Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Daudet

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153-20181001-JUD-01-04-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC DAUDET
Existence d’une obligation de négocier  «Acta Protocolizada» de 1920  Échange de notes de 1950  Processus de Charaña  Absence de contextualisation par la Cour de l’obligation de négocier  Effet de l’accumulation des éléments  Règle juridique et règle morale  Formalisme excessif  Obligation de moyen et obligation de résultat  Nécessité de poursuivre le dialogue entre les Parties.
1. Je regrette vivement de n’avoir pu voter en faveur du dispositif de l’arrêt de la Cour mais, avant d’indiquer mes points de désaccord et d’en préciser les motifs, je tiens à dire dans les paragraphes 5 à 7 ci-dessous que je souscris à plusieurs éléments de la décision de rejet de la demande de la Bolivie de reconnaître à son profit une obligation du Chili de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique.
2. La question d’un tel accès dont elle a été privée à la suite de la «guerre du Pacifique» est très ancienne puisqu’elle est inscrite dans les traités de 1895  qui ne sont pas entrés en vigueur  donc avant même que le traité du 20 octobre 1904 ne fixe des frontières faisant de la Bolivie un Etat dépourvu de littoral alors qu’auparavant elle en disposait d’un, sur une longueur supérieure à 400 kilomètres et cela au profit d’un Etat, le Chili, qui possède plus de 4000 kilomètres de côtes. On comprend sans peine que cette situation soit vécue par la Bolivie comme une profonde injustice. Mais c’était le droit d’une époque où Abraham König, ministre plénipotentiaire du Chili en Bolivie, pouvait déclarer le 13 août 1900, sans craindre ni démenti ni critique : «Nos droits sont nés de la victoire [dans la «guerre du Pacifique»], loi suprême des nations»1. A ces droits s’appliquent les principes du droit intertemporel. La Cour ne peut donc tirer aucune conclusion juridique de cette situation. Pour autant, le sentiment d’injustice n’est pas à négliger car il explique la permanence de la revendication de la Bolivie à retrouver un accès perdu et la multiplicité des moyens invoqués par celle-ci sans être nécessairement tous juridiquement fondés.
3. L’arrêt de la Cour expose les nombreux éléments factuels qui s’étendent sur plus d’un siècle. Bien que ce ne soit qu’une remarque mineure, j’indique ici au passage que j’aurais trouvé plus approprié de combiner ces éléments factuels de la première partie de l’arrêt («Contexte historique et factuel») avec les développements de la troisième partie («Les fondements juridiques allégués d’une obligation de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique») au soutien de laquelle ils viennent, de manière à éviter une impression, et parfois la réalité, de redites concernant les faits.
4. Sur une si longue période, ces éléments factuels sont, par la force des choses, nombreux et variés, comportant des actes bilatéraux ou unilatéraux de portées juridiques différentes, des déclarations et prises de position politiques, mêlées d’actes juridiques, bref un ensemble complexe constituant un écheveau dont il a fallu dénouer les fils. Dans cet exercice difficile, il convenait de distinguer ce qui pouvait relever du juridique de ce qui était constitutif de postures seulement politiques ou diplomatiques, ou de références à des principes moraux auxquels l’onction juridique faisait défaut.
5. Il en est allé ainsi par exemple de l’invocation par la Bolivie de l’estoppel que la Cour ne pouvait évidemment pas retenir en l’espèce. Certes, d’un point de vue moral, j’admets sans peine que le Chili ait, à plusieurs reprises, «soufflé le chaud et le froid», mais je partage les vues de la Cour qui ne pouvait pas donner raison à la Bolivie, faute pour celle-ci de répondre aux conditions
1 Mémoire de la Bolivie, annexe 39.
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posées par la jurisprudence rappelées aux paragraphes 158 et 159 de l’arrêt. La Bolivie n’a en effet pas modifié ses demandes à son détriment ou à l’avantage du Chili en se fondant sur les positions de celui-ci. La Bolivie ne dit pas non plus avoir subi un «préjudice quelconque» (Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 303, par. 57), qui aurait pu être constitué, par exemple, par des mesures d’ordre économique, commercial ou autre prises par elle sur la base d’une position du Chili, mais qui se seraient trouvées privées d’effet ou contrecarrées à la suite d’un changement de comportement de ce dernier.
