Opinion individuelle de M. le juge Robinson

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164-20190213-JUD-01-03-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE ROBINSON
[Traduction]
Point de savoir si la question d’une violation alléguée de l’immunité souveraine d’une entreprise publique telle que la banque Markazi concerne l’interprétation ou l’application du traité d’amitié  Paragraphe 4 de l’article XI de cet instrument  Interprétation a contrario  Objet et but du traité.
1. Dans le présent exposé, j’expliquerai pourquoi je ne souscris pas à la conclusion énoncée au point 2) du dispositif de l’arrêt, par lequel la Cour a retenu la deuxième exception préliminaire d’incompétence soulevée par les Etats-Unis d’Amérique (ci-après les «Etats-Unis»).
2. Dans sa deuxième exception préliminaire d’incompétence, le défendeur priait la Cour de rejeter
«comme échappant à la compétence de la Cour toutes les demandes, quelle que soit la disposition du traité d’amitié sur laquelle elles sont fondées, reposant sur le refus supposé des Etats-Unis d’accorder à l’Etat iranien, à la banque Markazi ou à des entités propriété de l’Etat iranien, une immunité étatique et/ou d’exécution».
Pour retenir cette exception, la Cour devait établir que «les violations du traité … alléguées par l’Iran [n’]entr[ai]ent [pas] dans les prévisions de ce[t instrument]»1. Le point de savoir si le traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires (ci-après le «traité») a effectivement été violé ne devait, bien évidemment, pas être tranché à ce stade de l’instance.
3. Selon moi, la question d’un manquement à une obligation d’accorder l’immunité souveraine de juridiction ou d’exécution à des entités étatiques exerçant des activités jure imperii se pose au regard du paragraphe 4 de l’article XI du traité, qui se lit comme suit :
«Aucune entreprise de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes, qu’il s’agisse de sociétés, d’associations, d’administrations et d’agences publiques qui est propriété publique ou sous contrôle public, ne pourra, si elle exerce dans les territoires de l’autre Haute Partie contractante une activité commerciale ou industrielle de quelque nature que ce soit, y compris le transport des marchandises, bénéficier ni prétendre bénéficier, dans lesdits territoires, pour elle-même ou pour ses biens, d’une exemption en matière d’impôts, de poursuites judiciaires, d’exécution des jugements ou d’obligations d’un autre ordre applicables aux entreprises qui sont propriété privée ou sous contrôle privé.»
En disposant que seules les entreprises publiques exerçant des activités commerciales ne bénéficient pas des exemptions en matière de poursuites judiciaires ou d’obligations d’un autre ordre applicables aux sociétés privées, ce paragraphe n’indique pas, ni n’implique, que, lorsqu’elles exercent des activités de puissance publique, ces entreprises seraient également privées de l’immunité dont elles bénéficieraient par ailleurs en vertu du droit international coutumier ; il implique en revanche clairement qu’elles jouissent alors de l’immunité souveraine en vertu du traité.
1 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, CIJ Recueil 1996 (II), p. 810, par. 16.
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4. La question est de savoir si une interprétation de l’instrument à l’examen, conformément au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités, porte à conclure qu’une violation alléguée de l’immunité des entreprises publiques exerçant des activités de puissance publique entre dans les prévisions dudit instrument. De fait, il s’agit de rechercher s’il existe un «rapport raisonnable»2 entre le traité et la revendication de l’immunité souveraine.
5. Il convient de préciser d’emblée que le fait que le traité ne se réfère pas expressément à l’immunité souveraine pour les activités jure imperii n’est pas déterminant aux fins d’établir s’il couvre cette immunité ; la fonction d’interprétation permet tout à fait de trancher la question de savoir si cet instrument couvre un élément qui n’y est pas expressément mentionné.
6. Le contexte du traité est bien connu. En 1812, la Cour suprême des Etats-Unis énonçait le principe de l’immunité absolue dans l’affaire Schooner Exchange v. McFaddon. En 1952, le Département d’Etat des Etats-Unis rendait publique la lettre Tate, qui exprimait une position restrictive en matière d’immunité souveraine. Dans ce texte, il était indiqué qu’un gouvernement ou une entité gouvernementale exerçant des activités commerciales ne pouvait pas prétendre à l’immunité aux Etats-Unis. En revanche, il est clair que la lettre Tate laissait intacte et applicable l’immunité que le droit coutumier reconnaît aux entités étatiques exerçant des activités souveraines ou gouvernementales.
