Opinion individuele de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphes
I. Prolégomènes ............................................................................................................................ 1
II. La formation de la jurisprudence : Le tournant marqué par l’avis consultatif pionnier rendu en 1999 par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (avis no 16) ................................................................................................................................. 5
III. L’évolution qui a suivi l’adoption par la CIADH de son avis consultatif no 18 (2003) ...................................................................................................................................... 10
IV. L’évolution de la jurisprudence de la Cour (2001-2004) à la suite de l’adoption par la CIADH de son avis consultatif no 16 (1999) ................................................................. 15
V. Les insuffisances du raisonnement suivi par la Cour dans les affaires LaGrand et Avena ....................................................................................................................................... 27
VI. Le rapport entre le droit à l’information sur l’assistance consulaire et les droits de l’homme garantissant une procédure régulière et un procès équitable, à l’approche du vingtième anniversaire de l’avis consultatif historique de la CIADH .................................................................................................................................... 32
VII. L’évolution du Corpus Juris Gentium : l’illicéité de la peine de mort en tant que violation des droits de l’homme .............................................................................................. 43
VIII. La condamnation de la peine de mort à l’échelle mondiale : Les initiatives et les efforts des Nations Unies......................................................................................................... 53
1. Le Comité des droits de l’homme .......................................................................................... 54
2. L’ex-Commission des droits de l’homme .............................................................................. 60
3. Le Conseil des droits de l’homme.......................................................................................... 63
. IX. La peine de mort et la nécessité de considérer dans toute leur étendue les atteintes aux droits de l’homme qui en résultent ..................................................................... 67
... X. La cruauté de la peine de mort en tant que violation des droits de l’homme, dénoncée de longue date par les penseurs humanistes ............................................................ 71
. XI. L’importance des remèdes ....................................................................................................... 85
XII. Epilogue : Récapitulation ........................................................................................................ 94
I. PROLÉGOMÈNES
1. J’ai voté en faveur du présent arrêt, que la Cour internationale de Justice («la Cour») a rendu aujourd’hui en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan). Dans le raisonnement que j’ai personnellement suivi pour parvenir aux conclusions énoncées dans le dispositif de l’arrêt, j’ai toutefois pris en considération certaines questions qui auraient, selon moi, mérité que la Cour y porte une plus grande attention. Par exemple, les points 7) et 8) du dispositif me paraissent insuffisants. De plus, sur les questions essentielles soulevées par la présente affaire, qui sont examinées en détail ci-après, mon raisonnement va bien au-delà de celui que la Cour a suivi.
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J’estime donc qu’il est de mon devoir, en dépit des contraintes de temps tout à fait déraisonnables mais hélas habituelles que nous subissons, de revenir sur ces questions et de consigner ici les réflexions qui fondent la position que j’ai adoptée sur chacune d’elles.
2. Je commencerai par examiner un point qui a de nouveau été porté à l’attention de la Cour en la présente affaire (voir plus loin, paragraphes 24-25 (Inde) et 26 (Pakistan)), à savoir la formation de la jurisprudence sur l’application de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires («la convention de Vienne») à la suite de l’adoption en 1999 par la Cour interaméricaine des droits de l’homme («la CIADH») de son avis consultatif pionnier no 16, suivi en 2003 de son avis no 18. Je traiterai ensuite, comme le veut la logique, de l’évolution de la jurisprudence de la Cour (2001-2004) après l’adoption de l’avis no 16 de la CIADH.
3. Je m’intéresserai ensuite aux insuffisances des arrêts rendus par la Cour dans les affaires LaGrand (2001) et Avena (2004). La partie suivante de mon exposé portera sur le rapport entre le droit des ressortissants de l’Etat d’envoi à l’information sur l’assistance consulaire et les droits de l’homme que sont le droit à une procédure régulière et le droit à un procès équitable, après quoi je traiterai de la tendance à l’abolition de la peine de mort, qui se manifeste de nos jours par la reconnaissance dans le corpus juris gentium de son illicéité en tant qu’elle viole des droits de l’homme, ainsi que par les initiatives et les efforts des Nations Unies, lesquels ont abouti à sa condamnation à l’échelle mondiale. J’exposerai ensuite mes observations sur la gravité des atteintes aux droits de l’homme qui résultent du maintien de la peine capitale.
4. Cela m’amènera à des réflexions sur la position adoptée depuis longtemps par les penseurs humanistes, qui assimilent la cruauté de peine capitale à une violation des droits de l’homme. J’enchaînerai ensuite logiquement par des observations sur l’importance des réparations. Enfin, dans l’épilogue, je récapitulerai les principaux points développés dans le présent exposé, dont le propos est de montrer clairement que mon raisonnement embrasse un champ plus large que celui suivi par la Cour, et que le droit à l’information sur l’assistance consulaire, en tant qu’il fait partie des garanties d’une procédure régulière, est non seulement un droit individuel, mais un droit de l’homme à part entière, avec toutes les conséquences juridiques que cela emporte.
II. LA FORMATION DE LA JURISPRUDENCE : LE TOURNANT MARQUÉ PAR L’AVIS CONSULTATIF PIONNIER RENDU EN 1999 PAR LA COUR INTERAMÉRICAINE DES DROITS DE L’HOMME (AVIS NO 16)
5. Il ne faut pas perdre de vue que près de vingt années se sont écoulées depuis l’adoption par la CIADH, le 1er octobre 1999, de son avis consultatif pionnier sur le droit à l’information sur l’assistance consulaire dans le cadre des garanties d’une procédure régulière, qui a marqué le début de l’évolution de la jurisprudence internationale dans le sens de l’interprétation et de l’application correctes de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. En procédant pour la première fois à une juste exégèse correcte de la disposition essentielle qu’est l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36, la CIADH a souligné l’influence qu’avait eue sur sa rédaction le corpus juris du droit international des droits de l’homme.
6. La CIADH a dit que l’une des caractéristiques des droits énoncés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne est que leurs titulaires sont des individus, ce qui constitue «un progrès important par rapport à la conception traditionnelle du droit international sur le sujet» (avis consultatif, par. 81-82) ; les droits prévus par cette disposition sont «des droits individuels» (ibid., par. 83),
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«qui sont le pendant des obligations incombant en la matière à l’Etat de résidence. Cette interprétation est étayée par l’historique de la rédaction de l’article… [R]ien n’empêchait que cet instrument confère des droits aux individus…
En conséquence, la communication avec les autorités consulaires dont il est question à l’article 36 de la convention a effectivement pour but de protéger les droits des ressortissants de l’Etat d’envoi… Telle est l’interprétation correcte des fonctions consulaires consistant à «protéger … les intérêts» des ressortissants de l’Etat d’envoi et à leur prêter assistance, en particulier afin «d’assurer leur représentation appropriée» devant les tribunaux»…» (Ibid., par. 84 et 87.)
7. Selon cet avis novateur, l’article 36 de la convention de Vienne reconnaît aux détenus étrangers des droits individuels, dont celui à l’information sur l’assistance consulaire, qui sont véritablement des droits de l’homme et auxquels correspondent des obligations de l’Etat de résidence, qu’il s’agisse d’un Etat fédéral ou unitaire (ibid., par. 84 et 140).
8. La CIADH a également observé que l’interprétation et l’application évolutives du corpus juris du droit international des droits de l’homme avaient «eu une influence positive sur l’évolution du droit international, en développant l’idée que celui-ci a vocation à régler les rapports entre les Etats et les êtres humains relevant de leur juridiction» (par. 114-115). Selon elle, le droit individuel à l’information prévu à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne donne effet au droit à une procédure régulière (par. 124).
9. La CIADH a ainsi établi un lien entre ce droit à l’information et l’évolution des garanties d’une procédure régulière, ajoutant que la privation de ce droit qui résulte d’une sentence de mort et de son application équivalait à la privation arbitraire du droit à la vie (au sens de l’article 4 de la convention américaine relative aux droits de l’homme et de l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), avec toutes les conséquences juridiques inhérentes aux violations de cet ordre, qui engagent la responsabilité de l’Etat et lui imposent une obligation de réparation (par. 137). Cet avis consultatif historique a indéniablement ouvert la voie à la formation d’une jurisprudence internationale in statu nascendi sur la question, et il est apparu rapidement qu’il avait une influence notable sur la pratique des Etats de la région.
III. L’ÉVOLUTION QUI A SUIVI L’ADOPTION PAR LA CIADH DE SON AVIS CONSULTATIF NO 18 (2003)
10. L’avis consultatif no 16 de la CIADH a été suivi d’un autre, non moins pertinent, son avis no 18, donné en 2003 sur la situation juridique et [les] droits des migrants sans papiers, dans lequel la Cour interaméricaine a dit que les Etats devaient respecter les droits de l’homme et les protéger à la lumière du principe général et fondamental d’égalité et de non-discrimination, et que tout traitement discriminatoire affectant la protection et l’exercice de ces droits engageait la responsabilité internationale de l’Etat. De l’avis de la CIADH, le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination relève désormais du jus cogens.
11. La CIADH a ajouté que les Etats ne pouvaient pas pratiquer ou tolérer la discrimination à l’égard des migrants, et devaient garantir une procédure régulière à toute personne, quelle que soit sa situation au regard de la législation en matière d’immigration. Cette situation ne saurait justifier quelque entrave à la jouissance et à l’exercice des droits de l’homme, y compris ceux relatifs au travail. Les migrants exerçant un emploi ont ainsi, en matière de travail, les mêmes droits que les ressortissants de l’Etat d’accueil, auquel il incombe de veiller à leur exercice effectif. Les Etats ne
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sauraient assigner à leur politique migratoire ou à leurs autres politiques des buts dont la réalisation impliquerait que le respect du principe d’égalité devant la loi et de non-discrimination soit conditionnel.
12. L’avis consultatif no 18 (2003) de la CIADH, avec ses multiples implications, n’a pas tardé à exercer sur le continent américain une influence considérable, influence qui était vouée à s’étendre à d’autres régions du monde, étant donné l’importance du sujet traité. Cet avis procédait du mode dynamique d’interprétation de la convention de Vienne inauguré quatre ans auparavant par la CIADH dans son avis consultatif no 161.
13. En outre, l’avis no 18 reposait sur une conception évolutive du jus cogens et des obligations erga omnes de protéger. Les avis consultatifs no 16 et no 18 de la CIADH ont mis en lumière l’importance et la nécessité d’une protection ciblée sur ceux qui en ont le plus besoin parce qu’ils sont vulnérables et sans défense, dans un monde impitoyable qui, apparemment aveugle aux problèmes sociaux, traverse une crise profonde faute d’avoir su préserver ses valeurs.
14. Dans ses avis consultatifs nos 16 et 18, qui revêtent la plus haute importance, la CIADH a clairement indiqué que, selon son interprétation des normes de la convention américaine relative aux droits de l’homme, la protection devrait s’étendre, sur la base des droits existants, aux situations nouvelles (telles que celles où le respect du droit à l’information sur l’assistance consulaire est mis en question, ou celles où il faut déterminer les droits des migrants sans papiers). La CIADH a fondé son avis consultatif no 18 (2003) sur une conception évolutive du jus cogens et des obligations de protection erga omnes.
IV. L’ÉVOLUTION DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR (2001-2004) À LA SUITE DE L’ADOPTION PAR LA CIADH DE SON AVIS CONSULTATIF NO 16 (1999)
15. Comme je l’ai déjà indiqué, lorsqu’elle a adopté en 1999 son avis consultatif historique, la CIADH a été la première juridiction internationale à relever que l’inobservation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne portait préjudice non seulement à un Etat partie, mais encore aux êtres humains concernés ; elle est la première aussi à avoir affirmé l’existence d’un droit individuel à l’information sur l’assistance consulaire s’inscrivant dans le cadre des garanties d’une procédure régulière (par. 1-141).
