Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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172-20190614-ORD-01-04-EN
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172-20190614-ORD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphes
I. Prolégomènes ......................................................................................................................... 1
II. Les mesures conservatoires déjà indiquées pour sauvegarder certains droits protégés par la CIEDR ........................................................................................................... 5
III. Le problème du défaut de lien entre les mesures conservatoires sollicitées et les droits à sauvegarder .......................................................................................................... 9
IV. Le problème des incohérences que comporte la demande au sujet de la CIEDR et de la procédure engagée devant le comité pour l’élimination de la discrimination raciale ........................................................................................................... 11
1. Les incohérences que comporte la demande au sujet des références faites à la CIEDR dans l’ordonnance du 23 juillet 2018 ............................................................ 12
2. Les incohérences que comporte la demande au sujet des références faites au comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans l’ordonnance du 23 juillet 2018 ............................................................................................................ 16
V. La pertinence des mesures conservatoires et la nécessité de leur maintien dans les situations continues ......................................................................................................... 19
VI. La pertinence des mesures conservatoires de protection des droits des personnes en situation de vulnérabilité ................................................................................. 27
VII. L’importance reconnue de longue date du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination................................................................................................................ 31
VIII. Les droits de l’homme protégés par la CIEDR sont des droits fondamentaux, et non des droits simplement «plausibles» ........................................................................... 40
IX. Epilogue : Récapitulation ..................................................................................................... 45
I. PROLÉGOMÈNES
1. En la présente affaire, relative à l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR») (Qatar c. Emirats arabes unis), le déroulement des travaux de la Cour internationale de Justice a été perturbé par l’insertion d’une séquence consacrée à l’examen de la demande sur laquelle porte la présente ordonnance. La décision inéluctable que vient de prendre la Cour appelle l’attention sur l’importance des mesures conservatoires qu’elle a déjà indiquées par son ordonnance du 23 juillet 2018. Ces mesures, qui doivent obligatoirement être prises ou exécutées, sont, comme il se doit, axées sur la sauvegarde des droits protégés par la CIEDR.
2. Conscient de la marche inexorable du temps, j’estime que, en marge de l’ordonnance par laquelle la Cour vient de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis, il est de mon devoir, en tant que serviteur de la justice internationale, de consigner dans la présente opinion individuelle les réflexions que m’inspire la question traitée par la Cour. Je suis d’autant plus porté à m’exprimer que la demande sur laquelle Cour était appelée à statuer
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n’invoquait nullement les droits protégés par l’instrument essentiel de défense des droits de l’homme qu’est la CIEDR.
3. Cela étant posé, je me propose d’aborder successivement les points suivants : a) les mesures conservatoires déjà indiquées pour sauvegarder certains droits de l’homme protégés par la CIEDR ; b) le problème du défaut de lien entre les mesures sollicitées par les Emirats arabes unis et l’objet du différend ; c) le problème des incohérences que comporte la demande au sujet de la CIEDR et de la procédure engagée devant le comité pour l’élimination de la discrimination raciale ; d) la pertinence des mesures conservatoires et la nécessité de leur maintien pour protéger les personnes en situation continue de vulnérabilité ; et e) l’importance reconnue de longue date du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination. Le présent exposé s’achèvera par un épilogue récapitulant mes principales observations.
4. Avant de poursuivre, je me permets une remarque supplémentaire. Je partage la conclusion à laquelle est parvenue la Cour, à savoir que la demande ne fournit pas des arguments propres à justifier l’indication de mesures conservatoires au titre de la CIEDR. Néanmoins, il me semble que le raisonnement ayant conduit la Cour à sa décision n’est pas toujours suffisamment clair et qu’il laisse planer des incertitudes qui auraient pu être évitées. Je crois de plus qu’il n’est pas inutile que je précise certains points et appelle l’attention sur les mesures conservatoires déjà indiquées par la Cour dans son ordonnance du 23 juillet 2018, qui restent en vigueur et doivent être observées.
II. LES MESURES CONSERVATOIRES DÉJÀ INDIQUÉES POUR SAUVEGARDER CERTAINS DROITS PROTÉGÉS PAR LA CIEDR
5. Je rappelle tout d’abord que la présente affaire, comme d’autres précédemment portées devant la Cour, concerne le respect de droits de l’homme protégés par la CIEDR. Les mesures conservatoires que la Cour a indiquées par son ordonnance du 23 juillet 2018 restent en vigueur aux fins de sauvegarder les droits protégés par les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la convention et d’assurer l’exécution des obligations correspondantes. La demande en indication de mesures conservatoires du Qatar était dûment motivée, comme la Cour l’a reconnu dans son ordonnance du 23 juillet 20181. Les positions qu’ont défendues les Parties dans leurs demandes respectives sont très différentes.
