Déclaration de M. le juge ad hoc Momtaz

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC MOMTAZ
La résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité — L’effet contraignant des obligations imposées par la résolution 2231 (2015) aux Etats Membres des Nations Unies — L’Iran a respecté ses engagements dans le cadre du plan d’action global commun — L’illicéité des mesures prises par les Etats-Unis à portée extraterritoriale en droit international — Les sanctions à portée extraterritoriale ne rentrent pas dans les prévisions de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires du 15 août 1955 — La mission de la Cour en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales.
1. J’ai voté en faveur des trois mesures conservatoires indiquées par la Cour au dispositif de l’ordonnance. Cependant, je crains que les deux premières mesures conservatoires ne soient pas suffisantes pour protéger de toute urgence les droits de l’Iran et d’éviter qu’un préjudice irréparable leur soit causé.
2. En ce qui concerne la première mesure conservatoire, la Cour au point 1 iii) du paragraphe 102 du dispositif a limité sa portée à «des pièces détachées, des équipements et des services de maintenance nécessaires à la sécurité des aéronefs civils». A mon avis, cette mesure ne permet pas à l’Iran d’assurer la sécurité de l’aviation civile iranienne, pour éviter ainsi qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits relevant du traité d’amitié. Comme la Cour l’a rappelé au paragraphe 81 de son ordonnance, la flotte aérienne iranienne est l’une des plus vieilles du monde. C’est l’Iran qui l’a affirmé lors des plaidoiries, ce qui n’a pas été contesté. Cette mesure conservatoire aurait dû viser également l’achat des avions et les commandes qui ont déjà été effectuées par l’Iran et soumises aux sanctions réimposées par les Etats-Unis. Je regrette que cela ne figure pas dans le dispositif de l’ordonnance.
3. En ce qui concerne la seconde mesure conservatoire, et compte tenu des sanctions secondaires des Etats-Unis à portée extraterritoriale (ordonnance, par. 74 et 83), il aurait été souhaitable que la Cour demande aux Etats-Unis de s’abstenir de toute mesure tendant à dissuader les sociétés et les ressortissants des Etats tiers d’entretenir des relations commerciales avec l’Iran, notamment pour lui permettre d’acquérir de nouveaux aéronefs civils.
4. Si je souscris au raisonnement exposé dans l’ordonnance de la Cour, j’estime néanmoins nécessaire d’examiner trois questions sur lesquelles la Cour ne s’est pas prononcée, en tout cas pas à ce stade de la procédure. Ces questions me semblent d’autant plus importantes que la finalité d’une mesure conservatoire est celle de prévenir la non-aggravation du différend et de préserver les droits des parties en litige avant que la Cour statue sur le fond. Ces questions touchent en outre au coeur du fonctionnement de la Cour en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, ainsi que son rôle dans la protection et la promotion des buts et principes de la Charte, y compris dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales.
1) Les obligations des Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies en vertu de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité
5. Au paragraphe 18 de son ordonnance, la Cour prend note de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité, sans toutefois mettre au clair les conséquences juridiques qui en découlent. Cette résolution, adoptée à l’unanimité, fait partie du contexte factuel dans lequel le différend,
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soumis à la Cour au titre du traité d’amitié, est né. Si ce différend ne concerne pas le respect par les Etats-Unis de la résolution 2231 (2015) ou leur retrait du plan d’action global commun (ci-après le «plan d’action»), il aurait pu être évité si les Etats-Unis avaient respecté leurs engagements dans le cadre de la résolution 2231 (2015).
6. Cette résolution ne se réfère pas expressément au chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Il n’en demeure pas moins que la référence à l’article 25 de la Charte au préambule de la résolution, ainsi que le fait que le dispositif de la résolution se réfère dix fois à l’article 41, inclus au chapitre VII de la Charte, prouvent qu’elle impose des obligations aux Etats Membres de l’Organisation. La résolution a endossé le plan d’action dans son ensemble. Indépendamment de la nature juridique du plan d’action en tant que tel, notamment le fait de savoir s’il s’agit d’un instrument contraignant pour les Etats qui l’ont conclu, ce qui importe pour le cas d’espèce c’est de rechercher si ou dans quelle mesure la résolution 2231 (2015) impose des obligations contraignantes à tous les Etats Membres de l’Organisation, y compris les Etats-Unis.
