Déclaration de Mme la juge Xue, vice-présidente

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172-20190614-ORD-01-01-EN
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DÉCLARATION DE MME LA JUGE XUE, VICE-PRÉSIDENTE
[Traduction]
1. J’ai voté en faveur de la décision par laquelle la Cour a rejeté la demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis. Néanmoins, je ne souscris pas entièrement au raisonnement qui a conduit la Cour à rejeter les troisième et quatrième mesures sollicitées.
2. A mon avis, l’objet des troisième et quatrième mesures, présenté comme étant d’empêcher l’aggravation du différend (voir le paragraphe 28 de l’ordonnance), est suffisamment couvert par l’ordonnance du 23 juillet 2018, aux termes de laquelle les Parties devaient «s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile» (C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 434, par. 79, point 2). Dans la présente procédure incidente, la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis devait être examinée à la lumière de l’ordonnance du 23 juillet 2018. En droit comme en fait, cette demande était liée à la précédente ordonnance. Des mesures de non-aggravation du différend ayant déjà été indiquées dans cette dernière, il eût été logique de considérer que les troisième et quatrième mesures sollicitées par les Emirats arabes unis étaient superflues. Selon moi, une telle constatation aurait été un motif suffisant pour rejeter cette partie de la demande.
3. A l’appui de son rejet des mesures de non-aggravation sollicitées par les Emirats arabes unis, la Cour a dit que pareilles mesures ne peuvent être indiquées qu’en complément des mesures spécifiques décidées aux fins de sauvegarder les droits des parties (voir le paragraphe 28 de l’ordonnance). N’ayant décidé aucune mesure conservatoire spécifique, la Cour a jugé qu’elle ne pouvait pas indiquer uniquement des mesures de non-aggravation du différend. Nonobstant la position dominante sur la question que la Cour a adoptée assez récemment, cette conclusion mérite qu’on s’y arrête. L’adjonction d’une telle restriction risque en effet de limiter indûment le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut et de l’article 75 de son Règlement.
4. Les mesures conservatoires ont pour objet d’empêcher que dans l’attente de l’arrêt définitif de la Cour, les droits revendiqués par chacune des parties ne subissent un préjudice irréparable. Avant d’indiquer de telles mesures, la Cour doit décider, conformément à sa jurisprudence établie, qu’elle a prima facie compétence pour connaître de l’affaire, que les droits allégués dont la sauvegarde est sollicitée sont plausibles, et qu’il existe un risque imminent qu’un préjudice irréparable ne leur soit causé. Il va de soi que lorsqu’elle détermine si les conditions techniques auxquelles est subordonnée l’indication des mesures conservatoires sont réunies, la Cour n’exerce pas mécaniquement son pouvoir ; l’examen auquel elle procède porte dans une large mesure sur les circonstances de l’affaire dont elle est saisie. Elle a donc le pouvoir de décider, proprio motu ou à la demande de l’une ou l’autre des parties, si elle a lieu d’indiquer des mesures conservatoires et, dans l’affirmative, quelles sont les mesures nécessaires. Ces mesures peuvent être totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées, ou des mesures à prendre ou à exécuter par la partie dont émane la demande.
5. Cette procédure incidente, qui est prévue par la quasi-totalité des systèmes juridiques, a pour but de garantir la bonne administration de la justice et l’efficacité du règlement judiciaire des différends. Comme la Cour permanente de Justice internationale l’a dit en l’affaire de la Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie,
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«[l’article 41 du Statut] applique le principe universellement admis devant les juridictions internationales ... d’après lequel les parties en cause doivent s’abstenir de toute mesure susceptible d’avoir une répercussion préjudiciable à l’exécution de la décision à intervenir et, en général, ne laisser procéder à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend» (Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, ordonnance du 5 décembre 1939, C.P.J.I., série A/B, no 79, p. 199).