6. Le Qatar s’est attaché systématiquement à montrer qu’il y avait un rapport manifeste entre les mesures conservatoires qu’il sollicitait et les droits qu’il invoquait au titre de la CIEDR (paragraphe 56 de l’ordonnance du 23 juillet 2018), et la Cour a confirmé «qu’il exist[ait] un lien entre les droits dont la protection [était] recherchée et les mesures conservatoires sollicitées par le Qatar» (ibid., par. 59). De fait, le Qatar invoquait dans sa requête en date du 11 juin 2018 des droits protégés par les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR et en vertu du principe de non-discrimination reconnu en droit international coutumier (ibid., par. 58).
7. Les Emirats arabes unis, quant à eux, n’ont fait état d’aucun acte susceptible de relever de la discrimination raciale telle qu’elle est définie à l’article premier de la convention et, partant, de porter atteinte aux droits visés à ses articles 2, 4, 5, 6 et 7. La demande des Emirats arabes unis, qui n’invoque aucun des droits protégés par la CIEDR, semble donc, contrairement aux griefs formulés par le Qatar, être sans rapport avec la sauvegarde de droits sur lesquels la Cour pourrait être appelée à se prononcer au stade du fond. Il est clair que la demande en indication de mesures
1 Ordonnance du 23 juillet 2018, par. 2, 20, 21, 26, 45, 50, 52, 54, 56, 58 et 67.
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conservatoires des Emirats arabes unis ne concerne aucun droit devant être sauvegardé au titre de la CIEDR, et ne porte que sur une violation alléguée de la clause compromissoire figurant à l’article 22 de cet instrument.
8. A la différence de la demande des Emirats arabes unis sur laquelle la Cour vient de statuer, la demande en indication de mesures conservatoires présentée précédemment par le Qatar exposait la nécessité de sauvegarder certains droits visés aux articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR2. Ainsi, il n’existe aucun lien entre les mesures sollicitées par les Emirats arabes unis et l’objet du différend, qui est le respect de certains droits fondamentaux des Qatariens protégés par la CIEDR. Ce point méritait l’attention de la Cour.
III. LE PROBLÈME DU DÉFAUT DE LIEN ENTRE LES MESURES CONSERVATOIRES SOLLICITÉES ET LES DROITS À SAUVEGARDER
9. Les mesures conservatoires que la Cour a le pouvoir d’indiquer en vertu de l’article 41 de son Statut ont pour but de sauvegarder les droits des parties à une affaire dans l’attente de sa décision sur le fond. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 19 avril 2017 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), la Cour a dit ce qui suit :
«la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits allégués par la partie demanderesse sont au moins plausibles…
En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées.» (Par. 63-64.)
10. En la présente affaire, qui porte elle aussi sur l’application de la CIEDR, à ceci près que le différend a pour objet l’interprétation et le respect d’obligations fondamentales prévues par la convention, la demande en indication de mesures conservatoires déposée par les Emirats arabes unis ne contient aucune allégation de violation par le Qatar de droits fondamentaux visés par la CIEDR. Cette demande n’établit donc pas l’existence d’un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées.
IV. LE PROBLÈME DES INCOHÉRENCES QUE COMPORTE LA DEMANDE AU SUJET DE LA CIEDR ET DE LA PROCÉDURE ENGAGÉE DEVANT LE COMITÉ POUR L’ÉLIMINATION DE LA DISCRIMINATION RACIALE
11. Il est patent que la demande en indication de mesures conservatoires qui fait l’objet de la présente ordonnance comporte un certain nombre d’incohérences au sujet des droits à protéger au titre de la CIEDR et de la procédure engagée devant le comité pour l’élimination de la discrimination raciale. Je vais donc brièvement passer en revue ces incohérences, non sans rappeler d’abord que l’ordonnance du 23 juillet 2018 a pour objet de sauvegarder certains droits protégés par la CIEDR qui étaient dûment spécifiés dans la demande du Qatar.
2 Demande en indication de mesures conservatoires déposée par le Qatar le 11 juin 2018, par. 12.
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1. Les incohérences que comporte la demande au sujet de l’ordonnance rendue par la Cour le 23 juillet 2018 et des références qui y sont faites à la CIEDR
12. En revanche, la demande des Emirats arabes unis ne porte pas sur les droits de l’homme protégés par la CIEDR, qui n’y sont même pas mentionnés. De plus, cette demande est truffée d’incohérences sur des points précis. Tout d’abord, il me semble incohérent de demander à la Cour, comme le font les Emirats arabes unis, d’indiquer des mesures conservatoires dans l’exercice de sa compétence prima facie, tout en contestant sa compétence ratione materiae.
13. Ensuite, la demande des Emirats arabes unis, qui fondent la compétence de la Cour sur l’article 22 de la CIEDR, devrait porter sur un différend relatif à l’interprétation ou à l’application de celle-ci. Or, il n’y est pas question de la sauvegarde de droits de l’homme protégés par la CIEDR, si bien qu’elle semble ne pas relever de son champ d’application.