7. D’abord, en ce qui concerne l’effet obligatoire des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, la Cour a eu l’occasion de préciser comme suit :
«112. Ce serait une interprétation insoutenable d’affirmer que, lorsque le Conseil de sécurité fait une telle déclaration en vertu de l’article 24 de la Charte au nom de tous les Etats Membres, ceux-ci sont libres de ne faire aucun cas de l’illégalité ni même des violations du droit qui en résultent …
113. … [L]’article 25 ne se limite pas aux décisions concernant des mesures coercitives mais s’applique aux «décisions du Conseil de sécurité» adoptées conformément à la Charte. En outre cet article est placé non pas au chapitre VII mais immédiatement après l’article 24, dans la partie de la Charte qui traite des fonctions et pouvoirs du Conseil de sécurité. Si l’article 25 ne visait que les décisions du Conseil de sécurité relatives à des mesures coercitives prises en vertu des articles 41 et 42 de la Charte, autrement dit si seules ces décisions avaient un effet obligatoire, l’article 25 serait superflu car cet effet résulte des articles 48 et 49 de la Charte.
114. On a soutenu aussi que les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité sont rédigées en des termes qui leur confèrent plutôt le caractère d’une exhortation que celui d’une injonction et qu’en conséquence elles ne prétendent ni imposer une obligation juridique à un Etat quelconque ni toucher sur le plan juridique à l’un quelconque de ses droits. Il faut soigneusement analyser le libellé d’une résolution du Conseil de sécurité avant de pouvoir conclure à son effet obligatoire. Etant donné le caractère des pouvoirs découlant de l’article 25, il convient de déterminer dans chaque cas si ces pouvoirs ont été en fait exercés, compte tenu des termes de la résolution à interpréter, des débats qui ont précédé son adoption, des dispositions de la Charte invoquées et en général de tous les éléments qui pourraient aider à préciser les conséquences juridiques de la résolution du Conseil de sécurité.» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 52-53, par. 112-114.)
8. En règle générale, l’effet contraignant des décisions du Conseil de sécurité ne s’épuise donc pas avec les décisions prises dans le cadre du chapitre VII (voir aussi, par exemple, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 192, par. 134). Ainsi, le fait de savoir si une résolution du
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Conseil de sécurité est contraignante implique l’analyse des termes y utilisés, les discussions qui ont mené à son adoption, les dispositions de la Charte y citées, en vue de forger l’intention du Conseil de sécurité d’établir une obligation à la charge des Etats Membres (voir, par exemple, Timor Oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 104, par. 32). S’il est vrai que les règles relatives à l’interprétation des traités consacrées par les articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités peuvent fournir certaines indications, «d’autres éléments doivent aussi être pris en considération aux fins de l’interprétation» des résolutions du Conseil de sécurité (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 442, par. 94). Ainsi :
«Pour interpréter les résolutions du Conseil de sécurité, la Cour peut être amenée à examiner certaines déclarations faites par les représentants d’Etats membres du Conseil de sécurité à l’époque de leur adoption ou d’autres résolutions de ce dernier ayant trait à la même question, ainsi qu’à se pencher sur la pratique ultérieure des organes pertinents de l’Organisation des Nations Unies et des Etats à l’égard desquels les résolutions en question ont une incidence.» (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 442, par. 94.)
9. Il convient dès lors d’examiner le libellé, l’objet et le but, ainsi que le contexte de la résolution 2231 (2015), afin d’établir l’effet juridique de cette résolution. Comme il a été rappelé, le préambule de cette résolution précise que «les Etats Membres sont tenus, aux termes de l’Article 25 de la Charte des Nations Unies, d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité». Dans ce même préambule, le Conseil de sécurité a précisé à maintes reprises l’importance du plan d’action qui «marque un tournant fondamental dans l’examen» de la question du nucléaire iranien, un achèvement des efforts diplomatiques dans le domaine de la non-prolifération qui relève directement de la compétence du Conseil de sécurité. Il a également invité tous les Etats à coopérer avec l’Iran et a souligné l’importance du rôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dans la mise en oeuvre et le suivi des engagements contenus dans le plan d’action et approuvés dans la résolution, le Conseil de sécurité, comme il a été souligné par ses membres permanents après l’adoption de la résolution, étant le garant de sa mise en oeuvre.
10. Si la véritable intention du Conseil de sécurité était en effet de simplement prendre note du plan d’action, il aurait pu le faire, en conformité avec sa pratique habituelle, sans annexer l’intégralité de cet instrument volumineux à la résolution. Or, cela n’est pas le cas de la résolution 2231 (2015), dans laquelle le Conseil de sécurité «[a]pprouve le Plan d’action global commun et appelle instamment à son application intégrale conformément au calendrier qu’il prévoit». Une pareille ouverture du dispositif de la résolution, immédiatement précédée dans son préambule par une référence à l’article 25 de la Charte, ne fait subsister aucun doute quant à l’intention du Conseil de sécurité d’établir des obligations contraignantes qui s’adressent à tous les Etats Membres de l’Organisation, y compris les Etats-Unis.
