Opinion individuelle de M. le juge Gevorgian

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164-20190213-JUD-01-04-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Désaccord avec la conclusion de la Cour selon laquelle elle n’a pas compétence pour connaître de la question des immunités de la banque Markazi (point 2) du dispositif) — Pareilles immunités entrant dans le champ d’application du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 — Existence d’un lien entre les activités de la banque Markazi visant à faciliter le commerce des sociétés iraniennes aux Etats-Unis et l’objet et le but du traité — Interprétation du paragraphe 2 de l’article III du traité — Distinction entre droits procéduraux et possibilité de les invoquer devant les tribunaux américains étant artificielle — Interprétation du paragraphe 1 de l’article X du traité — «Liberté de commerce» de l’Iran en vertu de cette disposition ayant été rendue illusoire par les mesures d’exécution adoptées par les Etats-Unis.
1. J’ai voté en faveur du rejet, par la Cour, des première et troisième exceptions préliminaires soulevées par les Etats-Unis d’Amérique (ci-après les «Etats-Unis»), ainsi que des conclusions qu’elle a formulées au sujet de la recevabilité de la requête présentée par la République islamique d’Iran (ci-après l’«Iran»). En revanche, j’ai voté contre la décision de la Cour consistant à retenir la deuxième exception préliminaire soulevée par les Etats-Unis. Etant par conséquent en désaccord avec la limitation de compétence résultant du point 2) du dispositif, j’en exposerai les raisons dans le présent exposé.
2. Sur le fond, l’Iran conteste cinq mesures ou décisions qui, selon lui, affectent ses immunités, y compris celles de sa banque centrale (la banque Markazi) :
 l’introduction, en 1996, dans le titre 28 du code des Etats-Unis d’une «exception pour terrorisme» aux immunités de juridiction, dans le cadre de la loi sur la lutte contre le terrorisme et l’application effective de la peine de mort [Antiterrorism and Effective Death Penalty Act]1 ;
 la promulgation, en 2002, de la loi sur l’assurance contre les risques associés au terrorisme [Terrorism Risk Insurance Act] qui, en substance, autorisait la saisie d’actifs iraniens en vue de l’exécution de certaines décisions judiciaires relatives à des demandes formées par des personnes privées ayant invoqué le terrorisme devant les tribunaux américains2 ;
 l’extension, en 2008, de l’«exception pour terrorisme» introduite en 19963 ;
 la publication, en 2012, du décret présidentiel no 13599, qui gelait tous les actifs du Gouvernement de l’Iran, y compris ceux de sa banque centrale4 ;
1 Selon cette nouvelle exception, l’immunité prévue dans la loi fédérale américaine de 1976 sur l’immunité des Etats étrangers ne s’applique pas lorsqu’«une demande de dommages-intérêts est formée contre un Etat à raison d’un préjudice corporel ou d’un décès attribuable à des actes de torture, à une exécution extrajudiciaire, au sabotage d’un aéronef ou à une prise d’otages, ou de la fourniture d’un appui matériel ou financier … en vue de la commission d’un tel acte» (titre 28 du code des Etats-Unis, article 1605 a) 7), tel qu’adopté par l’article 221 de la loi sur la lutte contre le terrorisme et l’application effective de la peine de mort, Pub. L. No. 104-132, 110 Stat. 1214) (mémoire de l’Iran (MI), annexe 10).
2 Loi sur l’assurance contre les risques associés au terrorisme [US Terrorism Risk Insurance Act] (2002), Pub. L. 107–297, 116 Stat. 2322 (MI, annexe 13).
3 Le nouvel article 1605A du titre 28 du code des Etats-Unis autorise désormais notamment les juges à condamner les «Etats soutenant le terrorisme» à verser des dommages-intérêts (28 USC, article 1605A c), tel qu’adopté par l’article 1083 a) 1) de la loi sur le budget de la défense nationale pour l’exercice 2008, Pub. L. No. 110-181, 122 Stat. 206 (MI, annexe 15).
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 la promulgation, la même année, de la loi fédérale américaine sur la réduction de la menace iranienne et les droits de l’homme en Syrie [Iran Threat Reduction and Syria Human Rights Act], qui privait d’immunité les actifs de la banque Markazi en vue de donner satisfaction à des personnes privées ayant introduit des demandes devant un tribunal fédéral de district en l’affaire Peterson et al. c. République islamique d’Iran et al5.
3. L’Iran affirmait que ces mesures — dont la portée n’est pas contestée par les Parties — constituaient une violation de ses immunités (y compris celles qui sont applicables à la banque Markazi), et que lesdites immunités entraient dans le champ d’application de différentes dispositions du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 entre l’Iran et les Etats-Unis (ci-après le «traité de 1955»). Les Etats-Unis, quant à eux, considéraient que la question des immunités échappait à la compétence ratione materiae de la Cour puisque la règle régissant les immunités de la banque centrale est une règle de droit international coutumier et n’est pas couverte par le traité de 1955. Dans le présent arrêt, la Cour a fait sienne la position du défendeur.