14. Dans leur demande, les Emirats arabes unis, tout en prétendant défendre les intérêts des Qatariens (par. 8, 11 et 23 ii)), prient la Cour d’ordonner au Qatar de retirer la communication qu’il a soumise au comité pour l’élimination de la discrimination raciale et de «mettre fin à l’examen de ladite communication par le comité» (par. 74 i)). Dans ses observations orales, le Qatar a soutenu que les Emirats arabes unis se contredisaient en alléguant d’une part que participer à cette procédure aggraverait le différend3, et en affirmant d’autre part qu’ils souhaitaient que celui-ci soit réglé selon la procédure prévue devant le comité4.
15. Le Qatar a soutenu que les Emirats arabes unis se contredisaient aussi dans leur argumentation en alléguant qu’il «aurait dû épuiser les procédures prévues par la CIEDR avant de saisir la Cour» et en demandant dans le même souffle à celle-ci «d’ordonner au Qatar de mettre fin à une procédure qui est justement de celles qui doivent selon eux être épuisées pour que la Cour ait compétence»5. Le Qatar rappelle en outre que durant la procédure orale qui, en juillet 2018, a suivi sa demande en indication de mesures conservatoires, les Emirats arabes unis ont qualifié le comité pour l’élimination de la discrimination raciale de «gardien principal de la convention» et ont déclaré que «la saisine du comité [était] obligatoire dans tous les cas»6. Les Emirats arabes unis ont donc avancé des arguments contradictoires, aussi bien pour contester la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar en 2018 que pour étayer la demande qu’ils ont eux-mêmes déposée en 2019.
2. Les incohérences que comporte la demande au sujet des références faites au comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans l’ordonnance du 23 juillet 2018
16. Pendant la procédure orale relative à la demande en indication de mesures conservatoires du Qatar, les Emirats arabes unis ont notamment soutenu que le Qatar aurait dû épuiser la procédure prévue devant le comité pour l’élimination de la discrimination raciale avant de saisir la
3 CR 2019/6, p. 25, par. 46.
4 Ibid., p. 12, par. 8.
5 Ibid., p. 34, par. 28.
6 Ibid., p. 12, par. 9.
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Cour, arguant que la saisine simultanée de la Cour et du comité est incompatible avec le principe electa una via et contraire à la doctrine de la litispendance7.
17. Bien que, dans son ordonnance du 23 juillet 2018, la Cour ait dit sur ce point qu’elle «n’estim[ait] pas … nécessaire … de déterminer si un principe electa una via ou une exception de litispendance seraient applicables dans le cas d’espèce» (par. 39), les Emirats arabes unis ont invoqué dans leur propre demande en indication de mesures conservatoires un argument de cet ordre, soutenant que le Qatar avait «créé une situation de litispendance», ce qui selon eux «constitue un abus du système de règlement des différends prévu par la CIEDR» (demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis, par. 41), et présente un risque de «décisions contradictoires» (ibid., par. 42).
18. Je rappelle que le Qatar, le 8 mars 2018, a soumis une communication au comité pour l’élimination de la discrimination raciale en vertu de l’article 11 de la CIEDR8. Après le prononcé par la Cour de son ordonnance du 23 juillet 2018, considérant que les Emirats arabes unis «n’étaient pas disposés à engager avec [lui] un dialogue constructif en vue du règlement de la question»9, le Qatar a, le 29 octobre 2018, soumis au comité une nouvelle communication en application du paragraphe 2 de l’article 11 de la CIEDR. Il ne me semble pas que cette démarche constitue une entorse aux mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 23 juillet 2018, ou les contredise.
V. LA PERTINENCE DES MESURES CONSERVATOIRES ET LA NÉCESSITÉ DE LEUR MAINTIEN DANS LES SITUATIONS CONTINUES
19. En la présente instance, les mesures conservatoires en vigueur depuis l’ordonnance du 23 juillet 2018 sont d’autant plus pertinentes qu’elles s’appliquent à une situation continue dans laquelle il est porté atteinte à certains droits protégés par la CIEDR. C’est là un point que j’ai déjà développé dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à ladite ordonnance, mais il me paraît utile d’y revenir ici.
20. Je me permets donc de rappeler que dans mon opinion précédente figurent notamment les réflexions suivantes :
«De fait, cette question d’une situation continue de violations des droits de l’homme a déjà eu une incidence sur des affaires dont était saisie la Cour, et ceci à différentes étapes de la procédure. J’en évoquerai brièvement trois, réparties sur les dix dernières années. La première est l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), dans laquelle la Cour s’est refusée à indiquer des mesures conservatoires. A son ordonnance du 28 mai 2009, j’ai joint une opinion dissidente dans laquelle, comme je l’ai rappelé au paragraphe 79 de la présente opinion, j’invitais à combler le décalage qui existe entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine (par. 35-64).
