Déclaration de Mme la juge Sebutinde

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168-20190717-JUD-01-02-EN
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DÉCLARATION DE MME LA JUGE SEBUTINDE
[Traduction]
Allégation selon laquelle M. Jadhav était porteur de deux passeports lors de son arrestation ayant pu jeter le doute sur son identité et ses mobiles durant la procédure pénale engagée contre lui au Pakistan, mais n’ayant pas eu d’incidence sur l’établissement de sa nationalité aux fins de l’application de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 («la convention de Vienne»)  Chaque cas devant être examiné dans sa spécificité, les Parties n’ayant cependant pas, en la présente affaire, mis en question la nationalité indienne de M. Jadhav dans leurs échanges diplomatiques  Point vi) de l’accord bilatéral conclu par les Parties en 2008 interprété comme il se doit se rapportant à la libération et au rapatriement d’une certaine catégorie de personnes, pour lesquelles il prévoit une dérogation aux dispositions du point v) dudit accord  Etat de résidence pouvant donc examiner l’affaire au fond avant de prendre une décision sur la libération et le rapatriement d’un ressortissant de l’Etat d’envoi ayant été arrêté, placé en état de détention ou condamné sur son territoire pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité et ayant purgé sa peine  Point vi) n’ayant pas pour but de priver les personnes soupçonnées d’espionnage ou de terrorisme du droit de communiquer avec les autorités consulaires de leur pays qu’elles tiennent de l’article 36 de la convention de Vienne, et ne rendant pas non plus le respect de ce droit «discrétionnaire» ou «conditionnel»  Droits et privilèges conférés par l’article 36 de la convention de Vienne devant être exercés conformément aux lois et règlements de l’Etat de résidence, sous réserve toutefois que leur application n’empêche pas la réalisation des fins auxquelles lesdits droits et privilèges sont accordés.
I. INTRODUCTION
1. La présente instance a été introduite par la République de l’Inde («l’Inde») contre la République islamique du Pakistan («le Pakistan») en vertu du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et sur le fondement de l’article premier du protocole de signature facultative de 1963 à la convention de Vienne sur les relations consulaires concernant le règlement obligatoire des différends, qui dispose que «[l]es différends relatifs à l’interprétation ou à l’application de la convention relèvent de la compétence obligatoire de la Cour». L’Inde et le Pakistan sont parties à la convention de Vienne depuis le 28 décembre 1977 et le 14 mai 1969, respectivement, et au protocole de signature facultative depuis le 28 décembre 1977 et le 29 avril 1976, respectivement. Ni l’une ni l’autre des Parties n’a assorti de réserves sa ratification des deux instruments. L’article premier du protocole de signature facultative est ainsi libellé :
«Les différends relatifs à l’interprétation ou à l’application de la convention relèvent de la compétence obligatoire de la Cour internationale de Justice, qui, à ce titre, pourra être saisie par une requête de toute partie au différend qui sera elle-même partie au présent protocole.»
2. L’Inde a soutenu que le Pakistan avait violé la convention de Vienne en traitant comme il l’avait fait M. Kulbhushan Sudhir Jadhav, ressortissant indien placé en état de détention au début du mois de mars 2016 par les autorités pakistanaises et ensuite jugé pour espionnage et terrorisme par un tribunal militaire pakistanais siégeant à Islamabad, qui l’a reconnu coupable et condamné à mort. L’Inde considère que le Pakistan, en tant qu’Etat de résidence sur le territoire duquel son ressortissant est détenu, a manqué aux obligations concernant la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi qu’il tient des paragraphes 1 et 2 de l’article 36 de la convention de Vienne envers elle, en tant qu’Etat d’envoi, et envers M. Jadhav. Le Pakistan a rejeté ces allégations.
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3. L’article 36 de la convention de Vienne se lit comme suit :
«Article 36 Communication avec les ressortissants de l’Etat d’envoi
1. Afin que l’exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l’Etat d’envoi soit facilité :
a) Les fonctionnaires consulaires doivent avoir la liberté de communiquer avec les ressortissants de l’Etat d’envoi et de se rendre auprès d’eux. Les ressortissants de l’Etat d’envoi doivent avoir la même liberté de communiquer avec les fonctionnaires consulaires et de se rendre auprès d’eux ;
b) Si l’intéressé en fait la demande, les autorités compétentes de l’Etat de résidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l’Etat d’envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet Etat est arrêté, incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne arrêtée, incarcérée ou mise en état de détention préventive ou toute autre forme de détention doit également être transmise sans retard par lesdites autorités. Celles-ci doivent sans retard informer l’intéressé de ses droits aux termes du présent alinéa ;
c) Les fonctionnaires consulaires ont le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’Etat d’envoi qui est incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s’entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice. Ils ont également le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’Etat d’envoi qui, dans leur circonscription, est incarcéré ou détenu en exécution d’un jugement. Néanmoins, les fonctionnaires consulaires doivent s’abstenir d’intervenir en faveur d’un ressortissant incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention lorsque l’intéressé s’y oppose expressément.
2. Les droits visés au paragraphe 1 du présent article doivent s’exercer dans le cadre des lois et règlements de l’Etat de résidence, étant entendu, toutefois, que ces lois et règlements doivent permettre la pleine réalisation des fins pour lesquelles les droits sont accordés en vertu du présent article.»
