Opinion dissidente de Mme la juge Donoghue

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OPINION DISSIDENTE DE MME LA JUGE DONOGHUE
[Traduction]
Il existe des raisons décisives pour que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre l’avis consultatif  L’avis consultatif a pour effet de contourner l’absence de consentement du Royaume-Uni au règlement judiciaire de son différend avec Maurice en ce qui concerne la souveraineté sur l’archipel de Chagos.
1. Je conviens, avec mes collègues, que la Cour est compétente pour rendre l’avis consultatif sollicité. Je considère également que la Cour a eu raison de rejeter plusieurs motifs invoqués pour qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre l’avis consultatif (les affirmations selon lesquelles les faits sont complexes et controversés, que l’avis consultatif n’aiderait pas l’Assemblée générale et qu’un tribunal arbitral a déjà rendu sa sentence sur certains aspects présents dans la demande). J’estime, toutefois, que l’avis consultatif a pour effet de contourner l’absence de consentement du Royaume-Uni au règlement judiciaire du différend bilatéral entre le celui-ci et Maurice en ce qui concerne la question de la souveraineté sur l’archipel des Chagos, ce qui compromet l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour. Pour cette raison, je suis d’avis que la Cour aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre l’avis consultatif.
2. De nombreux avis consultatifs ont conclu que la Cour pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre un avis consultatif. Le pouvoir discrétionnaire «vise à protéger l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour et sa nature en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies» (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 416, par. 29). Cependant, comme la Cour le rappelle aujourd’hui, seules des «raisons décisives» peuvent l’amener à refuser de rendre un avis alors qu’elle est compétente pour le faire (voir le paragraphe 65 de l’avis consultatif). Il existe des «raisons décisives» de refuser de donner un avis consultatif si le fait de «répondre à la demande aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 33).
3. Je comprends parfaitement ce qui motive l’avis consultatif rendu aujourd’hui. Tant les événements qui ont entraîné le détachement de l’archipel des Chagos que le traitement des Chagossiens nécessitent une décision de justice solidement fondée. L’Assemblée générale, qui est à l’origine de la requête, a joué un rôle important dans le développement du droit relatif à l’autodétermination. Les résolutions qu’elle a prises pendant les années 1960 ont souvent traité de la décolonisation, de manière générale et, plus spécifiquement, en référence à Maurice. Je ne m’oppose pas à la déclaration de la Cour aujourd’hui selon laquelle «[l]es interrogations soulevées par la demande s’inscrivent dans le cadre plus large de la décolonisation, et notamment du rôle de l’Assemblée générale en la matière, un cadre dont elles ne peuvent être dissociées» (voir le paragraphe 88 de l’avis consultatif). Ces circonstances, toutefois, ne modifient en rien ma conclusion : rendre l’avis a pour effet de contourner l’absence de consentement du Royaume-Uni au règlement judiciaire de son différend bilatéral avec Maurice. Il existe donc une raison décisive pour que la Cour refuse de donner son avis.
4. La Cour a fait le choix aujourd’hui de s’étendre le moins possible sur la teneur du différend bilatéral, le refus répété du Royaume-Uni de consentir à son règlement judiciaire, et la relation entre ce différend et les questions présentées dans la demande. Les paragraphes suivants présentent mon opinion concernant ces points.
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5. Un différend bilatéral oppose le Royaume-Uni à Maurice concernant la souveraineté sur l’archipel des Chagos. En 2001, Maurice a proposé que les deux Etats portent leur différend devant la Cour internationale de justice (voir l’exposé écrit du Royaume-Uni, annexe 62). Le Royaume-Uni a refusé la proposition (ibid., par. 5.12).