11. L’examen du dispositif de cette résolution confirme le caractère contraignant de la résolution en question. La grande majorité des dispositions de cette résolution sont précédées d’une référence expresse à l’article 41 de la Charte, inclus dans le chapitre VII de la Charte. C’est le cas des paragraphes 7-9, 11-13, 16 et 21-23. Par exemple, au paragraphe 7, «agissant en vertu de l’Article 41 de la Charte», le Conseil de sécurité a décidé de lever les sanctions figurant dans ses résolutions précédentes sur la question du nucléaire iranien, à savoir les résolutions 1696 (2006), 1737 (2006), 1747 (2007), 1803 (2008), 1835 (2008), 1929 (2010) et 2224 (2015). D’autres dispositions de la résolution 2231 (2015), qui ne sont pas précédées d’une référence expresse à
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l’article 41 de la Charte, sont tout de même contraignantes pour les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies, dans la mesure où elles ont été adoptées conformément aux buts et principes de la Charte et à son article 25. Comme la Cour l’a rappelé,
«lorsque le Conseil de sécurité adopte une décision aux termes de l’article 25 conformément à la Charte, il incombe aux Etats Membres de se conformer à cette décision, notamment aux membres [non permanents] du Conseil de sécurité qui ont voté contre elle et aux Membres des Nations Unies qui ne siègent pas au Conseil» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 54, par. 116).
Enfin et surtout, la plupart des dispositions prévues dans la résolution 2231 (2015) s’adresse aux Etats Membres de l’Organisation. Il s’ensuit qu’en approuvant le plan d’action, la résolution 2231 (2015) a établi des obligations contraignantes incombant à tous les Etats Membres de l’Organisation, y compris les Etats-Unis.
12. Enfin, et bien que la présente procédure se trouve à un stade préliminaire, il convient tout de même de s’attarder sur le bien-fondé des justifications avancées par les Etats-Unis pour «le rétablissement de toutes les sanctions qui avaient précédemment été levées ou assouplies par des dérogations dans le cadre [dudit] plan d’action» et de la résolution 2231 (2015). Dans un mémorandum en date du 8 mai 2018, le président des Etats-Unis a souligné que «l’Iran avait publiquement annoncé que l’accès de ses sites militaires serait refusé aux représentants de l’AIEA», d’une part, et que, en 2016, l’Iran «n’avait pas respecté, à deux reprises, les quotas imposés par le plan d’action pour l’accumulation d’eau lourde», d’autre part (ordonnance, par. 20). Or, en réalité, depuis le 16 janvier 2016, l’AIEA a assuré la vérification et le contrôle du respect par l’Iran des engagements en matière nucléaire conformément aux modalités fixées par le plan d’action, mandat qui lui a été confié par la résolution 2231 (2015). L’AIEA a confirmé, dans ses rapports trimestriels, le respect des engagements pris par l’Iran.
13. Il suffit de se référer aux rapports de l’AIEA en 2018 pour réfuter les justifications avancées par les Etats-Unis. D’une part, en ce qui concerne la question d’accès aux sites en Iran, l’AIEA a précisé que «[l]’Agence a continué d’évaluer les déclarations de l’Iran en application volontaire du protocole additionnel, et a exercé son droit d’accès complémentaire, au titre dudit protocole, à tous les sites et emplacements en Iran sur lesquels elle avait besoin de se rendre» («Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU», doc. GOV/2018/7 du 23 février 2018, par. 23). Dans son dernier rapport paru le 30 août 2018, l’AIEA a réaffirmé avoir accès à tous les sites et emplacements en Iran sur lesquels elle avait besoin de se rendre et a précisé en outre que «Timely and proactive cooperation by Iran in providing such access facilitates implementation of the Additional Protocol and enhances confidence» («Verification and monitoring in the Islamic Republic of Iran in light of United Nations Security Council resolution 2231 (2015)», doc. GOV/2018/33 du 30 août 2018, par. 24). Par ailleurs, dans son rapport du 25 mai 2018, soit quelques semaines après la déclaration du président des Etats-Unis annonçant la décision de réinstaurer et d’aggraver les sanctions économiques qui avaient été levées dans le cadre du plan d’action, l’AIEA a confirmé que l’Iran continuait de coopérer avec l’agence et de respecter ses engagements, en ce compris l’accès aux sites («Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU», doc. GOV/2018/24 du 25 mai 2018, par. 23). D’autre part, s’agissant des quotas pour l’accumulation d’eau lourde, le dernier rapport paru le 30 août 2018 est très clair à ce sujet — au cours de la période trimestrielle à l’examen, l’Iran n’a pas eu
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plus de 130 tonnes métriques d’eau lourde, respectant ainsi les limites établies au paragraphe 14 de l’annexe I du plan d’action. En ce qui concerne le respect de cet engagement par l’Iran en 2016, l’examen des rapports de l’AIEA de l’époque est à nouveau éclairant :
«2. … le 8 novembre 2016, l’Agence a vérifié que le stock d’eau lourde de l’Iran avait atteint 130,1 tonnes et, dans une lettre reçue par l’Agence le 9 novembre 2016, l’Iran a informé l’Agence de son projet de préparer le transfert de cinq tonnes de son eau lourde de qualité nucléaire hors de son territoire.
