Opinion individuelle commune de MM. les juges Tomka et Crawford

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OPINION INDIVIDUELLE COMMUNE DE MM. LES JUGES TOMKA ET CRAWFORD
Exceptions préliminaires  Exception des Etats-Unis selon laquelle la banque Markazi n’est pas une «société» au sens du traité d’amitié  Désaccord avec la décision de la Cour de joindre au fond cette exception  La disposition qui a précédé l’article 79 du Règlement de la Cour lui accordait une grande latitude pour reporter l’examen des exceptions au fond  Retard causé par un report inutile des exceptions  La modification du Règlement en 1972 a limité la possibilité de reporter la décision sur une exception au stade du fond  La Cour disposait des informations nécessaires sur la banque Markazi pour se prononcer à ce stade de l’instance  Il n’est pas nécessaire de caractériser les opérations particulières de la banque Markazi pour décider si elle est une «société» aux fins du traité d’amitié.
1. Nous regrettons que la Cour ait décidé de joindre au fond la troisième exception préliminaire d’incompétence soulevée par les Etats-Unis d’Amérique. Selon nous, la question de savoir si la banque Markazi est une «société» au sens du paragraphe 1 de l’article III du traité d’amitié est une question d’interprétation des traités d’ordre exclusivement préliminaire, sur laquelle la Cour aurait dû se prononcer dans le présent arrêt.
2. Dans cet exposé, nous ne traiterons pas de la question de savoir si la banque Markazi est une «société» au sens du traité d’amitié. Nous tenons en revanche à exprimer nos sérieux doutes quant à la pertinence de la décision d’en reporter l’examen. Si la banque Markazi n’est pas une «société» selon la définition de ce terme énoncée dans le traité, les dispositions essentielles de celui-ci, notamment les articles III et IV, ne lui sont pas applicables. La question ayant fait l’objet d’une discussion exhaustive, la Cour disposait des informations nécessaires sur la banque Markazi pour se prononcer à ce stade de l’instance. Le fait de reporter sa décision sur ce point ne constitue pas, comme nous l’expliquerons ci-après, un usage approprié du paragraphe 9 de l’article 79.
3. La disposition qui a précédé l’article 79 du Règlement conférait à la Cour une plus grande latitude pour reporter l’examen des exceptions au stade du fond de l’affaire. Conformément au paragraphe 5 de l’article 62 du Règlement de 1946, après avoir entendu les arguments des parties sur les exceptions préliminaires, la Cour disposait de deux possibilités : statuer sur l’exception ou la joindre au fond1. Cet article reprenait la disposition identique contenue dans le Règlement de 1936 de la Cour permanente de Justice internationale2.
4. Dans l’affaire de la Barcelona Traction, la Cour, faisant application du paragraphe 5 de l’article 62 du Règlement de 1946, a joint au fond de l’affaire la troisième exception préliminaire du défendeur, relative à la qualité pour agir du demandeur, et ce, à une courte majorité de 9 voix contre 7 (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962) (Belgique c. Espagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1964, p. 46-47). La décision sur les exceptions préliminaires a été rendue en 1964. Six ans plus tard, en 1970, la Cour a jugé que le demandeur n’avait pas qualité pour agir, confirmant, de fait, la troisième exception préliminaire
1 Le paragraphe 5 de l’article 62 du Règlement de la Cour de 1946 se lisait comme suit : «La Cour, après avoir entendu les parties, statue sur l’exception ou la joint au fond».
2 Paragraphe 5 de l’article 62 du Règlement de la Cour permanente de Justice internationale de 1936.
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du défendeur, et conclu qu’elle ne pouvait «se prononce[r] … sur tout autre aspect de l’affaire» (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 51, par. 102).
