, par. 3). En la présente affaire, M. Jadhav a été inculpé pour espionnage et terrorisme. Bien que différents, ces deux crimes ont un point commun, à savoir que l’Etat de résidence peut être porté à retarder l’entrée en communication des personnes qui en sont accusées avec les autorités consulaires de l’Etat d’envoi. Néanmoins, les conventions susmentionnées disposent que des personnes accusées de terrorisme doivent pouvoir entrer sans retard en communication avec les autorités consulaires de leur pays. Selon les règles d’interprétation énoncées dans la convention de Vienne sur le droit des traités, un traité doit être interprété en tenant compte, en même temps que du contexte, de toute pratique ultérieure suivie dans son application (art. 31, par. 3, alinéa b), ainsi que de toute règle pertinente de droit international (art. 31, par. 3, alinéa c), en employant au besoin des moyens d’interprétation complémentaires (art. 32). À mon avis, les conventions antiterroristes sont un bon indicateur de la pratique que les Etats parties à la convention de Vienne sur les relations consulaires ont suivie en matière de communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi, et cette pratique vient étayer l’interprétation selon laquelle la disposition de l’article 36 de la convention prévoyant que l’Etat de résidence doit permettre sans retard aux ressortissants de l’Etat d’envoi de communiquer avec les autorités consulaires de celui-ci s’applique également aux personnes soupçonnées d’espionnage.
III. LE PARAGRAPHE 2 DE L’ARTICLE 73 DE LA CONVENTION DE VIENNE SUR LES RELATIONS CONSULAIRES
5. L’article 73 de la convention de Vienne traite du rapport entre celle-ci et les accords conclus entre certains de ses Etats parties. Son paragraphe 1 porte sur les accords antérieurs à la conclusion de la convention, et son paragraphe 2 sur les accords ultérieurs.
6. Le paragraphe 1 de l’article est libellé comme suit : «Les dispositions de la présente convention ne portent pas atteinte aux autres accords internationaux en vigueur dans les rapports entre les Etats parties à ces accords.» Jusqu’à la conclusion en 1963 de la convention de Vienne, les questions consulaires étaient essentiellement régies par un entrelacs d’accords bilatéraux dont le contenu n’était pas uniforme. Les rédacteurs du paragraphe 1 de l’article 73 ont voulu que les accords internationaux antérieurs restent intacts. Il est clair que selon ce paragraphe, c’est l’accord antérieur qui l’emporte sur la convention s’il est en conflit avec elle.
- 3 -
7. Le paragraphe 2 de l’article porte sur les accords ultérieurs. Etant donné qu’avant sa conclusion, les questions consulaires étaient régies par un ensemble hétéroclite d’accords bilatéraux, la convention de Vienne a été conçue dans le but de fixer, dans la mesure du possible, des règles minima uniformes, en particulier pour ce qui concerne les privilèges et immunités des fonctionnaires consulaires. C’est compte tenu de ce contexte que le paragraphe 2 de l’article 73 a été rédigé dans les termes suivants : «Aucune disposition de la présente convention ne saurait empêcher les Etats de conclure des accords internationaux confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application.» Cette disposition permet aux Etats parties de conclure des accords ultérieurs «confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application». Les Etats peuvent donc conclure des accords régissant des questions qui ne sont pas traitées dans la convention, ou ayant pour but d’en faciliter l’application, comme c’est le cas des accords précisant l’emplacement de tous les postes consulaires des parties et indiquant le nombre de fonctionnaires consulaires affectés à chacun. Ils peuvent aussi conclure des accords établissant entre eux des règles qui vont au-delà de celles prévues par la convention, par exemple pour étendre les privilèges et immunités des fonctionnaires consulaires.
8. Le paragraphe 2 de l’article 73 fixe les conditions auxquelles doivent satisfaire les accords ultérieurs pour qu’ils soient compatibles avec la convention. Ces accords ne peuvent que confirmer, compléter ou développer ses dispositions, ou en étendre le champ d’application. Le paragraphe 2 «exclut» donc la conclusion d’accords ultérieurs qui ne rempliraient pas ces conditions. Interprété suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention de Vienne, le paragraphe 2 de l’article 73 de celle-ci ne permet donc pas aux Etats parties de conclure des accords ultérieurs qui dérogeraient aux obligations qu’elle impose.
