Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Momtaz

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164-20190213-JUD-01-06-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC DJAMCHID MOMTAZ
Les demandes de l’Iran fondées sur la violation des immunités souveraines garanties par le droit international coutumier se rapportent à l’interprétation et à l’application du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires du 15 août 1955 — L’existence d’un différend entre les Parties au sujet de l’interprétation du paragraphe 4 de l’article XI — L’objet et le but du traité, tels qu’ils découlent de l’article premier, confirment que le traité d’amitié doit être interprété en conformité avec les règles coutumières relatives aux immunités d’Etats — Le rôle essentiel de la banque Markazi dans la mise en oeuvre de certains droits découlant du traité d’amitié — Le paragraphe 4 de l’article XI doit être interprété en tenant compte des règles du droit international coutumier relatives aux immunités, conformément à l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités — L’interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI du traité d’amitié — Les mesures prises par les autorités américaines sur le fondement de la législation modifiant la loi fédérale américaine sur les immunités souveraines ne sont pas conformes aux règles coutumières relatives aux immunités d’Etats — La deuxième exception préliminaire d’incompétence aurait dû être rejetée et le différend entre les Parties touchant à l’interprétation du paragraphe 4 de l’article XI réglé au stade du fond de l’affaire.
1. J’expliquerai dans la présente opinion les raisons pour lesquelles je n’ai pas pu souscrire aux conclusions auxquelles est parvenue la Cour au point 2) du dispositif de l’arrêt, à savoir la décision de la Cour d’accepter la deuxième exception préliminaire d’incompétence soulevée par les Etats-Unis d’Amérique.
2. Par cette deuxième exception d’incompétence, les Etats-Unis ont demandé à la Cour de rejeter
«comme échappant à sa compétence toutes les demandes alléguant que les mesures adoptées par les Etats-Unis avec pour effet de bloquer les biens et droits réels afférents à des biens de l’Etat iranien ou des institutions financières iraniennes contreviennent aux dispositions du traité» (conclusions finales des Etats-Unis d’Amérique, par. b)).
Cette exception se rapporte aux demandes de l’Iran relatives au non-respect des immunités de juridiction et d’exécution des entités détenues ou sous contrôle de l’Etat iranien, notamment de sa banque centrale, à savoir la banque Markazi. Les Etats-Unis ont soutenu que le traité d’amitié «ne comporte aucune disposition conférant une quelconque immunité à l’Iran ou à des entités iraniennes», et qu’il n’existe, partant, aucun différend susceptible d’entrer dans le champ de la clause compromissoire contenue au paragraphe 2 de l’article XXI (exceptions préliminaires soulevées par les Etats-Unis (ci-après, «EPEU»), par. 1.14).
3. Les Etats-Unis soutiennent que les demandes iraniennes contestant le gel des «actifs appartenant à des sociétés iraniennes d’une valeur d’environ deux milliards de dollars [qui] ont d’ores et déjà été saisis avant d’être remis à des tiers ou gelés sur des comptes aux Etats-Unis» (mémoire de l’Iran (ci-après, «MI»), par. 1.4), sont fondées sur le décret présidentiel américain no 13599 du 5 février 2012 ; ce décret autorisant les mesures d’exécution sur les actifs de la banque centrale iranienne en vue d’exécuter les jugements des tribunaux américains condamnant l’Etat
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iranien pour des actes allégués de terrorisme n’a fait que compléter l’amendement du 30 septembre 1996 à la loi sur l’immunité des Etats étrangers du 21 octobre 1976 (Foreign Sovereign Immunity Act). Cet amendement avait permis de lever l’immunité dans toute affaire
«dans laquelle une demande de dommages-intérêts formée contre un Etat étranger à raison d’un préjudice corporel ou d’un décès attribuable à des actes de torture, à une exécution extrajudiciaire, au sabotage d’un aéronef ou à une prise d’otages, ou de la fourniture d’un appui matériel ou financier … en vue de la commission d’un tel acte (alinéa 7 du paragraphe a) de l’article 1605 de la loi sur l’immunité des Etats étrangers).
La portée de cette exception a été étendue en 2008 (voir article 1605 A) du titre 28 du code des Etats-Unis, tel qu’adopté par l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 1083 de la loi américaine d’autorisation de la défense nationale pour l’année fiscale 2008, Pub. L. No. 110-181, 122 Stat. 206 (MI, annexe 15)). Les mesures en question sont justifiées comme étant destinées à protéger les intérêts vitaux des Etats-Unis, selon l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX. D’après la Cour, en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), «la question de savoir si une mesure est nécessaire à la protection des intérêts vitaux de sécurité d’une partie ne relève pas de l’appréciation subjective de la partie intéressée» (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 141, par. 282).