3. Le 12 novembre 2016, l’Iran a informé l’Agence de sa décision de préparer le transfert de six tonnes supplémentaires d’eau lourde de qualité nucléaire hors de son territoire. Les 12 et 13 novembre 2016, l’Agence a vérifié et scellé 11 tonnes d’eau lourde de qualité nucléaire que l’Iran préparait pour les transférer hors de son territoire.
4. Le 21 novembre 2016, l’Iran a informé l’Agence que les 11 tonnes d’eau lourde de qualité nucléaire avaient été expédiées hors de son territoire le 19 novembre 2016.
5. Le 6 décembre 2016, l’Agence a vérifié la quantité de 11 tonnes d’eau lourde de qualité nucléaire sur leur lieu de destination hors d’Iran. Ce transfert d’eau lourde hors d’Iran ramène le stock d’eau lourde de ce pays en dessous de 130 tonnes.» («Vérification et contrôle en République islamique d’Iran à la lumière de la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité de l’ONU», doc. GOV/INF/2016/13 du 7 décembre 2016).
14. Enfin, il convient de noter que, depuis que les Etats-Unis ont annoncé leur intention de sortir du plan d’action et de rétablir leurs sanctions unilatérales, l’Union européenne (UE) a non seulement confirmé le respect des engagements de l’Iran, mais a aussi appelé au respect de la résolution 2231 (2015), ayant pris des mesures nécessaires dans l’ordre juridique de l’UE pour protéger les droits des entreprises de l’Union qui entretiennent des rapports commerciaux légitimes avec l’Iran : «La levée des sanctions liées au nucléaire est un volet essentiel de l’accord — elle vise à avoir des effets positifs non seulement sur les relations commerciales économiques avec l’Iran mais aussi, et c’est plus important encore, sur la vie de la population iranienne. Nous sommes déterminés à protéger les opérateurs économiques européens qui font du commerce légitime avec l’Iran, en conformité avec le droit de l’Union et la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations Unies. C’est pourquoi la loi de blocage actualisée de l’Union européenne entrera en vigueur le 7 août et protégera les entreprises de l’UE faisant du commerce légitime avec l’Iran des répercussions des sanctions extraterritoriales des Etats-Unis.» (Déclaration conjointe sur la réimposition de sanctions américaines à la suite du retrait des Etats-Unis du plan d’action global commun, Bruxelles, 6 août 2018, disponible en ligne sur le site officiel de l’UE.)1
1 https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/49585/node/49….
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2) L’illicéité de mesures extraterritoriales adoptées par les Etats-Unis
15. A mon avis, les sanctions secondaires annoncées par les Etats-Unis le 8 mai, lesquelles ont été mises en oeuvre le 6 août ou seront instaurées le 4 novembre 2018, ont aussi une portée extraterritoriale dans la mesure où elles ciblent des personnes et des sociétés des Etats tiers, lesquelles continueront d’avoir des relations économiques avec l’Iran. Ces sanctions sont illicites au regard du droit international.
16. D’abord, il convient d’examiner la licéité de ces mesures à la lumière des principes de la Charte des Nations Unies avant de passer à l’examen de leur conformité avec le droit de l’Organisation mondiale de commerce (OMC), qui peut être perçu comme une lex specialis. Ensuite, je ne suis pas persuadé que les sanctions extraterritoriales puissent même prima facie entrer dans le champ d’application de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié. De même, on ne saurait justifier ces sanctions extraterritoriales à la lumière d’autres exceptions similaires en droit international, comme celle contenue dans l’article XXI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).
17. Quant à la première question, en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), la Cour a analysé le traité d’amitié, de commerce et de navigation de 1956 conclu entre le Nicaragua et les Etats-Unis, qui a avait été rédigé sur le modèle du traité d’amitié de 1955 qui nous concerne en l’espèce, ayant observé que :
«d’après les formulations généralement acceptées, ce principe [de non-intervention] interdit à tout Etat ou groupe d’Etats d’intervenir directement ou indirectement dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre Etat. L’intervention interdite doit donc porter sur des matières à propos desquelles le principe de souveraineté des Etats permet à chacun d’entre eux de se décider librement. Il en est ainsi du choix du système politique, économique, social et culturel et de la formulation des relations extérieures. L’intervention est illicite lorsque à propos de ces choix, qui doivent demeurer libres, elle utilise des moyens de contrainte.» (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 108, par. 205.)