16. Ainsi que je l’ai déjà expliqué en détail aux paragraphes 75, 81, 87, 158-162 et 169 de l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’arrêt sur le fond rendu par la Cour le 30 novembre 2010 en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo), l’avis consultatif no 16 (1999) de la CIADH a ouvert la voie qu’allait suivre l’évolution de la jurisprudence de la Cour en la matière (évolution marquée par les décisions qu’elle a rendues en l’affaire LaGrand (2001) et l’affaire Avena (2004)). Dans l’exposé précité, j’examinais en outre les progrès rapides et irréversibles de l’humanisation du droit consulaire (par. 163-172), et rappelais à cet égard (par. 176-181) les passages pertinents des documents officiels relatant les travaux préparatoires de la convention lors de la conférence des Nations Unies sur les relations consulaires (Vienne, 4 mars-22 avril 1963).
1 Cf. A. A. Cançado Trindade, «The Humanization of Consular Law: The Impact of Advisory Opinion no 16 (1999) of the Inter-American Court of Human Rights on International Case-Law and Practice», 6 Chinese Journal of International Law (2007) no 1, vol. 6, p. 1-16 ; A. A. Cançado Trindade, «Le déracinement et la protection des migrants dans le droit international des droits de l’homme», Revue trimestrielle des droits de l’homme — Bruxelles (2008) no 74, vol. 19, p. 289-328.
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17. La perspective strictement interétatique a été dépassée dès cette conférence, lorsque plusieurs délégations, trois ans avant l’adoption, en 1966, des deux pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, ont appelé l’attention sur le rapport entre le projet d’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 et les droits individuels. Je m’abstiendrai de citer à nouveau ici toutes les déclarations faites lors de la négociation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la future convention pour souligner l’importance des droits fondamentaux de l’individu, déclarations que j’ai déjà analysées en détail dans l’exposé susmentionné (par. 33-34, 82-92 et 158-188).
18. Je me permets de rappeler également que, en l’affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), la procédure qui a abouti à l’adoption, par la CIADH, de son avis consultatif no 16 (1999) a été constamment évoquée dans les écritures et plaidoiries des parties, ainsi que l’avis lui-même. Dans son mémoire (daté du 16 septembre 1999), l’Allemagne se référait ainsi expressément à l’examen alors en cours de la demande d’avis consultatif présentée par le Mexique à la CIADH2.
19. Toujours en l’affaire LaGrand, les Etats-Unis, dans leur contre-mémoire (daté du 27 mars 2000), ont expressément mentionné l’opinion no 16 de la CIADH3. Il a aussi été abondamment question de cet avis consultatif pendant la procédure orale4. Dans son arrêt du 27 juin 2001, la Cour a dit que les Etats-Unis avaient manqué aux obligations auxquelles ils étaient tenus envers l’Allemagne et envers les frères LaGrand en application des paragraphes 1 et 2 de l’article 36 de la convention de Vienne5. Elle a cependant énoncé cette conclusion sans mentionner la part qu’avait tenue dans son raisonnement l’avis consultatif pionnier de la CIADH (no 16 (1999)), et ce, alors même qu’il avait été constamment porté à son attention par les parties. L’indifférence apparente de la Cour n’a pas manqué d’être vivement critiquée dans les ouvrages et publications juridiques6.
20. Plus tard, en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains (2004), le Mexique, Etat demandeur, s’est abondamment référé, dans son mémoire (daté du 20 juin 2003), à l’avis consultatif no 16 de la CIADH, et en a cité maints extraits7. La Cour a dit que les Etats-Unis, Etat
2 Affaire LaGrand, mémoire de l’Allemagne, 16 septembre 1999, vol. I, par. 4.13.
3 Affaire LaGrand), contre-mémoire des Etats-Unis, 27 mars 2000, par. 102, note de bas de page 110.
4 Voir en particulier les plaidoiries de M. Simma, co-agent et conseil de l’Allemagne, lors des audiences du 13 novembre 2000 (CR 2000/26, p. 59-61 ; CR 2000/27, p. 4-6, 29 et 33).
5 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 515-516 (points 3) et 4) du dispositif).
6 Au sujet de «l’attitude réservée» manifestée par la Cour en ne mentionnant pas le précédent constitué par l’avis consultatif no 16 (1999) de la CIADH, où celle-ci avait dit que les droits énoncés à l’article 36 de la convention de Vienne faisaient partie des garanties minimales indispensables pour assurer à un étranger un procès équitable, voir J. Fitzpatrick, «Consular Rights and the Death Penalty after LaGrand», in American Society of International Law, Proceedings of the 96th Annual Meeting (2002) p. 309 ; voir également J. Fitzpatrick, «The Unreality of International Law in the United States and the LaGrand Case», 27 Yale Journal of International Law (2002), p. 429-430 et 432 ; au sujet de l’optique «lamentablement étroite» adoptée par la C.I.J., voir M. Mennecke et C. J. Tams, «[Decisions of International Tribunals: The International Court of Justice-] LaGrand Case (Germany versus United States of America)», International and Comparative Law Quarterly (2002), vol. 51, p. 454-455 ; voir également Ph. Weckel, M. S. E. Helali et M. Sastre, «Chronique de jurisprudence internationale», 105 Revue générale de Droit international public (2000) p. 770, 791 et 794 ; Ph. Weckel, «Chronique de jurisprudence internationale», 105 Revue générale de Droit international public (2001) p. 764-765 et 770.
7 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mémoire du Mexique (20 juin 2003), p. 80-81, 136-137, 140-141 et 144 ; voir aussi p. 65. Le Mexique a également fait expressément référence à d’autres décisions pertinentes rendues par la CIADH dans des affaires contentieuses (ibid., p. 119-121, 151, 153 et 155-157, ainsi que p. 55), c’est-à-dire aux éléments pertinents de la jurisprudence constante de la Cour interaméricaine en la matière.
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défendeur, avaient violé les obligations leur incombant en application des alinéas b) et c) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, s’abstenant cependant une fois encore de mentionner la pertinence du précédent constitué par l’avis consultatif no 16 de la CIADH.
21. Des voix ont continué de s’élever parmi les juristes pour reprocher à la Cour de ne pas s’être référée à l’avis consultatif fondateur donné en 1999 par la CIADH8. Ces critiques insistaient sur les points que j’avais moi-même traités dans l’exposé de mon opinion concordante joint à l’avis consultatif no 16 (1999)9, où j’observais notamment que, 36 ans après l’adoption de la convention de Vienne, alors que le XXe siècle touchait à sa fin, «on ne [pouvait] plus prétendre dissocier le … droit à l’information sur l’assistance consulaire du corpus juris des droits de l’homme» (par. 1).
22. Une interprétation de plus en plus large s’est progressivement imposée, selon laquelle il existe un rapport entre le droit des relations consulaires et le droit international des droits de l’homme, si bien que le droit des détenus étrangers à l’assistance consulaire est assimilable à un droit de l’homme10. Lorsque la Cour a rendu son arrêt en l’affaire LaGrand (2001), elle a été critiquée pour avoir négligé «le meilleur et le plus complet des avis juridiques exprimés au sujet de l’application de la convention de Vienne en cas de condamnation à la peine de mort», à savoir l’avis consultatif no 16 (1999) de la CIADH, qui «concluait que l’exécution d’un étranger à qui le droit à la notification et à l’assistance consulaires avait été refusé constituait une violation du droit international»11. Cette critique citait ensuite un paragraphe de l’exposé de mon opinion concordante joint à l’avis consultatif no 16 de la CIADH, où j’avais formulé les observations suivantes :
«Dans l’optique du droit international des droits de l’homme, la protection n’est pas destinée à ceux qui entretiennent des rapports d’égal à égal, mais à ceux qui sont manifestement plus faibles et plus vulnérables que les autres. Ainsi entendue, la protection prend de plus en plus d’importance dans un monde déchiré par la discrimination entre les citoyens d’un pays et les étrangers (y compris la discrimination légale, qui vise notamment les migrants), un monde où les frontières s’ouvrent aux capitaux et aux échanges de biens et services, mais pas nécessairement aux êtres humains. Les étrangers détenus dans un pays où les rapports sociaux et le système juridique ne sont pas les mêmes que chez eux et où on parle une langue qu’ils connaissent mal, sont souvent dans une situation de grande vulnérabilité, à laquelle l’insertion du droit à l’information sur l’assistance consulaire dans l’univers conceptuel des droits de l’homme a pour objet de remédier.» (Par. 23.)
23. Au cours de ces dix dernières années, de vives critiques ont continué d’être adressées à la Cour pour n’avoir pas reconnu expressément ce qu’elle devait à l’avis consultatif pionnier de la
8 Pour les critiques en ce sens, voir M. Mennecke, «Towards the Humanization of the Vienna Convention of Consular Rights — The LaGrand Case before the International Court of Justice», German Yearbook of International Law/Jahrbuch für internationales Recht (2001), vol. 44, p. 431-432, 451-455, 459-460 et 467-468.
9 Op. cit. supra, p. 451, 453 et 467.
10 Voir S. Mani, «The Right to Consular Assistance as a Basic Human Right of Aliens — A Review of the ICJ Order Dated 3 March 1999», Indian Journal of International Law (1999), vol. 39, p. 438-439 ; voir également E. Decaux, «La protection consulaire et les droits de l’homme», in : Société Française pour le Droit International, La Protection Consulaire (Journée d’Etudes de Lyon), Paris, Ed. Pedone, 2006, p. 57 et 71-72. Divers auteurs ont par la suite affirmé que le droit à l’assistance consulaire prévu à l’article 36 de la convention de Vienne était devenu «un droit coutumier faisant partie du droit international des droits de l’homme», et que la C.I.J. s’était montrée «trop réservée, en particulier sur la question des remèdes à accorder en cas de violation du droit à la communication avec les autorisé consulaires» : p. 25, voir également les pages 12-13 et 16-17.
11 S. L. Babcock, «The Vienna Convention on Consular Relations (VCCR): Litigation Strategies», consultable à l’adresse suivante : www.capdefnet.org/fdprc/contents/relevant_reading/101001-01, 2001, p. 2 et 9 (voir également p. 7).
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CIADH dans le raisonnement qu’elle avait suivi dans les affaires LaGrand et Avena12. Pour les auteurs de ces critiques, les décisions de la Cour avaient été «fortement influencées» par l’avis consultatif no 16 de la CIADH, dans lequel il est dit que «le droit à la notification consulaire» fait partie des garanties minimales d’une procédure régulière indispensables pour qu’un procès soit équitable», et que lorsque ce droit n’est pas respecté, «il y a violation des droits de l’homme du ressortissant étranger», à raison de laquelle l’Etat de résidence est tenu d’accorder réparation13. L’auteur des passages que je viens de citer a repris un autre paragraphe de l’exposé de mon opinion concordante joint à l’avis consultatif no 16 de la CIADH, où je soutenais ce qui suit :
«En cette fin de siècle, nous avons le privilège d’assister à l’humanisation du droit international, lequel englobe aujourd’hui cet élément du droit des relations consulaires. La convergence de ce droit et du droit international des droits de l’homme a eu pour effet la cristallisation du droit individuel à l’information sur l’assistance consulaire14, dont sont titulaires tous les êtres humains qui ont besoin de l’exercer ; l’inclusion de ce droit dans le champ conceptuel des droits de l’homme est maintenant admise en droit international classique comme en droit international coutumier» (par. 35).
24. En la présente instance, l’Inde a invoqué l’avis consultatif pionnier de la CIADH, mais pas le Pakistan. Le demandeur a consacré une section de son mémoire (par. 151-163) à une analyse minutieuse de la jurisprudence de la CIADH. Elle s’est en particulier intéressée à ce qu’a dit la Cour interaméricaine sur l’interprétation et l’application de l’article 36 de la convention de Vienne, considérant que la CIJ devait s’en inspirer lorsqu’elle examinerait elle-même ces deux questions (par. 151).