Introduction
4. Le paragraphe 4 de l’article XI du traité d’amitié se lit comme suit :
«Aucune entreprise de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes, qu’il s’agisse de sociétés, d’associations, d’administrations et d’agences publiques, qui est propriété publique ou sous contrôle public, ne pourra, si elle exerce dans les territoires de l’autre Haute Partie contractante une activité commerciale ou industrielle de quelque nature que ce soit, y compris le transport des marchandises, bénéficier ni prétendre bénéficier, dans lesdits territoires, pour elle-même ou pour ses biens, d’une exemption en matière d’impôts, de poursuites judiciaires, d’exécution des jugements ou d’obligations d’un autre ordre applicables aux entreprises qui sont propriété privée ou sous contrôle privé.»
5. En l’espèce, les Parties tiennent des vues nettement opposées sur la question de savoir si le paragraphe 4 de l’article XI reconnaît la défense procédurale des immunités aux entités détenues ou sous contrôle de l’Etat iranien, lorsque celles-ci agissent à titre souverain (jure imperii) (MI, par. 1.26, 1.37, 5.13 ; cf. CR 2018/29, p. 31, par. 22-23 (Boisson de Chazournes)). D’une part, l’Iran prétend que les mesures adoptées par les Etats-Unis n’ont pas permis aux entités iraniennes, y compris celles agissant au nom de l’Etat iranien, de faire valoir leurs immunités devant les tribunaux judiciaires et les organismes administratifs, alors que le paragraphe 4 de l’article XI «confirme l’intention des parties au traité que les sociétés détenues par l’Etat ou sous contrôle étatique aient droit à l’immunité au titre d’actes jure imperii» (MI, par. 5.7). Selon l’Iran,
«[t]his provision confirms by strong implication the Treaty parties’ understanding of an international law entitlement to immunity jure imperii. That implication follows from the wording and the very existence of Article XI (4) in the Treaty, as there would have been no need to include such a provision had there been no understanding of the entitlement to sovereign immunity in the first place.» (CR 2018/31, p. 24, par. 42 (Wordsworth) ; voir aussi les observations écrites de l’Iran, par. 5.40.)
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D’autre part, les Etats-Unis estiment qu’
«[e]n dehors d’une seule disposition interdisant aux entreprises appartenant à l’Etat ou contrôlées par lui d’invoquer devant les tribunaux de l’autre Etat une défense basée sur l’immunité souveraine (paragraphe 4 de l’article XI), le traité ne régit pas, et n’avait pas vocation à régir, les questions liées à l’immunité souveraine de l’Etat ou d’autres entités étatiques» (EPEU, par. 8.2 ; CR 2018/28, p. 30, par. 23 (Grosh)).
Il en découle que les points de vue de l’Iran se heurtent à l’opposition manifeste des Etats-Unis en ce qui concerne le champ d’application des immunités dans le cadre du traité d’amitié et notamment la question de savoir si le traité préserve la possibilité aux sociétés d’Etat d’une des parties contractantes de se prévaloir de la défense des immunités. Il existe donc un différend entre les Parties sur le sens et la portée de cette disposition.
6. En effet, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, un différend est «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts» entre des parties (Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11). Pour qu’un différend existe, «[i]l faut démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre» (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). «[L]es points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution» de certaines obligations internationales, «[doivent être] nettement opposés» (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74). Plus particulièrement, afin de déterminer si un différend concerne l’interprétation ou l’application du traité d’amitié, la Cour «doit rechercher si les violations du traité … alléguées … entrent ou non dans les prévisions de ce traité et si, par suite, le différend est de ceux dont la Cour est compétente pour connaître ratione materiae» (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 810, par. 16). Dès lors qu’il existe des «positions divergentes» entre les Parties au sujet de la portée d’une des dispositions du traité, le différend est de ceux qui rentrent dans le champ d’une clause compromissoire (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt du 6 juin 2018, p. 39, par. 134).
7. Ainsi, je ne partage pas la conclusion de la Cour selon laquelle
«les demandes de l’Iran qui sont fondées sur la violation alléguée des immunités souveraines garanties par le droit international coutumier ne se rapportent pas à l’interprétation ou à l’application du traité d’amitié et, en conséquence, ne se trouvent pas dans le champ de la clause compromissoire du paragraphe 2 de l’article XXI» (arrêt, paragraphe 80).