18. Le principe de non-intervention est un des corollaires de l’égalité souveraine des Etats (ibid., par. 202). En effet, il est sa première conséquence naturelle. L’adoption de telles mesures unilatérales qui visent ouvertement à contraindre, dissuader et décourager potentiellement tous les Etats tiers, leurs nationaux et compagnies de maintenir des relations commerciales avec la cible primaire de ces sanctions, constitue une violation du principe de non-intervention tel qu’affirmé par la résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale. La Cour a eu déjà l’occasion d’affirmer la valeur coutumière de ce principe :
«La Cour a par ailleurs souligné l’importance que revêt à d’autres égards … la résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale … Des textes de cette nature, dont la Cour a dit que certaines de leurs dispositions, telles que les principes de non-emploi de la force et de non-intervention, avaient un caractère coutumier, envisagent les relations entre les Etats à systèmes politiques, économiques et sociaux différents sur la base de la coexistence entre les diverses idéologies qui les animent, et les Etats-Unis non seulement n’ont pas objecté à leur adoption mais ils ont pris une part active à leur élaboration.» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 133, par. 264 ; les italiques sont de moi.)
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19. Les mesures unilatérales prises par les Etats-Unis contre l’Iran visent à dissuader fortement un quelconque Etat, ses ressortissants et toute institution financière étrangère d’entretenir des relations avec l’Iran. En effet, elles se rapprochent des mesures imposées par des actes de législation interne américaine, tels que Helms-Burton Act (à l’encontre du Cuba) et D’Amato-Kennedy Act (à l’encontre de l’Iran et de la Libye), adoptés en 1996. Les dispositions de ces actes ont eu également, comme c’est le cas d’espèce, une portée et des effets extraterritoriaux, et ont mené à l’adoption par le Canada et l’UE, dont les entreprises et les ressortissants étaient affectés, des lois antiboycottage (au Canada : Foreign Extraterritorial Measures Act (FEMA), Revised Statutes of Canada (RSC), chap. F-29 (1985), modifiée le 9 octobre 1996, RSC, chap. 28 (1996), réimprimé in International Legal Materials (ILM), vol. 36, p. 111 (1997) ; Règlement (CE) no 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant, Journal officiel L 309, p. 1, réimprimé dans ILM, vol. 36, p. 125).
20. La loi Helms-Burton susmentionnée a fait également objet d’une longue série de résolutions de l’Assemblée générale2 dont les termes sont très clairs. L’Assemblée générale a réaffirmé «entre autres principes, ceux de l’égalité souveraine des États, de la non-intervention et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures et de la liberté du commerce et de la navigation internationaux, également consacrés par de nombreux instruments juridiques internationaux» et s’est déclarée «[p]réoccupée par le fait que des États Membres continuent d’adopter et d’appliquer des lois et règlements, tels que la loi dite «Helms-Burton», adoptée le 12 mars 1996, dont les effets extraterritoriaux portent atteinte à la souveraineté d’autres États et aux intérêts légitimes d’entités ou de personnes relevant de leur juridiction ainsi qu’à la liberté du commerce et de la navigation» (résolution 72/4 de l’Assemblée générale du 1er novembre 2017, préambule ; les italiques sont de moi). Elle a exhorté «de nouveau tous les États à s’abstenir d’adopter ou d’appliquer des lois et mesures du type visé dans le préambule de la présente résolution, comme leur en font obligation la Charte des Nations Unies et le droit international, qui, consacrent notamment la liberté du commerce et de la navigation» (ibid., par. 2). Ce paragraphe 2 est repris mot à mot dans les multiples résolutions de l’Assemblée générale depuis 1993. Les mêmes termes sont parfaitement transposables aux sanctions contre les ressortissants et les sociétés des états tiers dans les sections 2, 3, 5 et 6 du décret 13846 du 6 août 2018 du président des Etats-Unis rétablissant «certaines sanctions contre l’Iran et ses ressortissants». En juxtaposant le régime de sanctions extraterritoriales en question à la jurisprudence précitée de la Cour, je considère que ces sanctions représentent une contrainte qui vise à influencer directement le choix quant à la formulation des relations extérieures des Etats souverains, ce qui constitue une violation du principe fondamental de non-intervention tel qu’affirmé par la Charte des Nations Unies.
21. Les résolutions de l’Assemblée générale, formellement des recommandations, peuvent avoir une valeur normative de par leur «contenu ainsi que les conditions de [leur] adoption» (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 254-255, par. 70). En outre, «des résolutions successives peuvent illustrer l’évolution progressive de l’opinio juris nécessaire à l’établissement d’une règle nouvelle» (ibid.). Comme la Cour l’a relevé «[i]l serait en effet inexact de supposer que, parce qu’elle possède en principe le pouvoir de faire des recommandations, l’Assemblée générale est empêchée d’adopter, dans des cas 2 Voir les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies concernant «La nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier appliqué à Cuba par les Etats-Unis d’Amérique», adoptées depuis 1992 : résolutions 47/19 (1992) ; 48/16 (1993) ; 49/9 (1994) ; 50/10 (1995) ; et 51/17 (1996) ; 52/10 (1997) ; 53/4 (1998) ; 54/21 (1999) ; 55/20 (2000) ; 56/9 (2001) ; 57/11 (2002) ; 58/7 (2003) ; 59/11 (2004) ; 60/12 (2005) ; 61/11 (2006) ; 62/3 (2007) ; 63/7 (2008) ; 64/6 (2009) ; 65/6 (2010) ; 66/6 (2011) ; 67/4 (2012) ; 68/8 (2013) ; 69/5 (2014) ; 70/5 (2015) ; 71/5 (2016) ; et 72/4 (2017).