4. Dans les arrêts qu’elle a rendus en l’affaire LaGrand1 et l’affaire Avena2, la Cour a dit que les dispositions suscitées
«institue[nt] un régime dont les divers éléments sont interdépendants et qui est conçu pour faciliter la mise en oeuvre du système de protection consulaire. Le principe de base régissant la protection consulaire est énoncé dès l’abord : le droit de communication et d’accès (alinéa d) du paragraphe 1 de l’article 36). La disposition suivante précise les modalités selon lesquelles doit s’effectuer la notification consulaire (alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36). Enfin, l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 36 énonce les mesures que les agents consulaires peuvent prendre pour fournir leur assistance aux ressortissants de leur pays détenus dans 1’Etat de résidence. Il s’ensuit que, lorsque 1’Etat d’envoi n’a pas connaissance de la
1 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 492, par. 74.
2 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 39, par. 50.
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détention de l’un de ses ressortissants, parce que l’Etat de résidence n’a pas effectué sans retard la notification consulaire requise … 1’Etat d’envoi se trouve dans l’impossibilité pratique d’exercer, à toutes fins utiles, les droits que lui confère le paragraphe 1 de l’article 36.»
5. Je tiens tout d’abord à préciser que j’ai voté avec la majorité de la Cour sur le dispositif de l’arrêt (paragraphe 149). Toutefois, la Cour aurait pu, à mon avis, expliciter davantage quelques éléments de son raisonnement, pour permettre au lecteur de mieux comprendre pourquoi elle s’est prononcée comme elle l’a fait sur certains points. Il s’agit des points suivants : i) la question de savoir si l’incertitude sur l’identité de M. Jadhav, due à ce qu’il était porteur de deux passeports lors de son arrestation, a entravé la détermination de son identité aux fins de l’application de l’article 36 de la convention de Vienne ; ii) la question de savoir si les dispositions de l’accord bilatéral conclu en 2008 par les Parties excluent l’application de l’article 36 de la convention aux personnes soupçonnées d’espionnage ou de terrorisme ; et iii) l’incidence du droit interne sur l’exercice du droit à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi énoncé dans la convention de Vienne. Je me propose, dans la présente déclaration, de revenir plus en détail sur chacune de ces questions.
II. L’INCIDENCE DE LA DOUBLE IDENTITÉ DE M. JADHAV SUR LA VÉRIFICATION DE SA NATIONALITÉ
6. Le Pakistan a beaucoup insisté sur les incertitudes entourant l’identité de M. Jadhav et, par voie de conséquence selon lui, sa nationalité. Lors de son arrestation par les autorités pakistanaises, M. Jadhav aurait été porteur de deux passeports indiens, l’un portant le numéro L9630722, délivré le 12 mai 2015 au nom «musulman» de «Hussein Mubarak Patel», avec photographie de M. Jadhav, et l’autre portant le numéro L9630722, établi au nom «hindou» de «Kulbhushan Sudhir Jadhav». Selon le Pakistan, une expertise ordonnée par lui a révélé que le passeport numéro L9630722 était «un passeport indien authentique». L’Inde a quant à elle soutenu que le passeport numéro L9630722 était un faux, et qualifié l’assertion du Pakistan selon laquelle il avait été trouvé sur la personne de M. Jadhav de «manifestement fausse». Le Pakistan a soutenu aussi que l’article 36 de la convention de Vienne ne s’appliquait pas «tant que l’«Etat d’envoi» n’a[vait] pas fourni la preuve de la nationalité de la personne en cause»3, et qu’en l’occurrence l’Inde n’avait pas prouvé la nationalité de M. Jadhav4. Il a contesté la nationalité de M. Jadhav au motif que, étant en possession de deux passeports lors de son arrestation, ce dernier pouvait avoir une double identité ou voyager avec une fausse identité, et que ces deux documents ne pouvaient donc pas être considérés comme apportant la preuve certaine de sa nationalité. Il a fait observer qu’un passeport valide était considéré comme le principal document officiel attestant que le porteur était ressortissant de l’Etat de délivrance5. Toujours selon le Pakistan, un passeport établi illicitement n’avait aucune valeur en droit international, quel que soit l’usage auquel il était destiné6. En conséquence, le Pakistan a invoqué sa contestation de l’identité de M. Jadhav non seulement en tant qu’argument quant à la compétence de la Cour, mais également en tant qu’élément ayant une incidence sur l’examen de l’affaire au fond, soutenant à cet égard que l’Inde avait délibérément délivré plusieurs passeports à M. Jadhav pour masquer sa véritable identité et faciliter l’exécution de sa mission d’espionnage et de terrorisme sur le territoire pakistanais.
3 Contre-mémoire du Pakistan (CMP), par. 11.
4 CMP, par. 235 et 268 ; CR 2019/2, p. 40, par. 82-84 (Qureshi).
5 CMP, par. 244 ; CR 2019/2, p. 40, par. 83-84 (Qureshi).
6 Ibid., par. 249.
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7. L’Inde, tout en s’abstenant de s’exprimer spécifiquement sur la question de l’identité de M. Jadhav, a soutenu qu’il était de nationalité indienne et que le Pakistan l’avait lui-même admis, comme le montraient ses notes verbales en date du 23 janvier 20177, du 21 mars 20178 et du 10 avril 20179. Elle a affirmé que la nationalité indienne de M. Jadhav n’avait jamais été contestée10, et que l’exception d’incompétence du Pakistan fondée sur la mise en question de cette identité n’était «pas sérieuse»11. L’Inde a fait observer que le Pakistan, dans ses communications avec elle et publiquement, avait dit que M. Jadhav était un ressortissant indien envoyé par l’Inde au Pakistan pour s’y livrer à l’espionnage et promouvoir le terrorisme12. Elle a fait valoir que le Pakistan appelait M. Jadhav le «commandant Jadhav», parce qu’il présumait qu’il s’agissait d’un officier d’active de la marine indienne. Elle a ajouté que, «pour être membre des forces armées indiennes, il [fallait] nécessairement être … un ressortissant indien»13.