La Cour aurait dû rejeter l’exception préliminaire soulevée par les Etats-Unis et trancher le différend au stade du fond de l’affaire, en interprétant le paragraphe 4 de l’article XI à la lumière des règles du droit international relatives à l’interprétation des traités.
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I. L’interprétation du paragraphe 4 de l’article XI à la lumière de l’objet et du but du traité
8. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Les différents éléments qui se retrouvent aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui codifient le droit international coutumier, sont pris en compte dans le cadre de l’interprétation. Si «un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but» (Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 21-22, par. 41), cela n’est pas toujours suffisant.
9. Selon le préambule du traité d’amitié, les parties ont entendu «encourager les échanges et les investissements mutuellement profitables et l’établissement de relations économiques plus étroites entre leurs peuples». La Cour en a tiré comme conséquence que l’objet et le but du traité «n’étaient pas d’organiser les relations pacifiques et amicales entre les deux Etats de manière générale» et que «[l]’article premier ne saurait dès lors être interprété comme incorporant dans le traité l’ensemble des dispositions du droit international concernant de telles relations» (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 814, par. 28). Néanmoins, comme la Cour l’a souligné :
«L’article premier affirme en des termes généraux qu’il y aura paix stable et durable et amitié sincère entre les Parties. L’esprit qui anime cet article et l’intention qu’il exprime inspirent l’ensemble du traité et lui donnent sa signification ; ils doivent, en cas de doute, inciter la Cour à adopter l’interprétation qui semble la plus conforme à l’objectif général d’établir des relations amicales dans tous les domaines d’activité couverts par le traité.» (Ibid., par. 52.)
10. Dans ledit arrêt, la Cour a précisé également que
«[t]oute action de l’une des Parties incompatible avec ces obligations est illicite, quels que soient les moyens utilisés à cette fin. La violation, par l’emploi de la force, d’un droit qu’une partie tient du traité est tout aussi illicite que le serait sa violation par la voie d’une décision administrative ou par tout autre moyen.» (Ibid., par. 21.)
Elle en a tiré comme conséquence que «[l]es questions relatives à l’emploi de la force ne sont donc pas exclues en tant que telles du champ d’application du traité de 1955» (ibid.). En l’occurence, on est en droit de se demander pourquoi la Cour est arrivée à une toute autre conclusion en ce qui concerne les demandes iraniennes fondées sur la violation des immunités souveraines des entités agissant à titre souverain (jure imperii), lorsque le non-respect de ces règles entrave la mise en oeuvre des droits et des obligations découlant du traité d’amitié.
11. A mon avis, la violation des immunités souveraines de la banque Markazi, pour ce qui est de ses activités jure imperii, est susceptible d’entraver la liberté du commerce entre l’Iran et les Etats-Unis et de vider ainsi le traité de son objet et but. Ainsi que la Cour l’a précisé,
«il serait naturel d’interpréter le mot «commerce» au paragraphe 1 de l’article X du traité de 1955 comme incluant des activités commerciales en général  non seulement les activités mêmes d’achat et de vente, mais également les «activités
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accessoires» qui sont intrinsèquement liées au commerce» (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 819, par. 49).
12. La banque Markazi est, selon son statut, gardienne et régulatrice du système monétaire, sur le plan interne et externe, ainsi que de la politique monétaire de l’Iran. En tant qu’autorité de régulation du système monétaire et de crédit, elle a des fonctions très diversifiées qui se rapportent directement au commerce, lequel est encouragé et protégé par les différentes dispositions du traité d’amitié (voir arrêt, paragraphes 78-79). A titre d’exemple, il revient à la banque centrale, selon son statut, d’assurer toutes les opérations concernant l’or, les devises étrangères et les titres bancaires (voir l’article 11 de la loi monétaire et bancaire de 1972, MI, vol. IV, annexe 73 ; voir aussi les articles 31-32 de la loi monétaire et bancaire de l’Iran de 1960). C’est la banque centrale également qui garantit la disposition des liquidités nécessaires aux sociétés et ressortissants iraniens, afin que ceux-ci puissent investir, exporter et importer. C’est surtout en période de crise, comme c’est le cas de la situation actuelle de l’Iran, que les banques se tournent vers la banque centrale pour obtenir des liquidités, afin d’aider les ressortissants et les sociétés à mener leurs activités commerciales. Il s’agit là du coeur même de ses fonctions de prêter l’argent nécessaire aux échanges et rapports commerciaux. Il en découle que le respect préalable par les Parties de leurs obligations internationales en ce qui concerne les activités et les actifs de la banque centrale (jure imperii) ainsi que les immunités y afférentes sont en effet la condition préalable du respect des droits et des obligations spécifiques prévus dans ce traité. Autrement dit, l’atteinte portée par les mesures américaines à l’immunité d’exécution de la banque Markazi constitue un obstacle majeur à la mise en oeuvre de ce traité et au flux harmonieux et ininterrompu du commerce entre les territoires des deux parties au traité.