25. L’Inde a souligné plusieurs points essentiels de l’avis consultatif de la CIADH, dont l’idée qu’un traité peut servir à protéger les droits de l’homme même si son but principal ou central ne se rapporte pas à ceux-ci (par. 154)15. Toujours dans son mémoire, l’Inde a insisté sur l’importance de la conclusion de la CIADH selon laquelle le corpus juris évolutif du droit international des droits de l’homme, qui comprend les normes auxquelles doit obéir une procédure régulière, devrait guider l’interprétation de l’article 36 de la convention de Vienne (par. 157-159)16. Lors de la procédure orale, l’Inde a également insisté sur l’importance de l’avis consultatif de la CIADH et sur l’influence qu’il a exercée17.
26. Dans ses plaidoiries (audience du 19 février 2019), le Pakistan a quant à lui contesté les arguments de l’Inde et son invocation de l’avis consultatif de la CIADH, soutenant qu’ils n’avaient pas leur place devant la Cour, et affirmé que l’Inde s’était appuyée sur des citations tronquées des décisions de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (à ne pas confondre avec la
12 Voir C. M. Cerna, «Impact on the Right to Consular Notification», in The Impact of Human Rights Law on General International Law (sous la dir. de M. T. Kamminga and M. Scheinin), Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 171, 173, 175, 180, 182-183 et 186 ; C. M. Cerna, «The Right to Consular Notification as a Human Right», Suffolk Transnational Law Review (2008), vol. 31, p. 420, 422-423, 425, 430-435, 437-439, 449 et 451-455.
13 Voir C. M. Cerna, «Impact on the Right to Consular Notification», op. cit. supra n 12, p. 173 et 175.
14 Voir le paragraphe 76 de l’avis consultatif no 16 de la CIADH.
15 Voir le paragraphe 76 de l’avis consultatif no 16 de la CIADH.
16 Voir les paragraphes 113-122 de l’avis consultatif.
17 Voir CR 2019/1, p. 39-42, par. 145-153.
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CIADH)18. Cette divergence de vues entre les Parties aurait dû, à mon avis, inciter la Cour à examiner soigneusement la question ; or, comme je vais maintenant le montrer, elle ne l’a pas fait.
V. LES INSUFFISANCES DU RAISONNEMENT SUIVI PAR LA COUR DANS LES AFFAIRES LAGRAND ET AVENA
27. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire LaGrand (2001), la Cour a admis que les alinéas b) et c) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne avaient créé des «droits individuels» qui pouvaient être invoqués par l’Etat dont la personne détenue a la nationalité (arrêt, par. 77). Plus tard, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Avena (2004), elle a réaffirmé cette conclusion (par. 40), ajoutant que ces droits individuels coexistaient avec les droits de l’Etat d’envoi. Néanmoins, la Cour n’a pas voulu considérer que les droits individuels énoncés à l’article 36 de la convention avaient le caractère de droits de l’homme.
28. Selon l’avis consultatif pionnier de la CIADH, une disposition d’un traité «peut concerner la protection de droits de l’homme» (ce qui est le cas de l’article 36 de la convention), quel que soit le but principal de l’instrument en question (par. 76 et 85). La CIADH a ajouté que les droits individuels garantis par l’article 36 de la convention de Vienne contribuaient à assurer à la personne concernée la jouissance des garanties d’une procédure régulière et d’un procès équitable (par. 121-123). Elle a également précisé ce qui suit :
«grâce au droit à l’information que l’individu tient de l’article 36, paragraphe 1, alinéa b), de la convention de Vienne sur les relations consulaires, le droit à une procédure régulière garanti par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques peut avoir des effets pratiques dans des affaires concrètes ; les garanties minimales énoncées à l’article 14 du Pacte peuvent être amplifiées à la lumière d’autres instruments internationaux comme la convention de Vienne sur les relations consulaires, qui élargit la portée de la protection garantie aux accusés…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le droit à l’information étant un élément de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires, le détenu étranger doit avoir la faculté de se prévaloir de ce droit pour sa défense. Ne pas respecter le droit du détenu à l’information, ou le restreindre, porte atteinte aux garanties judiciaires.» (Par. 124 et 129.)
29. A l’approche du vingtième anniversaire de l’avis consultatif historique rendu par la CIADH, je me permets de rappeler une fois encore que celle-ci y a dit que les droits individuels garantis par l’article 36 de la convention de Vienne étaient directement liés aux droits de l’homme que sont le droit à une procédure régulière et le droit à un procès équitable. La CIADH a souligné que le respect du droit d’un détenu à être informé qu’il possède les droits garantis par l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 devenait «particulièrement important» si ce détenu était condamné à mort (par. 135-137).
30. En l’affaire LaGrand, la Cour, après avoir établi qu’il y avait eu violation des droits individuels énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, a considéré qu’elle n’avait pas besoin d’examiner plus avant l’argument de l’Allemagne selon lequel le droit individuel
18 Voir CR 2019/2, p. 47-49, par. 101-104 ; le Pakistan a également critiqué les arguments avancés par l’Inde au sujet des «conditions minimales d’une procédure régulière» (ibid., par. 104).
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d’être informé sans retard garanti par le paragraphe 1 de l’article 36 de la convention avait «acquis le caractère d’un droit de l’homme» (arrêt, par. 78). Et plus tard, en l’affaire Avena (2004), elle a rejeté l’argument du Mexique selon lequel «le droit de notification et de communication consulaires prévu par la convention de Vienne [était] un droit de l’homme fondamental faisant partie des droits de la défense (due process) en procédure pénale» (arrêt, par. 124). La Cour n’a pas examiné la question de savoir si l’article 36 de la convention établissait des droits de l’homme ; elle a dit qu’il ne lui était pas «nécessaire de se pencher sur la question de savoir si le droit en cause [était] ou non un droit de l’homme» (ibid., par. 124).
31. Il n’y avait selon moi aucune raison pour que la Cour s’en tienne à un examen aussi insuffisant de l’une des questions sur lesquelles portaient ses arrêts LaGrand et Avena, ni l’un ni l’autre n’ayant d’ailleurs été observé par l’Etat défendeur. Le contexte factuel de la présente affaire lui offrait une nouvelle occasion d’examiner les droits individuels prévus à l’article 36 de la convention de Vienne dans leur rapport direct avec les droits de l’homme que sont le droit à une procédure régulière et le droit à un procès équitable. Je considère que cet examen était nécessaire mais, une fois encore, la Cour a préféré s’en tenir à son traitement insuffisant de la question.
VI. LE RAPPORT ENTRE LE DROIT À L’INFORMATION SUR L’ASSISTANCE CONSULAIRE ET LES DROITS DE L’HOMME GARANTISSANT UNE PROCÉDURE RÉGULIÈRE ET UN PROCÈS ÉQUITABLE, À L’APPROCHE DU VINGTIÈME ANNIVERSAIRE DE L’AVIS CONSULTATIF HISTORIQUE DE LA CIADH
32. Alors que près de vingt ans se sont écoulés depuis l’adoption, par la CIADH, de son avis consultatif historique sur le droit à l’information sur l’assistance consulaire dans le cadre des garanties d’une procédure régulière qui, ayant justement établi la corrélation entre les droits individuels énoncés à l’article 36 de la convention de Vienne et les droits de l’homme garantissant une procédure régulière et un procès équitable figurant à l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et intégrés au droit international général, a inspiré la jurisprudence naissante en la matière, il me semble nécessaire d’examiner la question en partant d’une analyse des violations des droits prévus à l’article 36 de la convention auxquelles la Cour a conclu en la présente affaire.
33. L’assistance consulaire est un moyen essentiel d’assurer l’exercice effectif des droits de l’homme garantissant une procédure régulière et un procès équitable. Dans le raisonnement qu’elle a suivi pour émettre son avis consultatif no 16, la CIADH n’a pas hésité à établir une corrélation entre l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (par. 117 et 124). Le contexte factuel de la présente affaire fournissait à la Cour une bonne occasion d’affiner sa jurisprudence en la matière.
34. L’ordre juridique international contemporain s’appuie fort utilement sur les travaux d’une pluralité de juridictions internationales. C’est là le fruit d’une évolution que nul ne prévoyait il y a quelques dizaines d’années, laquelle a contribué aux progrès accomplis dans la formation du nouveau jus gentium. Chacune de ces juridictions internationales a compris qu’il lui fallait tenir compte de la jurisprudence pertinente des autres pour contribuer au développement harmonieux et progressif du droit international.
35. Bien qu’autonomes, ces juridictions ont pour mission commune de faire régner la justice. Dans l’accomplissement de cette mission partagée, elles favorisent l’avènement d’un droit universel des nations et les avancées de l’état de droit qui, depuis 2006, fait l’objet de l’un des principaux points de l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies.
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36. Le droit à la notification consulaire prévu à l’article 36 de la convention de Vienne est à mon sens étroitement lié aux droits fondamentaux que sont les droits à une procédure régulière et un procès équitable. Outre que la CIADH a établi cette corrélation dans son avis consultatif no 16 (par. 124 et 129), il ressort de la pratique des Etats qu’un certain nombre d’entre eux, après le prononcé de cet avis, ont considéré que, en raison de ce lien, le droit à la notification et à l’assistance consulaires faisait partie du corpus juris des droits de l’homme19.
37. Il y a de bonnes raisons d’aller plus avant dans cette interprétation constructive (même si la Cour, en la présente instance, a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour conclure à une violation supplémentaire portant sur les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), dès lors que les droits dont il s’agit, outre qu’ils sont protégés par l’article 36 de la convention de Vienne, relèvent des droits de l’homme en général ou du droit international coutumier. Pour moi, le droit à l’information sur l’assistance consulaire énoncé à l’article 36 de la convention est un droit individuel qui se rattache indubitablement aux droits de l’homme.
38. Il ne fait aucun doute qu’un étranger traduit devant un tribunal pénal ne peut jouir pleinement de son droit à l’égalité procédurale que s’il lui est permis de bénéficier de l’assistance consulaire. Par conséquent, le non-respect du droit à la notification consulaire prévu à l’article 36 de la convention de Vienne emporte nécessairement une violation des droits de l’homme garantissant une procédure régulière et un procès équitable, que ces garanties relèvent du droit international général ou du droit international coutumier. Il est clair que nous sommes là dans le domaine des droits de l’homme, fait qui doit être dûment reconnu.
39. Lorsqu’un détenu étranger ne bénéficie pas de l’assistance consulaire, il est privé de la garantie d’une procédure régulière et d’un procès équitable, sa condamnation à mort et son exécution en pareilles conditions violant des principes généraux et fondamentaux de droit international, dont le principe d’égalité et de non-discrimination, ainsi que les droits de l’homme, lesdites violations engageant la responsabilité de l’Etat qui les a commises20. Voici près de 20 ans, la CIADH, en adoptant son avis consultatif no 16, a amorcé et facilité une évolution vers l’humanisation du droit consulaire, qui a maintenant fait de grands progrès21.
40. Dans son avis consultatif, la CIADH, outre qu’elle a renvoyé à sa propre jurisprudence, n’a pas hésité à se référer à celle de la Cour, rappelant par exemple (par. 113) l’avis consultatif que celle-ci avait donné sur la Namibie (1971), dans lequel elle avait notamment dit ce qui suit :
«[L]a Cour doit prendre en considération les transformations survenues dans le demi-siècle qui a suivi et son interprétation ne peut manquer de tenir compte de l’évolution que le droit a ultérieurement connue … De plus, tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu … [L]e corpus juris gentium
19 Voir A. A. Cançado Trindade, «The Humanization of Consular Law: The Impact of Advisory Opinion no 16 (1999) of the Inter-American Court of Human Rights on International Case-Law and Practice», op. cit. supra no 1), p. 7-8, et voir également p. 1-16 ; S. Veneziano, «The Right to Consular Notification: The Cultural Bridge to a Foreign National’s Due Process Rights», 49 Georgetown Journal of International Law (2017) p. 533.