8. Dans son arrêt (par. 57), la Cour n’a traité que très brièvement de la question de l’identité de M. Jadhav, alors que les Parties, comme le montre le résumé ci-dessus, y avaient consacré un échange nourri d’arguments et contre-arguments. Selon la convention de Vienne, un Etat ne peut se prévaloir qu’à l’égard de ses ressortissants du droit de communication qu’elle confère à ses postes consulaires. C’est de la vérification de ce lien de nationalité que dépend l’exercice par les autorités consulaires d’un Etat partie de leur droit de communiquer avec ses ressortissants14. Il s’ensuit qu’un Etat partie, s’il est incapable d’établir la nationalité d’un individu au bénéfice duquel il entend exercer ce droit de communiquer, échoue du même coup à établir qu’il est juridiquement fondé à agir au nom de l’intéressé15.
9. En l’affaire Avena, la Cour a estimé qu’il incombait à un Etat demandeur qui se prévalait des droits énoncés à l’article 36 de la convention de Vienne d’établir la nationalité des personnes en cause16. Elle a conclu que le demandeur (le Mexique), en produisant à cet effet des extraits d’actes de naissance et des déclarations de nationalité, avait établi la preuve de la nationalité des personnes qu’il avait désignées comme étant ses ressortissants17. La Cour a ensuite rejeté l’argument des Etats-Unis selon lequel certains de ces ressortissants mexicains avaient aussi la nationalité américaine, au motif qu’ils ne lui avaient pas fourni d’éléments prouvant leur qualité de doubles nationaux, et qu’ils ne s’étaient donc pas acquittés de la charge de la preuve qui leur incombait18. La Cour a de plus estimé que les autorités qui intervenaient dans les procédures de détention avaient l’obligation de se conformer à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne «au moment où elles constat[aient] que la personne arrêtée [était] un ressortissant
7 Requête, annexe 2.
8 Ibid., annexe 3.
9 Ibid., annexe 5.
10 Réplique de l’Inde (RéI), par. 101 ; CR 2019/1, p. 14, par. 20 (Salve) ; CR 2019/3, p. 17, par. 50 (Salve).
11 RéI, par. 100.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 J. Dugard, «Diplomatic Protection», Max Planck Encyclopedia of Public International Law, 2009, p. 118 ; Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, arrêt du 28 février 1939, C.P.J.I., série A/B, no 76, p. 16.
15 J. Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law, 8th ed., 2012, p. 702.
16 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 41-42, par. 57.
17 Ibid.
18 Ibid.
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étranger ou lorsqu’il exist[ait] des raisons de penser qu’il s’agi[ssait] probablement d’un ressortissant étranger»19.
10. Il appartient à chaque Etat de déterminer qui, selon sa législation, a la qualité de ressortissant ou citoyen de cet Etat. En la présente affaire, bien qu’elle ait pu avoir une incidence notable sur la procédure pénale engagée au Pakistan, la question des deux passeports portant deux noms différents dont il est allégué que M. Jadhav était porteur est à mon avis une question d’identité, à ne pas confondre avec celle de sa nationalité. Un passeport peut certes fournir la preuve que son titulaire a la nationalité de tel ou tel pays20, mais la possession d’un passeport n’est pas une condition nécessaire de la détermination de la nationalité. Après tout, des millions de gens, de par le monde, ne possèdent pas de passeport, mais ne sont pas pour autant apatrides. Chaque cas doit être tranché compte tenu de sa spécificité.
11. Dans son argumentation sur tous les autres aspects de l’affaire, le Pakistan a présumé que M. Jadhav était un ressortissant indien. Il n’a soulevé la question de sa nationalité que 19 mois après avoir reçu la première communication par laquelle l’Inde lui demandait de permettre à ses autorités consulaires de communiquer avec l’intéressé, et n’a fourni aucun argument ou élément de preuve sérieux pour contester sa nationalité indienne. Bien que l’Inde n’ait pas produit l’acte de naissance de M. Jadhav, ni déclaré expressément quelle était sa nationalité, d’autres faits viennent étayer la présomption qu’il est de nationalité indienne, dont les suivants :
i) Pour les autorités pakistanaises, le moyen le plus direct de déterminer la nationalité de M. Jadhav consistait sans doute à lui poser la question, ce qu’elles ont probablement fait. Le Pakistan a allégué que, tout au long de ses «aveux», M. Jadhav n’avait jamais contesté qu’il était un officier d’active de la marine indienne, qu’il travaillait pour l’Indian National Defence Academy depuis 1987, et qu’il habitait Mumbai (Inde)21. Les Parties étaient certes en désaccord sur la véracité de ces aveux et les moyens par lesquels ils avaient été obtenus, mais le fait que le Pakistan les ait acceptés et ne les ait pas mis en doute est pertinent du point de vue de l’exécution des obligations que lui imposait l’article 36 de la convention de Vienne en tant qu’Etat de résidence.