II. L’interprétation du paragraphe 4 de l’article XI à la lumière de l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités
13. L’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités prévoit que, dans le cadre de l’interprétation d’un traité, «[i]l sera tenu compte, en même temps que du contexte : … c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties». A mon avis, cette règle positionne le droit international général à l’arrière-plan pour les besoins d’interprétation d’un traité ou de l’une de ses dispositions. Cette disposition codifie le droit international coutumier (voir, par exemple, Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 237, par. 47 ; Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 46, par. 65).
14. Comme le tribunal arbitral l’avait déjà souligné en l’affaire Pinson c. Mexique, «[t]oute convention internationale doit être réputée s’en référer tacitement au droit commun pour toutes les questions qu’elle ne résout pas elle-même en termes exprès et d’une façon différente» (Georges Pinson, France c. Mexique, sentence du 19 octobre 1928, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. V, p. 422, par. 50, al. 4). Pareillement, la Cour a précisé à maintes reprises que «tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 53).
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C’est ainsi que, par le passé, la Cour n’avait pas hésité à prendre en compte, lors du processus d’interprétation du traité d’amitié, des règles relatives à l’emploi de la force en droit international (voir Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 182, par. 41).
15. Par la suite, d’autres cours et tribunaux internationaux ont suivi la Cour, prenant en compte les règles relatives à l’immunité d’Etat aux fins d’interprétation des dispositions de conventions de caractère spécifique. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a souligné dans son arrêt en l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni que : «[l]a Convention [européenne des droits de l’homme] doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux Etats» (CEDH, Al-Adsani c. Royaume-Uni, requête no 35763/97, arrêt du 21 novembre 2001, par. 55 ; voir aussi Jones et autres c. Royaume-Uni, requêtes nos 34356/06 et 40528/06, arrêt du 14 janvier 2014, par. 195). La Cour européenne a donc conclu au paragraphe 56 de son arrêt qu’
«[o]n ne peut dès lors de façon générale considérer comme une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que le consacre l’article 6 § 1 [de la Convention européenne des droits de l’homme] des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d’immunité des Etats. De même que le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l'accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant de la doctrine de l’immunité des Etats.» (CEDH, Al-Adsani c. Royaume-Uni, requête nº 35763/97, arrêt du 21 novembre 2001, par. 56.)
16. S’il n’est pas question d’incorporer les règles relatives aux immunités en tant que droit applicable relevant de la compétence de la Cour au titre de l’article XXI du traité, il est dès lors erroné d’interpréter le paragraphe 4 de l’article XI comme la Cour l’a fait en l’espèce, en omettant de prendre en compte les règles du droit international coutumier relatives aux immunités en raison de l’objet restreint de ce traité (voir arrêt, paragraphe 65). Comme l’explique le rapport de la Commission du droit international (ci-après «CDI») sur la fragmentation, «[l]es dispositions conventionnelles reçoivent toutes leur force et leur validité du droit général et créent des droits et des obligations qui existent parallèlement aux droits et obligations créés par d’autres dispositions conventionnelles et règles de droit international coutumier» (rapport du groupe d’étude de la CDI, «Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international», Nations Unies, doc. A/CN.4/L.682, par. 414). Ainsi que la CDI l’a signalé à juste titre, l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 «exprime l’objectif d’«intégration systémique» selon lequel, quelle que soit leur matière, les traités sont une création du système juridique international et leur application est fondée sur ce fait» (conclusions des travaux du groupe d’étude, reproduit dans l’Annuaire de la CDI, 2006, vol. II, deuxième partie, p. 188, par. 17). Le cas échéant, cette règle permet de contrecarrer le processus de fragmentation normative dans un système horizontal qui est propre au droit international. Je regrette donc que la Cour n’ait pas suivi la démarche interprétative de l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 dans son arrêt et n’ait pas pris suffisamment en compte les règles relatives aux immunités.
