Déclaration de Mme la juge Xue, vice-présidente

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DÉCLARATION DE MME LA JUGE XUE, VICE-PRÉSIDENTE
[Traduction]
1. Tout en souscrivant pleinement à l’avis consultatif de la Cour, je désire néanmoins insister sur certains aspects de l’application en l’espèce du principe interdisant de contourner le consentement.
2. Cela fait plusieurs décennies qu’un différend au sujet de l’archipel des Chagos oppose Maurice et le Royaume-Uni, mais que les deux États ont des divergences de vues sur la nature de son objet. Le point de savoir si ce différend bilatéral constitue une raison décisive pour la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre aux questions que lui a posées l’Assemblée générale est l’un des points au coeur de la présente procédure qui ont fait l’objet d’un intense débat.
3. La Cour a rappelé dans de nombreuses affaires, de nature contentieuse et consultative, l’importance fondamentale du principe du consentement au règlement judiciaire d’un différend. Elle estime qu’il existerait pour elle une raison décisive de refuser de rendre un avis consultatif lorsque le fait d’«accepter de répondre aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un État n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 33 ; Applicabilité de la section 22 de l’article VI de la convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1989, p. 191, par. 37 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 158, par. 47). Ce principe interdisant de contourner le consentement s’applique également à la présente espèce.
4. Il n’est pas rare qu’un différend bilatéral soit au coeur des questions présentées à la Cour dans le cadre d’une procédure consultative. Comme la Cour l’a souligné dans l’avis consultatif sur la Namibie : «Presque toutes les procédures consultatives ont été marquées par des divergences de vues entre États sur des points de droit» (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 24, par. 34). Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, l’existence d’un différend bilatéral pendant n’est pas considérée, en soi, comme une raison décisive pour la Cour de refuser de donner un avis consultatif. Ce qui est déterminant, c’est l’objet et la nature de la demande. Autrement dit, la Cour doit examiner si les questions dont l’Assemblée générale l’a saisie se situent dans un cadre plus large que celui du règlement d’un différend particulier (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 26, par. 38 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 159, par. 50) ; si l’Assemblée générale a présenté la demande d’avis «pour s’éclairer dans [son] action propre», ou pour contribuer au règlement pacifique du différend (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 71) ; enfin, si la controverse juridique a surgi lors des débats de l’Assemblée générale et au sujet de problèmes traités par elle, ou si elle est née indépendamment, dans le cadre de relations bilatérales (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 34).
5. La Cour conclut que les questions soumises par l’Assemblée générale en l’espèce, qui ont trait à la décolonisation de Maurice, présentent un intérêt particulier pour les Nations Unies. La demande n’a pas pour objet de régler un différend territorial entre celle-ci et le Royaume-Uni, mais vise à aider l’Assemblée générale à s’acquitter de ses fonctions en ce qui concerne la
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décolonisation de Maurice. La Cour estime que le fait qu’elle puisse être amenée à se prononcer sur des questions juridiques qui opposent Maurice et le Royaume-Uni ne signifie pas que, en répondant à la demande, elle se prononce sur un différend bilatéral. Elle ne considère donc pas que le prononcé de l’avis sollicité aurait pour effet de contourner le principe du consentement.
6. Je suis d’accord avec cette conclusion pour les motifs que je vais exposer. Tout d’abord, il convient de noter que la portée de la question a) soumise par l’Assemblée générale à la Cour est précisément définie. Il est demandé à la Cour de se prononcer sur le statut juridique du processus de décolonisation de Maurice à un moment donné, soit de déterminer si, à l’époque où Maurice s’est vu accorder l’indépendance, en 1968, son processus de décolonisation a été validement mené à bien. La question de l’archipel des Chagos doit être examinée, visiblement, en fonction des faits et du droit tels qu’ils existaient alors et à la lumière du contexte historique de la décolonisation de Maurice.
7. Les éléments de preuve présentés à la Cour démontrent que le détachement de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni ne résultait pas simplement de la restructuration administrative normale d’une colonie par la puissance administrante, mais s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie de défense spécialement mise au point dans l’optique de l’éventuelle accession à l’indépendance des territoires coloniaux situés dans la partie ouest de l’océan Indien. En d’autres termes, la cause même de la séparation de l’archipel des Chagos réside dans la décolonisation de Maurice.
8. Les documents historiques révèlent également à la Cour que la méthode employée par le Royaume-Uni pour obtenir le «consentement» du conseil des ministres de Maurice au détachement de l’archipel des Chagos visait apparemment deux objectifs, essentiellement contradictoires. Premièrement, il s’agissait de démontrer au monde extérieur que le détachement de l’archipel avait pour fondement l’autodétermination de Maurice. Deuxièmement, la question du détachement de l’archipel ne devait pas être un enjeu des élections générales tenues à Maurice en 1967, au cours desquelles sa population devait se prononcer sur l’indépendance du Territoire. La question de savoir si le «consentement» du conseil des ministres mauricien, qui était toujours sous l’autorité de la puissance administrante, peut être considéré comme l’expression de la volonté libre et authentique du peuple mauricien est un point crucial que la Cour doit trancher conformément au principe d’autodétermination prévu en droit international, puisqu’il a une incidence directe sur la question a).