ii) L’Inde a fait observer que, selon son droit interne22, M. Jadhav devait nécessairement avoir la nationalité indienne pour être officier de la marine indienne23. De toute manière, le poste consulaire indien à Islamabad étant empêché d’établir le moindre contact avec M. Jadhav, le Pakistan ne pouvait pas raisonnablement exiger de l’Inde qu’elle produise des preuves documentaires de sa nationalité sans avoir d’abord pu entrer en contact avec lui.
iii) Dans ses communications avec le Pakistan et plus généralement, l’Inde a constamment maintenu que M. Jadhav était un ressortissant indien. Dans toute sa correspondance diplomatique avec le Pakistan24, y compris ses 19 demandes d’autorisation de communiquer avec M. Jadhav par l’entremise de ses autorités consulaires25, elle a toujours
19 Ibid., p. 43, par. 63, et p. 49, par. 88 (les italiques sont de moi).
20 Voir notamment Haber c. Iran, sentence no 437-10159-3 (4 septembre 1989), Tribunal des différends irano-américains, vol. 23, p. 135, par. 9 et 10 (acceptation d’un passeport des Etats-Unis délivré après la date de dépôt de la requête comme preuve de la nationalité américaine de naissance du seul actionnaire de la société).
21 CMP, par. 25.1-2.
22 RéI, par. 100.
23 CR 2019/3, p. 16, par. 43 (Salve).
24 CMP, annexe 33, p. 1-2 et annexe 41, p. 1 ; RéI, annexe 15.2, p. 1.
25 CMP, annexes 13.1-13.19 ; dans sa première demande, en date du 25 mars 2016, l’Inde écrivait simplement que M. Jadhav était un Indien.
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qualifié celui-ci de «ressortissant indien». Le 11 avril 2017, le ministre indien des affaires étrangères, lors d’un point de presse hebdomadaire officiel, a qualifié M. Jadhav de «citoyen indien»26.
iv) Le Pakistan a de son côté qualifié maintes fois M. Jadhav de ressortissant indien dans sa correspondance diplomatique avec l’Inde27. Dans sa demande d’entraide judiciaire en date du 23 janvier 2017, ainsi que dans la lettre de couverture dont elle était accompagnée, le Pakistan désignait M. Jadhav comme étant un «ressortissant indien», et la demande était intitulée «Demande d’entraide aux fins d’une enquête pénale ouverte contre le ressortissant indien Kulbhushan Sudhair Jadhav»28 (les italiques sont de moi). Dans sa nouvelle demande d’entraide en date du 21 mars 2017, il qualifiait également M. Jadhav de «ressortissant indien»29.
12. Selon moi, les faits susmentionnés devaient suffire à indiquer aux autorités pakistanaises responsables de l’arrestation et de la mise en détention de M. Jadhav qu’il était pour le moins probablement un ressortissant étranger, constatation suffisante pour que l’Etat de résidence soit tenu d’agir à son égard conformément aux obligations que lui impose l’article 36 de la convention de Vienne30. En l’occurrence, la nationalité indienne de M. Jadhav n’aurait pas dû être mise en doute du seul fait qu’il était porteur de deux passeports, et il y avait lieu de rejeter l’exception soulevée par le Pakistan sur la base de ce fait.
III. L’ACCORD BILATÉRAL CONCLU PAR LES PARTIES EN 2008
13. Une deuxième question importante n’est traitée que brièvement dans l’arrêt de la Cour, celle de l’accord bilatéral «sur la communication consulaire» conclu par les Parties le 21 mai 2008 («l’accord de 2008») et de son effet éventuel sur l’applicabilité de l’article 36 de la convention de Vienne en cas d’arrestation d’une personne soupçonnée d’espionnage ou de terrorisme. N’ayant pas fait figurer dans son arrêt une analyse et une interprétation détaillées de l’accord de 2008, la Cour s’en est remise à des «suppositions» et des «présomptions» pour conclure ce qui suit :
«la Cour est d’avis que l’accord de 2008 est un accord ultérieur qui a pour objet de «confirmer, compléter ou développer les dispositions de la convention, ou d’étendre leur champ d’application». En conséquence, elle considère que le point vi) dudit accord ne se substitue pas, contrairement à ce que prétend le Pakistan, aux obligations découlant de l’article 36 de la convention.» (Voir le paragraphe 97 de l’arrêt.)
Je conviens certes que la Cour n’avait pas compétence pour trancher des désaccords sur l’interprétation ou l’application de l’accord de 2008 en soi, mais je suis d’avis que rien ne l’empêchait d’en interpréter les dispositions et la portée afin de déterminer son incidence éventuelle sur l’applicabilité de la convention de Vienne. C’est d’ailleurs ce que les Parties l’ont invitée à faire tout au long de leurs échanges d’arguments. Selon moi, la Cour n’aurait pas dû se contenter d’invoquer un certain nombre d’hypothèses pour motiver sa conclusion. Je vais donc exposer dans les paragraphes qui suivent mon interprétation de l’accord de 2008, à laquelle j’ai procédé dans le but de déterminer son effet éventuel sur l’applicabilité de la convention.