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déterminés relevant de sa compétence, des résolutions ayant le caractère de décisions ou procédant d’une intention d’exécution» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 50, par. 105).
22. En dehors de la Charte des Nations Unies, on peut douter de la conformité des sanctions extraterritoriales des Etats-Unis à la lumière du droit de l’OMC. D’abord, il convient de constater que l’Iran n’est pas membre de l’OMC. Depuis le 26 mai 2005, il a le statut d’observateur. Si on ne peut donc parler d’une violation du droit de l’OMC par les Etats-Unis à l’encontre de l’Iran, la possibilité subsiste que ces mesures puissent violer le droit de l’OMC à l’égard de toute tierce partie concernée et membre de cette organisation entretenant des relations commerciales avec l’Iran. D’ailleurs, l’Union européenne a déjà exprimé son opposition et a affirmé qu’elle protégerait des institutions et opérateurs économiques européens, en adoptant des blocking statutes contre les Etats-Unis. Il convient d’ajouter que, à l’heure actuelle, dans une économie mondialisée, il n’est plus possible de percevoir les relations internationales et économiques comme un faisceau de relations bilatérales. Le système économique international est un réseau et la détérioration des relations entre A et B aura inévitablement des répercussions sur tous les participants. Dans le système de l’OMC, il n’y a pas de différence entre participant et partenaire commercial. En ce sens, quand l’Etat A impose des sanctions contre l’Etat B avec un effet extraterritorial qui sert à dissuader l’Etat C de faire du commerce avec ce dernier, et que cet Etat C refuse et tombe sous le régime des sanctions, mais un autre Etat D décide de se conformer au régime imposé par A, nous sommes en présence d’une différence de traitement entre C et D. Cela pourrait constituer une violation du principe de la nation la plus favorisée, prévu à l’article premier du GATT. Par ailleurs, ces mesures ont pour effet de limiter la liberté de l’UE d’exporter à destination de l’Iran ou d’importer des produits d’origine iranienne. De ce fait, elles sont également susceptibles d’emporter une violation de l’article XI du GATT qui prévoit l’élimination générale des restrictions quantitatives.
23. Plusieurs mesures adoptées par le décret 13846 du président des Etats-Unis peuvent être qualifiées de «mesures de boycottage secondaire» dont l’objectif est de frapper des agents économiques qui ont des rapports commerciaux avec les ressortissants ou sociétés ayant la nationalité de l’Iran, ce dernier étant soumis lui-même à un boycottage primaire. Or, le fait qu’un Etat impose des restrictions à ses nationaux ou personnes morales dans le cadre de sa politique extérieure ne justifie pas a contrario que cet Etat puisse procéder sans l’existence d’aucun lien territorial ou personnel et interdire les relations entre des Etats tiers.
24. Il convient enfin de s’intéresser si et dans quelle mesure les sanctions extraterritoriales des Etats-Unis tombent dans le champ d’application de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié. Selon cette disposition, le traité
«ne fera pas obstacle à l’application de mesures … nécessaires à l’exécution des obligations de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes relatives au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales ou à la protection des intérêts vitaux de cette Haute Partie contractante sur le plan de la sécurité».
Dans son arrêt sur l’exception préliminaire en l’affaire des Plates-formes pétrolières, la Cour a relevé que «le traité de 1955 ne contient aucune disposition excluant expressément certaines matières de la compétence de la Cour» (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique, exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 811, par. 20). La Cour a ensuite confirmé que l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié n’ouvre pas une exception
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d’incompétence mais «offre seulement aux Parties … une défense au fond» (ibid., p. 811, par. 20). La question de savoir si les sanctions entrent dans le champ d’application de cette disposition doit être examinée sous deux angles. D’abord, il faudra examiner si les mesures qui visent directement l’Iran constituent une exception autorisée par l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, avant d’examiner si les mesures de «boycottage secondaire» dirigées contre les Etats tiers puissent être couvertes par la même disposition.
