Déclaration de M. le juge Iwasawa

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169-20190225-ADV-01-12-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE IWASAWA
[Traduction]
Droit des peuples à l’autodétermination — Expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné — Principe de l’intégrité territoriale — Pouvoir discrétionnaire de la Cour de décider s’il échet de donner un avis consultatif — Principe du consentement de l’État au règlement judiciaire.
1. Je souscris aux conclusions tirées par la Cour dans le dispositif du présent avis consultatif. Étant donné que certains aspects du raisonnement suivi par la Cour pour arriver à ces conclusions ne sont peut-être pas suffisamment clairs, j’aimerais proposer ce que je crois comprendre de son raisonnement. J’en profite pour préciser les raisons pour lesquelles j’appuie ces conclusions.
2. La Cour est l’organe judiciaire principal des Nations Unies. Il est de jurisprudence constante que «[l]’avis est donné par la Cour non aux États, mais à l’organe habilité pour le lui demander ; la réponse constitue une participation de la Cour, elle-même «organe des Nations Unies», à l’action de l’Organisation et, en principe, elle ne devrait pas être refusée». (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, avis consultatif (première phase), C.I.J. Recueil 1950, p. 71), et «seules des «raisons décisives» pourraient l’inciter [à refuser de donner un avis consultatif] … Aucun refus, fondé sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour, de donner suite à une demande d’avis consultatif n’a été enregistré dans l’histoire de la présente Cour.» (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 235, par. 14.)
3. En l’espèce, la Cour signale que :
«l’avis est demandé sur la question de la décolonisation, qui intéresse particulièrement les Nations Unies. Les interrogations soulevées par la demande s’inscrivent dans le cadre plus large de la décolonisation, et notamment du rôle de l’Assemblée générale en la matière, un cadre dont elles ne peuvent être dissociées.» (Voir le paragraphe 88 du présent avis consultatif.)
La Cour conclut donc que le prononcé de l’avis sollicité aurait pour effet de contourner le principe du consentement de l’État au règlement judiciaire de son différend avec un autre État (paragraphe 90).
4. La dynamique de la décolonisation est le droit des peuples à l’autodétermination, dont un des éléments essentiels est l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné. La Cour a insisté sur ce point en 1975, en déclarant que «l’application du droit à l’autodétermination suppose l’expression libre et authentique de la volonté des peuples intéressés». (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 32, par. 55).
5. En réponse à la question a), la Cour conclut que le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien en 1968 (voir le paragraphe 174 du présent avis consultatif). D’après ce que j’en comprends, la Cour tire cette conclusion pour deux raisons : premièrement, le détachement de l’archipel des Chagos n’a pas été fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné (paragraphe 172) ; et, en second lieu, ce détachement était contraire au principe de l’intégrité territoriale (paragraphe 173).
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6. Si l’absence d’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné est en soi un motif justifiant la conclusion de la Cour (paragraphe 172), elle constitue également le fondement de la conclusion de la Cour sur le principe de l’intégrité territoriale. La Cour confirme que tout détachement par la puissance administrante d’une partie d’un territoire non autonome, «à moins d’être fondé sur la volonté librement exprimée et authentique du peuple du territoire concerné», est contraire au droit à l’autodétermination (paragraphe 160). Le principe de l’intégrité territoriale s’applique au territoire non autonome formant une unité territoriale. En l’espèce, la Cour conclut qu’au moment de son détachement de Maurice en 1965, l’archipel des Chagos faisait partie intégrante de ce territoire non autonome (paragraphe 170). Il peut arriver qu’une partie d’un territoire non autonome soit scindée ou qu’un territoire non autonome soit divisé en plusieurs États. La séparation ou la division d’un territoire non autonome n’est pas contraire au principe de l’intégrité territoriale dès lors qu’elle est fondée sur la volonté libre et authentique du peuple concerné. Le paragraphe 173 de l’avis suggère que, dans le cas de Maurice, le détachement de l’archipel des Chagos était contraire au principe d’intégrité territoriale parce qu’il n’était pas fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné.
7. En réponse à la question b), la Cour rappelle les obligations du Royaume-Uni et de tous les États Membres selon le droit international applicable à la décolonisation.
8. Du fait de son détachement de Maurice, l’archipel des Chagos a été incorporé dans une nouvelle colonie du Royaume-Uni connue sous le nom de Territoire britannique de l’océan Indien. Ainsi, l’archipel des Chagos doit être considéré comme un territoire non autonome au sens du chapitre XI («Déclaration concernant les territoires non autonomes») de la Charte des Nations Unies, même si le Royaume-Uni n’a pas fourni de renseignements conformément à l’article 73 e) de la Charte. En tant que puissance administrante, le Royaume-Uni a des obligations internationales à l’égard de l’archipel des Chagos, notamment celle de respecter le droit des peuples à l’autodétermination, ainsi que les obligations découlant du chapitre XI de la Charte. En l’espèce, il découle de ces obligations que le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos.
9. Le respect du droit à l’autodétermination étant une obligation erga omnes, tous les États ont un intérêt juridique à ce que ce droit soit protégé (voir Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 201, par. 163, point 3), tous les États Membres ont le devoir de favoriser la réalisation de ce principe et d’aider l’Organisation des Nations Unies à s’acquitter de ses responsabilités en ce qui concerne l’application de ce principe (Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, résolution de l’Assemblée générale 2625 (XXV)). En l’espèce, il découle de cette obligation que tous les États Membres doivent coopérer avec l’Organisation des Nations Unies pour assurer le parachèvement de la décolonisation de Maurice (voir le paragraphe 180 du présent avis consultatif).
10. Dans son avis consultatif, la Cour déclare que la décolonisation de Maurice doit être achevée «dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination» (voir le paragraphe 178), sans plus de précisions. Elle souligne que «[l]es modalités nécessaires pour assurer le parachèvement de la décolonisation de Maurice relèvent de l’Assemblée générale des Nations Unies, dans l’exercice de ses fonctions en la matière» (paragraphe 179). Ainsi, la Cour ne détermine pas le statut juridique éventuel de l’archipel des Chagos et n’indique pas non plus les modalités précises selon lesquelles le droit à l’autodétermination devrait être mis en oeuvre dans le cas de l’archipel des Chagos. La Cour donne son avis sur les questions posées par l’Assemblée générale dans la mesure nécessaire
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pour aider celle-ci à s’acquitter de ses fonctions en matière de décolonisation. Donner un avis de cette manière n’équivaut pas à trancher un différend territorial entre le Royaume-Uni et Maurice. Par ces motifs, je conviens que le prononcé de l’avis sollicité n’aurait pas pour effet de contourner le principe du consentement de l’État au règlement judiciaire de son différend avec un autre État (paragraphe 90).
(Signé) Yuji IWASAWA.
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