6. De même, s’agissant des attentes légitimes, la Bolivie invoque un principe qui reçoit certaines applications en droit des investissements, mais n’a pas fait son entrée dans le droit international général et se réduit finalement ici au désordre moral créé par la non-satisfaction des attentes que la Bolivie s’était elle-même forgées en dehors de tout cadre juridique établi.
7. A titre principal, la Bolivie s’est appuyée sur des éléments de nature unilatérale ou concertée. Je partage la position de la Cour qui a écarté un certain nombre d’entre eux jugés dépourvus de pertinence juridique et ne pouvant donc pas être créateurs d’obligations juridiques à la charge du Chili.
8. En revanche, je suis en désaccord avec la majorité de la Cour en ce qu’elle n’a pas retenu plusieurs autres éléments qui, à eux seuls (et pour chacun d’eux), auraient suffi à fonder une décision inverse de celle qu’a retenue la Cour. J’examinerai en premier lieu les éléments en cause avant d’exprimer mes réserves à l’égard de l’esprit dans lequel la Cour a conçu le droit qu’elle devait appliquer en l’espèce.
I. Existence d’une obligation de négocier à la charge du Chili
9. Trois éléments sur lesquels je ne puis m’associer à la décision de la Cour créent, à mon avis, une obligation de négocier à la charge du Chili. Ce sont l’«Acta Protocolizada» de 1920, l’échange de notes de 1950 et le processus de Charaña des années 1975 à 1978. Je les examinerai successivement.
a) L’«Acta Protocolizada» de 1920
10. Il a pour origine immédiate un mémorandum chilien du 9 septembre 1919 dans lequel l’ambassadeur du Chili à La Paz écrit : «Indépendamment de ce qui a été établi par le traité de paix de 1904, le Chili accepte d’entamer de nouvelles négociations visant à répondre à l’aspiration de son voisin et ami, sous réserve que le Chili remporte le plébiscite.»2 L’acte ou procès-verbal qui suivra le 10 janvier 1920 rend compte d’une série de réunions tenues à La Paz entre le ministre des affaires étrangères de la Bolivie et le ministre plénipotentiaire envoyé spécial du Chili. Celui-ci, «dûment autorisé par son Gouvernement, a formulé des propositions ou soulevé des points essentiels … et a suggéré de les consigner … dans un accord entre les deux parties»3. Cet acte sera suivi d’épisodes dont certains ne sont que des déclarations politiques alors que d’autres présentent un contenu juridique s’insérant au milieu de celles-ci.
2 Contre-mémoire du Chili, annexe 117.
3 Mémoire de la Bolivie, annexe 101.
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11. L’acte lui-même comprend des éléments précis, notamment le point IV où il est dit que le Chili «entend déployer tous les efforts pour que [la Bolivie] acquière un accès à la mer qui lui soit propre, en lui cédant une partie importante de la zone située au nord d’Arica ainsi que de la ligne de chemin de fer se trouvant sur les territoires devant faire l’objet du plébiscite visé par le traité d’Ancón»4, employant ainsi des termes qui, si on y prête foi, indiquent une posture de négociation. Ces questions territoriales seront reprises un peu plus tard par le Chili lorsque la note du 6 février 1923 du ministre chilien des affaires étrangères évoque, par le moyen «d’une négociation directe» la conclusion d’«un nouveau pacte … sans modifier le traité de paix ni rompre la continuité territoriale du Chili»5. Cette note est complétée par une deuxième note du 22 février suivant. Celle-ci présente clairement ce qui est possible et ce qui ne l’est pas aux yeux du Chili. L’auteur indique qu’il agit selon les instructions du président de la République. Il y est expressément dit que le Chili n’acceptera jamais une formule qui romprait la continuité territoriale du pays. Ce qui, a contrario, signifie que d’autres formules peuvent être trouvées, confirmant une volonté de négocier.
12. Dès lors, les termes employés par des autorités officielles ayant le pouvoir de s’exprimer au nom de l’Etat qu’elles représentent reflètent un engagement du Chili à déclencher la procédure de négociation en vue d’accorder un accès souverain de la Bolivie à l’océan en allant jusqu’à identifier des zones qui pourraient lui être cédées en propre. Il ne s’agit donc pas de simples intentions politiques mais bien de l’expression d’une obligation que le Chili s’est imposée à lui-même.