7. La disposition énoncée au paragraphe 4 de l’article XI, qui prévoit qu’une entité étatique exerçant des activités commerciales ne bénéficiera pas d’une exemption en matière de poursuites judiciaires ou d’obligations d’un autre ordre applicables aux entités privées, requiert immédiatement et immanquablement de rechercher si les activités en cause sont de nature commerciale, auquel cas elles ne seront pas couvertes par l’immunité, ou de nature souveraine et gouvernementale, auquel cas la question se pose de savoir si le droit coutumier à l’immunité devient applicable en vertu du traité. Celui-ci a anticipé cette appréciation, prévoyant que la question devait être tranchée par l’application des règles coutumières relatives à l’immunité de l’Etat. Aux fins d’établir si des activités sont de nature commerciale au sens du paragraphe 4 de l’article XI, le traité commande de déterminer qu’elles ne sont pas souveraines et gouvernementales. Cette prescription est implicite et nécessite de recourir au droit international coutumier pour rechercher si lesdites activités sont couvertes par l’immunité. C’est le traité lui-même qui renvoie les Parties au droit international coutumier pour établir le traitement devant être réservé à ces activités. Si tel est le cas, c’est parce que la jouissance de l’immunité par une entité étatique au titre de ses activités souveraines et gouvernementales est essentielle à la réalisation de son objet et de son but, qui  ainsi que cela ressort du préambule et du traité dans son ensemble  consistent à développer au maximum les échanges, les investissements et les relations économiques entre les deux pays. La Cour n’aurait pas dû faire une interprétation restrictive de l’objet et du but de l’instrument à l’examen, l’importance de ces éléments en matière d’interprétation étant soulignée au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Les immunités dont bénéficient les sociétés publiques au titre de leurs activités souveraines ou gouvernementales contribuent grandement à la réalisation de l’objet et du but du traité, dont elles font par conséquent partie.
8. Le lien intrinsèque et organique entre les activités jure imperii et les activités jure gestionis est omniprésent dans le traité, qui le prévoit et l’englobe et, partant, en régit tous les aspects, y compris par le recours aux règles coutumières en matière d’immunités. C’est en raison de cette interdépendance que les règles coutumières régissant l’immunité des entités étatiques
2 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, CIJ Recueil 1984, p. 427, par. 81.
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exerçant des activités jure imperii se trouvent incorporées dans le régime conventionnel établi par le traité, et qu’il y a lieu de recourir à un raisonnement par déduction. Le fait de qualifier ce processus d’interprétation de raisonnement «a contrario», «par implication nécessaire» ou, plus simplement, «par implication», n’importe guère ; ce qui compte, c’est que la conclusion soit raisonnable, le recours aux règles coutumières en matière d’immunités tel que requis par le traité étant, ainsi que cela sera démontré ci-après, étayé par une interprétation du sens ordinaire des termes employés au paragraphe 4 de l’article XI, lus dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but du traité, à savoir développer au maximum les échanges, les investissements et les relations économiques entre les deux pays.
9. Au paragraphe 63 de son arrêt, la Cour qualifie le raisonnement suivi par l’Iran d’interprétation a contrario du paragraphe 4 de l’article XI. A cet égard, elle cite un extrait de la décision qu’elle a rendue en l’affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes, omettant toutefois le passage dans lequel elle avait défini une interprétation a contrario comme étant une interprétation «en vertu de laquelle le fait que la disposition mentionne expressément un cas de figure donné justifierait la conclusion que d’autres cas comparables sont exclus de ses prévisions»3. Il ne s’agit cependant pas là d’une définition complète d’un raisonnement a contrario qui, plus simplement, conduit à conclure qu’une question est incluse dans un traité ou en est exclue. Le point de savoir si la conclusion est que des cas comparables sont exclus dépend de la disposition conventionnelle spécifique à laquelle ceux-ci seraient contraires. Une interprétation a contrario ne conduit donc pas toujours à conclure que d’autres cas comparables sont exclus. Ce moyen d’interprétation peut au contraire, comme en la présente espèce, conduire à conclure qu’un cas comparable est inclus. En l’occurrence, la conclusion qui doit être tirée du paragraphe 4 de l’article XI est que, en refusant uniquement l’immunité aux entreprises publiques au titre de leurs activités commerciales, le traité doit être interprété comme préservant celle des entités étatiques exerçant des activités jure imperii. Cette conclusion est étayée par le fait que cette immunité, ainsi que cela sera démontré ci-après, fait partie de l’objet et du but du traité. Elle met en évidence un rapport raisonnable entre la violation alléguée et l’instrument en cause, ce qui est suffisant pour conférer compétence à la Cour. Ce raisonnement, fondé sur une interprétation a contrario, est conforme à la conclusion énoncée par la Cour dans l’affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes, selon laquelle «[u]ne telle interprétation ne peut toutefois être retenue que si elle se justifie à la lumière du libellé de l’ensemble des dispositions pertinentes, de leur contexte ainsi que de l’objet et du but du traité»4.
10. Point n’était besoin que le paragraphe 4 de l’article XI du traité énonçât expressément que les activités souveraines ou gouvernementales des entités étatiques bénéficiaient d’une exemption en matière de poursuites judiciaires et d’exécution. Dans le contexte dans lequel le débat concernant l’immunité souveraine se déroulait depuis 1812, la lettre Tate n’ayant été rédigée que trois années auparavant, les Etats-Unis et l’Iran ne pouvaient que considérer que, en vertu du traité, une entité étatique exerçant des activités souveraines ou gouvernementales continuerait de jouir de l’immunité qui était la sienne.
