Opinion individuelle de M. le juge Gaja

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169-20190225-ADV-01-07-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE GAJA
[Traduction]
Décolonisation d’un territoire non autonome — Principe d’intégrité territoriale — Rôle de l’Assemblée générale quand il s’agit de déterminer la façon dont la décolonisation doit s’effectuer — Principe d’autodétermination.
1. Tout en approuvant la réponse négative que la Cour a apportée à la première question posée par l’Assemblée générale, à savoir si le «processus de décolonisation a … été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968», je n’estime pas nécessaire de fonder cette conclusion sur le statut accordé, à cette date, à la règle de l’autodétermination en ce qui concerne les territoires non autonomes. Dans le contexte de la décolonisation, le principe d’intégrité territoriale, tel qu’il figure dans les dispositions du paragraphe 6 de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale, oblige à considérer le territoire colonial dans son entier même si, contrairement à ce qu’indique le paragraphe 160 de l’avis consultatif, cela ne signifie pas nécessairement que tout le territoire doive être attribué à un seul et même État nouvellement indépendant. Puisque l’archipel des Chagos était administré comme une dépendance de Maurice jusqu’en novembre 1965, la décolonisation du territoire colonial associé à Maurice aurait dû comprendre l’archipel. En vertu de l’article 73 de la Charte des Nations Unies, une puissance administrante d’un territoire non autonome avait comme mission de promouvoir la prospérité de leurs habitants ainsi que leur capacité de s’administrer eux-mêmes. La création d’une nouvelle colonie (le Territoire britannique de l’océan Indien) afin de construire une base militaire sur l’archipel et l’expulsion de la population autochtone pouvaient difficilement remplir ce cahier des charges et être considérées comme une forme de décolonisation conforme aux obligations prévues par la Charte.
2. Il n’a pas été tenu compte de la volonté des peuples habitant le territoire non autonome dans le processus qui a abouti à la séparation de l’archipel de Maurice. Les Chagossiens n’ont jamais été consultés ni même représentés. Le peuple mauricien n’a jamais eu la possibilité d’exprimer son opinion sur la séparation de l’archipel ou toute autre question relative à son futur statut. Le Conseil des ministres de Maurice a bien mené quelques négociations à l’automne 1965, soit environ deux ans avant que Maurice n’obtienne son indépendance, mais il a, en définitive, été pratiquement placé devant le fait accompli. Son opinion n’a eu pratiquement aucun effet sur la décision de la puissance administrante de détacher l’archipel du reste du territoire de la colonie, ce qui a été accompli par décret en conseil, le 8 novembre 1965. Comme un fonctionnaire du Foreign Office l’a plus tard fait remarquer dans un mémoire, «des raisons essentiellement politiques ont fait rechercher» le consentement des représentants de Maurice à la séparation (exposé écrit de Maurice, annexe 124). Il s’agissait, en effet, d’apaiser les critiques que pouvait susciter la création d’une nouvelle colonie à une date aussi tardive que 1965, d’autant plus qu’il s’agissait d’y construire une base militaire. Quoi qu’il en soit, les représentants mauriciens n’ont jamais accepté une séparation définitive de l’archipel, puisqu’en septembre 1965, la puissance administrante avait convenu, lors de la conférence constitutionnelle de Lancaster House, que «s’il n’était plus nécessaire d’y maintenir une base militaire, l’archipel serait restitué à Maurice» et que «tout minerai ou pétrole découvert sur les îles ou à proximité reviendrait au Gouvernement mauricien» ; il avait également été question de «droits de pêche» revenant à Maurice (exposé écrit du Royaume-Uni, annexe 33).
3. L’Assemblée générale n’a pas spécifiquement demandé à la Cour de dire si la décolonisation de Maurice n’a pas encore été achevée. Il est néanmoins possible de considérer que cette interrogation fait implicitement partie de la seconde question, qui porte sur les «conséquences en droit international … du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du
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Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord». Si l’on répond par la négative à la première question adressée à la Cour par l’Assemblée générale, cela signifie nécessairement que le processus de décolonisation de Maurice n’est pas achevé. Il est incontestable que la séparation de l’archipel continue, qu’il existe une grande base militaire à Diego Garcia et qu’aucun programme pour la réinstallation de la population autochtone dans l’archipel n’a été mis en oeuvre. Il est donc possible d’affirmer que, du point de vue de la décolonisation, rien n’a vraiment changé au cours des cinquante dernières années. On peut même dire que le développement progressif, en droit international, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a renforcé l’obligation de décolonisation qui pèse sur la puissance administrante.