20 Voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, 2e éd. révisée, Leiden/Nijhoff/Académie de droit international de La Haye, 2013, p. 508 (voir également p. 499 et 504) ; L. Ortiz Ahlf, Derecho Internacional Público, 4e éd., Mexico/Oxford, OUP, 2015, p. 553-557.
21 Voir A. A. Cançado Trindade, «The Humanization of Consular Law: The Impact of Advisory Opinion no 16 (1999) of the Inter-American Court of Human Rights on International Case-Law and Practice», op. cit. supra no 1, p. 1-16.
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s’est beaucoup enrichi et, pour pouvoir s’acquitter fidèlement de ses fonctions, la Cour ne peut l’ignorer.» (Par. 53.)
41.La CIADH a également rappelé que, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 24 mai 1980 en l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), la Cour avait relevé que l’Etat demandeur avait rattaché l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires aux «droits des ressortissants de l’Etat d’envoi» ; elle a ajouté (par. 75) que la Cour avait, dans cette même décision (par. 91) fait mention de la Déclaration universelle des droits de l’homme22.
42. Ces deux juridictions internationales se sont, parmi d’autres, montrées sensibles au développement progressif du droit international dans le cadre du processus historique d’humanisation du droit des gens23. Ayant été, en la présente affaire, placée devant la réalité incontournable de la corrélation entre le droit à l’information sur l’assistance consulaire et les droits de l’homme qui garantissent une procédure régulière et un procès équitable, la Cour aurait dû reconnaître cette corrélation, avec toutes les conséquences juridiques qu’elle emporte.
VII. L’ÉVOLUTION DU CORPUS JURIS GENTIUM : L’ILLICÉITÉ DE LA PEINE DE MORT EN TANT QUE VIOLATION DES DROITS DE L’HOMME
43. Un étranger condamné à mort sans avoir pu bénéficier de l’assistance consulaire est victime d’une violation du droit individuel, rattaché à ses droits de l’homme, qu’il tient de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Sa condamnation à mort dans de telles circonstances constitue en elle-même une violation du droit international des droits de l’homme qui engage la responsabilité de l’Etat qui l’a commise. L’illicéité de la peine de mort est donc bien établie et, lorsque cette peine est prononcée, il ne saurait suffire de pourvoir au «réexamen» d’une condamnation contraire au droit. Le corpus juris gentium a évolué sous l’effet de la tendance à l’abolition de la peine de mort que reflète le droit international d’aujourd’hui.
44. Il s’agit là d’un point important qui méritait d’être examiné plus avant. Selon moi, une condamnation à mort prononcée alors que l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne a été violé, comme c’était le cas en l’espèce, n’est pas une décision qu’un «réexamen» et une «revision» suffisent à corriger, c’est une décision illicite, et par là dénuée de tout effet juridique. Une condamnation illicite à la peine de mort doit manifestement être annulée purement et simplement ; elle ne saurait en aucun cas être réitérée ou reformulée, ce dont il découle que la peine de mort elle-même doit être écartée sans réserve, et non être simplement sujette à «réexamen» et «revision».
22 La Cour a dit ceci : «Le fait de priver abusivement de leur liberté des êtres humains et de les soumettre dans des conditions pénibles à une contrainte physique est manifestement incompatible avec les principes de la Charte des Nations Unies et avec les droits fondamentaux énoncés dans la déclaration universelle des droits de l'homme» (par. 91).
23 Au sujet de la contribution apportée par les juridictions internationales contemporaines au processus historique d’humanisation du droit des gens, voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, 2e éd. révisée, op. cit. supra no 20, p. 531-591 ; A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 3e édiction révisée, Belo Horizonte, Edit. Del Rey, 2019, p. 1-507 ; A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, 3e éd. révisée, 2013, p. 7-185 ; A. A. Cançado Trindade, La Humanización del Derecho Internacional Contemporáneo, Mexico, Edit. Porrúa/IMDPC, 2014, p. 1-324 ; A. A. Cançado Trindade, «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives», Recueil des Cours de l´Académie de droit international de La Haye (2017), vol. 391, p. 19-101 ; sur l’influence du droit naturel, voir également A. Peters, Beyond Human Rights — The Legal Status of the Individual in International Law, Cambridge, CUP, 2018 (réimpression), p. 23-25, 38, 48, 65 et 395-396.
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45. Un autre aspect de la question méritait aussi d’être examiné, à savoir qu’il est maintenant largement admis que la peine de mort est une peine cruelle ; sa cruauté réside non seulement dans l’exécution elle-même, mais aussi dans l’angoisse qu’éprouve le condamné à la perspective de sa mort prochaine. Les condamnés à mort sont traités comme des personnes n’ayant plus d’avenir, et sont pour cette raison, en attendant leur exécution, placés dans des cellules spéciales faisant partie du «quartier des condamnés à mort». Ces condamnés ne sont pas seulement privés de leur droit à la vie, mais sont également victimes, ainsi que leurs proches, de violations d’autres droits.
46. La cruauté de la peine de mort, généralement condamnée par le droit, s’étend aux membres de la famille et aux amis des condamnés. Savoir que les souffrances inhérentes à la peine de mort ont cessé ne facilite pas le travail du deuil chez les proches du supplicié, qui sont voués pour longtemps à la douleur et à l’angoisse. Or, ces souffrances ne sont pas prises en considération24. Une exécution est une violation des droits de l’homme. Il ne faut pas négliger les nombreuses réactions suscitées par la cruauté de la peine capitale.
47. Au cours des dernières décennies, ces protestations de la conscience humaine ont trouvé leur expression dans le droit international général et dans plusieurs instruments internationaux, dont des conventions qui limitent strictement le recours à la peine capitale, dans l’attente de son abolition. Celles-ci comprennent le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (alinéas 2) et 4) de l’article 6), la convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 (alinéas 2) à 5) de l’article 4) et la charte arabe des droits de l’homme de 2004 (articles 10 à 12).
48. Autre fait notable, plusieurs instruments internationaux interdisent expressément la peine de mort ou visent à son abolition, à savoir : le protocole no 6 (1983) à la convention européenne des droits de l’homme (article premier)25, le protocole no 13 (2002) à cette même convention (article premier)26, le protocole de 1989 à la convention américaine relative aux droits de l’homme traitant de l’abolition de la peine de mort (article premier)27, et le deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1989) (article premier)28.
49. Cette interdiction a également trouvé son expression dans la jurisprudence internationale. Par exemple, dans l’arrêt novateur qu’elle a rendu le 21 juin 2012 (fond et réparations) en l’affaire Hilaire, Constantine and Benjamin versus Trinidad and Tobago, la CIADH a été la première juridiction internationale à établir que les lois prévoyant que le meurtre doit être obligatoirement puni de la peine de mort étaient incompatibles avec un instrument de protection des droits de l’homme (la convention américaine relative aux droits de l’homme).
50. Dans cet arrêt, la CIADH a dit que l’application automatique de la peine de mort sans différenciation entre les cas et sans garantie d’une procédure régulière était une violation du droit à la vie et elle a notamment, à titre de remède, prescrit la suspension de l’exécution de cette peine. A titre de remède également, elle a dit que l’Etat défendeur avait l’obligation de modifier sa
24 Voir Conseil de l’Europe, The Death Penalty — Abolition in Europe, Strasbourg, publication du Conseil de l’Europe, 1999, p. 18 ; Amnesty International, When the State Kills… — The Death Penalty vs. Human Rights, Londres, publication d’Amnesty International, 1989, p. 61 et 68-70 (voir aussi p. 54).
25 Article premier : «La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté.»
26 Article premier : «La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté.»
27 Article premier : «Les Etats parties au présent protocole n’appliquent pas la peine de mort sur leur territoire à toute personne relevant de leur juridiction.»
28 Article premier, paragraphe 1 : «Aucune personne relevant de la juridiction d’un Etat partie au présent protocole ne sera exécutée.»
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législation pénale pour l’harmoniser avec les normes internationales en matière de protection des droits de l’homme et, en tout état de cause, de s’abstenir d’exécuter toute personne déjà condamnée.
51. Dans l’exposé de l’opinion concordante que j’ai joint à cet arrêt, j’ai avancé que, de fait, un système juridique prévoyant la peine de mort recourt lui-même à l’extrême violence qu’il est censé réprimer ; lorsqu’ils appliquent la loi millénaire du talion, les pouvoirs publics usent eux-mêmes de la violence en mettant fin à la vie d’un meurtrier tout comme celui-ci a mis fin à celle de sa victime, et ce, «au mépris de l’évolution elle aussi millénaire de la justice, qui tend à bannir la vengeance (qu’elle soit le fait des pouvoirs publics ou de personnes privées)» (par. 4).
52. Dans l’exposé de la même opinion, je rappelais également que le Comité des droits de l’homme (créé en application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) avait toujours considéré que condamner à mort un accusé qui n’avait pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière et n’avait pas la possibilité d’interjeter appel constituait en soi une violation du droit à la vie (énoncé à l’article 6 du Pacte)29. Une telle violation, ai-je ajouté, est commise que la peine soit exécutée ou non, autrement dit «même si le condamné est encore en vie» ; j’ai aussi souligné la nécessité «d’éviter que ne soient causés des dommages supplémentaires» (par. 18)30.
VIII. LA CONDAMNATION DE LA PEINE DE MORT À L’ÉCHELLE MONDIALE : LES INITIATIVES ET LES EFFORTS DES NATIONS UNIES
53. Je ne saurais m’exprimer sur la présente affaire en passant sous silence les initiatives et les efforts des Nations Unies qui, depuis des années, tendent à la condamnation de la peine de mort à l’échelle mondiale. L’affaire Jadhav est certes centrée sur une violation de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires, maintenant établie par la Cour, mais on ne saurait faire abstraction de son contexte factuel. Au sujet de l’action des Nations Unies, j’appelle l’attention sur le rôle d’organes conventionnels de contrôle (tels que le Comité des droits de l’homme) et d’autres organes de l’Organisation (comme la Commission des droits de l’homme, qui a maintenant fait place au Conseil des droits de l’homme).
1. Le Comité des droits de l’homme
54. Créé en application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme a condamné la peine de mort dans nombre de ses décisions. Aux décisions
29 Voir notamment les décisions rendues par le Comité dans les affaires suivantes : L. Simmonds c. Jamaïque (23 octobre 1992), par. 8.5), C. Wright c. Jamaïque (27 juillet 1992), par. 8.7), A. Little c. Jamaïque (1er novembre 1991, par. 8.6), et R. Henry c. Jamaïque (1er novembre 1991), par. 8.5). — Le Comité a rendu d’autres décisions allant dans le même sens durant la dernière décennie du XXe siècle dans les affaires suivantes : Brown c. Jamaïque (23 mars 1999), par. 6.15 ; Marshall c. Jamaïque (3 novembre 1998), par. 6.6 ; Morrison c. Jamaïque (3 novembre 1998), par. 8.7 ; Levy c. Jamaïque (3 novembre 1998), par. 7.3 ; Daley c. Jamaïque (31 juillet 1998), par. 7.7 ; Domukovsky et consorts c. Géorgie (6 avril 1998), par. 18.10 ; Shaw c. Jamaïque (6 juin 1996), par. 7.7 ; Taylor c. Jamaïque (2 avril 1998), par. 7.5 ; McLeod c. Jamaïque (31 mars 1998), par. 6.5 ; Peart et Peart c. Jamaïque (19 juillet 1995), par. 11.8 ; Currie c. Jamaïque (29 mars 1994), par. 13.6 ; Smith c. Jamaïque (31 mars 1993), par. 10.6 ; et G. Campbell c. Jamaïque (30 mars 1992), par. 6.9.