11. Cette conclusion est tout à fait conforme à l’objet et au but du traité, à savoir développer au maximum les échanges, les investissements et les relations économiques entre les peuples des deux pays. L’octroi de l’immunité aux sociétés publiques exerçant des activités souveraines ou gouvernementales est tout aussi important et nécessaire pour la réalisation de ces objet et but que ne l’est le refus de l’immunité aux sociétés publiques se livrant à des activités commerciales. Dans
3 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 19, par. 37.
4 Ibid.
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le cadre de l’exercice régulier de ses fonctions, une entité étatique telle que la banque centrale de l’une des Parties sera amenée à exercer sur le territoire de l’autre un ensemble d’activités souveraines ou gouvernementales ; ces activités sont tout aussi essentielles à la réalisation de l’objet et du but susmentionnés que ne le sont les activités d’une société privée.
12. A l’audience, l’Iran a souligné le rôle important que jouait sa banque centrale, la banque Markazi, en fournissant des services pour les opérations de change liées aux importations depuis les Etats-Unis ou aux exportations vers ce pays. Les mesures adoptées par les Etats-Unis à l’égard de la banque Markazi, et notamment le fait de la priver de son immunité ont eu, comme l’a également indiqué l’Iran, des effets dommageables sur l’exercice des fonctions de la banque, et il s’agit précisément du type de mesures que le traité visait à prévenir et à encadrer. En conséquence, il existe entre celui-ci et les violations alléguées de l’immunité souveraine un lien suffisant pour conférer compétence à la Cour. Le point de savoir si tel est le cas ne saurait être réglé en reconnaissant simplement qu’une question d’immunité souveraine se pose ; il est régi par le droit international coutumier. Or, étant essentielles à la réalisation de l’objet et du but du traité, les immunités souveraines de la banque centrale font partie de cet objet et de ce but, et donc dudit instrument. L’obligation de reconnaître ces immunités au titre des fonctions souveraines ou gouvernementales de la banque trouve donc sa source dans le traité lui-même, et non dans le droit international coutumier.
13. Le fait que les activités d’une banque centrale sont régies par le traité n’est pas douteux. La Cour a précisé que, en cas de doute, il convenait d’adopter une interprétation qui soit «la plus conforme à l’objectif général d’établir des relations amicales dans tous les domaines d’activité couverts par le traité»5. Or, l’expression «tous les domaines d’activité couverts par le traité» englobe assurément le rôle de la banque centrale dans le transfert des sommes versées en paiement des biens et services échangés par les deux pays6.
14. Il convient de relever que le traité contient un article soulignant un aspect précis de la relation commerciale et économique entre les Parties dans lequel la banque centrale joue un rôle important. L’article VII vise ainsi à s’assurer que, hormis certaines exceptions, aucune restriction ne soit imposée en matière de transferts de fonds à destination ou en provenance du territoire de l’autre Partie. Cet article est essentiel à la réalisation de l’objet et du but du traité, à savoir développer au maximum les échanges, les investissements et les relations économiques entre les deux pays. En effet, si les investisseurs ne sont pas en mesure de transférer des fonds à destination ou en provenance de l’Etat d’accueil, la réalisation de l’objet et du but du traité s’en trouvera gravement compromise. L’article VII est un élément vital de cet instrument. Or, la banque Markazi, en tant que banque centrale, est principalement responsable des activités exercées en exécution de cette disposition. Il est donc tout à fait naturel que le traité préserve ses immunités souveraines. Par conséquent, il convenait de se poser la question de savoir si les mesures adoptées par les Etats-Unis constituaient une violation de cette immunité souveraine, ce qui conférait compétence à la Cour.
15. La troisième exception préliminaire aurait dû être rejetée au motif que, après examen attentif du traité, la question des immunités souveraines et de leur violation alléguée peut être considérée comme étant couverte par cet instrument, et lesdites immunités, sur la base, là encore, d’une lecture attentive du traité, comme faisant partie de l’objet et du but de ce dernier. Aussi existait-il un lien raisonnable entre la question des immunités souveraines accordées aux entités étatiques et le traité ; ce lien, opéré par l’objet et le but celui-ci, était suffisant pour conférer
5 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 820, par. 52.
6 Ibid.
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compétence à la Cour. Le refus allégué d’accorder à la banque Markazi une immunité souveraine de juridiction ou d’exécution relevait du champ d’application du paragraphe 4 de l’article XI. En conséquence, la Cour aurait dû conclure à l’existence d’un différend entre les Parties quant à l’interprétation ou à l’application du traité, ce qui lui conférait compétence en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI.
(Signé) Patrick ROBINSON.
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