5. Lorsque son rôle a été examiné par la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, examen qui a débuté en 1970, la Cour a été critiquée pour le retard pris pour statuer en l’affaire de la Barcelona Traction. Les vues des gouvernements qui ont été exprimées à cette occasion se retrouvent à la fois dans les rapports de la Sixième Commission sur la question, datés de 1970 et de 1971, et dans deux rapports du Secrétaire général, publiés en 1971 et 1972, où sont consignées les réponses à un questionnaire envoyé aux Etats. Dans le rapport établi par la Sixième Commission en 1970, il est fait mention de commentaires de représentants des Etats selon lesquels «il serait utile que la Cour statue rapidement sur toutes les questions de compétence et autres questions préjudicielles», et de la critique formulée à l’égard de la «pratique [de la Cour] consistant à ne statuer sur ces questions qu’après l’examen de l’affaire quant au fond» (A/8238, par. 48). Dans le rapport de la Sixième Commission de 1971, il est indiqué que les représentants des Etats ont formulé «une suggestion tendant à inciter la Cour à se prononcer sur les exceptions préliminaires aussi rapidement que possible et à s’abstenir de les joindre au fond à moins que cela ne soit strictement indispensable» (A/8568, par. 47).
6. La Cour avait, dans une certaine mesure, devancé ces critiques en engageant, en 1967, une revision de son Règlement3. Elle a pris bonne note des vues exprimées à la Sixième Commission lors de ce processus de revision. Celui-ci a entraîné d’importantes modifications du Règlement et, en 1972, le paragraphe 5 de l’article 62, devenu paragraphe 7 de l’article 67, a été modifié en profondeur4. Cette disposition a été renumérotée à deux autres reprises, en 1978 et 2000, sans toutefois être de nouveau modifiée sur le fond5. La disposition pertinente  le paragraphe 9 de l’article 79  se lit aujourd’hui comme suit : «La Cour, après avoir entendu les parties, statue dans un arrêt par lequel elle retient l’exception, la rejette ou déclare que cette exception n’a pas dans les circonstances de l’espèce un caractère exclusivement préliminaire.»
7. Selon la Cour, la nouvelle règle présente un avantage certain, à savoir que, «en qualifiant certaines exceptions de préliminaires, elle montre bien que, lorsqu’elles présentent exclusivement ce caractère, les exceptions doivent être tranchées sans délai» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 31, par. 41). Si elle n’exclut pas totalement la possibilité pour la Cour de reporter sa décision sur une exception préliminaire au stade de l’examen au fond, ladite règle la limite «en en précisant plus strictement les conditions» (Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 28, par. 49 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 133, par. 48). L’amendement de 1972 était donc censé avoir un effet substantiel ; il ne s’agissait pas d’une simple question de formulation.
3 Rapport de la Cour internationale de Justice, 1er août 1969-31 juillet 1970, A/8005, par. 31.
4 Cour internationale de Justice, Annuaire 1971-1972, p. 8. Voir aussi S. Rosenne, Procedure in the International Court: A Commentary on the 1978 Rules of the International Court of Justice, La Haye, Martinus Nijhoff, 1983, p. 164-167.
5 Le paragraphe 7 de l’article 67 est devenu le paragraphe 7 de l’article 79 en 1978, puis le paragraphe 9 de l’article 79 en 2000. Cour internationale de Justice, Annuaire 1977-1978, p. 118 et Annuaire 2000-2001, p. 3.
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Plus important encore, comme l’a écrit un membre de la Cour en dehors de l’exercice de ses fonctions judiciaires, «[l]a solution de facilité, à savoir la solution neutre et, dans certains cas, diplomatique, d’une jonction au fond  mais qui, de fait, revenait à reporter toute décision  est désormais exclue»6.