30 Voir l’exposé de mon opinion concordante joint à l’arrêt rendu en 2002 par la CIADH en l’affaire susmentionnée (Hilaire, Constantine and Benjamin versus Trinidad and Tobago) reproduit dans Judge A. A. Cançado Trindade, The Construction of a Humanized International Law — A Collection of Individual Opinions (1991-2013), vol. I (IACtHR), Leiden/The Hague, Brill/Nijhoff, 2014, p. 740-760 ; il est reproduit également dans A. A. Cançado Trindade, Esencia y Transcendencia del Derecho Internacional de los Derechos Humanos (Votos en la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 1991-2008), vol. I, 2e éd. révisée, Mexico D.F., Ed. Cam. Dips., 2015, p. 447-467.
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rendues par lui durant la dernière décennie du XXe siècle31, s’en sont ajoutées d’autres, durant les vingt dernières années, dans lesquelles il a continué d’affirmer que le fait de prononcer une sentence de mort à l’issue d’un procès où les dispositions du Pacte n’avaient pas été observées constituait une violation de son article 6 (droit à la vie). Pendant la première décennie du XXIe siècle, il a statué en ce sens dans 22 affaires32.
55. Dans l’une d’elles (Kodirov c. Ouzbékistan (2009)), la peine de mort a été commuée en une peine de réclusion criminelle à perpétuité, de sorte qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 du Pacte ; dans l’affaire Dunaev c. Tadjikistan (2009), la peine de mort a été commuée par la Cour suprême du Tadjikistan, et il n’y a pas eu non plus violation de l’article 6. Dans des décisions plus récentes rendues en huit affaires, le Comité a rappelé que le fait de prononcer une sentence de mort à l’issue d’un procès dans lequel les garanties judiciaires prévues par le Pacte n’avaient pas été accordées constituait une violation de l’article 6 de celui-ci (droit à la vie)33.
56. Pendant ses trente années d’existence, le Comité des droits de l’homme a indiqué dans plusieurs de ses décisions qu’une condamnation à mort prononcée par un tribunal militaire à l’issue d’un procès dans lequel l’accusé n’avait pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière constituait une violation des articles 6 et 14 du Pacte ; il l’a fait notamment dans les décisions qu’il a rendues dans les affaires S. Kurbanova c. Tadjikistan (6 novembre 2003, par. 7.6-7.7 et 8) et K. Turaeva c. Ouzbékistan (20 octobre 2009, par. 9.4). Le Comité a également précisé que la possibilité éventuellement accordée aux condamnés d’exercer un recours en grâce «n’assur[ait] pas la protection adéquate du droit à la vie» énoncé à l’article 6 du Pacte, considérant que «les mesures laissées à la discrétion de l’exécutif» ne sauraient être comparées «à un réexamen judiciaire approprié portant sur tous les aspects d’une affaire pénale» (E. Thompson c. Saint-Vincent-et-les Grenadines, décision du 18 octobre 2000, par. 8.2).
57. Dans la décision relativement récente qu’il a rendue en l’affaire P. Selyun c. Bélarus (6 novembre 2015), le Comité des droits de l’homme a réaffirmé qu’une condamnation à la peine capitale prononcée à l’issue d’un procès où l’accusé n’avait pas bénéficié des garanties d’une procédure régulière prévues à l’article 14 du Pacte constituait une violation de cet article et du droit à la vie protégé par l’article 6 (par. 7.7). A cet égard, le Comité a jugé bon de se référer à son observation générale no 6 (1982) relative au droit à la vie, qui porte également sur les garanties procédurales.
58. Je cite ci-après ce que le Comité a dit sur des points importants dans cette observation générale datée du 30 avril 1982 :
31 Voir plus haut, note de bas de page 29.
32 Kodirov c. Ouzbékistan (20 octobre 2009), par. 9.4 ; Tolipkhuzhaev c. Ouzbékistan (22 juillet 2009), par. 8.5 ; Dunaev c. Tadjikistan (30 mars 2009), par. 7.4 ; Uteeva c. Ouzbékistan (26 octobre 2007), par. 7.4 ; Tulyaganova c. Ouzbékistan (30 juillet 2007), par. 8.3 ; Strakhov et Fayzullaev c. Ouzbékistan (20 juillet 2007), par. 8.4 ; Chikunova c. Ouzbékistan (16 mars 2007), par. 7.5 ; Gunan c. Kirghizistan (29 janvier 2007), par. 6.5 ; Sultanova c. Ouzbékistan (30 mars 2006), par. 7.6 ; Shukurova c. Tadjikistan (17 mars 2006), par. 8.6 ; Sigareva c. Ouzbékistan (1er novembre 2005), par. 6.4 ; Chan c. Guyana (31 octobre 2005), par. 6.4 ; Aliboeva c. Tadjikistan (18 octobre 2005), par. 6.6 ; Deolall c. Guyana (1er novembre 2004), par. 5.3 ; Khodimova c. Tadjikistan (29 juillet 2004), par. 6.6 ; Mulai c. Guyana (20 juillet 2004), par. 6.3 ; Saidova c. Tadjikistan (8 juillet 2004), par. 6.9 ; Smartt c. Guyana (6 juillet 2004), par. 6.4 ; Arutyunyan c. Ouzbékistan (29 mars 2004), par. 6.4 ; Kurbanova c. Tadjikistan (12 novembre 2003), par. 7.7 ; Aliev c. Ukraine (7 août 2003), par. 7.4 ; Hendricks c. Guyana (28 octobre 2002), par. 6.4 et 7 ; E. Thompson c. Saint-Vincent-et-les Grenadines (18 octobre 2000, par. 8.2).
33 P. Selyun c. Bélarus (6 novembre 2015), par. 7.7 ; Burdyko c. Bélarus (15 juillet 2015), par. 8.6 ; Grishkovtsov c. Bélarus (1er avril 2015), par. 8.6 ; Yuzepchuk c. Bélarus (24 octobre 2014), par. 8.6 ; S. Zhuk c. Bélarus (30 octobre 2013), par. 8.7 ; Kovaleva et Kozyar c. Bélarus (29 octobre 2012), par. 11.8 ; Kamoyo c. Zambie (23 mars 2012), par. 6.4 ; Mwamba c. Zambie (10 mars 2010), par. 6.7.
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«La protection contre la privation arbitraire de la vie, qui est expressément requise dans la troisième phrase du paragraphe 1 de l’article 6 [du Pacte international relatif aux droits civils et politiques], est d’une importance capitale…
L’expression «le droit à la vie … inhérent à la personne humaine» ne peut pas être entendue de façon restrictive, et la protection de ce droit exige que les Etats adoptent des mesures positives…
Les garanties d’ordre procédural prescrites [à l’article 6 du] Pacte doivent être observées, y compris le droit à un jugement équitable rendu par un tribunal indépendant, la présomption d’innocence, les garanties minima de la défense et le droit de recourir à une instance supérieure…» (Par. 3, 5 et 7.)
59. Les traités internationaux interdisant la peine de mort ou tendant à son abolition que j’ai énumérés au paragraphe 48 ont aussi influencé l’action des organisations internationales (Nations Unies) et régionales en faveur de la condamnation universelle de la peine de mort. Par exemple, depuis l’adoption du deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les Nations Unies n’ont cessé d’appeler l’attention sur la nécessité d’atteindre l’objectif de cet instrument consistant à parvenir à l’abolition de la peine de mort34. Agissant parallèlement aux organes conventionnels de contrôle tels que le Comité des droits de l’homme, les autres organes des Nations Unies chargés de la défense des droits de l’homme ont constamment encouragé les Etats Membres de l’ONU à ratifier le protocole et d’autres instruments, ou à y adhérer, en appelant leur attention sur la cruauté et l’irréversibilité de la peine de mort.
2. L’ex-Commission des droits de l’homme
60. Comme je l’ai déjà indiqué, il importe, au sujet de la peine de mort, de prêter attention aux initiatives et aux efforts des organes des Nations Unies chargées de la défense des droits de l’homme. L’ex-Commission des droits de l’homme, par exemple, a adopté de 1997 à 2005 une série de résolutions dans lesquelles elle appelait à l’abolition de la peine de mort en invoquant le deuxième protocole facultatif au Pacte ; il s’agit des résolutions suivantes : 1997/12 du 3 avril 1997 (préambule et paragraphe 1 du dispositif) ; 1998/54 du 3 avril 1998 (préambule et paragraphe 2) ; 1999/61 du 28 avril 1999 (préambule et paragraphe 2) ; 2000/65 du 26 avril 2000 (préambule et paragraphe 2) ; 2001/68 du 25 avril 2001 (préambule et paragraphe 3) ; 2002/77 du 25 avril 2002 (préambule et paragraphe 3) ; 2003/67 du 24 avril 2003 (préambule et paragraphe 3) ; 2004/67 du 21 avril 2004 (préambule et paragraphe 3) ; et 2005/59 du 20 avril 2005 (préambule et paragraphe 6).
61. Dans chacune de ces résolutions, la Commission se disait convaincue «que l’abolition de la peine de mort contribu[ait] au renforcement de la dignité humaine» et «à l’élargissement progressif des droits fondamentaux» (préambules). A partir de 2001, elle a fait référence à une résolution pertinente (de 2000) adoptée par ce qui était alors sa sous-commission au sujet de la promotion et de la protection des droits de l’homme (résolutions suivantes de la Commission : 2001/68, paragraphe 2 du dispositif ; 2002/77, paragraphe 2 ; 2003/67, paragraphe 2 ; 2004/67, paragraphe 2 ; et 2005/59, préambule).
62. A partir de 2003, la Commission des droits de l’homme a exprimé plus énergiquement ses préoccupations concernant la peine de mort, engageant tous les Etats qui ne l’avaient pas encore fait à «abolir définitivement la peine de mort et, en attendant, [à] instituer un moratoire sur les
34 Le protocole ne comprend aucune clause de dénonciation ou de retrait.
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exécutions» (résolution 2003/67, paragraphe 5, alinéa a) ; résolution 2004/67, paragraphe 5, alinéa a) ; et résolution 2005/59, paragraphe 5, alinéa a)). Il est intéressant de noter que, de 1999 à 2005, la Commission a, dans ses résolutions, établi à juste titre un lien entre les obligations correspondant à certains droits protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont le droit à la vie (article 6) et les garanties procédurales (article 14), et celles correspondant aux droits prévus à l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires (résolution 1999/61, paragraphe 3, alinéa d) ; résolution 2000/65, paragraphe 3, alinéa d) ; résolution 2001/68, paragraphe 4, alinéa d) ; résolution 2002/77, paragraphe 4, alinéa e) ; résolution 2003/67, paragraphe 4, alinéa f) ; résolution 2004/67, paragraphe 4, alinéa h) ; et résolution 2005/59, paragraphe 6, alinéa h)).
3. Le Conseil des droits de l’homme
63. Le Conseil des droits de l’homme, qui a succédé en 2006 à la Commission des droits de l’homme, a rappelé dans ses résolutions sur la question de la peine de mort toutes celles adoptées sur le sujet par sa devancière. Ce rappel figure notamment dans sa résolution 36/17 du 29 septembre 2017, dans laquelle il a aussi souligné le rôle des instruments et initiatives régionaux et sous-régionaux visant à l’abolition de la peine capitale, et appelé l’attention, entre autres, sur l’importance de l’accès des ressortissants étrangers à l’assistance consulaire prévu par la Convention de Vienne.
64. Dans le dispositif de la même résolution, le Conseil des droits de l’homme a souligné la nécessité d’abolir complètement la peine de mort, et engagé tous les Etats qui ne l’ont pas encore fait à adhérer au deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou à le ratifier (paragraphe 2) ; il a de plus demandé aux Etats de s’acquitter des obligations qui leur incombent en vertu de l’article 36 de la convention de Vienne (paragraphe 7). Ces prescriptions montrent que le Conseil considère que les deux instruments internationaux sont liés.