6. Toutefois, sur le plan international, cette procédure revêt une autre dimension. Comptant parmi les organes les plus importants des Nations Unies et étant leur organe judiciaire principal, la Cour a pour mission de régler les différends entre Etats conformément au droit international. En exerçant sa fonction judiciaire, elle apporte sa contribution au maintien de la paix et de la sécurité internationales. Pour s’acquitter de cette obligation générale que lui fait la Charte des Nations Unies, elle doit prêter attention à la situation qui constitue le contexte de l’affaire dont elle est saisie. Comme elle l’a souligné en l’affaire du Différend frontalier, lorsque deux Etats décident d’un commun accord de la saisir en vue du règlement pacifique d’un différend, il peut se produire par la suite des incidents qui non seulement sont susceptibles d’étendre ou d’aggraver le différend, mais comportent un recours à la force incompatible avec le principe du règlement pacifique des différends internationaux. En pareil cas, la Cour a non seulement le pouvoir, mais le «devoir» d’indiquer, le cas échéant, des mesures conservatoires contribuant à assurer la bonne administration de la justice (Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali, mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 9, par. 19). En particulier, en cas de recours à la force ou de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, il n’est pas rare qu’une mesure conservatoire de non-aggravation du différend soit sollicitée en tant que principale mesure à prendre au vu des circonstances de l’affaire, ou soit considérée comme telle (voir Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 17 ; Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 35 ; Essais nucléaires (Australie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 106 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 142 ; Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 5 juillet 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 93 ; Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 11-12 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, mesures conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 24, par. 49, point 1) ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 374, par. 36-37 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), mesures conservatoires, ordonnance du 1er juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 129, par. 47, point 1). Bien que dans ces affaires, les mesures de non-aggravation ou de non-extension du différend n’aient jamais été les seules indiquées par la Cour et qu’elles aient assez souvent été associées à des mesures spécifiques, elles ne sauraient, dans aucune desdites affaires, être considérées comme n’étant que d’une importance secondaire. Après tout, le maintien de la paix et de la sécurité internationales est le but ultime du règlement judiciaire des différends internationaux.
7. La question de savoir si, lorsque les circonstances l’exigent, des mesures conservatoires de non-aggravation peuvent être les seules indiquées, ainsi que celle de savoir si la Cour devrait exercer proprio motu son pouvoir d’indiquer de telles mesures, sont depuis longtemps débattues par ses juges (voir Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, C.I.J. Recueil 1992, opinion dissidente du juge Bedjaoui, p. 158-159, par. 31-34, opinion dissidente du juge Weeramantry, p. 181, opinion individuelle du juge Ajibola, p. 193 ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie
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c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), opinion dissidente du juge Weeramantry, p. 202, opinion dissidente du juge Shi, p. 207, opinion dissidente du juge Vereshchetin, p. 209 ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), opinion dissidente du juge ad hoc Kreća, p. 402, par. 7 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), mesures conservatoires, ordonnance du 10 juillet 2002, C.I.J. Recueil 2002, déclaration du juge Koroma, p. 252, par. 15 ; Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2007, C.I.J. Recueil 2007 (I), déclaration du juge Buergenthal, p. 21-25, opinion individuelle du juge ad hoc Torres Bernárdez, p. 26, par. 46 ; Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 22 avril 2015, C.I.J. Recueil 2015 (II), opinion individuelle du juge Cançado Trindade, p. 564-565, par. 9 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), opinion dissidente du juge Salam, par. 9-10). Bien qu’elles aient été exprimées dans les circonstances propres à chaque affaire, ces opinions traitent généralement la question sous l’angle du rôle judiciaire qui revient à la Cour dans le maintien de la paix entre les Etats et de l’ordre juridique international.
8. J’observe que depuis l’affaire des Usines de pâte à papier, la Cour a adopté au sujet des mesures de non-aggravation une position sans équivoque, qui consiste à les considérer comme des adjuvants des mesures de sauvegarde de droits spécifiques. C’est sur la base de cette évolution jurisprudentielle que la Cour a voulu, dans la présente ordonnance, être plus explicite sur la question. Ce faisant, elle est à mon sens allée trop loin et risque de se trouver entravée à l’avenir dans sa capacité de répondre aux situations appelant une intervention directe de sa part.
(Signé) XUE Hanqin.
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