26 Ibid., annexe 21. Voir également l’annexe 22, p. 6.
27 Ibid., annexe 14, annexe 17, p. 1, annexe 19, p. 1, et annexe 42, p. 2, par. h.
28 Ibid., annexe 17, p. 1-2 (les italiques sont de moi).
29 CMP, annexe 14.
30 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 43, par. 63.
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14. Les Parties considèrent l’une et l’autre qu’elles ont conclu l’accord de 2008 conformément au paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne, dans l’intention d’en compléter les dispositions pour les besoins de leurs relations bilatérales. Toutefois, le Pakistan n’est pas d’accord avec l’Inde sur l’interprétation de certaines de ses clauses (en particulier le point vi)) et sur leur incidence sur l’applicabilité entre les deux Etats de la convention de Vienne.
15. Le Pakistan a soutenu que l’accord de 2008 avait été négocié et signé expressément en vue de régler entre les deux Etats la question de la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi dans le contexte des préoccupations de «sécurité nationale» de l’un et l’autre31. Selon lui, l’arrestation de M. Jadhav, soupçonné d’activités criminelles d’espionnage et de terrorisme, relevait manifestement de la protection de la «sécurité nationale» au sens du point vi) de l’accord de 2008. Par voie de conséquence, estimait-il, l’article 36 de la convention était inapplicable au cas de M. Jadhav, et il était en droit d’«examiner l’affaire au fond» et de traiter la question de la communication entre les autorités consulaires et l’intéressé compte tenu des circonstances particulières de ladite affaire32.
16. L’Inde était en désaccord avec le Pakistan sur l’interprétation de l’accord de 2008 et son incidence sur l’applicabilité de la convention de Vienne. Elle soutenait que, selon le paragraphe 2 de l’article 73 de la convention, l’accord de 2008 ne pouvait que confirmer les dispositions de celle-ci, et qu’il était donc exclu qu’il modifie les droits et les obligations correspondantes dont la protection était l’objet et le but de son article 3633. L’Inde soutenait également que rien dans le libellé de l’accord de 2008 ne donnait à penser qu’elle-même ou le Pakistan ait jamais eu l’intention de déroger à l’article 36 de la convention, et que si malgré tout l’une quelconque des dispositions de l’accord s’avérait contraire aux droits protégés par la convention, celle-ci l’emporterait nécessairement34.
17. De plus, l’Inde considérait qu’il était évident que, au point vi) de l’accord de 2008, «le membre de phrase «examiner l’affaire au fond» se rapport[ait] à la partie de l’accord prévoyant la libération et le rapatriement des intéressés dans un délai d’un mois au plus tard après expiration de leur peine et confirmation de leur nationalité, c’est-à-dire au point v)»35. De l’avis de l’Inde, le point vi) prévoyait une exception à la règle énoncée au point v) et permettait à l’Etat de résidence d’examiner au fond la question de savoir s’il y avait lieu de libérer et rapatrier un ressortissant de l’Etat d’envoi arrêté, détenu ou condamné pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité36.
18. Les dispositions pertinentes de l’article 73 de la convention de Vienne se lisent comme suit :
31 CMP, par. 374-376.
32 CMP, par. 385.3-385.4 ; CR 2019/2, p. 33-34, par. 65-68 (Qureshi).
33 Requête, p. 19, par. 48.
34 MI, par. 99 ; CR 2019/1, p. 30-31, par. 105-109 (Salve).
35 RéI, par. 144 ; CR 2019/1, p. 32, par. 114 (Salve).
36 RéI, par. 144.
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«Article 73 Rapport entre la présente convention et les autres accords internationaux
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2. Aucune disposition de la présente Convention ne saurait empêcher les Etats de conclure des accords internationaux confirmant, complétant ou développant ses dispositions, ou étendant leur champ d’application.»
19. La Cour a eu raison de dire que seuls sont permis les accords ultérieurs qui confirment, complètent ou développent les dispositions de la convention de Vienne, ou en étendent le champ d’application (voir le paragraphe 97 de l’arrêt). Le corollaire de cette constatation est que tout accord ayant pour but de dénier ou limiter les droits et obligations prévus à l’article 36 de la convention ou d’y déroger serait incompatible avec son article 73.
20. L’accord de 2008 est libellé comme suit :
«Accord du 21 mai 2008 entre l’Inde et le Pakistan sur la communication consulaire
Le Gouvernement de l’Inde et le Gouvernement du Pakistan, désireux d’oeuvrer à la réalisation de l’objectif consistant à garantir un traitement humain aux ressortissants de chacun des deux Etats en cas d’arrestation, de détention ou d’emprisonnement sur le territoire de l’autre, sont convenus des facilités consulaires suivantes :
i) Chaque gouvernement tient une liste exhaustive des ressortissants de l’autre Etat arrêtés, détenus ou emprisonnés sur son territoire. Ces listes sont échangées le 1er janvier et le 1er juillet de chaque année.
ii) L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement de tout ressortissant de l’autre Etat doivent être signalés sans délai au haut-commissariat de celui-ci.
iii) Chaque gouvernement s’engage à informer sans délai l’autre gouvernement des condamnations prononcées à l’encontre des ressortissants de celui-ci.
iv) Chaque gouvernement autorise, dans un délai maximal de trois mois, les autorités consulaires de l’autre Etat à entrer en communication avec les ressortissants de celui-ci qui ont été arrêtés, détenus ou emprisonnés.
v) Les deux gouvernements conviennent de libérer et de rapatrier les intéressés dans un délai d’un mois au plus tard après expiration de leur peine et confirmation de leur nationalité.
vi) En cas d’arrestation, de détention ou de condamnation pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité, chaque partie peut examiner l’affaire au fond.
vii) Dans des circonstances spéciales appelant ou requérant compassion et humanité, chaque partie peut exercer son pouvoir discrétionnaire, sous réserve de ses lois et règlements, d’autoriser une libération et un rapatriement anticipés.