L’urgence et l’existence d’un risque de préjudice irréparable, continuais-je, étaient manifestement présentes dans la situation continue de déni d’accès à la justice
7 Ordonnance du 23 juillet 2018, par. 35.
8 Communication du Qatar reproduite à l’annexe 20 de la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis.
9 Note verbale du Qatar adressée au comité pour l’élimination de la discrimination raciale, reproduite à l’annexe 21 de la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis.
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vécue par les victimes du régime d’Hissène Habré au Tchad, qui a duré de 1982 à 1990. J’ajoutais que le droit d’accès à la justice revêtait une «importance cardinale» en l’espèce, qui relevait de la convention des Nations Unies contre la torture ; et je présentais les éléments constitutifs du régime juridique autonome des mesures conservatoires (par. 8-14, 26-29 et 65-73). Je concluais en faisant valoir que de telles mesures étaient nécessaires pour sauvegarder le droit à ce que justice soit rendue (par. 78-96 et 101).
La deuxième affaire est celle des Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie). A l’ordonnance du 6 juillet 2010 par laquelle la Cour disait que la demande reconventionnelle de l’Italie était irrecevable, j’ai joint à nouveau une opinion dissidente dans laquelle j’examinais en profondeur la notion de situation continue dans le contexte factuel du cas d’espèce, en me basant sur le débat qui avait eu cours entre les Parties (par. 55-59 et 92-100). J’y commentais également les origines de la notion de situation continue dans la doctrine internationaliste (par. 60-64) ; la formation de cette notion dans le cadre du contentieux et de la jurisprudence internationaux (par. 65-83) ; et la formation et les éléments constitutifs de la situation continue comme concept de droit international au niveau normatif (par. 84-91).
Une fois de plus, je mettais en garde contre les écueils du volontarisme étatique (par. 101-123). Qu’il me suffise ici de renvoyer à mes longues observations sur la notion de situation continue dans l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat, ce qui me dispensera de les répéter expressis verbis. On ne peut ignorer par ailleurs que la situation continue de violation des droits de l’homme a eu une incidence à différentes étapes de plusieurs procédures devant la Cour : elle a été évoquée non seulement dans des décisions portant sur des mesures conservatoires ou une demande reconventionnelle comme il a été dit plus haut, mais encore dans une décision sur le fond (par. 89-92).»
21. J’ajoute que j’ai également traité de la question aux paragraphes 17 et 301 de la longue opinion que j’ai jointe à l’arrêt rendu par la Cour le 3 février 2012 en l’affaire déjà citée des Immunités juridictionnelles de l’Etat10, ainsi que dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’arrêt sur le fond rendu le 20 juillet 2012 en l’affaire citée plus haut relative à l’Obligation de poursuivre ou d’extrader (par. 165-168).
22. En outre, j’ai eu d’autres occasions de m’exprimer sur l’importance de l’indication de mesures conservatoires dans les affaires où sont invoquées des conventions relatives aux droits de l’homme. J’ai notamment joint à l’arrêt (fond) rendu par la Cour le 30 novembre 2010 en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) une opinion individuelle dont une partie (section IX) était consacrée à la notion de «situation continue» considérée du point de vue de la dimension temporelle des violations des droits de l’homme11 (par. 189-199).
10 Pour une étude de cas, voir A. A. Cançado Trindade, La Protección de la Persona Humana frente a los Crímenes Internacionales y la Invocación Indebida de Inmunidades Estatales, Fortaleza/Brazil, IBDH/IIDH/SLADI, 2013, p. 5-305.
11 Dans cette affaire, les souffrances de la victime se sont prolongées sur une longue période sous l’effet de violations des dispositions pertinentes de traités relatifs aux droits de l’homme (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Charte africaine des droits de l’homme et des peuples) ainsi que de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires. Les souffrances de la victime, livrée à l’arbitraire des autorités de l’Etat, s’inscrivaient dans une situation illicite continue, marquée par le défaut prolongé d’accès à la justice.
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23. Peu après, j’ai joint une opinion individuelle à l’arrêt (indemnisation) rendu par la Cour le 19 juin 2012 en la même affaire Diallo, dans laquelle j’appelais l’attention sur «la place centrale des victimes», en insistant sur la nécessité pressante d’assurer leur réhabilitation (par. 83). Et j’ajoutais ce qui suit :
«La justice réparatrice a beaucoup progressé au cours des dernières décennies, en raison de l’évolution du droit international des droits de l’homme, humanisant ainsi le droit des gens … La conscience juridique universelle semble enfin s’éveiller à la nécessité d’honorer les victimes de violations des droits de l’homme et de rétablir leur dignité.