6. La déclaration de clause facultative du Royaume-Uni en date du 1er janvier 1969 exclut les différends avec les Etats du Commonwealth, c’est pourquoi elle ne peut servir de fondement à la compétence de la Cour dans une affaire contentieuse. En 2004, après que Maurice eut fait part de son intention de sortir du Commonwealth afin de permettre à la Cour d’exercer sa compétence, le Royaume-Uni a modifié sa déclaration de clause facultative pour exclure les différends avec les Etats qui sont ou ont été membres du Commonwealth (ibid., par. 5.19 b)). La même année, le ministre des affaires étrangères mauricien, s’adressant à l’Assemblée générale des Nations Unies, a affirmé : «Maurice a toujours été favorable à une stratégie bilatérale pour rétablir l’exercice de notre souveraineté sur l’archipel des Chagos.» Il a également déclaré : «nous utiliserons toutes les voies qui nous sont ouvertes afin d’exercer l’intégrité de nos droits souverains sur l’archipel des Chagos» (Assemblée générale des Nations Unies, Documents officiels, cinquante-neuvième session, 14e séance plénière, mardi 28 septembre 2004, 15 heures (procès-verbal A/59/PV.14) [extrait], dossier no 300).
7. Le 20 octobre 2011, Maurice a proposé au Royaume-Uni des négociations au sens de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale au motif que Maurice «a[vait] la souveraineté sur l’archipel des Chagos» et qu’elle «ne reconna[issai]t pas ce que certains appellent le BIOT (Territoire britannique de l’océan Indien) que le Royaume-Uni avait prétendument créé en détachant illégalement l’archipel des Chagos de Maurice, avant son indépendance» (voir l’exposé écrit du Royaume-Uni, annexes 70 et 72). (Plus tôt la même année, la Cour avait jugé que l’article 22 nécessitait, pour établir sa compétence, la condition préalable d’une négociation ou des procédures expressément prévues par la convention (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 130, par. 148).) Le Royaume-Uni a refusé la proposition au motif qu’il n’existait aucun différend au sens de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (voir l’exposé écrit du Royaume-Uni, annexe 71).
8. Dans la procédure d’arbitrage qu’elle a entamée en 2011 sous le régime de l’annexe VII de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, Maurice attendait du tribunal arbitral qu’il conclue que le Royaume-Uni n’était pas un «Etat côtier» de l’archipel des Chagos, car il «ne détient pas la souveraineté» sur cet archipel (Arbitrage concernant les Chagos, mémoire de Maurice, par. 1.3 i), cité dans l’exposé écrit du Royaume-Uni, par. 5.19 c), note 231). Comme le Royaume-Uni l’a fait observer pendant la procédure orale du présent avis consultatif, Maurice a demandé au tribunal d’appliquer «les règles du droit international général applicables en vertu de la convention [sur le droit de la mer], y compris les principes de jus cogens concernant la décolonisation et le droit à l’autodétermination» (R.-U., CR 2018/21, p. 28, par. 8 a) (Wordsworth), citant Arbitrage concernant les Chagos, mémoire de Maurice, par. 1.6). Le Royaume-Uni a répondu que le tribunal n’était pas compétent pour juger des questions de souveraineté. Le tribunal a conclu que «le différend qui oppose les parties au sujet de la souveraineté sur l’archipel des Chagos ne concerne pas l’interprétation ou l’application de la convention» (Arbitrage relatif à l’aire marine protégée des Chagos (Maurice c. Royaume-Uni), PCA no 2011-03, sentence du 18 mars 2015, par. 221) et qu’il ne disposait de ce fait d’aucune compétence pour trancher ce différend.
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9. La chronologie des événements que nous venons de présenter prouve bien qu’il existe un différend bilatéral à propos de la souveraineté sur l’archipel des Chagos, que Maurice a cherché à maintes reprises à régler ce différend par voie judiciaire ou arbitrale et que le Royaume-Uni a constamment refusé d’y consentir.
10. Afin de déterminer si la demande contournerait l’absence de consentement au règlement judiciaire du conflit de souveraineté, il est nécessaire de comparer l’objet du différend bilatéral avec les questions présentées par la demande.
11. Il n’y a certes aucune référence à la «souveraineté» dans la demande. Cependant, il ne fait aucun doute, à la lecture des déclarations de Maurice, que le conflit de souveraineté se trouve au coeur de la demande. Dans son aide-mémoire de mai 2017 concernant le projet de demande, Maurice a déclaré que la proposition visant à demander un avis consultatif entrait dans le cadre de «l’achèvement du processus de décolonisation de Maurice afin de lui permettre d’exercer sa pleine souveraineté sur l’archipel des Chagos» (voir l’exposé écrit du Royaume-Uni, annexe 3 : République de Maurice, aide-mémoire, mai 2017).