65. Après l’adoption de cette résolution, le Secrétaire général de l’ONU a soumis tout récemment au Conseil des droits de l’homme, à sa demande, un rapport sur la «question de la peine de mort»35, qui est une mise à jour des rapports précédents sur le même sujet. Ce rapport, où il est notamment rappelé que 85 Etats ont ratifié le deuxième protocole facultatif au Pacte36, comprend dans sa conclusion des recommandations en vue de «l’abolition universelle de la peine de mort»37.
66. Selon moi, la Cour ne pouvait pas se permettre, en la présente instance, de négliger ce contexte factuel. La violation des droits individuels prévus à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne qu’elle a constatée38 ne saurait en effet être dissociée de ses répercussions sur l’exercice des droits de l’homme protégés par les articles 6 et 14 du Pacte (droit à la vie et garanties procédurales). Je considère que la Cour avait le devoir de prendre ces répercussions en considération pour être à même d’examiner avec la rigueur voulue la question des remèdes à prescrire (voir plus loin, section XI).
35 Voir A/HRC/39/19 (14 septembre 2018), p. 1-18.
36 Ibid., p. 6, par. 10.
37 Ibid., p. 16, par. 48.
38 Dans le présent arrêt, la Cour (par. 102) constate que le défendeur a violé le droit individuel prévu à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne, et (par. 119) conclut qu’il a manqué aux obligations qui lui incombaient envers les fonctionnaires consulaires du demandeur en application des alinéas a) et c) du même paragraphe.
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IX. LA PEINE DE MORT ET LA NÉCESSITÉ DE CONSIDÉRER DANS TOUTE LEUR ÉTENDUE LES ATTEINTES AUX DROITS DE L’HOMME QUI EN RÉSULTENT
67. En la présente affaire, la Cour, après avoir établi sa compétence sur le fondement de l’article premier du protocole de signature facultative (paragraphe 38 de l’arrêt), a circonscrit son raisonnement dans d’étroites limites, alors qu’habituellement, elle prête particulièrement attention à la «volonté» des parties au différend dont elle est saisie. Selon moi, le fait qu’elle ait fondé sa compétence sur le protocole de signature facultative ne la contraignait nullement à examiner isolément les violations des droits prévus à l’article 36 de la convention de Vienne. Bien au contraire, elle aurait dû s’intéresser au lien entre la violation des droits énoncés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article qu’elle avait établie et les atteintes concomitantes à des droits de l’homme protégés par le Pacte relatif aux droits civils et politiques. Il ne s’agit pas de deux catégories distinctes de droits.
68. Dans son arrêt (paragraphes 36, 125-126 et 135), la Cour n’a fait que brièvement mention des droits protégés par le Pacte, et a justifié sa réserve à cet égard en observant que sa compétence, «se limit[ait] à l’interprétation ou à l’application de la convention de Vienne». Je ne partage absolument pas cette étroite façon de voir. On ne saurait en effet faire abstraction de l’incidence de la violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention sur les droits de l’homme connexes protégés par le Pacte, qui sont aussi reconnus en droit international coutumier. Une optique aussi restrictive ne tient pas compte de ce que le droit est censé servir la justice.
69. Droit et justice sont en effet indissociables, et on ne saurait passer sous silence des atteintes portées à des droits dont il a effectivement été question dans la présente procédure. Il ne faut pas oublier que les Parties au présent différend sont des Etats parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques39, et que certains des droits protégés par cet instrument (notamment à ses articles 6 et 14) ont été affectés. Etant donné que ces droits sont également reconnus en droit international général, la Cour aurait pu et aurait dû les prendre en considération et les examiner. Encore une fois, on ne saurait faire abstraction des atteintes aux droits protégés par le Pacte qui ont résulté de la violation, constatée par la Cour, de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne.
70. De surcroît, il ne faut pas non plus oublier que les Parties à la présente affaire ont également, dans leurs écritures et leurs plaidoiries, fait référence aux droits protégés par le Pacte auxquels il a été porté atteinte. L’Inde a abondamment traité de ces droits dans son mémoire40, sa réplique41 et ses observations orales42 ; le Pakistan a lui aussi fait référence à ces droits, tant dans son contre-mémoire43 que dans ses plaidoiries44. Il était donc essentiel que ces droits soient pris en considération pour apprécier les effets de la violation du droit énoncé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention, et mesurer l’importance de la décision à prendre sur les remèdes (voir plus loin, section XI).
39 L’Inde est devenue partie au Pacte en 1979, et le Pakistan en 2010, mais ils ne sont pas parties au deuxième protocole facultatif à cet instrument.
40 Mémoire de l’Inde, par. 18-25. 39, 78, 130-131, 140-143, 157-158, 164-168, 173, 175-179, 192, 204, 211-212 et 214.
41 Réplique de l’Inde, par. 47, al. c).
42 CR 2019/1, p. 26, par. 83, p. 35-38, par. 127-139, p. 41-46, par. 150-163, p. 57, par. 195, p. 59, par. 204 ; CR 2019/3, p. 11, par. 21, p. 34-35, par. 2, al. a) et p. 35, par. 5, al. iii).
43 Contre-mémoire du Pakistan, par. 91 et 387.
44 CR 2019/2, p. 47, par. 100.
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X. LA CRUAUTÉ DE LA PEINE DE MORT EN TANT QUE VIOLATION DES DROITS DE L’HOMME, DÉNONCÉE DE LONGUE DATE PAR LES PENSEURS HUMANISTES
71. La formation du corpus juris gentium sur l’illicéité de la peine de mort en tant qu’elle viole des droits de l’homme (voir plus haut) est le fruit d’un courant de pensée humaniste dont j’estime qu’il importe de reconnaître la sagesse ; depuis longtemps, des penseurs dénoncent la cruauté de la peine de mort et militent pour son abolition universelle. Il ne faut pas perdre de vue que la privation arbitraire de la vie peut résulter d’actes ou omissions des organes de l’Etat prétendument «licites» parce que conformes à des lois qui ne sont en fait que des instruments de l’arbitraire.
72. L’arbitraire de l’Etat dans l’application de la peine de mort est depuis longtemps dénoncé par les penseurs45. Au XVIIIe siècle déjà, Beccaria, dans son célèbre ouvrage intitulé Dei Diritti e delle Pene (1764), écrivait ce qui suit :
«Quel peut être ce droit que les hommes s’attribuent d’égorger leurs semblables ? … Mais quel est celui qui aura voulu céder à autrui le droit de lui ôter la vie ? … La peine de mort invite encore la société par les exemples de cruauté qu’elle donne aux hommes… [Les lois] ne devraient pas, au moins, multiplier cette barbarie d’une manière d’autant plus cruelle qu’elles donnent la mort avec des recherches d’appareil et de formalités. Quelle absurdité! Faites pour n’être que l’expression de la volonté publique et pour détester et punir l’homicide, les lois en commettent elles-mêmes. Elles voudraient éloigner du meurtre et elles commandent un assassinat public»46.
73. Plus tard, Victor Hugo, dans Le dernier jour d’un condamné (1829) dénonçait sévèrement les exécutions judiciaires, qu’il qualifiait de «crimes publics» dans lesquels était impliqué «le corps social» tout entier47. Son opinion sur la question lui était en partie inspirée par son expérience de jeunesse. La deuxième édition de cet ouvrage (1832) et les éditions suivantes
45 Thomas Moore, humaniste de la Renaissance (auteur d’Utopia) (1516)) a lui-même été injustement condamné à mort ; il a été décapité le 6 juillet 1535 ; comme il était dans son caractère, il a affronté la mort dans la conviction que son esprit survivrait (voir par exemple H. Corral Talciani, pour une relation de l’exécution de Moore, voir notamment El Proceso contra Tomás Moro, Madrid, Ed. Rialp, 2015, p. 107-111). — Son exécution rappelle le précédent historique de la mort de Socrate, injustement condamné comme lui ; en 399 av. J.-C., Socrate préféra mourir victime d’une injustice (en buvant la cigüe) plutôt que commettre lui-même une injustice. Sensible au triste sort de son mentor et ami, Platon écrivit quelques années plus tard son Apologie de Socrate (circa 390-385 av. J.-C.), où il reconstituait le raisonnement suivi par défunt philosophe pour réfuter les arguments de ses accusateurs et accepter stoïquement la sentence inique prononcée contre lui. Dans sa défense de Socrate, Platon évoquait le dernier appel adressé par le philosophe à la cour qui le condamnait injustement, où il disait notamment : «nul … ne devrait tenter d’échapper à la mort par tous les moyens qu’il peut concevoir. … ce qui est difficile n’est pas tant d’échapper à la mort que d’échapper à la méchanceté, car la méchanceté court plus vite que la mort».
46 C. Beccaria, De los Delitos y de las Penas (1764), Madrid, Alianza Ed., 2000 (rééd.), ch. 28, p. 81 et 86-87. Commentant cet ouvrage en 1766, Voltaire soulignait qu’une peine longue et ignominieuse était «plus terrible que la mort», et observait que «[l]es supplices recherchés, dans lesquels on voit que l’esprit humain s’est épuisé à rendre la mort affreuse, semblent plutôt inventés par la tyrannie que par la justice» (cit. in ibid., p. 129 et 149.). Dans un autre essai (Du prix de la justice et de l’humanité), Voltaire évoquait à nouveau la profonde souffrance du criminel emprisonné, et observait qu’on ne saurait punir le meurtre par le meurtre, car «la mort ne répare rien» (Voltaire, O Preço da Justiça, São Paulo, Martins Fontes, 2001, p. 17-19 et 101). Pour Voltaire, la «raison d’Etat «n’était» qu’un mot inventé pour servir d’excuses aux tyrans» (ibid.).
47 Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné (1829), in : Victor Hugo, Romans, vol. I, Paris, Editions du Seuil, 1963 (réédition), p. 218, 220 et 234.
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comprennent une préface dans laquelle il indique clairement qu’il a conçu son livre comme un manifeste pour l’abolition de la peine de mort48. En voici un passage :
«Quand un de ces crimes publics, qu’on nomme exécutions judiciaires, a été commis, sa conscience lui a dit qu’il n’en était plus solidaire ; et il n’a plus senti à son front cette goutte de sang qui rejaillit de la Grève sur la tête de tous les membres de la communauté sociale.
Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver les mains est bien, empêcher le sang de couler serait mieux.
Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé, plus saint, plus auguste que celui-là : concourir à l’abolition de la peine de mort …, élargir de son mieux l’entaille que Beccaria a faite, il y a soixante-six ans, au vieux gibet dressé depuis tant de siècles sur la chrétienté … [L]a peine de mort est une des serpes dont [les révolutions] se dessaisissent le plus malaisément.»49
74. Pour lui, la peine de mort était une «pénalité barbare» infligée au mépris de «l’inviolabilité de la vie humaine», «la plus irréparable des peines irréparables» car, ajoutait-il, «en … tuant [le condamné], vous décapitez toute sa famille. Et ici encore, vous frappez des innocents»50. Pour Hugo, la cruauté de la peine de mort imposait aux sociétés le devoir de l’abolir à jamais. Cet humaniste critique a inspiré d’autres penseurs influents.
75. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un autre très grand écrivain, Fyodor Dostoïevski, dans ses Souvenirs de la maison des morts (1862) a dénoncé éloquemment le «pouvoir illimité» que certains individus exerçaient sur les autres avec une brutalité perverse qui contaminait la société tout entière ; selon lui, l’indifférence de la société aux châtiments corporels montrait qu’elle était «déjà contaminée» par l’exercice d’un tel pouvoir, et vouée à la décomposition51.