La réhabilitation des victimes devient cruciale en cas de violations graves de leur droit à l’intégrité personnelle. De fait, une aide médicale et psychologique aux victimes a parfois été prescrite … De telles mesures visaient à permettre aux victimes de surmonter leur extrême vulnérabilité et de recouvrer leur identité et leur intégrité. La réhabilitation des victimes, en atténuant leur souffrance et celle de leurs proches, se répercute dans leur milieu social.
Parce qu’elle va à l’encontre de l’apparente indifférence de leur milieu social, la réhabilitation aide les victimes à retrouver l’estime d’elles-mêmes et leur capacité à vivre en harmonie avec les autres. Elle nourrit leur espoir qu’existe un minimum de justice sociale … En somme, la réhabilitation redonne foi en la justice humaine.» (Par. 83-85.)
24. Plus récemment, j’ai joint l’exposé très détaillé de mon opinion dissidente à l’arrêt que la Cour a rendu le 3 février 2015 pour rejeter la demande de la Croatie en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), opinion dans laquelle je me suis notamment penché encore une fois sur le problème des violations continues des droits de l’homme subies entre autres par les victimes de disparitions forcées (par. 292-293, 298-302, 314-316 et 535) et les victimes d’actes de torture et, plus généralement, d’un traitement inhumain (par. 317-320, 470 et 534).
25. Dans cette opinion dissidente, j’ai en outre jugé bon de rappeler que bien que les penseurs aient tout au long de l’histoire cherché à expliquer le mal,
«l’humanité n’a pas été capable de se débarrasser de ce fléau … Quand des individus prétendent soumettre leurs semblables à leur «volonté», en plaçant celle-ci au-dessus de leur conscience, le mal se manifeste inévitablement. Dans l’un des meilleurs ouvrages sur la question du mal, le R. P. Sertillanges rappelle que toutes les civilisations sont marquées par la conscience du mal et l’angoisse que celle-ci génère. Cette menace sur l’avenir de l’espèce humaine justifie l’omniprésence d’une telle préoccupation tout au long de l’histoire de la pensée humaine.»12 (Par. 473.)13
26. Dans l’opinion dissidente (voir plus haut, par. 21) que j’ai jointe à l’arrêt rendu en l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat, j’ai observé qu’une situation continue ayant des répercussions sur les droits de l’homme ou comportant des violations de ceux-ci avait eu une incidence sur le déroulement de différentes phases de la procédure : mesures conservatoires
12 R. P. Sertillanges, Le problème du mal - l’histoire, Paris, Aubier, 1948, p. 5-412.
13 Pour une étude de cas, voir A. A. Cançado Trindade, A Responsabilidade do Estado sob a Convenção contra o Genocídio: Em Defesa da Dignidade Humana, Fortaleza/Brazil, IBDH/IIDH, 2015, p. 9-265.
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(comme en la présente instance, où deux demandes ont déjà été présentées), demandes reconventionnelles, fond et réparations.
VI. LA PERTINENCE DES MESURES CONSERVATOIRES DE PROTECTION DES DROITS DES PERSONNES EN SITUATION DE VULNÉRABILITÉ
27. Comme le Qatar l’a souligné à juste titre dans sa demande en indication de mesures conservatoires, l’existence d’une situation continue affectant les droits de l’homme protégés par la CIEDR a pour conséquence la vulnérabilité continue des victimes actuelles ou potentielles. La CIEDR et les autres traités de défense des droits de l’homme sont centrés sur le sort des êtres humains, et non sur les Etats et leurs relations.
28. Lors de la procédure orale qui a précédé le prononcé de l’ordonnance du 23 juillet 2018, le Qatar a dûment abordé la question des situations continues de vulnérabilité comportant des atteintes à des droits protégés par la CIEDR, mais les Emirats arabes unis n’en ont rien fait, comme je l’ai relevé dans ma précédente opinion individuelle (par. 35-36 et 44-46). Le but, ai-je poursuivi, est «de renforcer la protection que la CIEDR accorde aux personnes se trouvant dans une situation continue de grande vulnérabilité» (par. 64). Et j’ai ajouté ce qui suit :
«Cela fait de nombreuses années que je soutiens que les mesures conservatoires indispensables pour protéger des êtres humains (au titre de traités relatifs aux droits de l’homme tels que la CIEDR en l’espèce) sont appelées à dépasser le caractère de mesures de précaution qu’elles avaient à l’origine pour acquérir un caractère effectivement tutélaire, en particulier à l’égard des personnes vulnérables (et victimes potentielles), et à participer directement à la réalisation de la justice. Les obligations découlant des ordonnances indiquant ces mesures ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui découlent d’un arrêt sur le fond (et de réparations) et peuvent être entièrement distinctes… Particulièrement attentives aux êtres humains en situation de vulnérabilité, les mesures conservatoires, dotées d’un caractère tutélaire, se sont muées en véritable garantie juridictionnelle présentant une dimension préventive.» (Par. 73.)