8. Depuis les modifications apportées au Règlement en 1972, la Cour a estimé qu’une exception n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire dans cinq affaires seulement. Dans les affaires des Activités militaires et paramilitaires et de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, elle a ainsi jugé que le point de savoir si des Etats tiers pourraient être «affectés» par sa décision ne revêtait pas un caractère exclusivement préliminaire, car il ne lui serait possible de déterminer l’effet sur d’autres Etats «qu’à partir du moment où les grandes lignes de son arrêt se dessineraient» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 425, par. 75-767 ; voir aussi Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 324-325, par. 116-117). Dans les deux affaires Lockerbie, elle a considéré que l’exception selon laquelle les demandes libyennes auraient été privées «de tout objet» par deux résolutions du Conseil de sécurité traitant de l’incident aérien en cause avait le caractère d’une défense sur le fond et était «inextricablement liée» à celui-ci (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni, exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 28-29, par. 50 ; Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique, exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 133-134, par. 49). Enfin, dans l’affaire de l’Application de la convention sur le génocide, la Cour a estimé que l’exception ratione temporis de la Serbie n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire parce qu’elle «devra[it] disposer de davantage d’éléments» pour se prononcer et qu’«[i]l serait … impossible de trancher les questions soulevées par cette exception sans statuer, jusqu’à un certain point, sur des éléments qui relèvent à proprement parler du fond» (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 459-460, par. 127, 129-130)8.
9. La décision de joindre au fond la troisième exception préliminaire des Etats-Unis que la Cour a prise en la présente espèce marque une rupture par rapport à son adhésion antérieure au régime énoncé au paragraphe 9 de l’article 79. La Cour a établi que,
«[e]n principe, une partie qui soulève des exceptions préliminaires a droit à ce qu’il y soit répondu au stade préliminaire de la procédure, sauf si [elle] ne dispose pas de tous
6 Eduardo Jiménez de Aréchaga, «The Amendments to the Rules of Procedure of the International Court of Justice» (1973), American Journal of International Law, vol. 67, no 1, 1973, p. 16. Le juge Jiménez de Aréchaga a été membre du comité de revision du Règlement de la Cour de février 1970 à février 1976, y compris au moment de l’adoption des amendements au Règlement de la Cour de 1972. Cour internationale de Justice, Annuaire 1977-1978, p. 111-112. Voir aussi Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 425, par. 76 : «il n’est plus possible d’ordonner la jonction des exceptions préliminaires au fond depuis la revision du Règlement de 1972».
7 Au paragraphe 76, la Cour a déterminé que, «de toute évidence, la question de savoir quels Etats pourraient être «affectés» par la décision au fond n’[était] pas en soi juridictionnelle». Dans cette affaire, la Cour a examiné d’office les questions d’ordre juridictionnel, les Etats-Unis d’Amérique n’ayant pas soulevé formellement d’exceptions préliminaires. Elle a cependant traité la question en cause conformément au paragraphe 7 de l’article 79 de la version initiale du Règlement de 1978 (par. 76).
8 Cette décision a été adoptée par 11 voix contre 6. Voir C.I.J. Recueil 2008, p. 466, point 4 du dispositif. Dans l’exposé de leur opinion dissidente, deux juges ont succinctement expliqué les raisons pour lesquelles ils avaient voté contre cette décision. Ibid., p. 547, par. 4, opinion dissidente de M. le juge Skotnikov, et ibid., p. 633-635, par. 192-194, opinion dissidente de M. le juge ad hoc Kreća. Dans l’exposé de son opinion individuelle, un autre juge s’est montré particulièrement critique à l’égard de la décision de jonction au fond prise par la Cour. Ibid., p. 515-523, par. 7-17, opinion individuelle de M. le juge Tomka.
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les éléments nécessaires pour se prononcer sur les questions soulevées ou si le fait de répondre à l’exception préliminaire équivaudrait à trancher le différend, ou certains de ses éléments, au fond» (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51).
La présomption joue donc en faveur d’une décision au stade préliminaire et non d’une jonction au fond. Le paragraphe 8 de l’article 79 du Règlement, dont le contenu a été ajouté à ce dernier en 19729, le confirme, du moins en ce qui concerne les exceptions à la compétence de la Cour10. Ce paragraphe dispose que, «[p]our permettre à la Cour de se prononcer sur sa compétence au stade préliminaire de la procédure, la Cour peut, le cas échéant, inviter les parties à débattre tous points de fait et de droit, et à produire tous moyens de preuve, qui ont trait à la question». Certains membres de la Cour ont déjà souligné l’importance de limiter aux circonstances visées au paragraphe 9 de l’article 79 les cas où les exceptions sont jointes au fond11.