13. A cela, le Chili objecte aujourd’hui que, en tout état de cause et à supposer même que des éléments susceptibles d’engendrer des obligations à sa charge aient figuré dans l’acte de 1920, celles-ci se trouveraient nullifiées du seul fait que le représentant de la Bolivie avait lui-même précisé dans l’acte que les déclarations qui s’y trouvaient ne comportaient pas de dispositions créatrices de droits ou d’obligations pour les Etats. Le Chili en déduit que le procès-verbal de 1920 ne peut constituer, comme le prétend la Bolivie, la source d’une obligation juridique que les Parties n’entendaient pas contracter, faute pour cet instrument d’être juridiquement contraignant. La Cour valide ce point de vue.
14. Or, à ce sujet, à la différence de la Cour, je pense que la déclaration du ministre bolivien ne met pas en cause la procédure même de la négociation, mais uniquement sa possible substance. Comme toujours dans cette affaire, il convient en effet de bien distinguer ce qui serait un engagement de fond sur le contenu de la négociation d’un accès souverain de la Bolivie à la mer (quelle serait la zone transférée, à quelles conditions, selon quelles modalités et autres éléments de fond dont la Cour n’a d’ailleurs pas à connaître) de la procédure de négociation (qui est ce dont la Cour doit traiter) au moyen de laquelle ces questions de fond seraient susceptibles d’être réglées. Bien évidemment, les questions de fond qui portent sur la souveraineté territoriale de l’Etat sont trop importantes et trop sensibles pour que, au stade de l’acte de 1920 qui rapporte le contenu de discussions de caractère préliminaire, les représentants des Etats aient voulu s’engager sur ce terrain sans s’être auparavant soigneusement assurés des positions des plus hautes autorités exécutives et législatives de leurs pays respectifs ainsi que de l’état des opinions publiques.
15. Ainsi se comprend la précision donnée par le ministre bolivien des affaires étrangères que j’analyse comme visant seulement les éléments de fond et pas autre chose. On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi il aurait apporté cette précision sur le caractère non contraignant des échanges poursuivis, s’il pensait viser en même temps la procédure, c’est-à-dire le fait même
4 Contre-mémoire du Chili, annexe 118.
5 Mémoire de la Bolivie, annexe 48.
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de recourir à la négociation. C’eût été incompréhensible car totalement contraire aux intérêts de la Bolivie.
16. Il m’aurait donc paru fondé de donner raison à la Bolivie en considérant que l’acte de 1920, en lui-même et sans préjudice de sa place dans un ensemble d’autres actes, présente un caractère contraignant.
b) L’échange de notes des 1er et 20 juin 1950
17. Cet échange de notes entre l’ambassadeur de la Bolivie et le ministre des affaires étrangères du Chili est également un objet de mon désaccord avec la décision de la Cour.
18. La Bolivie voit dans cet échange «un traité au regard du droit international, … dont les termes sont clairs et sans équivoque»6 engageant le Chili à lui permettre de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique. Ce point de vue est contesté par le Chili auquel la Cour donne raison. Celui-ci estime que ces notes ne sont que l’expression de prises de position d’ordre politique ou diplomatique ne constituant pas des engagements juridiques par lesquels il serait obligé ; que les Parties ne disant pas la même chose, il n’existe pas d’identité d’objet nécessaire à la constitution d’un accord ; enfin que la Bolivie n’a finalement pas assuré de suivi puisqu’elle n’a pas répondu à la dernière note chilienne.
19. Pourtant, les notes de 1950 et les documents qui suivront me semblent au contraire présenter les caractéristiques d’un acte juridique et non pas seulement politique ou diplomatique, en ce qu’ils constituent un ensemble élaboré du point de vue du fond et marquent la rencontre de volontés exprimées par des personnes habilitées concernant un objet et un but commun.
20. La note du 1er juin 19507 adressée au ministre chilien des affaires étrangères par l’ambassadeur de Bolivie au Chili rappelle les épisodes successifs du traité de 1895 et de l’acte de 1920, de la déclaration du Chili à la Société des Nations le 1er novembre 1920, du message du président du Chili au Congrès chilien en 1922, de la note du 6 février 1923, de la proposition Kellogg et du mémorandum Matte de 1926 ainsi que divers autres entretiens. Est ainsi mis en relief le caractère continu de la prétention de la Bolivie et le lien entre les divers actes qui l’expriment.