4. Avant de me pencher sur l’analyse, par la Cour, des dispositions substantielles du traité de 1955, je formulerai deux observations préliminaires.
Premièrement, quoique aucune disposition du traité de 1955 ne fasse expressément mention de la protection des immunités des Etats étrangers (y compris celle des banques centrales), l’Iran invoquait ces immunités au regard de divers droits substantiels protégés par cet instrument. De ce point de vue, la présente espèce différait de l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), dans laquelle la Cour s’était déclarée incompétente au titre d’un traité (la convention de Palerme), qui aurait incorporé les immunités dans une «clause de sauvegarde» générale limitant son champ d’application6.
Deuxièmement, le fait que le traité de 1955 n’ait pas pour objet et pour but de protéger la souveraineté des deux Etats, mais d’«encourager les échanges et les investissements mutuellement profitables et l’établissement de relations économiques plus étroites entre leurs peuples et de régler leurs relations consulaires»7, ne suffisait pas en soi à régler la question de la compétence de la Cour à l’égard des demandes de l’Iran concernant les immunités, et, en particulier, celles qui protègent la banque centrale de cet Etat. Ainsi que le demandeur l’a soutenu en la présente instance (et les Etats-Unis ne l’ont pas contesté), la banque Markazi joue un rôle crucial dans la conclusion des transactions commerciales des sociétés iraniennes aux Etats-Unis, au point que la saisie de ses biens peut avoir rendu ces transactions impossibles8. Si la portée du préjudice qui aurait été causé par les mesures prises par les Etats-Unis est une question devant être examinée au fond, l’Iran avait cependant, à ce stade de l’instance, suffisamment démontré l’existence d’un lien entre lesdites mesures et l’objet et le but du traité de 1955.
4 Décret présidentiel 13599 du 5 février 2012, Registre fédéral, vol. 77, p. 6659 (MI, annexe 22).
5 Article 502 b) de la loi de 2012 sur la réduction de la menace iranienne et les droits de l’homme en Syrie [Iran Threat Reduction and Syria Human Rights Act], Pub. L. 112-158, 126 Stat. 1214 (MI, annexe 16), en relation avec l’affaire Peterson et al. c. République islamique d’Iran et al., affaire no 10 Civ. 4518 (BSJ) (GWG).
6 Il convient de rappeler que, dans cette affaire, la conclusion de la Cour était confirmée par les travaux préparatoires de la convention de Palerme (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt du 6 juin 2018, par. 96-102). Tel n’est pas le cas en la présente espèce.
7 Paragraphe 57 du présent arrêt.
8 Voir, notamment, CR 2018/30, p. 31-33, par. 33-36 (Vidal).
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5. J’en viens maintenant aux droits substantiels invoqués par l’Iran en la présente affaire. Selon moi, deux dispositions du traité de 1955 revêtaient une pertinence particulière en tant que sources de compétence de la Cour à l’égard des demandes iraniennes concernant les immunités : le paragraphe 2 de l’article III (accès aux tribunaux judiciaires) et le paragraphe 1 de l’article X (liberté de commerce et de navigation).
6. Le paragraphe 2 de l’article III se lit comme suit :
«En vue d’assurer une administration rapide et impartiale de la justice, chacune des Hautes Parties contractantes accordera, dans ses territoires, aux ressortissants et aux sociétés de l’autre Haute Partie contractante, libre accès aux tribunaux judiciaires et aux organismes administratifs, à tous les degrés de la juridiction, tant pour faire valoir que pour défendre leurs droits. En toute circonstance, elle leur assurera cet accès dans des conditions non moins favorables que celles qui sont applicables à ses propres ressortissants et sociétés ou ceux de tout pays tiers. Il est entendu que la même latitude sera donnée aux sociétés n’exerçant aucune activité dans le pays, sans qu’elles aient à se faire immatriculer ou à accomplir des formalités ayant pour objet de les assimiler aux sociétés nationales.»
7. Dans le présent arrêt, la Cour a établi une distinction entre les droits substantiels et procéduraux qu’un ressortissant ou une société d’une des Parties contractantes peut invoquer devant un tribunal ou une autorité internes, d’une part, et, d’autre part, la «possibilité pour [un tel ressortissant ou] une telle société d’accéder à ces tribunaux ou autorités en vue de faire valoir les droits (substantiels ou procéduraux) qu’[il ou] elle prétend posséder»9. Selon la Cour, seule cette possibilité est protégée par le paragraphe 2 de l’article III10. A cet égard, la Cour a rappelé que les droits consacrés dans cette disposition n’étaient garantis qu’«[e]n vue d’assurer une administration rapide et impartiale de la justice»11.