29. C’est dans cet esprit que la Cour a indiqué dans son ordonnance du 23 juillet 2018 des mesures conservatoires, toujours en vigueur, visant à sauvegarder certains droits protégés par la CIEDR. A la différence de celle présentée précédemment par le Qatar, la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis ne fait pas référence à ces droits. La question de la vulnérabilité de l’être humain a retenu l’attention des deux Parties, mais dans des contextes factuels différents.
30. Le Qatar a rattaché systématiquement cette question à la protection des droits visés par la CIEDR. Les Emirats arabes unis, quant à eux, n’ont établi aucun rapport entre la vulnérabilité et ces droits. La Cour ne pouvait donc pas traiter la demande des Emirats arabes unis de la même manière que celle du Qatar, et elle lui a réservé un sort différent. L’important est que les mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 23 juillet 2018 restent en vigueur aux fins de sauvegarder certains droits visés aux articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR.
VII. L’IMPORTANCE RECONNUE DE LONGUE DATE DU PRINCIPE FONDAMENTAL D’ÉGALITÉ ET DE NON-DISCRIMINATION
31. Dans son ordonnance du 23 juillet 2008, la Cour a noté que les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR «visent à protéger les individus contre la discrimination raciale», et qu’il faut donc
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accorder l’importance qu’il mérite à son article premier (par. 52). La question des situations continues de vulnérabilité n’est à mon avis pas la seule, dans la présente procédure, à ne pas avoir retenu toute l’attention voulue, alors qu’elle met en jeu certains droits protégés par la convention.
32. De fait, le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination est prépondérant en la présente instance. Ce principe fondamental a tenu une beaucoup plus grande place dans la procédure qui a précédé le prononcé de l’ordonnance du 23 juillet 2018, qui avait trait à la demande en indication de mesures conservatoires du Qatar, que dans celle consacrée à la demande des Emirats arabes unis. Quant au comité pour l’élimination de la discrimination raciale, il n’est pas étonnant que, dans sa pratique, il soit particulièrement attentif à l’interdiction des mesures discriminatoires visant les membres de groupes vulnérables (tels que les migrants).
33. Il en va de même dans la pratique des autres organes créés en application de conventions relatives aux droits de l’homme, dont le comité des droits de l’homme, le comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et le comité contre la torture14. Dans les affaires portant sur la protection des droits de l’homme, la Cour s’est montrée attentive aux travaux et aux décisions de ces comités des Nations Unies.
34. Par exemple, dans son arrêt sur le fond du 20 juillet 2012 en l’affaire relative à l’Obligation de poursuivre ou d’extrader, la Cour a dûment pris note d’une décision prise par le comité contre la torture, le 17 mai 2006, au sujet d’une plainte déposée par plusieurs ressortissants tchadiens (Guengueng et consorts) contre Hissène Habré pour des crimes commis au Tchad du temps du régime violent qu’il y avait établi (par. 27 de l’arrêt). Rien ne s’oppose donc à ce que la Cour tienne compte des décisions des comités créés en application de conventions relatives aux droits de l’homme lorsqu’elle est appelée à protéger les droits visés par ces instruments.
35. Le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination et l’interdiction de l’arbitraire constituent un référentiel dont l’importance, tant dans sa dimension temporelle que dans sa dimension spatiale, ne saurait être éludée. Cela vient de ce que l’arbitraire a fortement marqué les relations entre les individus et la puissance publique tout au long de l’histoire de l’humanité, et qu’il a toujours été une source de tension partout dans le monde. C’est pourquoi il est nécessaire de veiller constamment à protéger les êtres humains de la discrimination et de l’arbitraire.
36. Il me paraît utile de mentionner ici un autre point dont j’ai déjà traité abondamment dans l’opinion individuelle jointe à l’ordonnance du 23 juillet 2018 (sections III-IV, par. 9-32). Il ne faut pas oublier que l’idée de l’égalité des êtres humains, dont procède celle de l’unité du genre humain, a été avancée dès la naissance du droit des gens, et n’a pas cessé depuis d’être invoquée (par. 11-12).
37. Ces dernières années, le principe d’égalité et de non-discrimination et l’interdiction de l’arbitraire ont pris une place notable dans la jurisprudence des juridictions internationales, y compris celle de la Cour, (comme je l’ai relevé, entre autres, dans les opinions individuelles que j’ai jointes respectivement à l’arrêt de 2010 (fond) et à l’arrêt de 2012 (réparations) en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), ainsi que dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif donné par la Cour en 2010 sur la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au
14 Le comité des droits de l’enfant, le comité des droits des personnes handicapées, le comité sur les disparitions forcées, pour n’en citer que quelques-uns.