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Le présent accord entrera en vigueur à la date de sa signature.
Fait à Islamabad le 21 mai 2008…»
21. A mon avis, le point vi) de l’accord de 2008, sur le sens duquel les Parties étaient en désaccord, ne peut pas être interprété ni compris isolément. Selon les règles de droit international coutumier, les dispositions de cet accord doivent être interprétées de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte, et à la lumière de son objet et de son but37. Il peut être fait appel à l’historique de la rédaction (travaux préparatoires) en vue de confirmer le sens des dispositions du traité ou d’écarter une interprétation qui en laisse le sens ambigu ou obscur ou conduit à un résultat manifestement absurde ou déraisonnable38. Je considère également que, selon le paragraphe 2 de l’article 73 de la convention de Vienne, l’accord de 2008 fait partie du contexte de celle-ci.
22. Premièrement, la convention de Vienne a pour objet et pour but de «favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux», en conférant aux postes consulaires des privilèges et immunités ayant pour but d’assurer l’accomplissement efficace de leurs fonctions au nom de leurs Etats respectifs39. L’accord de 2008 a quant à lui pour objet et pour but de «garantir un traitement humain aux ressortissants de chacun des deux Etats en cas d’arrestation, de détention ou d’emprisonnement sur le territoire de l’autre»40. Il est donc clair que l’objet et le but de l’accord de 2008 semblent compléter ceux de la convention de Vienne.
23. Le point iv) de l’accord de 2008, qui est sa seule disposition où il soit question de la «communication [des autorités consulaires] avec les ressortissants [de l’Etat d’envoi]», impose à l’Etat de résidence, en cas d’arrestation, de mise en détention ou d’incarcération sur son territoire de ressortissants de l’Etat d’envoi, l’obligation d’autoriser les autorités consulaires de celui-ci, «dans un délai maximal de trois mois», à entrer en communication avec les intéressés. Le point v) fait obligation à l’Etat de résidence de libérer et de rapatrier les intéressés dans un délai d’un mois au plus tard après expiration de leur peine et confirmation de leur nationalité. Le point vi), sur lequel les Parties étaient en désaccord, dispose que, «[e]n cas d’arrestation, de détention ou de condamnation pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité, chaque partie peut examiner l’affaire au fond». Enfin, le point vii) prévoit que, dans des circonstances spéciales appelant de la compassion, chaque partie peut à sa discrétion autoriser la libération et le rapatriement anticipés des ressortissants de l’autre. Les obligations susmentionnées, dont aucune n’est stipulée ou n’a d’équivalent dans la convention de Vienne, peuvent être considérées comme ayant pour but de «compléter» ou de «développer» les dispositions de celle-ci, ou d’en «étendre le champ d’application».
24. Il ne fait aucun doute non plus que le choix de l’emplacement assigné à telle ou telle disposition d’un traité fait également partie du contexte de celui-ci. Le fait que le point vi) de l’accord de 2008 soit placé entre deux dispositions portant sur la libération et le rapatriement des ressortissants de l’Etat d’envoi confirme l’interprétation selon laquelle il se rapporte lui aussi à la libération et au rapatriement de ces personnes. Ainsi interprété, le point vi) signifie que, lorsqu’une personne arrêtée, détenue ou condamnée pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité est
37 Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, art. 31.
38 Ibid., art. 32.
39 Préambule de la convention de Vienne sur les relations consulaires.
40 Préambule de l’accord de 2008.
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parvenue au terme de sa peine, l’Etat de résidence peut examiner l’affaire au fond avant de prendre une décision sur sa libération et son rapatriement. Cette interprétation est conforme à l’objet et au but de l’accord, à savoir garantir un traitement humain aux ressortissants de chacun des deux Etats en cas d’arrestation, de détention ou d’emprisonnement sur le territoire de l’autre. Elle laisse aussi intacts les droits et obligations des parties contractantes au titre de l’article 36 de la convention, et elle est compatible avec l’objet et le but de celle-ci.
25. Les travaux préparatoires de l’accord de 2008 confirment aussi l’interprétation exposée ci-dessus. En 1982, l’Inde et le Pakistan avaient déjà conclu un accord sur la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi (ci-après l’«accord de 1982»), et c’est sur la base de celui-ci qu’ils ont négocié l’accord de 200841. Il ressortait clairement de l’accord de 1982 que, après avoir examiné l’affaire au fond, l’Etat de résidence pouvait refuser à l’Etat d’envoi l’autorisation de communiquer par l’entremise de ses autorités consulaires avec ses ressortissants arrêtés pour des infractions politiques ou relatives à la sécurité. Le point iii) de cet accord était libellé comme suit :
«Chaque gouvernement autorise, sur la base de la réciprocité, les autorités consulaires de l’autre Etat à entrer en communication avec les ressortissants de celui-ci qui ont été arrêtés, détenus ou emprisonnés sur son territoire, à condition que les intéressés n’aient pas été appréhendés pour des motifs ou infractions d’ordre politique ou touchant à la sécurité. Les demandes des autorités consulaires tendant à entrer en communication avec les intéressés ainsi que les termes de celles-ci seront examinés au cas par cas par le gouvernement qui a arrêté la personne ou la maintient en détention ou prisonnière et les décisions prises sur ces demandes seront communiquées à l’autre gouvernement dans un délai de quatre semaines à compter de leur date de réception.»42 (Les italiques sont de moi.)