25. L’article XX commence par la formule : «Le présent Traité ne fera pas obstacle». Il s’agit donc, d’une «clause de non-préjudice» énumérant des actions qui, par leur nature, sont des exceptions dont le recours par l’une des parties au traité ne perturbera pas son fonctionnement. En tant qu’exception, cette disposition doit faire objet d’une interprétation restrictive. La lecture de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX le divise naturellement en deux parties. Selon la première, sont permises des «mesures nécessaires à l’exécution des obligations … relatives au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales». De telles mesures ne peuvent être adoptées qu’avec l’autorisation du Conseil de sécurité, qui a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales en vertu de l’article 24 de la Charte ou, dans le cas de la légitime défense, avec son aval ultérieur. La seconde partie autorise l’adoption des mesures nécessaires à «la protection des intérêts vitaux de cette Haute Partie contractante sur le plan de la sécurité». Si le mot «nécessaire» n’apparaît pas une deuxième fois, le sens et la manière dont la phrase est formulée sous-entendent sa présence. Cette deuxième partie semble être une exception plus générale mais, à mon avis, elle doit être interprétée de manière encore plus restrictive. Comme la Cour l’a rappelé en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), «si une mesure est nécessaire à la protection des intérêts vitaux de sécurité d’une partie ne relève pas de l’appréciation subjective de la partie intéressée» (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 141, par. 282). Les Etats ont la faculté de pourvoir à leur sécurité et à la préservation de leurs intérêts vitaux, dans le respect des limites prescrites par le droit international.
26. En effet, la question de savoir dans quelle mesure les Etats-Unis peuvent se prévaloir de l’exception prévue par l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié est étroitement liée à la possibilité de recourir à l’exception sécuritaire prévue par l’article XXI du GATT. Si nous juxtaposons les deux dispositions, il apparaît que, selon l’article XXI du GATT, l’Accord général ne sera interprété «comme empêchant une partie contractante de prendre toutes mesures qu’elle estimera nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité» (les italiques sont de moi) tandis que l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, parle simplement «des mesures nécessaires». En l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique) la Cour a précisé ce qui suit à propos d’une clause similaire :
«Que la Cour soit compétente pour déterminer si des mesures prises par l’une des Parties relève d’une exception ressort également a contrario de ce que le texte de l’article XXI du traité n’a pas repris le libellé antérieur de l’article XXI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Cette disposition du GATT, prévoyant des exceptions au jeu normal de l’Accord général, précise que celui-ci ne sera pas interprété comme empêchant une partie contractante de prendre «toutes mesures qu’elle estimera nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité», dans des domaines comme la fission nucléaire, les armements, etc. Le traité de 1956 fait simplement état au contraire des mesures «nécessaires» et non pas de celles considérées comme telles par une partie.» (Fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 116, par. 222.)
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27. Dans l’absence d’une interprétation de cette disposition de la part de l’organe de règlement des différends de l’OMC ou de l’organe d’appel, il convient d’attribuer une importance particulière à la manière dont l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié est formulée par rapport à la disposition de l’article XXI du GATT. Comme il vient d’être démontré, la jurisprudence de la Cour confirme cette interprétation textuelle qui met l’accent sur le terme «nécessité», au sens objectif, et non pas «mesures que les Parties estiment nécessaires».
28. Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que les mesures unilatérales prises par les Etats-Unis à l’encontre des individus et des sociétés ayant la nationalité d’un Etat tiers ne sont pas conformes prima facie au principe de non-intervention, au droit de l’OMC, et que les Etats-Unis ne peuvent pas se prévaloir des exceptions prévues par l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, ni de l’article XXI du GATT.
3) La mission d’ordre public de la Cour
29. Enfin, le différend en l’espèce non seulement risque d’affecter toute l’économie, la banque et les finances, la sécurité de l’aviation civile et les besoins humanitaires de la population de l’Iran, mais représente aussi une menace à la paix et la sécurité dans la région. Au point 3 du dispositif (ordonnance, par. 102), la Cour a indiqué une mesure conservatoire appelant les Parties à «s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile». Elle n’est toutefois pas suffisante.
30. L’existence de vives tensions entre les Parties pose une menace sérieuse à la paix et la sécurité internationales. A mon avis, il aurait été souhaitable que la Cour aille plus loin. En vue d’escompter un climat apaisant, la Cour, en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies, avait le devoir d’appeler immédiatement les Parties à respecter les obligations qui leur incombent en vertu de la Charte des Nations Unies et du droit international général. Il s’agit là d’un pouvoir qui «découle de la responsabilité qui lui a été impartie de préserver le droit international et aussi de considérations primordiales d’ordre public» (Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), opinion dissidente de juge Vereshchetin, p. 209). Ce faisant, la Cour agit «en sa qualité d’institution faisant partie du système des Nations Unies dont tous les organes ont pour vocation commune de réaliser la paix» (ibid., opinion dissidente de juge Weeramantry, p. 198).