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Kosovo ; l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt rendu par la Cour en 2011 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) ; l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif donné par la Cour en 2012 sur le Jugement no 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du Travail sur requête contre le Fonds international de développement agricole ; l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt rendu par la Cour en 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) ; l’opinion dissidente que j’ai jointe à chacun des trois arrêts rendus par la Cour en 2016 dans les affaires portant sur les Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni, Iles Marshall c. Inde, Iles Marshall c. Pakistan)15 ; et l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif que la Cour a récemment donné, le 25 février 2019, sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965.
38. Cette question a été dûment traitée dans l’ordonnance rendue par la Cour le 23 juillet 2018. Je m’y suis beaucoup intéressé dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à celle-ci, observant notamment ce qui suit :
«Les progrès accomplis par le principe d’égalité et de non-discrimination sur les plans normatif et jurisprudentiel16 n’ont pas été suivis par la doctrine internationale, qui a jusqu’à maintenant consacré à ce principe fondamental une attention insuffisante et sans aucune commune mesure avec l’importance dudit principe pour la théorie et la pratique du droit. Il s’agit là d’un des rares cas où la jurisprudence internationale est en avance sur la doctrine juridique, laquelle devrait s’y intéresser de plus près.» (Par. 18.)
39. Il reste donc un long chemin à parcourir. En la présente affaire, la Cour, à la demande du Qatar, a indiqué des mesures conservatoires visant à sauvegarder certains droits visés par la CIEDR. La demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis n’a quant à elle pas fourni à la Cour l’occasion de prendre une décision semblable, faute de se rapporter à des droits protégés par la CIEDR. En rejetant cette demande, la Cour a clairement indiqué que les mesures conservatoires qu’elle a indiquées le 23 juillet 2018 restent en vigueur et que les Parties doivent s’y conformer pour le bien des êtres humains protégés par les dispositions pertinentes de la convention (voir plus haut).
VIII. LES DROITS DE L’HOMME PROTÉGÉS PAR LA CIEDR SONT DES DROITS FONDAMENTAUX, ET NON DES DROITS SIMPLEMENT «PLAUSIBLES»
40. Les droits que protège la CIEDR en vertu du principe pertinent et fondamental d’égalité et de non-discrimination ont eux-mêmes un caractère fondamental, avec toutes les conséquences juridiques que cela emporte. Il est à mon avis décourageant que, dans la présente ordonnance, la Cour, une fois encore, se soit laissée aller à plusieurs reprises à dire qu’elle considérait ces droits comme «plausibles» (par. 17, 21, 24, 25 et 26). Parce qu’ils sont des droits fondamentaux, les droits protégés par la CIEDR ne sauraient être considérés comme «plausibles» ou «non plausibles» ou qualifiés de tels.
15 Pour une étude de cas, voir A. A. Cançado Trindade, The Universal Obligation of Nuclear Disarmament, Brasília, FUNAG, 2017, p. 41-224.
16 Sujet auquel j’ai consacré un volumineux ouvrage : A. A. Cançado Trindade, El Principio Básico de Igualdad y No-Discriminación: Construcción Jurisprudencial, 1re éd., Santiago de Chile, Ed. Librotecnia, 2013, p. 39-748.
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41. Je milite depuis longtemps, au sein de la Cour, pour faire admettre ma position sur ce sujet. Plutôt que de répéter ici tout ce que j’ai dit là-dessus au fil des ans, je me bornerai à faire référence à quelques-unes de mes observations toutes récentes. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue par la Cour le 18 mai 2017 en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), par exemple, j’ai consacré toute une section (la section V) à expliquer que le droit de l’homme qu’il y avait lieu de protéger était «fondamental» (et non «plausible»), et que les mesures conservatoires devaient être considérées comme des «garanties juridictionnelles de nature préventive» (par. 19-23).
42. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue par la Cour le 19 avril 2017 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mentionnée plus haut, j’ai de même consacré toute la section V au sujet suivant : «Critère décisif : la vulnérabilité humaine et non la «plausibilité» des droits» (par. 36-44) ; de plus, rappelant la jurisprudence sur la question17, j’ai consacré trois autres sections (les sections III, IV et IX) aux mesures conservatoires considérées au regard de la tragédie que constitue l’extrême vulnérabilité de certains segments de la population (par. 12-26, 27-35 et 62-67).
43. En la présente instance, j’ai, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance du 23 juillet 2018 (sections III-IV, par. 9-21 et 22-32), appelé l’attention sur la pertinence du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination et de l’interdiction de l’arbitraire, ainsi que sur la pertinence des mesures conservatoires lorsque certains segments de la population se trouvent dans une situation continue de vulnérabilité (sections VIII et XI, par. 68-73 et 82-93). J’ai notamment formulé l’observation suivante :
«C’est en dernier ressort à des êtres humains en situation de vulnérabilité que bénéficie l’application des mesures conservatoires sollicitées. Ces êtres humains vulnérables sont des sujets de droit international. Nous sommes ici en présence du nouveau paradigme d’un droit international humanisé, le nouveau jus gentium de notre temps, sensible et attentif aux besoins de protection de la personne humaine dans toutes les situations de vulnérabilité. C’est là un point que j’ai souligné dans plusieurs opinions individuelles successives jointes à diverses décisions de la Cour ; je peux donc me contenter d’y renvoyer le lecteur, sans avoir à m’étendre plus avant sur le sujet dans la présente opinion.» (Par. 70.)