8. Cette distinction est, à mon sens, artificielle et ne tient pas compte du caractère «essentiellement procédural» et «préliminaire» des immunités, ainsi que la Cour l’a défini dans les affaires relatives au Mandat d’arrêt et aux Immunités juridictionnelles12. Dans ce dernier arrêt, la Cour avait en effet précisé que «[c]’est … avant de pouvoir examiner le fond de l’affaire portée devant lui et avant que les faits aient été établis que le tribunal national saisi doit déterminer si, au regard du droit international, un Etat peut ou non prétendre à l’immunité»13.
9. De plus, si nous suivons la logique adoptée par la Cour dans le présent arrêt, le droit d’accès aux tribunaux se trouve pratiquement vidé de sa substance dès lors que la banque centrale de l’Iran (la banque Markazi) a été privée d’un moyen de défense procédural «préliminaire» aussi important que l’invocation de l’immunité (ce qui la met dans une situation clairement moins favorable que celle des autres banques centrales opérant aux Etats-Unis). Ainsi que cela a été fort bien exprimé dans l’exposé de l’opinion dissidente qui a été joint à l’arrêt rendu par la Cour
9 Paragraphe 70 du présent arrêt.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 124, par. 58 ; Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 25, par. 60.
13 Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 136, par. 82.
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suprême des Etats-Unis en l’affaire Banque Markazi c. Peterson et al., la banque a été «priv[ée] … de toutes les protections que le droit fédéral, le droit international ou le droit de l’Etat de New York auraient pu [lui] offrir contre les réclamations des défendeurs»14. A cet égard, il convient de souligner que l’un des objectifs de l’Iran en ce qui concerne le paragraphe 2 de l’article III n’était pas tant que les tribunaux américains «retiennent» les immunités (comme la Cour le présume à tort au paragraphe 70 du présent arrêt), mais que les sociétés iraniennes soient en situation d’invoquer effectivement ces immunités devant les tribunaux américains. A l’heure actuelle, tel n’est pas le cas en raison des mesures adoptées par les Etats-Unis15.
10. Il est une autre disposition qui, selon moi, faisait entrer les demandes relatives aux immunités dans le champ d’application de la compétence ratione materiae de la Cour en vertu du traité de 1955, à savoir le paragraphe 1 de l’article X. Celui-ci dispose qu’«[i]l y aura liberté de commerce et de navigation entre les territoires des deux Hautes Parties contractantes». Ainsi qu’elle le reconnaît dans le présent arrêt, la Cour a, dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les exceptions préliminaires en l’affaire des Plates-formes pétrolières, fait une interprétation extensive de cette disposition :
«que le mot «commerce» soit pris dans son sens le plus commun ou au sens juridique, au plan interne ou international, il revêt une portée qui excède la seule référence aux activités d’achat et de vente.
Les traités portant sur des questions commerciales règlent une vaste gamme de questions accessoires liées au commerce, telles que le transport maritime, la circulation des biens et des personnes, le droit de fonder et d’exploiter des entreprises, la protection contre les voies de fait, la liberté de communication, l’acquisition et la jouissance des biens.»16
11. Aux paragraphes 78 et 79 du présent arrêt, la Cour a conclu que la protection des immunités d’une banque centrale n’était pas incluse dans l’expression «activités accessoires au commerce». Ce faisant, elle n’a pas tenu compte de ce que, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières, elle avait estimé que le paragraphe 1 de l’article X protégeait non seulement le «commerce» entre les Parties contractantes (terme dont elle avait déjà donné une définition extensive), mais aussi la notion plus large encore de «liberté du commerce». Selon la Cour,
«[t]out acte qui entraverait cette «liberté» s’en trouve prohibé. Or, sauf à rendre une telle liberté illusoire, il faut considérer qu’elle pourrait être effectivement entravée du fait d’actes qui emporteraient destruction de biens destinés à être exportés, ou qui seraient susceptibles d’en affecter le transport et le stockage en vue de l’exportation»17.
12. En la présente espèce, compte tenu du rôle essentiel que joue la banque Markazi dans la conclusion effective, par les sociétés iraniennes, de transactions commerciales aux Etats-Unis, l’Iran invoquait devant la Cour une grave violation des droits qu’il tient de cette disposition. Cette ingérence dans les droits du demandeur semble être la conséquence directe de la restriction des immunités obtenue au moyen d’une série de mesures ayant spécifiquement pris l’Iran et les sociétés
14 Banque Markazi c. Peterson et al., Supreme Court Reporter, vol. 136, p. 1360 (2016), opinion dissidente du président Roberts, p. 14.
15 Voir CR 2018/33, p. 27-29, par. 9-11 (Wordsworth), et, en partie, CR 2018/31, p. 13, par. 10 (Wordsworth).
16 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 818, par. 45-46.
17 Ibid., p. 819, par. 50.
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publiques iraniennes pour cibles. Dès lors, limiter la compétence de la Cour en vertu du paragraphe 1 de l’article X comme cela a été fait dans le présent arrêt apparaît injustifié.
13. Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, je suis d’avis que la Cour aurait dû rejeter la deuxième exception préliminaire soulevée par les Etats-Unis et, partant, exercer pleinement sa compétence à l’égard des demandes formulées par l’Iran au fond.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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