12. Dans la présente procédure, Maurice conclut son exposé écrit par la déclaration suivante :
«le droit international exige que : le processus de décolonisation de Maurice soit achevé immédiatement, y compris par la fin de l’administration de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, afin que Maurice puisse exercer sa souveraineté sur la totalité de son territoire» (voir l’exposé écrit de Maurice, Conclusions, p. 260).
13. Dans ses observations écrites, Maurice déclare également :
«la souveraineté sur l’archipel des Chagos est fondée sur  et sera entièrement réglée par  la décision de la Cour sur la question de décolonisation. Il n’existe aucun motif pour examiner ou trancher séparément une quelconque question de souveraineté territoriale.» (Observations écrites de Maurice, par. 2.47.)
14. Cette position centrale du conflit de souveraineté est confirmée par les observations formulées, dans le cadre de la demande, par d’autres Etats ainsi que par la Conférence de l’Union africaine. Quand le Congo a présenté la demande au nom des Etats Membres africains des Nations Unies, il déclare que celle-ci a été effectuée
«dans le cadre de l’effort mené par tous les Etats africains, y compris Maurice, pour parachever la décolonisation de l’Afrique et permettre à un Etat qui est membre de l’Union africaine et de l’ONU d’exercer sa pleine souveraineté sur l’archipel des Chagos, conformément au droit international et au droit à l’autodétermination» (Organisation des Nations Unies, Assemblée générale, soixante et onzième session, 88e séance plénière, jeudi 22 juin 2017, 10 heures, A/71/PV.88, dossier no 6, p. 5 (Congo). (Voir aussi p. 9 Venezuela, au nom du Mouvement des pays non alignés), p. 14 (Inde), p. 15 (Kenya), p. 18 (Uruguay), p. 19 (El Salvador) et p. 21 (Indonésie)).
15. Une résolution de 2017 de la Conférence de l’Union africaine déclare que celle-ci :
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«S’engage à supporter pleinement la démarche intentée par le Gouvernement de la République de Maurice au niveau de l’Assemblée générale des Nations Unies dans le but d’assurer l’achèvement de la décolonisation de ce pays et de lui permettre d’exercer effectivement sa souveraineté sur l’archipel des Chagos, y compris Diego Garcia.» (Union africaine, vingt-huitième session, résolution sur l’archipel des Chagos, Assembly/AU/Res.1 (XXVIII) (30-31 janvier 2017), doc. EX.CL/994 (XXX), exposé écrit de Maurice, annexe 190.)
16. Ces exposés doivent permettre de se faire une opinion sur le sens et l’objet de la demande. Comme l’a déclaré Maurice à la Cour : «de toute évidence toute colonisation illégale qui se poursuit va donner lieu à un conflit de souveraineté entre l’Etat dont le territoire est colonisé et la puissance administrante» (voir l’exposé écrit de Maurice, par. 1.38). La question de la décolonisation et celle de la souveraineté ne peuvent donc être dissociées.
17. La demande diffère de façon substantielle de celle concernant le Sahara occidental, à laquelle la Cour n’a trouvé aucune raison décisive de refuser de répondre. Dans l’affaire du Sahara occidental, il existait une controverse juridique entre le Maroc et l’Espagne (avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 34). Cela n’a pas empêché la Cour de faire observer dans cet avis consultatif que «[l]e problème qui se pose entre le Maroc et l’Espagne au sujet du Sahara occidental ne concerne pas le statut juridique du territoire à l’heure actuelle mais les droits du Maroc sur ce territoire au moment de la colonisation» (ibid., p. 27, par. 42). La Cour a, par conséquent, conclu que «[l]e règlement de ce problème sera sans effet sur les droits que l’Espagne possède actuellement en tant que puissance administrante» (ibid.). La Cour a également estimé que «la requête pour avis consultatif n’appel[ait] pas de sa part un prononcé sur des droits territoriaux existants ni sur la souveraineté sur un territoire» (ibid., p. 28, par. 43).