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III. L’interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI
17. La lecture du paragraphe 4 de l’article XI présentée ci-dessus est par ailleurs confirmée par une interprétation a contrario de cette disposition. D’emblée, il convient de relever que la convention de Vienne sur le droit des traités n’a pas eu l’ambition de couvrir tous les principes ou techniques d’interprétation en droit international général. En dehors de la règle générale d’interprétation prévue à l’article 31 et des moyens complémentaires d’interprétation à l’article 32 de la convention de Vienne, d’autres principes comme le principe d’ut res magis valeat quam pereat ou le raisonnement a contrario ne figurent pas parmi ces règles. La CDI, lors de l’élaboration de son projet d’articles sur le droit des traités, n’avait aucunement l’ambition de codifier toutes les règles régissant l’interprétation, mais de «codifier le nombre restreint de règles qui paraissent constituer la base strictement juridique de l’interprétation des traités» (troisième rapport sur le droit des traités, par sir Humphrey Waldock, Nations Unies, doc. A/CN.4/167, reproduit dans l’Annuaire de la CDI, 1964, vol. 2, p. 55, par. 8). Le rapporteur spécial avait ainsi clairement pris la position que la CDI ne devait pas tenter de codifier toutes les règles d’interprétation qui dépendent souvent du contexte et des circonstances particulières.
18. Dans son arrêt sur les exceptions préliminaires en l’affaire de la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), la Cour a souligné que :
«L’interprétation a contrario d’une disposition conventionnelle  en vertu de laquelle le fait que la disposition mentionne expressément un cas de figure donné justifierait la conclusion que d’autres cas comparables sont exclus de ses prévisions  a été employée tant par la Cour (voir, par exemple, Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), requête du Honduras à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 432, par. 29) que par sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale (Vapeur Wimbledon, arrêts, 1923, C.P.J.I. série A no 1, p. 23-24). Une telle interprétation ne peut toutefois être retenue que si elle se justifie à la lumière du libellé de l’ensemble des dispositions pertinentes, de leur contexte ainsi que de l’objet et du but du traité. Cependant, même dans le cas où le recours à une telle interprétation est justifié, il importe de déterminer en quoi consiste exactement, dans chaque cas, la conclusion qu’il y a lieu d’inférer.» (Exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 116, par. 35.)
19. Dans le cas d’espèce, une interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI serait susceptible d’amener la Cour à conclure que le champ d’application du traité, notamment la portée du terme «société», n’exclut pas les entités qui exercent des activités jure imperii. Cette interprétation a contrario serait d’ailleurs conforme au paragraphe 1 de l’article III, qui prévoit que «le terme «sociétés» doit s’entendre des sociétés de capitaux ou de personnes, des compagnies et de toutes associations, qu’elles soient ou non à responsabilité limitée et à but lucratif». En outre, l’interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI correspondrait à une interprétation évolutive du terme «société». La Cour a relevé, à plusieurs reprises, que les termes génériques contenus dans des traités peuvent avoir «un sens ou un contenu évolutif et non pas intangible, pour tenir compte notamment de l’évolution du droit international» (Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 242, par. 64 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 818, par. 45-48).
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20. Dans le cas d’espèce, s’agissant de la portée du paragraphe 4 de l’article XI, une incertitude persiste sur la question de savoir si les immunités de l’Etat sont exclues du champ d’application du traité ou, au contraire, si elles sont couvertes par l’interprétation de la disposition susmentionnée. A mon sens, l’interprétation de cette disposition doit prendre en compte les éléments suivants.