4. C’est pourquoi, dans sa réponse à la seconde question, la Cour conclut à juste titre qu’il existe toujours une obligation pour la puissance administrante de décoloniser l’archipel des Chagos. En ce qui concerne la détermination de cette obligation, le fait qu’un différend de longue date oppose Maurice au Royaume-Uni au sujet de l’archipel ne soulève pas de question de compétence. La décolonisation est un principe de droit international qui entraîne des obligations erga omnes, comme la Cour l’a déjà fait remarquer dans son avis consultatif sur le Mur concernant «l’obligation de respecter le droit … à l’autodétermination» (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 199, par. 155). Dans la mesure où l’avis consultatif traite de questions relatives à l’achèvement de la décolonisation de Maurice, les questions soulevées mettent également en cause les États tiers et la communauté internationale. C’est pourquoi la Cour ne doit pas refuser d’exercer sa compétence sur ces questions.
5. Cela dit, l’Assemblée générale n’a pas demandé à la Cour de dire comment doit être menée la décolonisation en ce qui concerne l’archipel des Chagos, et ainsi parachever le processus de décolonisation de Maurice. C’est une prérogative qu’elle peut avoir souhaité conserver. Par conséquent, dans les paragraphes 178 et 179, la Cour aurait dû laisser entièrement le soin à l’Assemblée générale de prendre cette décision, et pas seulement celui de déterminer les «modalités nécessaires pour assurer le parachèvement de la décolonisation de Maurice».
6. En droit international contemporain, la décolonisation ne peut s’envisager sans l’application du principe d’autodétermination. Comme l’a fait remarquer la Cour dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, «[l]e droit à l’autodétermination laisse à l’Assemblée générale une certaine latitude quant aux formes et aux procédés selon lesquels ce droit doit être mis en oeuvre» (avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 36, par. 71). En se référant, dans ses deux questions, à trois résolutions, prises entre 1965 et 1967, qui insistent sur l’obligation de préserver l’intégrité du territoire colonial passé, l’Assemblée générale peut avoir estimé que, dans le cadre du processus de décolonisation, l’archipel deviendrait territoire mauricien. Toutefois, l’Assemblée générale a maintenant l’occasion d’examiner à nouveau la question, en tenant notamment compte de la volonté des Chagossiens qui ont été expulsés par la puissance administrante et de celle de leurs descendants. L’indemnisation reçue par un grand nombre d’entre eux pour leur déplacement ne rend pas leur volonté insignifiante aux yeux du principe d’autodétermination. Leur nombre limité et leur dispersion actuelle peuvent, par contre, rendre leur consultation difficile.
7. Comme nous l’avons rappelé précédemment, la seconde question de l’Assemblée générale porte plus généralement sur les «conséquences en droit international … du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord». Afin de pouvoir préciser certaines de ces conséquences, l’Assemblée générale doit d’abord décider comment, selon elle, le processus de décolonisation aurait dû être mené à bien. En outre, certaines conséquences dépendent de l’attitude adoptée par la puissance administrante si elle avait considéré avoir l’obligation de transférer l’archipel à un autre État (vraisemblablement Maurice) afin de
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parachever la décolonisation. La Cour a, quoi qu’il en soit, préféré ne pas spéculer sur la conduite qu’aurait pu adopter la puissance administrante dans de telles circonstances, ni sur les conséquences juridiques que cela aurait entraînées pour cette puissance et pour les autres États. Enfin, si la Cour avait choisi d’exprimer son avis sur des questions bilatérales telles que l’existence présumée d’une obligation pour le Royaume-Uni d’accorder des réparations à Maurice, cela aurait posé un problème de compétence, compte tenu du manque de consentement des deux États concernés à porter leur différend devant la Cour.
(Signé) Giorgio GAJA.
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