76. Dostoïevski est revenu sur la question dans L’idiot (1869). Il a écrit dans cet ouvrage que la peine de mort `était «un outrage fait à l’âme», et que la pire des souffrances qu’elle infligeait n’était pas «la douleur corporelle», mais l’angoisse de l’attente de l’exécution, du moment où l’âme quittera le corps et où le condamné cessera d’être un être humain ; il a ajouté ce qui suit :
«Tuer un meurtrier est un châtiment incomparablement pire que le crime lui-même. Le meurtre perpétré en vertu d’une sentence légalement prononcée est incommensurablement plus terrible que le meurtre commis par un brigand … La sentence est suivie d’une torture d’une cruauté sans pareille, dont toute l’horreur tient à la certitude de l’inévitable.»52
48 Ibid., p. 205.
49 Ibid., p. 206.
50 Ibid., p. 205-208 et 211-213. Aujourd’hui encore, des auteurs évoquent l’abolitionnisme de Victor Hugo et son appel pour l’abandon de la peine de mort : voir notamment R. Badinter, Contre la peine de mort, Paris, Fayard, 2006, p. 272 et 294 («le voeu de Victor Hugo»). Le livre d’Hugo n’a pas cessé d’être réédité ; à Paris, il l’a été tout récemment (2017) aux éditions Gallimard.
51 Dans le même ouvrage, Dostoïevski a écrit que le degré de civilisation d’une société pouvait être mesuré en visitant ses prisons (F. Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, Paris, Gallimard, 1997 (réimpression), p. 35-416.
52 F. Dostoïevski, L’idiot (1869).
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77. A la même époque, le juriste Rudolf von Ihering, dans sa monographie intitulée «La lutte pour le droit» (1872), qui est devenue un classique, a écrit au sujet de la peine de mort que le «meurtre légal», comme elle est fort justement appelée en allemand, est l’«effet mortel du droit»53. Pour lui, le fait qu’un régime juridique permette d’ordonner la mort, c’est-à-dire l’annihilation totale qu’il condamne dans l’acte du meurtrier, dépasse l’entendement. Il rappelle que les normes juridiques reposent sur tout un système de valeurs54.
78. Au milieu du XXe siècle, Albert Camus, dans un essai pénétrant intitulé Réflexions sur la guillotine (1957), a écrit que «le talion est de l’ordre de la nature et de l’instinct», il n’est pas de l’ordre de la loi. La loi, «par définition, ne peut obéir aux mêmes règles que la nature. Si le meurtre est dans la nature, la loi n’est pas faite pour imiter ou reproduire cette nature», elle est faite pour la corriger. Même si l’on admet le principe arithmétique consistant à compenser le meurtre de la victime par la mort du meurtrier, l’exécution capitale n’est pas simplement la mort, puisqu’elle lui ajoute un règlement, une organisation, une «préméditation publique», qui sont «une source de souffrances morales plus terribles que la mort. Il n’y a donc pas équivalence.»55
79. Sachant longtemps à l’avance qu’il sera exécuté (tout se passe «en dehors de lui»), le condamné, impuissant devant la coalition publique qui veut sa mort, «est maintenu dans l’état d’absolue nécessité de la matière inerte, mais avec une conscience qui est sa principale ennemie». Il est ainsi, ajoute Camus, détruit par l’attente de la peine capitale bien avant de mourir : «[o]n lui inflige deux morts», dont la première est «pire que l’autre. Comparée à ce supplice, la peine du talion apparaît encore comme une loi de civilisation.»56 Camus conclut que, compte tenu de l’omniprésence du mal dans le monde, le respect du droit de vivre, sans lequel il n’est pas de «vie morale», requiert que la peine de mort soit «mise hors la loi»57.
53 R. von Ihering, La Lucha por el Derecho (1872), Madrid, Ed. Civitas, 1989 (réimpression), p. 110.
54 Les châtiments reflètent aussi l’échelle de valeurs d’une société ; voir R. von Ihering, El Fin en el Derecho (1877), Buenos Aires, Omeba Ed., 1960, p. 236.
55 A. Camus, «Réflexions sur la guillotine», in A. Camus et A. Koestler, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy, 1979 (réimpression 1997), p. 140-141.
56 Ibid., p. 143 et 146.
57 Voici une citation de Camus dont j’admire la profonde sagesse :
«Il n’y a pas de justes, mais seulement des coeurs plus ou moins pauvres en justice. Vivre, du moins, nous permet de le savoir et d’ajouter à la somme de nos actions un peu du bien qui compensera, en partie, le mal que nous avons jeté dans le monde.
Ce droit de vivre qui coïncide avec la chance de réparation est le droit naturel de tout homme, même le pire. … Sans ce droit, la vie morale est strictement impossible … Ni dans le coeur des individus ni dans les moeurs des sociétés, il n’y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors la loi.» A. Camus, op. cit. supra, no 55, p. 159-160, 164, 166 et 170.
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80. A la même époque, le juriste Gustav Radbruch, alors qu’il enseignait encore à Heidelberg, a écrit un éloquent plaidoyer pour la défense du jusnaturalisme en droit international et en droit pénal58. Selon lui, il faut se demander
«ce que signifie la peine pour ceux qui la prononcent et l’exécutent, et pour la société tout entière, parce que celle-ci pourrait en arriver à miner ses propres valeurs si elle inflige des châtiments inhumains … La peine capitale, comme tous les châtiments corporels … est répréhensible du point de vue humain parce qu’elle ramène l’être humain à des comportements purement physiques.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les changements qui font date dans l’histoire du droit résultent, plus que de tout autre facteur de l’évolution de la pensée juridique, de la transformation de l’idée que les législateurs se font des ressorts de l’existence humaine … Tout ordre juridique se forme nécessairement à partir d’une image plus ou moins précise du comportement d’un homme «moyen» … Le respect des droits subjectifs tient dans l’ordre juridique une place presque aussi importante que l’exécution des obligations prévues par la loi.»59
81. Un peu plus tard, dans les années 1960, L. Recaséns Siches avouait éprouver un profond malaise devant les peines inspirées par l’esprit de vengeance (autrement dit par la loi du talion), et observait qu’il fallait être attentif aux failles de la justice humaine et au risque d’erreurs judiciaires irréparables60. Dans son principal ouvrage, L. Recaséns Siches allait jusqu’à rejeter «la notion objective» de vengeance»61 au profit de l’indispensable individualisation des peines, qui faisait selon lui partie intégrante de l’exercice de la fonction judiciaire.
82. Dans les années 1960 également, Marc Ancel relevait la tendance, déjà sensible à l’époque, à l’abandon progressivement généralisé des règles rendant «obligatoire» la punition de certains délits par la peine de mort62 (cette tendance se manifestait très clairement en Europe de l’Ouest et en Amérique latine, où de telles règles n’existaient plus que dans quelques pays). Ancel
58 Voir également sur le même sujet : Association Internationale Vitoria-Suárez, Vitoria et Suárez — Contribution des théologiens au droit international moderne, Paris, Pedone, 1939, p. 3-170 ; L. Le Fur, «La théorie du droit naturel depuis le XVIIe siècle et la doctrine moderne», Recueil des cours de l'Académie de droit international de La Haye (1927), vol. 18, p. 297-399 ; A. A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação, Rio de Janeiro, Ed. Renovar, 2002, p. 540-550 et 1048-1109. Pour Radbruch, le jusnaturalisme a entre autres mérites celui de faire prendre conscience à l’humanité des chaînes qui l’entravent et de lui montrer comment s’en délivrer. Les tenants du jusnaturalisme ont combattu la servitude en invoquant le droit inaliénable de la personne humaine à la liberté… ; ils ont entamé l’absolutisme des gouvernements… Le jusnaturalisme a protégé l’individu des abus d’une police arbitraire et défendu l’idée que doit régner l’état de droit (Estado de Derecho) ; il a réorienté fondamentalement le droit pénal en dénonçant la justice fondée sur l’arbitraire et, en établissant certains types de délits ; il a éliminé la mutilation, châtiment corporel incompatible avec la dignité humaine, il a exclus de la procédure pénale l’emploi de moyens coercitifs et s’en est pris à ceux qui persécutaient les personnes accusées de sorcellerie (G. Radbruch, Introducción a la Filosofía del Derecho, 3e éd., Mexico/Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1965, p. 112-113).
59 Ibid., p. 156. Pour cet auteur, la peine capitale, considérée dans une perspective historique, est le «point final» d’une série de châtiments avant tout corporels (y compris la mutilation), et elle est aujourd’hui une survivance de ces châtiments, «séparée des autres types de peines par un gouffre infranchissable» (voir Radbruch, Introdução à Ciência do Direito, São Paulo, Martins Fontes, 1999, p. 111-112).
60 L. Recaséns Siches, «La Pena de Muerte, Grave Problema con Múltiples Facetas», in A Pena de Morte (International Colloquy of Coimbra of 1967), vol. II, Coimbra, University of Coimbra, 1967, p. 12, 14-17 et 19-20.
61 L. Recaséns Siches, Panorama del Pensamiento Jurídico en el Siglo XX, vol. II (1re éd.), Mexico, Edit. Porrúa, 1963, p. 796.
62 M. Ancel, Capital Punishment (1962), NewYork, United Nations/Dept. of Economic and Social Affairs, 1968 (réédition), p. 13.
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observait que le malaise suscité par l’esprit de vengeance dont procède la peine de mort se faisait plus discret sous l’influence de la «philosophie des droits de l’homme» et des «aspirations humanistes»63.
83. Comme on peut le voir, la condamnation de la peine capitale par des juristes, des philosophes et d’autres écrivains éclairés, qui ont montré qu’elle n’était fondée sur aucun droit, fait clairement ressortir l’indissociabilité du droit et de la justice. Ce lien ne doit jamais être oublié, et cela vaut pour le tribunal mondial qu’est la présente Cour de justice. Il arrive néanmoins que certains tribunaux internes (tels que les tribunaux militaires) privilégient les méthodes qui garantissent l’effet de leurs décisions en faisant abstraction des valeurs morales.
84. Selon moi, le fait que l’emploi par les pouvoirs publics de telles méthodes ait la caution du droit positif ne saurait en aucun cas le justifier. Je considère que le positivisme juridique a toujours été le serviteur docile du pouvoir en place (quelle que soit son orientation), ouvrant ainsi la voie à des décisions qui ne servent pas la justice. Il y a là une distorsion dont tout vrai juriste se doit d’être conscient. Je le répète, le droit ne saurait aller sans la justice, dont il est nécessairement inséparable.
XI. L’IMPORTANCE DES REMÈDES
85. Pour éviter toute divergence entre le droit et la justice, il faut se libérer des astreintes du positivisme juridique, transcender les limites qu’il impose abusivement. A ce stade de mon exposé, il m’apparait nécessaire d’aborder également la question de la réparation du fait illicite constaté en l’espèce par la Cour, à savoir la violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Cette réparation est censée effacer entièrement ce qui a résulté du fait illicite, en l’occurrence la condamnation de M. Jadhav à la peine capitale par un tribunal militaire.
86. La réparation telle que je la conçois devait aller bien au-delà de ce qu’a ordonné la Cour, à savoir «le réexamen et la revision» de la condamnation à mort prononcée par un tribunal militaire à la suite d’une violation du droit consulaire. L’obligation de réparation à laquelle est tenu un Etat emporte celle d’effacer le fait illicite et celle d’empêcher tout effet qu’il pourrait continuer de produire. Bref, l’Etat en cause est tenu de rétablir l’état de choses antérieur au fait illicite.