21. Premièrement, au moment de la conclusion du traité d’amitié en 1955, l’érosion de l’immunité «absolue» était déjà amorcée et les Etats-Unis avaient adopté la doctrine de l’immunité restrictive. Ainsi, cette disposition se limitait à codifier certaines exceptions précises à la règle générale des immunités accordées aux entités d’Etat, plutôt qu’à exclure l’application de ces règles à toute entité couverte par le champ d’application de ce traité. Deuxièmement, le paragraphe 4 de l’article XI mentionne dans sa version anglaise, la version qui fait foi, le terme «immunity» afin de limiter la possibilité pour les entreprises d’Etat agissant jure gestionis de se prévaloir d’une immunité de juridiction ou d’exécution et de nuire ainsi à l’équilibre concurrentiel entre les entreprises privées et publiques. Il s’agit donc d’un cas de figure limité, qui ne préjuge en rien la question d’application des immunités souveraines aux banques centrales des hautes parties contractantes. Troisièmement, cette disposition doit être lue conjointement avec le paragraphe 2 de l’article IV. La protection minimale en droit international quand il s’agit des entreprises agissant jure imperii doit inclure le régime des immunités ; l’inverse aboutirait à imposer un équilibre artificiel entre les entreprises privées et les entreprises d’Etat au détriment de ces dernières, et cela serait contraire aux conditions minimales auxquelles le paragraphe 2 de l’article IV fait référence. Quatrièmement, dans tous les cas, la question de la nature exacte des activités et fonctions d’une banque centrale d’Etat, en vue de la qualification le cas échéant de jure imperii, constitue une question de fond et la Cour n’aurait pas dû préjuger des conclusions auxquelles elle pourrait parvenir sur le fond.
22. En d’autres termes, le recours à l’interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI ne serait pas une digression artificielle. Tout au contraire, il serait conforme à l’objet et au but du traité, ainsi qu’au sens ordinaire de ses dispositions.
Conclusion
23. En définitive, le paragraphe 4 de l’article XI du traité d’amitié aurait dû être interprété à la lumière du droit international général relatif aux immunités de l’Etat et de ses banques centrales, tel que codifié à l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 21 de la convention de 2004 des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, ainsi qu’au paragraphe 2 de l’article 4 de la convention européenne de 1972 sur l’immunité des Etats et stipulé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de la section 1611 de la loi fédérale américaine de 1976 sur l’immunité des Etats étrangers (Foreign Sovereign Immunities Act), qui garantit que «le bien d’un Etat étranger sera couvert par une immunité de saisie et d’exécution».
24. Il convient aussi de souligner que le fondement même des mesures américaines en question, à savoir l’amendement de la loi fédérale américaine sur l’immunité des Etats étrangers par lequel le législateur a introduit une «exception pour terrorisme» et dont la portée a été élargie par des amendements législatifs ultérieurs, mis en oeuvre en l’espèce par le décret nº 13599, n’est pas conforme au droit international général en matière d’immunité. Ainsi que l’avait déjà déclaré la CPJI en l’affaire des «Communautés» gréco-bulgares, «c’est un principe généralement reconnu du
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droit des gens que … les dispositions d’une loi interne ne sauraient prévaloir sur celles du traité» (Question des «communautés» gréco-bulgares, avis consultatif, 1930, C.P.J.I. série B nº 17, p. 32). Ce «principe fondamental en droit international» (Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du 26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 34, par. 57) a été également repris à l’article 27 de la convention de Vienne sur le droit des traités, qui stipule qu’ «[u]ne partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité», et dont le caractère coutumier ne fait pas de doute (Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 222, par. 124).
25. Il est vrai, en même temps, que «[l]’invocation par un Etat d’un droit nouveau ou d’une exception sans précédent au principe pourrait, si elle était partagée par d’autres Etats, tendre à modifier le droit international coutumier» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 109, par. 207). Toutefois, l’exception des immunités en raison de certains actes déterminés, ainsi qu’elle ressort de la législation américaine, n’a pas été reprise par d’autres Etats. Tout au contraire, ainsi que la Cour l’a relevé en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), «cet amendement n’a pas d’équivalent dans la législation d’autres Etats. Aucun des Etats qui a légiféré sur la question de l’immunité de l’Etat n’a pris de disposition pour limiter celle-ci en raison de la gravité des actes allégués» (Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 138, par. 88 ; depuis seul le Canada a adopté une loi similaire). La Cour en a tiré comme conséquence qu’en «l’état actuel du droit international coutumier, un Etat n’est pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il est accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés» (ibid., p. 139, par. 91).
26. Ainsi que la Cour l’a déclaré en l’affaire du Droit de passage sur territoire indien (Portugal c. Inde), «[c]’est une règle d’interprétation qu’un texte émanant d’un Gouvernement doit, en principe, être interprété comme produisant et étant destiné à produire des effets conformes et non pas contraires au droit existant» (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1957, p. 142).
27. A la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que la deuxième exception d’incompétence soulevée par les Etats-Unis aurait dû être rejetée par la Cour et la question tranchée au stade du fond de l’affaire.
(Signé) Djamchid MOMTAZ.
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Opinion individuelle de M. le juge <i>ad hoc</i> Momtaz

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