31. Si, aux termes de l’article 24 de la Charte, le Conseil de sécurité dispose d’une compétence principale en matière du maintien de la paix et de la sécurité internationales, il ne s’agit pas d’une compétence exclusive. Comme la Cour l’a rappelé à maintes reprises : «Le Conseil a des attributions politiques ; la Cour exerce des fonctions purement judiciaires. Les deux organes peuvent donc s’acquitter de leurs fonctions distinctes mais complémentaires à propos des mêmes événements» (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 435, par. 95).
32. Dans la pratique, à maintes reprises, la Cour et le Conseil de sécurité ont été saisis d’un même différend mettant en cause la paix et la sécurité internationales. Il en va ainsi de l’affaire du Plateau continental de la mer Egée. Le Conseil de sécurité, par sa résolution 395 (1976), ayant déjà demandé aux Parties à ce différend «de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour réduire les
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tensions actuelles dans la région de manière à faciliter le processus de négociation» et «de reprendre des négociations directes sur leurs différends», la Cour n’a pas jugé nécessaire d’indiquer dans son ordonnance des mesures conservatoires se contentant de renvoyer les parties au respect de cette résolution (Plateau continental de la mer Egée, mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 12, par. 38).
33. Dans son opinion individuelle jointe à ladite ordonnance, le juge Lachs déclare que la Cour devrait «se montrer prête à saisir l’occasion de rappeler aux Etats Membres intéressés à un différend dont elle est saisie certaines obligations découlant du droit international général ou de la Charte» (ibid., opinion individuelle du juge Lachs, p. 20). Il a précisé par ailleurs que «[l]es déclarations du Conseil ne dispensaient pas la Cour, en tant qu’organe judiciaire indépendant, d’exprimer sa propre opinion sur la gravité de la situation dans la région contestée». Selon le juge Lachs, la Cour en agissant ainsi
«ne s’arroge aucun pouvoir exclu par son Statut quand, par d’autres moyens que le prononcé d’un arrêt, elle apporte sa contribution ou son assistance au règlement pacifique de différends entre Etats, ou facilite ce règlement, si l’occasion lui en est offerte à un stade quelconque de la procédure» (ibid.).
Cela est d’autant plus pertinent, lorsqu’il n’y a pas de résolution du Conseil de sécurité, comme c’est le cas en l’espèce. En d’autres termes, lorsque le Conseil de sécurité n’a pas eu l’occasion d’appeler les Parties à respecter leurs obligations, en vertu de la Charte et du droit international général, il revient à la Cour de le faire et de s’acquitter de son rôle dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales.
34. Cette lacune dans l’ordonnance de la Cour est d’autant plus frappante que l’article premier du traité d’amitié dispose qu’«[i]l y aura paix stable et durable» entre les deux Etats contractants (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 813, par. 27), dont certains droits ont été jugés plausibles prima facie et qui font objet d’un risque imminent d’un préjudice irréparable (ordonnance, par. 70 et 91). Aussi, dans sa jurisprudence, la Cour a eu l’occasion de rappeler aux parties, au stade des mesures conservatoires, de leurs obligations en vertu de la Charte, et on voit mal pourquoi la même approche n’a pas été suivie en l’espèce. Par exemple, en l’affaire relative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), la Cour a rappelé aux Parties que :
«la Charte des Nations Unies fait obligation à tous les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies de s’abstenir dans leurs relations internationales de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ; que la Cour rappelle en outre que les Etats Membres de l’Organisation sont également tenus de régler leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger ; et que les deux Parties sont tenues, en vertu de la Charte et du droit international général, de respecter ces principes fondamentaux du droit international» (mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 554, par. 66).
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35. Comme l’évoque Robert Kolb, «[l]e but principal de l’instauration d’une cour de justice est de contribuer à régler pacifiquement des différends, c’est-à-dire de faire en sorte que les tensions soient diminuées et que le litige soit acheminé vers une modalité rationnelle de règlement» (R. Kolb, La Cour internationale de Justice, Paris, Pedone, 2013, p. 636). En effet, je considère que les mesures conservatoires ont pour fonction d’apaiser les tensions entre les Parties et de sauvegarder l’utilité de l’instance. En indiquant des mesures conservatoires, la Cour ne peut perdre de vue qu’elle exerce son pouvoir exceptionnel non seulement afin de préserver les droits des parties, ainsi que l’intégrité de sa fonction judiciaire, mais aussi pour sauvegarder l’essence de ses propres attributions d’intérêt public (ibid., p. 637).
36. En conclusion, il aurait été souhaitable que la Cour ait appelé immédiatement les Parties à respecter leurs obligations en vertu de la Charte, y compris les obligations découlant de la résolution 2231 (2015), ainsi que le droit international général, en vue non seulement de ne pas aggraver la situation mais aussi de rétablir et préserver la paix et la sécurité internationales dans la région.
(Signé) Djamchid MOMTAZ.
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Déclaration de M. le juge ad hoc Momtaz

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