9. En outre, tant le Royaume-Uni lui-même que l’Organisation des Nations Unies ont traité le détachement de l’archipel des Chagos comme une question de décolonisation, et non comme une question territoriale. Des documents d’archives récemment déclassifiés du ministère britannique des affaires étrangères révèlent que, à l’époque où ils ont étudié le projet de détachement, les responsables du Royaume-Uni étaient conscients, et ont même reconnu, qu’en détachant l’archipel des Chagos et d’autres îles pour constituer le Territoire britannique de l’océan Indien (ci-après le «BIOT»), le Royaume-Uni créait en réalité une nouvelle colonie. Au vu du mandat de puissance administrante conféré au Royaume-Uni en vertu de la Charte des Nations Unies, ces responsables doutaient que la mesure projetée puisse être à l’abri des critiques des Nations Unies (voir l’exposé écrit de la République de Maurice, vol. III, annexe 70, «U.K. Foreign Office, Minute from Secretary of State for the Colonies to the Prime Minister, FO 371/184529 (5 November 1965)»).
10. La séparation de l’archipel des Chagos de Maurice par le Royaume-Uni n’est pas passée inaperçue. Dès le départ, le projet de démembrement des territoires coloniaux de l’océan Indien occidental a vivement préoccupé le comité spécial de la décolonisation de l’Organisation des
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Nations Unies. La résolution 2066 (XX), adoptée par l’Assemblée générale le 16 décembre 1965, 38 jours après la création du BIOT par le Royaume-Uni, à partir notamment de l’archipel des Chagos, a constitué une réponse directe à la mesure britannique. L’Assemblée générale a renouvelé ses inquiétudes dans diverses résolutions :
«toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale des territoires coloniaux et à établir des bases et des installations militaires dans ces territoires est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies et de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale».
Malgré les appels répétés de l’Assemblée générale, le projet de construction d’une base militaire sur l’île de Diego Garcia est malheureusement allé de l’avant. Bien que Maurice n’ait finalement plus figuré sur la liste des territoires non autonomes après avoir acquis son indépendance, les profondes inquiétudes exprimées par l’Assemblée générale n’ont jamais été dissipées. C’est dans ce contexte qu’il est demandé à la Cour d’examiner les questions que l’Assemblée générale lui a adressées.
11. Le moment où le différend entre Maurice et le Royaume-Uni aurait pris naissance est aussi l’objet de controverse. En qualifiant le problème l’opposant à Maurice de différend bilatéral quant à la souveraineté de l’archipel des Chagos, le Royaume-Uni fait valoir que ce différend ne s’est pas soulevé avant 1980. Cette prétention semble faire abstraction du contexte historique dans lequel s’inscrit la question de l’archipel des Chagos.
12. Il est vrai que Maurice a saisi les Nations Unies de cette question en 1980, mais il n’en découle pas nécessairement que le différend entre les deux États au sujet de la souveraineté de l’archipel des Chagos est né à ce moment-là. Le 9 octobre 1980, à la trente-cinquième session de l’Assemblée générale, le premier ministre mauricien a rappelé la déclaration faite par le premier ministre britannique devant le Parlement, par laquelle le Royaume-Uni confirmait son engagement à restituer l’archipel des Chagos à Maurice lorsqu’il ne serait plus nécessaire à des fins de défense. Il a exhorté le Royaume-Uni à démanteler le BIOT et à rendre l’archipel à Maurice en tant que partie de son «patrimoine naturel». Il ressort de cette intervention que le véritable différend entre les deux États porte, non pas sur la souveraineté territoriale, mais essentiellement sur l’applicabilité des conditions du détachement de l’archipel des Chagos et sur les répercussions de ce détachement sur le processus de décolonisation de Maurice.
13. À l’époque où le Royaume-Uni envisageait de séparer l’archipel des Chagos de Maurice, d’après les documents historiques, il n’y avait aucun désaccord entre la puissance administrante et la colonie de Maurice quant au fait que l’archipel avait toujours fait partie de Maurice. Il ressort clairement, tant des mesures administratives prises par le Royaume-Uni attestant la relation entre l’archipel des Chagos et Maurice que des négociations au sujet du détachement menées entre le Royaume-Uni et Maurice, que le Royaume-Uni reconnaissait que l’archipel faisait partie de Maurice.