21. La note exprime ensuite une proposition de la Bolivie citée au paragraphe 51 de l’arrêt auquel on se reportera.
22. Se référant aux divers éléments de la note bolivienne, le ministre chilien des affaires étrangères répond le 20 juin 1950 dans des termes rapportés au paragraphe 52 de l’arrêt auquel on se reportera également.
23. La note chilienne est à mes yeux parfaitement claire : le Chili se déclare en réponse «prêt à engager officiellement des négociations directes visant à rechercher une formule» (selon la traduction anglaise produite par le Chili) ; «disposé à engager officiellement des négociations directes visant à trouver une formule» (selon la traduction anglaise produite par la Bolivie ; les
6 Réplique de la Bolivie, par. 228.
7 Mémoire de la Bolivie, annexe 109A.
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italiques sont de moi)8 rendant possible de donner à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique. La «formule à trouver» devra comprendre une compensation au profit du Chili.
24. Les deux notes émanent d’autorités compétentes pour parler au nom de l’Etat, l’une étant ministre des affaires étrangères du Chili et l’autre ambassadeur de Bolivie accrédité au Chili. La Cour dit au paragraphe 117 que, contrairement à la pratique diplomatique habituelle, les deux notes
«ne sont pas formulées de la même manière et ne reflètent pas non plus des positions identiques, notamment en ce qui concerne la question cruciale des négociations relatives à l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. L’échange de notes ne saurait donc être considéré comme un accord international».
Je ne partage pas cette conclusion. S’il est exact que les textes ne sont pas identiques mot pour mot, en faire un motif de rejet de la thèse bolivienne fait montre d’un excessif formalisme dans la mesure où les textes mentionnent tous les deux un accord pour entrer en négociations directes et retiennent le même objet de la négociation relatif à l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. La position du Chili «d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts» (voir le paragraphe 52 de l’arrêt) se comprend par référence à la préoccupation exprimée dans la note de la Bolivie tendant à ce que «les deux peuples bénéficient d’avantages réciproques et à ce que leurs intérêts véritables soient respectés» (voir le paragraphe 51 de l’arrêt).
25. Que ces actes concordants bien qu’ils ne soient «pas formulés de la même manière», créent une obligation juridique à la charge du Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique me paraît donc établi. La pratique ultérieure (notamment le mémorandum Trucco de 1961) viendra le confirmer.
26. Il convient toutefois de noter que le processus ne prospérera finalement pas. Le Chili en impute la responsabilité à la Bolivie qui aurait laissé une note chilienne sans réponse, la Bolivie invoquant des difficultés dues à l’opinion publique dans l’un et l’autre pays nécessitant de différer la mise en oeuvre d’un accord et l’ouverture de négociations auxquelles elle n’a nullement semblé avoir pour autant renoncé.
c) Le processus de Charaña des années 1975 à 1978
27. La déclaration commune de Charaña du 8 février 1975 signée par les présidents Banzer de la Bolivie et Pinochet du Chili est suivie d’une série d’échanges de part et d’autre qui créent un «processus de Charaña» s’étendant jusqu’en 1978. Cet épisode fait de ma part l’objet d’une lecture différente de celle de la Cour.
28. De la déclaration elle-même la Bolivie dit qu’elle est un acte confirmatif de l’engagement de négocier, tandis que le Chili prétend qu’elle n’emporte aucune obligation juridique en rappelant qu’«un accord ou une déclaration ne peut imposer une obligation juridique que si les parties entendent créer des droits et obligations régis par le droit international» alors qu’en l’occurrence, «une décision de poursuivre des discussions ne démontre … aucune intention de créer une obligation juridique de négocier»9.
8 Mémoire de la Bolivie, annexe 109B ; contre-mémoire du Chili, annexe 144.
9 Contre-mémoire du Chili, par. 7.11 a).
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29. La déclaration de Charaña décide par ailleurs du rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Or, ce rétablissement était de nature conditionnelle puisque la Bolivie le subordonnait au respect par le Chili d’une obligation de négocier un accès à la mer à son profit. Dès lors, la reprise des relations diplomatiques étant intervenue et, de ce fait la condition étant réalisée, j’en déduis que le Chili a accepté l’obligation de négocier.
