Déclaration de M. le juge Abraham

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169-20190225-ADV-01-03-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE ABRAHAM
J’éprouve quelques réserves quant à la manière dont l’avis consultatif traite de la question relative au principe dit de «l’intégrité territoriale» dans le contexte d’un processus de décolonisation. Cette question est abordée aux paragraphes 153 à 160 de l’avis consultatif. Les développements que la Cour lui consacre ne sont pas, selon moi, dépourvus de quelque ambiguïté. C’est pourquoi je souhaite préciser ci-après mon opinion en la matière.
Je suis d’accord, en principe, avec l’idée selon laquelle le respect de l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome «constitue le corollaire du droit à l’autodétermination», comme l’affirme le paragraphe 160 de l’avis. Mais cela n’est vrai  au moins de manière indiscutable et en se plaçant à l’époque pertinente, soit 1965-1968  que si l’on donne à l’obligation, qui pèse sur la puissance coloniale, de respecter «l’intégrité territoriale» du territoire considéré la portée suivante. Ce à quoi cette obligation vise à faire obstacle, c’est l’amputation d’une partie du territoire sous administration coloniale par la décision unilatérale de la puissance administrante, au moment de l’accession à l’indépendance ou au cours de la période la précédant immédiatement, pour des raisons de commodité, d’intérêt stratégique ou militaire, ou plus généralement des raisons tenant aux intérêts politiques ou économiques de la puissance coloniale elle-même.
La Cour aurait dû s’en tenir là, et ne pas s’aventurer au-delà de la définition qui précède, laquelle suffit à fonder en droit la réponse aux questions qu’elle avait à résoudre dans la présente affaire, une fois constaté que le détachement de l’archipel des Chagos «n’a pas été fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté» des Mauriciens, comme le dit le paragraphe 172. En effet, une fois écarté le consentement de la population de Maurice dans son ensemble (faute que ce consentement ait été donné régulièrement) et puisque les autorités britanniques n’ont à aucun moment cherché à connaître la volonté de la population des îles Chagos elle-même, il demeure que le détachement des Chagos a procédé d’une décision unilatérale de la puissance administrante motivée par la recherche d’un avantage politique, stratégique ou militaire.
Mais l’avis consultatif paraît aller au-delà de ce constat, en employant, au paragraphe 160, des formules générales et abstraites qui pourraient être comprises comme donnant au principe de «l’intégrité territoriale» une portée quasi absolue, laquelle serait selon moi, au regard en tout cas du droit international coutumier en vigueur à l’époque pertinente, des plus douteuses.
La question se pose dans les termes suivants. Nous savons que les limites des territoires coloniaux (limites administratives séparant des entités relevant de la même souveraineté) étaient définies, par les puissances coloniales, de manière plus ou moins arbitraire dans certains cas, parfois pour des raisons de commodité administrative, parfois pour des raisons d’ordre stratégique ou d’autres raisons du même genre. Rien ne garantissait, en conséquence, que la population d’une entité coloniale soit suffisamment homogène pour être animée par une claire volonté commune en ce qui concerne le choix de son avenir.
Dans le cas de Maurice, par exemple, s’il est vrai que l’archipel des Chagos a toujours fait partie de cette colonie depuis la cession de cette dernière au Royaume-Uni en 1814 et jusqu’en 1965, les limites géographiques de l’entité coloniale constituée par «l’île Maurice et ses dépendances» ont varié dans le temps, sur décision du Gouvernement britannique. Les îles Seychelles ont été détachées de Maurice en 1903 pour devenir une colonie distincte, et dans les années suivantes d’autres îles ont été détachées de la colonie de Maurice pour être incluses dans la nouvelle colonie des Seychelles. On pourrait donner bien d’autres exemples, empruntés à l’histoire coloniale, et pas seulement celle du Royaume-Uni, du caractère plus ou moins mouvant des limites coloniales.