26. Toutefois, lors des négociations bilatérales qui ont abouti à la conclusion de l’accord de 2008, il a été convenu de ne pas reprendre le point iii) de celui de 1982, et il a été décidé en octobre 2005 de le remplacer par un projet de point iii) ainsi libellé : «Chaque gouvernement autorise les autorités consulaires de l’autre Etat à entrer en communication avec tous les ressortissants de celui-ci qui ont été arrêtés, détenus ou emprisonnés, dans un délai de trois mois à compter de la date de leur arrestation, détention ou condamnation.»43 (Les italiques sont de moi.) L’accord a été signé le 21 mai 2008. Le texte qui y a remplacé celui du point iii) de l’accord de 1982 est devenu le point iv), libellé comme suit : «[c]haque gouvernement autorise, dans un délai maximal de trois mois, les autorités consulaires de l’autre Etat à entrer en communication avec les ressortissants de celui-ci qui ont été arrêtés, détenus ou emprisonnés»44.
27. On voit donc que la dérogation à l’obligation de permettre la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi, expressément prévue dans l’accord de 1982 pour les personnes accusées d’infractions d’ordre politique ou relatives à la sécurité, a été consciemment et délibérément omise dans l’accord de 2008, selon lequel cette obligation vaut pour tout ressortissant de l’Etat d’envoi45. Cela indique que les parties à l’accord n’avaient pas
41 CMP, annexe 160.
42 CMP, annexe 160, p. 3, alinéa iii) (les italiques sont de moi).
43 CMP, par. 354 et annexe 160.
44 MI, annexe 10.
45 Il est intéressant de noter que le projet de nouveau point iii) prévoyait initialement que l’obligation s’appliquait à «tous les ressortissants» de l’Etat d’envoi, mais que l’adjectif indéfini «tous» n’a pas été retenu dans le texte définitif du projet de point iii) (devenu le point iv) de l’accord de 2008).
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l’intention de refuser le droit de communiquer avec les autorités consulaires de leur pays à une catégorie déterminée de personnes, à savoir celles qui ont été arrêtées ou sont détenues pour des infractions d’ordre politique ou relatives à la sécurité.
28. A mon avis, la meilleure interprétation du point vi) est qu’il se rapporte à la libération et au rapatriement des personnes appartenant à une catégorie déterminée, pour lesquelles il prévoit une dérogation au point v). Cela signifie que lorsqu’un ressortissant de l’Etat d’envoi arrêté, détenu ou condamné sur le territoire de l’Etat de résidence pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité est parvenu au terme de sa peine, l’Etat de résidence peut examiner l’affaire au fond avant de prendre une décision sur la libération et le rapatriement de l’intéressé. Contrairement à ce qu’a avancé le Pakistan, cette disposition ne prive pas les personnes appartenant à cette catégorie du droit de communiquer avec les autorités consulaires de leur pays que leur confère l’article 36 de la convention de Vienne, et ne rend pas non plus le respect de ce droit «discrétionnaire» ou «conditionnel». Autrement dit, le Pakistan ne pouvait pas user de son pouvoir discrétionnaire pour refuser à M. Jadhav son droit de communiquer avec les autorités consulaires indiennes, que ce soit en raison de la condamnation pour espionnage et terrorisme de l’intéressé ou parce que le défendeur considérait que l’Inde était coupable de l’avoir envoyé sur son territoire pour s’y livrer à l’espionnage.
29. De même, le Pakistan ne pouvait pas subordonner l’exécution des obligations qui lui incombaient en application de l’article 36 de la convention à des conditions telles que la communication préalable par l’Inde de certaines informations. Cette interprétation est compatible aussi bien avec l’objet et le but de l’accord de 2008 qu’avec l’article 36 de la convention de Vienne et l’objet et le but de celle-ci.
30. Selon cette interprétation, les dispositions de l’article 36 de la convention restent applicables et conservent leur caractère contraignant lorsqu’un ressortissant de l’Etat d’envoi est arrêté, détenu ou condamné pour des motifs politiques ou relatifs à la sécurité sur le territoire de l’Etat de résidence.
IV. L’INCIDENCE DU DROIT INTERNE SUR LE DROIT À LA COMMUNICATION ENTRE LES AUTORITÉS CONSULAIRES ET LES RESSORTISSANTS DE L’ETAT D’ENVOI
31. Le Pakistan a soutenu que l’Inde voulait se servir de la convention de Vienne pour porter atteinte à sa souveraineté et à son intégrité territoriale en assignant à ses autorités consulaires des fonctions incompatibles avec l’article 5 de celle-ci. Pour lui, les alinéas i) et m) de l’article 5 et le paragraphe 2 de l’article 36 de la convention montraient que le droit à la communication entre les autorités consulaires et les ressortissants de l’Etat d’envoi n’était pas absolu, et que son exercice ne saurait comprendre l’accomplissement d’actes interdits par la législation pakistanaise. Autrement dit, ce droit devait selon lui être exercé conformément à son droit interne46. Cette question a été brièvement abordée par la Cour au paragraphe 115 de son arrêt.