10. La question de savoir si la banque Markazi est une société au sens du traité d’amitié est une question d’interprétation des traités sur laquelle des vues différentes peuvent être exprimées. Ce nonobstant, la Cour avait déjà connaissance, à ce stade de la procédure, de tous les faits susceptibles d’avoir une incidence à cet égard. Le demandeur lui a fourni des éléments de preuve relatifs à la création de la banque et à ses fonctions12. En outre, chacune des Parties a eu l’occasion d’exposer ses arguments sur le point de savoir si cette dernière est une «société» au sens du traité d’amitié, arguments étayés par des éléments de preuve tels que les comptes rendus des négociations lors de l’élaboration de cet instrument13. Contrairement à ce que la Cour a indiqué pour justifier sa décision de joindre la troisième exception préliminaire au fond (arrêt, paragraphe 97), il n’est pas nécessaire, pour établir s’il s’agit d’une société, «[de] déterminer si la banque Markazi exerçait, à l’époque pertinente, des activités de la nature de celles qui permettent de caractériser une «société» au sens du traité d’amitié». Les activités de la banque Markazi «à l’époque pertinente» ne font pas l’objet du différend soumis à la Cour ; l’objet de ce différend réside dans les mesures d’exécution prises par les Etats-Unis contre les biens et avoirs de la banque afin de donner effet aux jugements des tribunaux fédéraux contre l’Iran et son gouvernement. De surcroît, la définition du terme «sociétés» énoncée au paragraphe 1 de l’article III du traité d’amitié ne fait pas référence aux «activités» en tant que critère permettant de déterminer si une entité est une société au sens dudit instrument.
11. Si la Cour s’était prononcée sur l’exception à ce stade de la procédure, elle n’aurait pas statué sur des questions relatives au fond de l’affaire. L’argumentation du demandeur en ce qui concerne cette exception est que la banque Markazi s’est vue privée, par des mesures prises par le
9 Le paragraphe 8 de l’article 79 correspond au paragraphe 6 de l’article 67 de 1972 et au paragraphe 6 de l’article 79 de 1978.
10 S. Rosenne, op. cit., p. 163.
11 Voir, par exemple, Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 612-614, déclaration de M. le juge Bennouna ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 304, opinion individuelle de M. le juge Petrén ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 488-489, opinion individuelle de M. le juge Petrén.
12 Plus précisément, l’Iran a fourni la législation interne qui a donné naissance à la banque Markazi et en régit les fonctions (mémoire de l’Iran (MI), annexe 73).
13 Voir, par exemple, lettre en date du 16 octobre 1954 adressée au département d’Etat des Etats-Unis par l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran (MI, annexe 2) et aide-mémoire de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran en date du 20 novembre 1954 (MI, annexe 3), examinés dans les observations écrites de l’Iran sur les exceptions préliminaires des Etats-Unis, p. 43. Les Etats-Unis ont aussi fourni deux volumes de documents non scellés dans l’affaire Peterson qui, selon eux, sont pertinents pour la détermination de la question : CR 2018/32, p. 12, par. 7 (Bethlehem).
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défendeur, des droits qui lui étaient garantis par le traité d’amitié14. La question préliminaire est de savoir si la banque Markazi bénéficie, en tant que «société», de ces droits conventionnels. Cette question est distincte de l’examen par la Cour, au stade du fond, du point de savoir si le défendeur a violé lesdits droits, pour autant que ceux-ci existent.
12. Il résulte de ce qui précède que la Cour aurait dû déterminer au stade préliminaire de la présente instance si la banque Markazi est une «société» au sens du traité d’amitié. Sa décision de ne pas le faire constitue une application inappropriée du paragraphe 9 de l’article 79 du Règlement.
(Signé) Peter TOMKA.
(Signé) James CRAWFORD.
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14 Requête de l’Iran, par. 1 ; CR 2018/30, p. 10, par. 3 (Mohebi).

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