9. Cette interprétation du paragraphe 2 de l’article 73 est confirmée par les travaux préparatoires de la convention. Ce qui est devenu le paragraphe 2 de l’article 73 était à l’origine un amendement à cet article proposé par l’Inde pendant la conférence tenue à Vienne en 1963. Il ressort du débat sur cet amendement qu’il était entendu comme ayant pour objet de limiter «la portée des accords futurs aux dispositions qui confirment, complètent ou développent celles de la convention multilatérale, [ou] étend[ent] leur champ d’application» (Documents officiels de la conférence des Nations Unies sur la relations consulaires, Vienne, 4 mars-22 avril 1963 (A/CONF.25/16), vol. I, p. 252, par. 26 (Chili). L’Inde a elle-même expliqué qu’«[u]ne nouvelle convention pourrait … compléter, élargir ou développer les dispositions de la convention multilatérale, mais … ne devrait pas les rendre inopérantes», parce qu’il était «contre-indiqué de laisser les Etats libres de se soustraire par contrat aux règles fondamentales du droit international, qui ont été posées pour rendre le droit consulaire plus rationnel et pour l’harmoniser» (ibid., p. 251, par. 11-12 (Inde)).
10. Qui plus est, l’interprétation indiquée ci-dessus est confirmée par ce que la Commission du droit international (CDI) en a dit en 1966, trois ans après l’adoption de la convention, dans son commentaire du projet d’article 30 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Elle a dit que certaines clauses inscrites dans des traités en vue d’établir le rapport entre leurs dispositions et celles d’autres traités conclus par les Etats contractants qui,
«comme celle qui figure au paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires et qui reconnaît que les parties ont le droit de compléter les dispositions de la convention par des accords bilatéraux, ne font que confirmer la légitimité des accords bilatéraux qui ne dérogent pas aux obligations découlant de la convention générale» (Annuaire de la Commission du droit international, 1966, vol. II, p. 234, par. 4 ; les italiques sont dans l’original).
- 4 -
11. Les articles 30 et 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités portent respectivement sur l’«application de traités successifs portant sur la même matière» et les «accords ayant pour objet de modifier des traités multilatéraux dans les relations entre certaines parties seulement». Ces dispositions régissent les rapports entre les traités successifs portant sur la même matière. L’article 41 éclaire en particulier le rapport entre un traité multilatéral et un accord conclu ultérieurement par certaines des parties à ce traité, ainsi que le rôle que le paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne sur les relations consulaires peut jouer pour la détermination de ce rapport. Les articles 30 et 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités sont donc pertinents aux fins de l’examen du rapport entre la convention de Vienne sur les relations consulaires et l’accord de 2008. D’ailleurs, les Parties à la présente instance ont toutes deux invoqué l’article 41 de la convention sur le droit des traités, bien que ni l’une ni l’autre n’y soit partie. Je ne mentionne qu’au passage les articles 30 et 41 de cette convention et n’ai pas l’intention de les analyser ici en détail.
12. Un accord ultérieur qui dérogerait aux obligations prévues par la convention de Vienne sur les relations consulaires, et ne satisferait donc pas aux conditions énoncées au paragraphe 2 de son article 73, ne pourrait pas pour autant être déclaré invalide. En effet, les membres de la Commission du droit international, lorsqu’ils ont examiné les effets des accords ultérieurs qui ne remplissaient pas les conditions posées à l’article 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités, ont jugé dans leur majorité que ces accords ne seraient pas pour autant invalidés. Néanmoins, même s’ils restent valides, de tels accords sont inapplicables entre deux parties à la convention de Vienne sur les relations consulaires, faute de satisfaire aux conditions énoncées au paragraphe 2 de son article 73. Un accord ultérieur ne remplissant pas ces conditions ne saurait l’emporter sur les dispositions de la convention. S’il en était autrement, il ne servirait à rien de stipuler des conditions limitant la portée des accords ultérieurs. Si un accord ultérieur déroge aux obligations prévues par la convention de Vienne, c’est donc celle-ci qui l’emporte entre les Etats parties concernés. Ces conclusions sont aussi corroborées par les règles énoncées à l’article 41 de la convention de Vienne sur le droit des traités.
13. Au vu de ce qui précède, je considère que, à supposer même, pour les besoins de la démonstration, que l’accord de 2008 ait été conclu dans l’intention de permettre de limiter l’exercice du droit à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi en cas d’espionnage, le paragraphe 36 de la convention de Vienne l’emporterait sur lui et s’appliquerait dans les relations entre l’Inde et le Pakistan.
(Signé) Yuji IWASAWA.
___________

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Iwasawa

Links