18. En revanche, la présente demande oblige la Cour à examiner la licéité de la conduite passée du Royaume-Uni et ses conséquences actuelles pour les droits de cet Etat, et ainsi à se prononcer sur un conflit de souveraineté. La Cour a répondu de manière exhaustive. Elle déclare que «le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien lorsque ce pays a accédé à l’indépendance en 1968 à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos» (voir le paragraphe 183 du présent avis consultatif, point 3). Elle constate également que «le maintien de l’administration de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni constitue un fait illicite qui engage la responsabilité internationale de cet Etat», qu’il «s’agit d’un fait illicite à caractère continu» (ibid., par. 177), et que, par conséquent, le Royaume-Uni «est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos» (ibid., par. 183, point 4).
19. L’avis consultatif, de même que la demande, évitent de faire référence à la souveraineté. Pourtant, les déclarations de la Cour ne peuvent signifier qu’une seule chose : elle conclut que le Royaume-Uni doit céder la souveraineté à Maurice. La Cour s’est donc prononcée précisément sur les questions que Maurice cherchait à régler par voie judiciaire et pour lesquelles le Royaume-Uni a refusé de donner son consentement.
20. La Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire pour rendre l’avis consultatif au motif que les questions posées «s’inscrivaient dans un cadre plus large» (ibid., par. 88). Tout différend bilatéral qui s’attire suffisamment de soutien au sein de l’Assemblée générale pour pousser cet organe à demander un avis consultatif peut certainement être caractérisé comme s’inscrivant «dans un cadre plus large» ; sinon, l’Assemblée générale ne procéderait pas un vote afin de le soumettre à l’avis de la Cour.
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21. Aujourd’hui, la Cour rappelle à nouveau qu’il y aurait des «raisons décisives» de refuser de donner un avis consultatif si le fait de «répondre à la demande aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant» (voir le paragraphe 85 du présent avis consultatif, citant Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 33). Toutefois, la décision de rendre le présent avis consultatif vient contredire cette déclaration. Il est difficile d’imaginer un différend qui soit plus bilatéral, par nature, qu’un conflit de souveraineté. Le Royaume-Uni a refusé, fermement et constamment, de donner son consentement au règlement judiciaire de ce différend bilatéral. Contrarié par cette absence de consentement, Maurice a emprunté une autre voie en déposant la présente demande, réalisant ainsi l’intention affichée en 2004 par son ministre des affaires étrangères (voir le paragraphe 6 ci-dessus) lorsqu’il déclarait : «nous utiliserons toutes les voies qui nous sont ouvertes afin d’exercer l’intégrité de nos droits souverains sur l’archipel de Chagos». Rendre le présent avis consultatif revient, par conséquent, à contourner l’absence de consentement.
22. La Cour aurait pu choisir d’exercer son pouvoir discrétionnaire en donnant une réponse plus limitée à la demande (qu’elle aurait pu reformuler dans ce but). Le manque de consentement du Royaume-Uni au règlement judiciaire du différend bilatéral n’aurait, par exemple, pas nui à un avis se limitant aux questions de droit présentées dans la question a), à savoir s’il existait, dans la période allant de 1965 à 1968, un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en droit international coutumier ; et quelles étaient la teneur de ce droit et les obligations qui en découlaient pour les Etats coloniaux. L’Assemblée générale aurait pu bénéficier de cette réponse juridique sans que l’intégrité judiciaire de la Cour ne soit compromise. Je regrette que la Cour n’ait pas choisi cette approche.
23. La Charte des Nations Unies et le Statut de la Cour confient à cette dernière deux fonctions : régler les différends et répondre aux demandes d’avis consultatif. Afin de préserver l’intégrité de ces deux missions, il convient de bien les distinguer. J’estime que le présent avis consultatif les confond au contraire et donne l’impression que la procédure d’avis consultatif peut être utilisée comme mécanisme de secours pour contourner l’absence du consentement à la compétence dans les affaires contentieuses. Certains se réjouiront peut-être de ce développement, mais je considère qu’il compromet l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour. C’est pourquoi je ne m’associe pas à cet avis consultatif.
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
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