32. Les dispositions pertinentes de l’article 5 de la convention de Vienne sont reproduites ci-après :
«Les fonctions consulaires consistent à :
46 CMP, par. 344.
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
i) Sous réserve des pratiques et procédures en vigueur dans l’Etat de résidence, représenter les ressortissants de l’Etat d’envoi ou prendre des dispositions afin d’assurer leur représentation appropriée devant les tribunaux ou les autres autorités de l’Etat de résidence pour demander, conformément aux lois et règlements de l’Etat de résidence, l’adoption de mesures provisoires en vue de la sauvegarde des droits et intérêts de ces ressortissants lorsque, en raison de leur absence ou pour toute autre cause, ils ne peuvent défendre en temps utile leurs droits et intérêts ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
m) Exercer toutes autres fonctions confiées à un poste consulaire par l’Etat d’envoi que n’interdisent pas les lois et règlements de l’Etat de résidence ou auxquelles l’Etat de résidence ne s’oppose pas ou qui sont mentionnées dans les accords internationaux en vigueur entre l’Etat d’envoi et l’Etat de résidence.»
33. Le paragraphe 2 de l’article 36 de la convention dispose ce qui suit :
«Les droits visés au paragraphe 1 du présent article doivent s’exercer dans le cadre des lois et règlements de l’Etat de résidence, étant entendu, toutefois, que ces lois et règlements doivent permettre la pleine réalisation des fins pour lesquelles les droits sont accordés en vertu du présent article.» (Les italiques sont de moi.)
34. Le paragraphe 1 de l’article 55 de la convention se lit comme suit :
«1. Sans préjudice de leurs privilèges et immunités, toutes les personnes qui bénéficient de ces privilèges et immunités ont le devoir de respecter les lois et règlements de l’Etat de résidence. Elles ont également le devoir de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de cet Etat.» (Les italiques sont de moi.)
35. Le Pakistan a négligé l’importance de la clause finale du paragraphe 2 de l’article 36, selon laquelle les lois et règlements de l’Etat de résidence «doivent permettre la pleine réalisation des fins» pour lesquelles sont accordés les droits énoncés dans l’article. Cette clause procède du principe bien établi selon lequel une violation du droit international ne saurait être justifiée par l’invocation du droit interne. Ce principe était également en cause en l’affaire LaGrand, et la Cour a conclu dans son arrêt que les Etats-Unis avaient violé la convention de Vienne parce que leur règle interne de la «carence procédurale», telle qu’elle avait été appliquée, ne permettait pas de donner pleinement effet à l’article 36 de la convention47. La position défendue par le Pakistan était en contradiction flagrante avec «les fins pour lesquelles les droits sont accordés en vertu de [l’article 36]»48. L’article 55 de la convention dispose également que l’exercice des droits et privilèges consulaires n’est pas subordonné aux règles du droit interne de l’Etat de résidence.
36. Il semble que le Pakistan ait déterminé, dès son arrestation, sans attendre qu’il soit jugé, que M. Jadhav était un espion, et qu’en tant que tel il n’avait selon la législation pakistanaise pas le droit de communiquer avec les autorités consulaires de son pays, et ait donc considéré que l’Inde, ayant manqué à son «devoir de ne pas s’immiscer dans [ses] affaires intérieures», avait perdu le droit qu’elle tenait de l’article 36 de la convention d’entrer en communication avec son
47 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 498, par. 91.
48 Convention de Vienne, paragraphe 2 de l’article 36.
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ressortissant. Sa position étant ainsi arrêtée, il a refusé à M. Jadhav son droit d’être informé sans retard de ses droits consulaires, et n’a pas permis aux fonctionnaires du poste consulaire de l’Inde à Islamabad d’exercer leur droit d’entrer en communication avec l’intéressé. Le comportement et l’attitude adoptés à cet égard par le Pakistan étaient en contradiction flagrante avec les dispositions de l’article 36 de la convention de Vienne et avec le but et l’objet de celle-ci. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 conférait aux fonctionnaires consulaires indiens le droit d’être informés sans retard de l’arrestation de M. Jadhav, son alinéa a) la liberté de communiquer avec lui et de se rendre auprès de lui, et son alinéa c) le droit de se rendre auprès de M. Jadhav, s’il ne s’y opposait pas, après son incarcération ou sa mise en détention préventive ou toute autre forme de détention, ainsi que de s’entretenir et de correspondre avec lui afin de pourvoir à sa représentation en justice. L’Inde a établi, sans que le Pakistan le conteste, que les autorités pakistanaises s’étaient bornées à l’informer 22 jours plus tard de l’arrestation de M. Jadhav, et que, en dépit de demandes réitérées, ses fonctionnaires consulaires n’avaient jamais été autorisés à entrer en contact et à communiquer avec l’intéressé ou à se rendre auprès de lui, que ce soit après son arrestation, sa mise en détention, l’ouverture de son procès ou sa condamnation. Le Pakistan a donc manifestement manqué aux obligations qui lui incombaient aux termes des alinéas a), b) et c) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
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Déclaration de Mme la juge Sebutinde

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