87. A mon sens, le «réexamen» et la «revision» maintes fois évoqués par la Cour en la présente instance, qui s’inscrivent dans la même optique que les remèdes ordonnés par elle dans les affaires LaGrand et Avena, constituent une réparation manifestement insuffisante et inadéquate, dès lors que sa mise en oeuvre dépend entièrement de l’Etat défendeur. Comme je l’ai souligné au début du présent exposé, les points 7) et 8) du dispositif de l’arrêt ne vont pas assez loin.
88. Au lieu de suivre fidèlement sa jurisprudence, la Cour aurait dû s’attacher à en dépasser les limites en disant expressément qu’une nouvelle condamnation à la peine capitale est exclue en l’espèce. J’estime que le «réexamen et la revision» effectifs auxquels le Pakistan doit procéder ne sauraient se solder par une nouvelle sentence de mort. J’y vois trois raisons impérieuses.
89. Premièrement, comme je l’ai déjà expliqué, on observe des signes probants de l’évolution du droit international coutumier dans le sens de l’abolition de la peine de mort, que
63 M. Ancel, «Capital Punishment in the Second Half of the Twentieth Century», Review of the International Commission of Jurists (1969), vol. 2, p. 33 et 39-41, et p. 37-38.
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reflète maintenant une opinio juris communis (voir plus haut). Comme je l’ai déjà relevé, il existe aujourd’hui des traités internationaux sur l’abolition de la peine capitale (voir ci-dessus, paragraphe 48). Néanmoins, quelques Etats continuent de suivre une pratique qui semble ne pas tenir compte de cette évolution et comprend encore l’application de la peine de mort ; or, ces Etats ne sauraient en aucune façon prétendre que l’interdiction de la peine de mort, qui est en passe de devenir une règle de droit international coutumier, ne les concerne pas. Persister dans pareille attitude en la présente affaire reviendrait à ajouter à la violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne une contravention à cette interdiction.
90. Deuxièmement, en tant qu’«organe judiciaire principal des Nations Unies» (article 92 de la Charte), la Cour est tenue de prendre en considération le développement progressif du droit international dans le sens de l’interdiction de la peine de mort. Les Nations Unies ont donné leur caution à ce développement (voir plus haut). L’un des instruments internationaux susmentionnés, le deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques64 prévoit l’abolition de la peine de mort et souligne que cette abolition est un élément de la protection du droit à la vie. La Cour qui, je le répète, est l’organe judiciaire principal des Nations Unies, doit rendre la justice en tenant dûment compte du développement progressif du droit international, dont elle aurait dû en l’espèce tirer des conclusions quant à l’abolition de la peine capitale.
91. Troisièmement, il faut également prêter attention au principe fondamental de la bonne foi. En effet, dans la présente procédure, aucune des pièces versées au dossier ne rend compte du procès à l’issue duquel un tribunal militaire a condamné M. Jadhav, si bien qu’il n’a pas été prouvé à la Cour que le condamné avait bénéficié des garanties d’une procédure régulière et que le tribunal avait tenu compte de son droit fondamental à la vie. La Cour ayant conclu que le défendeur avait manqué à son obligation d’informer l’intéressé de son droit à l’assistance consulaire comme le prévoit l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention (voir les paragraphes 140-141 et 143 de l’arrêt), les garanties d’une procédure régulière et d’un procès équitable n’ont de toute manière pas été respectées. Dans ces conditions, le procès de M. Jadhav ainsi que le verdict rendu et la sentence prononcée à l’issue de ce procès devaient être considérés comme entachés de mauvaise foi.
92. La Cour dit dans son arrêt qu’il est «difficile de savoir si le réexamen judiciaire d’une décision rendue par un tribunal militaire est possible au motif qu’il y a eu violation des droits énoncés au paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne» (paragraphe 141). Elle dit aussi (paragraphe 140) qu’elle «ne dispose d’aucun élément» indiquant l’issue des recours formés par M. Jadhav, y compris un recours en grâce, ajoutant (paragraphe 143) qu’«[a]ucun élément ne lui a été soumis en ce qui concerne la procédure de recours en grâce présidentielle».
93. Bien qu’en butte à toutes ces incertitudes, la Cour a prévu (paragraphes 134-139, 142 et 144-148) des «remèdes» qui relèvent essentiellement du droit interne, se bornant à prescrire le «réexamen» et la «revision» de la condamnation à la peine capitale. Je considère qu’étant donné le manque de preuves, la position adoptée sur ce point par la Cour est déficiente, voire intenable. Ma propre position est que les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été présentés à la Cour, lui commandaient d’exclure la possibilité de l’exécution de la sentence de mort prononcée contre M. Jadhav et d’ordonner réparation de la violation du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne commise par le Pakistan.
64 Conclu le 15 décembre 1989 et entré en vigueur le 11 juillet 1991.
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XII. EPILOGUE : RÉCAPITULATION
94. Il ressort clairement de toutes les observations qui précèdent que mon raisonnement sur les points que j’ai abordés au sujet de la présente affaire va bien au-delà de celui de la Cour. Cela étant, je crois utile de récapituler clairement mes positions sur les questions interdépendantes dont j’ai traité ici. Ces positions, comme on a pu le voir, s’appuient avant tout sur des principes auxquels j’attache une grande importance dans ma recherche de la justice.
95. Primus : Au cours des vingt dernières années, à la suite de l’adoption par la CIADH, de son avis consultatif no 16 (1999), qui a fait date, on a assisté à une évolution rassurante de la jurisprudence concernant le droit à l’information sur l’assistance consulaire (prévu à l’article 36 de la convention de Vienne) dans le sens de la reconnaissance d’un rapport direct entre ce droit et le droit international des droits de l’homme. Secundus : Ce droit, énoncé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention, se rattache en particulier au droit à la vie et aux garanties d’une procédure régulière (prévus aux articles 6 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques).
96. Tertius : L’avis consultatif no 18 (2003) adopté ensuite par la CIADH a poursuivi l’édification d’une nouvelle jurisprudence s’appuyant sur une conception évolutive du jus cogens (qui porte notamment sur le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination) et de l’obligation erga omnes de protéger. Quartus : Après l’adoption, par la CIADH, de son avis consultatif no 16 (1999), la Cour a statué sur trois affaires contentieuses, l’affaire LaGrand (2001), l’affaire Avena (2004) et la présente affaire, dans lesquelles les Etats demandeurs ont appelé son attention sur l’importance historique de l’interprétation figurant dans l’avis consultatif no 16 de la CIADH, sans obtenir qu’elle en tienne compte dans ses arrêts.
97. Quintus : Dans lesdits arrêts, la Cour a reconnu que l’article 36 de la convention de Vienne conférait des «droits individuels», mais elle n’est pas allée jusqu’à prendre en considération leur caractère de droits de l’homme. Sextus : Ces droits individuels se rattachent en effet directement au droit à la vie et aux droits de l’homme garantissant une procédure régulière et un procès équitable énoncés aux articles 6 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
98. Septimus : Aucune raison ne justifiait que la Cour s’en tienne à une conception restrictive de la question dans ses trois arrêts (LaGrand, Avena et Jadhav). Octavus : Alors que la Cour n’en a rien dit, il existe une corrélation incontournable entre le droit à l’information sur l’assistance consulaire et les droits de l’homme qui garantissent une procédure régulière et un procès équitable, dont le respect a une incidence sur la jouissance du droit fondamental à la vie.
99. Nonus : Il est nécessaire d’aller plus loin dans cette interprétation constructive pour que le processus historique d’humanisation du droit consulaire et, à terme, du droit international tout entier, puisse se poursuivre. Decimus : Il existe maintenant un corpus juris gentium (issu de traités et d’autres instruments internationaux et intégré au droit international général) qui qualifie la peine de mort d’illicite en tant qu’elle viole des droits de l’homme. Undecimus : La jurisprudence de la CIADH atteste aussi de cette évolution.
100. Duodecimus : A travers le monde, la peine capitale est régulièrement et énergiquement dénoncée, et ce courant trouve son expression dans les initiatives et les efforts des Nations Unies. Tertius decimus : Nonobstant la persistance de la peine de mort et l’étendue des atteintes aux droits de l’homme imputables à des comportements humains, la Cour, fidèle à sa jurisprudence, a suivi en
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la présente instance un raisonnement très restrictif. Quartus decimus : Il faut garder à l’esprit, tout particulièrement lorsque les droits de l’homme sont en cause, que le droit et la justice sont indissociables.
101. Quintus decimus : Les penseurs humanistes s’élèvent depuis longtemps contre l’arbitraire de l’Etat dont procède l’exécution des sentences de mort. Sextus decimus : De fait, il existe de longue date un courant de pensée humaniste entretenu par des juristes, philosophes et écrivains lucides, qui dénonce l’illicéité de la peine de mort et met en évidence l’indissociabilité inéluctable du droit et de la justice.
102. Septimus decimus : Même lorsque la peine de mort est appliquée, malgré son arbitraire, en vertu de lois inspirées par le positivisme juridique, rien ne saurait la justifier : après tout, le droit positif a toujours été le serviteur docile du pouvoir en place (quelle que soit son orientation), ouvrant ainsi la voie à des décisions qui ne servent pas la justice. Duodevicesimus : Nulle distorsion de cet ordre ne saurait être tolérée, car le droit positif ne peut pas être dissocié de la justice.
103. Undevicesimus : Il était donc nécessaire d’aborder en la présente affaire la question de la réparation du fait illicite constaté par la Cour en conséquence de la violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne. Vicesimus : La réparation nécessaire est censée effacer entièrement ce qui a résulté du fait illicite (la condamnation à mort de M. Jadhav par un tribunal militaire). Vicesimus primus : En l’espèce, la réparation aurait dû aller bien au-delà du remède ordonné par la Cour, qui consiste simplement, par suite d’une violation du droit consulaire, à procéder au «réexamen» et à la «revision» de la sentence de mort rendue par le tribunal militaire.
104. Vicesimus secundus : L’obligation de réparation incombant à l’Etat signifie qu’il doit rétablir l’état de choses antérieur au fait illicite, à savoir mettre fin à celui-ci et empêcher que ses effets ne continuent de s’exercer ensuite. Vicesimus tertius : Les remèdes ordonnés en l’espèce par la Cour, qui consistent, comme dans les affaires LaGrand et Avena, à procéder à un «réexamen» et à une «revision» sont manifestement insuffisants et inadéquats, leur mise en oeuvre dépendant entièrement de l’Etat défendeur.
105. Vicesimus quartus : Les points 7) et 8) du dispositif de l’arrêt sont insuffisants. Vicesimus quintus : Le «réexamen» et la «revision» effectifs de la sentence de mort prononcée contre M. Jadhav ne sauraient se solder par une nouvelle condamnation à la peine capitale. Vicesimus sextus : Il existe aujourd’hui une opinio juris communis évolutive sur l’interdiction et l’abolition de la peine de mort. Vicesimus septimus : En tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, la Cour doit rendre la justice en tenant compte du développement progressif du droit international sur la question de l’interdiction et de l’abolition de la peine capitale.
106. Vicesimus octavus : Au vu des circonstances de la présente affaire, le procès de M. Jadhav, le verdict rendu contre lui et sa condamnation à mort révèlent un manque de bonne foi. Vicesimus nonus : La Cour a admis dans son arrêt qu’elle ne disposait pas d’éléments lui permettant de déterminer si le réexamen de la décision d’un tribunal militaire était possible et quelle était l’issue des recours en grâce formés par M. Jadhav.
107. Trigesimus : Etant donné ces incertitudes, les «remèdes» prescrits par la Cour, qui relèvent essentiellement du droit interne et se limitent au «réexamen» et à la «revision» de la sentence de mort, procèdent d’une position déficiente, voire intenable. Trigesimus primus : Les
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faits de l’espèce, tels qu’ils ont été présentés à la Cour, excluent l’exécution de la sentence de mort prononcée contre M. Jadhav et appellent réparation de la violation du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne établie par la Cour.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuele de M. le juge Cançado Trindade

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