44. De fait, les situations continues de vulnérabilité ont été une constante de l’histoire de l’humanité et ont éveillé l’attention à la nécessité de protéger les personnes et groupes vulnérables. La conscience de la vulnérabilité de l’être humain s’est clairement manifestée, notamment, dans les tragédies de la Grèce antique, qui restent si contemporaines aujourd’hui. Ces tragédies illustrent sombrement la vulnérabilité de l’être humain, tout particulièrement lorsque règne la violence et lorsque se produisent des agressions armées. Celles d’Euripide sont l’oeuvre d’un humaniste qui exprime l’inquiétude que lui inspirent le conflit entre la volonté de puissance et l’idéal de justice, les décisions prétendument «rationnelles» qui conduisent à des luttes armées (Les Héraclides, circa 430 av. J.-C.) et l’extrême violence (Médée, 431 av. J.-C.). Au XXIe siècle, la vulnérabilité de l’être humain non seulement subsiste, mais semble s’aggraver.
17 Pour une étude récente, voir A. A. Cançado Trindade, cf. O Regime Jurídico Autônomo das Medidas Provisórias de Proteção, The Hague/Fortaleza, IBDH/IIDH, 2017, p. 13-348.
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IX. EPILOGUE : RÉCAPITULATION
45. La présente affaire est la troisième à avoir été portée récemment devant la Cour au titre de la CIEDR ; la Cour, par son ordonnance du 23 juillet 2018, a déjà indiqué, à la demande du Qatar, des mesures conservatoires qui restent en vigueur. La présente instance porte sur des droits protégés par la CIEDR, et il s’agit de droits des êtres humains et non des Etats. La demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis que la Cour vient de rejeter n’invoquait aucun des droits de l’homme protégés par la CIEDR.
46. La Cour a eu raison de rejeter cette demande. Dans son ordonnance à cet effet, elle a fait référence (par. 16-18, 25-26 et 29) à son ordonnance du 23 juillet 2018. Cependant, elle aurait pu, à mon sens, aller plus loin et insister expressément sur le maintien en vigueur des mesures conservatoires déjà indiquées par elle, qui doivent être dûment prises ou exécutées vu l’importance des droits de l’homme que la CIEDR a pour but de protéger.
47. Ayant tout cela à l’esprit, je clos cet exposé par une brève récapitulation des points dont j’ai jugé utile de traiter. Primus : Dans la présente affaire, des mesures conservatoires ont déjà été indiquées par la Cour le 23 juillet 2018 à la demande du Qatar, en vue de sauvegarder certains droits de l’homme protégés par la CIEDR. Secundus : Dans leur demande, les Emirats arabes unis n’ont même pas invoqué les droits de l’homme protégés par la convention. Tertius : Qui plus est, à la différence de la demande du Qatar, celle des Emirats arabes unis n’établit pas l’existence d’un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées.
48. Quartus : La Cour a donc constaté que la demande des Emirats arabes unis comportait des incohérences dans l’invocation de la CIEDR (compétence) et au sujet du fonctionnement du comité pour l’élimination de la discrimination raciale, d’où sa décision de la rejeter. Quintus : L’existence, dans la présente affaire, d’une situation continue affectant certains droits de l’homme protégés par la CIEDR met en relief la pertinence des mesures conservatoires en vigueur depuis le prononcé par la Cour de son ordonnance du 23 juillet 2018.
49. Sextus : L’existence d’une telle situation continue met en évidence la vulnérabilité continue des êtres humains concernés ou des victimes potentielles. Septimus : Les droits dont la sauvegarde a été demandée par le Qatar sont de ceux invoqués par lui au titre de la CIEDR, alors que ces droits ne sont même pas mentionnés dans la demande des Emirats arabes unis. Octavus : Les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans son ordonnance du 23 juillet 2018 restent en vigueur. Nonus : Les mesures conservatoires ont pour but de sauvegarder des droits protégés par des conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme telles que la CIEDR.
50. Decimus : Le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination et l’interdiction de l’arbitraire, qui font partie des fondements de la CIEDR, méritent une attention particulière. Undecimus : Cette attention se manifeste déjà sur le plan normatif et dans la jurisprudence, mais la doctrine juridique internationale ne la reflète pas encore suffisamment et devrait faire une plus
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grande place au principe et à l’interdiction susmentionnés. Duodecimus : Les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans son ordonnance du 23 juillet 2018, je le répète, restent en vigueur, et il importe qu’elles soient dûment observées.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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