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Il pouvait donc arriver  et de fait, cela est arrivé dans plusieurs cas  que les populations de divers sous-ensembles géographiques au sein d’une entité coloniale unique (du point de vue des limites fixées par la puissance administrante) exprimassent des préférences différentes dans le cours du processus de décolonisation. Je doute qu’en pareille hypothèse, la puissance coloniale ait eu l’obligation de donner suite aux demandes divergentes provenant des différents sous-ensembles géographiques concernés. Mais je doute aussi, et plus encore, qu’en y donnant suite, en acceptant, par exemple, la partition d’un territoire au motif que la population d’un sous˗ensemble de ce territoire avait clairement et librement exprimé la volonté de ne pas suivre la même voie que le reste de ce territoire, la puissance coloniale puisse être regardée comme ayant violé ses obligations au regard du droit international coutumier, au motif qu’elle aurait méconnu le principe de «l’intégrité territoriale» des territoires sous administration coloniale. Ce serait donner, à mon sens, une portée excessive à ce principe. Comme je l’ai dit plus haut, il vise sans nul doute à empêcher le démantèlement arbitraire (c’est-à-dire dicté par les seuls intérêts de la puissance coloniale) d’un territoire. Il ne saurait, à mes yeux, faire obstacle à ce que soit prise en compte, lorsque les circonstances particulières le justifient, la volonté librement exprimée des différentes composantes de la population de ce territoire, même si cette prise en compte conduit à une solution de partition. Il serait d’ailleurs paradoxal que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes consacré par la Charte, qui est la base même de tout l’édifice juridique construit au fil des décennies en matière de décolonisation, se retourne in fine contre la prise en compte de la volonté réelle, et librement exprimée, des populations concernées. Il y aurait là une sorte de sacralisation du territoire, dont l’indivisibilité prendrait l’ascendant sur la volonté des peuples.
L’examen de la pratique des Etats et de l’opinio juris à l’époque considérée confirme la conclusion qui précède sur le terrain du droit international coutumier (le seul sur lequel la Cour puisse fonder son avis consultatif dans la présente affaire). Dans plusieurs cas, il est arrivé que divers sous-ensembles au sein d’une même entité coloniale  telle que délimitée par la puissance administrante dans la période précédant l’accession à l’indépendance  suivent des voies différentes dans le processus de décolonisation sans que cela soulève d’objection, et même parfois (comme dans le cas de la colonie britannique des îles Gilbert et Ellice en 1974) avec la coopération des organes compétents de l’Assemblée générale. Par ailleurs, postérieurement à l’adoption de la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960, dont la Cour indique à juste titre qu’elle a constitué un «moment décisif» dans l’évolution du droit international coutumier en matière de décolonisation (paragraphe 150), l’Assemblée générale s’est constamment référée, dans ses résolutions successives se rapportant à cette question de 1966 à 1974, à l’«intégrité territoriale» des entités coloniales. Mais elle l’a généralement fait en liant l’«intégrité territoriale» à l’«unité nationale» et, bien souvent, à la condamnation de l’établissement par les puissances administrantes de bases militaires dans les territoires concernés (voir par exemple la résolution 2232 (XXI) du 20 décembre 1966, citée au paragraphe 35 de l’avis consultatif). L’adoption de ces résolutions ne manifeste donc pas, selon moi, l’adhésion des Etats à une conception absolutiste du principe d’intégrité territoriale, qui ferait obstacle à la partition d’un territoire colonial dans le cadre du processus d’accession à l’indépendance, lorsqu’une telle partition permet de prendre en compte la volonté librement exprimée des populations concernées. Cela est vrai même si la partition n’est pas approuvée par la majorité de la population du territoire colonial considéré dans son ensemble. Nous savons que, à aucun moment, les autorités britanniques n’ont consulté, ni même, semble-t-il, envisagé de consulter, les habitants de l’archipel des Chagos. Une telle consultation aurait-elle eu lieu, et la population des Chagos eût-elle manifesté sa volonté libre et éclairée de ne pas être intégrée dans le nouvel Etat indépendant de Maurice, les données de la question soumise à la Cour eussent été, selon moi, substantiellement différentes.
(Signé) Ronny ABRAHAM.
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