14. Plus révélatrices encore sont les conditions du détachement de l’archipel dont Maurice et le Royaume-Uni ont finalement convenu. Le Royaume-Uni s’est notamment engagé (voir le paragraphe 108 du présent avis consultatif) à restituer l’archipel des Chagos à Maurice lorsqu’il ne serait plus nécessaire à des fins de défense. Cet engagement signifie qu’il n’y a pas eu transfert officiel du titre territorial lors du détachement. Même si, dans les années qui ont suivi, les responsables des deux pays ont souvent fait mention du transfert de la souveraineté sur l’archipel des Chagos, le Royaume-Uni n’a jamais révoqué officiellement l’engagement pris de restituer
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l’archipel à Maurice une fois remplie la condition convenue. Le Royaume-Uni a redit cet engagement au cours même de la présente procédure.
15. Les documents montrent que, entre 1967 et 1973, l’ensemble de la population de l’archipel des Chagos fut soit empêchée de revenir, soit déplacée de force et empêchée de revenir par le Royaume-Uni. La situation affligeante des Chagossiens déplacés a constitué un problème persistant pour le Royaume-Uni. Le combat mené par les Chagossiens pour conserver le droit de retourner dans leur terre natale a non seulement donné lieu à de nombreuses actions en justice devant les tribunaux britanniques, mais a aussi conduit le Gouvernement de Maurice à soulever la question devant les Nations Unies. C’est dans ce contexte que le différend bilatéral entre Maurice et le Royaume-Uni a pris le devant de la scène ; le différend découlait manifestement du processus de décolonisation de Maurice.
16. J’estime enfin que, pour appliquer pleinement le principe de non-contournement du consentement dans la présente affaire, il faut examiner plus avant l’argument avancé par le Royaume-Uni selon lequel, tandis que la question de l’archipel des Chagos n’a pas été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée générale depuis près de cinq décennies, Maurice, pour en arriver à un règlement avec lui, a recouru à des voies bilatérales et à des mécanismes faisant appel à une tierce partie. Bien que ces actions échappent à la période pertinente visée par les questions soumises, cet argument fait écho à l’aspect particulier de la présente affaire.
17. De fait, la situation de l’archipel des Chagos est vraiment unique ; cinquante ans après avoir acquis son indépendance, Maurice est toujours confrontée à un problème hérité du processus de décolonisation. En tant qu’État souverain indépendant, Maurice a néanmoins le droit de soulever cette question auprès du Royaume-Uni par les moyens qu’elle juge opportuns. La liberté du choix des moyens est une composante naturelle du principe de souveraineté et du droit à l’autodétermination. Fait tout aussi important, l’Assemblée générale, comme l’exige le mandat que la Charte des Nations Unies lui confère, porte un «intérêt particulier» à la question de la décolonisation. Tant que la décolonisation n’est pas achevée, ce mandat n’est pas prescrit.
18. L’argument du Royaume-Uni fondé sur l’existence d’un différend bilatéral remet en cause la position de Maurice axée sur son processus de décolonisation. Logiquement, pour faire valoir l’existence d’un différend territorial concernant l’archipel des Chagos, à traiter de manière indépendante dans le cadre de relations bilatérales, le Royaume-Uni doit s’appuyer sur une prémisse, à savoir que le processus de décolonisation de Maurice était achevé en 1968 et que l’archipel des Chagos lui a été cédé. Sans cette prémisse, il n’y a pas lieu même de commencer à parler d’un différend territorial. Le différend que le Royaume-Uni évoque a trait, semble-t-il, à la décolonisation plutôt qu’à la souveraineté territoriale.
19. La décolonisation est un processus. Le droit à l’autodétermination est l’un des principes fondamentaux du droit international et il est devenu bien ancré dans la foulée du mouvement de décolonisation qui a suivi la seconde guerre mondiale. L’importance primordiale du principe d’autodétermination est attestée par son caractère opposable à tous (erga omnes) : le principe non seulement confère aux peuples de tous les territoires non autonomes le droit à disposer d’eux-mêmes, mais impose aussi l’obligation à tous les États de veiller à ce que ce droit soit pleinement respecté. Les tentatives menées par Maurice, dans l’exercice de son droit de fond, pour régler la question de l’archipel des Chagos avec le Royaume-Uni par recours à des mécanismes bilatéraux et faisant appel à une tierce partie, ne modifient en rien la nature de la question en litige, qui en est une de décolonisation, ni ne retirent à l’Assemblée générale le mandat conféré par la Charte des Nations Unies en matière de décolonisation. L’expérience a mis en évidence que la
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question de la décolonisation pouvait être abordée tant au niveau bilatéral qu’au niveau multilatéral, qui ne s’excluent pas mutuellement en droit international.
20. Étant donné le contexte historique de la séparation de l’archipel des Chagos, il est difficile d’admettre qu’avec le temps, la question du détachement de l’archipel soit devenue un différend territorial bilatéral par-delà l’enjeu de la décolonisation.
21. Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue qu’en l’espèce, la Cour a appliqué correctement le principe interdisant de contourner le consentement et, qu’en donnant le présent avis consultatif à l’Assemblée générale, elle s’est dûment acquittée des fonctions judiciaires que la Charte des Nations Unies lui confère.
(Signé) XUE Hanqin.
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