30. La déclaration de Charaña mêle des éléments politico-diplomatiques et des éléments juridiques, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal s’agissant d’un document signé par les deux présidents de la République qui doit aussi exprimer des vues politiques générales de solidarité et de compréhension mutuelles. En même temps est indiqué au point 4 de la déclaration l’indication, rappelée au paragraphe 62 de l’arrêt de la Cour, que «[l]es deux chefs d’Etat … ont décidé (selon la traduction anglaise produite par la Bolivie) («ont résolu» (selon la traduction anglaise produite par le Chili) de poursuivre le dialogue» en vue de «résoudre … les problèmes vitaux auxquels sont confrontés les deux pays, notamment l’enclavement de la Bolivie» (les italiques sont de moi). Ce problème de l’enclavement fait référence à l’accès souverain à la mer dont il a été abondamment question au cours des étapes précédentes.
31. Ainsi, la déclaration de Charaña exprime-t-elle une volonté commune de négocier sur un objet clairement identifié, ce qui sera confirmé dans les mois qui suivent. En effet, Charaña est un processus qui doit se lire à travers les déclarations et prises de positions successives de 1975 à 1978, date à laquelle les relations diplomatiques seront à nouveau rompues. Ces échanges et déclarations pris ensemble constituent un bloc d’engagements même si, pris individuellement, tous n’ont pas une portée juridique égale.
32. De cet ensemble, on retiendra notamment les lignes directrices de négociation proposées par la Bolivie au Chili le 26 août 1975, qui comprenaient une proposition de cession de territoire à la Bolivie, dont la Cour traite au paragraphe 64 de l’arrêt dans lequel elle rappelle les contre-propositions extrêmement détaillées du Chili qui seront acceptées par la Bolivie. Ces propositions et contre-propositions pratiques et précises doivent dès lors se comprendre comme manifestant une volonté commune de négocier et non pas comme de simples déclarations générales de nature politique, formulées sans intention de leur donner une suite dans une négociation et donc sans portée juridique. D’autres notes sont encore produites, dont la Cour donne le détail aux paragraphes qui suivent de son arrêt.
33. Cependant, en application du protocole complémentaire joint au traité de Lima du 3 juin 1929, le Chili a dû demander au Pérou s’il consentirait à ce que le Chili crée au profit de la Bolivie un corridor dans la province d’Arica. Le Pérou l’a accepté à la condition que la zone qui serait ainsi créée soit placée sous la souveraineté conjointe des trois Etats. Le Chili a rejeté cette condition et les négociations entre le Pérou et le Chili se sont ensuite enlisées. La Bolivie a protesté contre l’absence d’efforts du Chili auprès du Pérou pour obtenir l’accord de celui-ci sur une formule qui puisse être retenue.
34. Le processus de Charaña a donc été dense. Pris comme un tout ainsi qu’il doit l’être et en dépit d’un mélange, au fil des mois et des épisodes successifs, de formulations juridiques précises et de déclarations purement politiques, diplomatiques et amicales, il a une importance juridique évidente en ce qu’il fait mention sans équivoque de l’accès souverain de la Bolivie à la mer et de la volonté de rechercher les moyens les plus appropriés de le rendre possible, à la fois en termes d’identification des territoires au profit de la Bolivie et en termes d’échanges compensatoires au profit du Chili. On est donc en présence d’une expression de volonté de négocier qui oblige le Chili. Dans l’ensemble, il a été un intense moment de négociations, comme le Chili le dit lui-même
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en reconnaissant que : «des négociations suivies ont bel et bien porté sur un éventuel transfert de souveraineté territoriale à la Bolivie visant à octroyer à celle-ci un accès à l’océan Pacifique»10 et au paragraphe 127 de l’arrêt, il est dit que les Parties ont «mené des négociations qui avaient un sens».
35. Ainsi, à supposer même que la déclaration de Charaña n’établisse par elle-même aucun engagement juridiquement contraignant, la pratique subséquente faite de négociations dont la réalité est reconnue par le Chili et dont la portée est soulignée par la Cour (mais sans cependant en tirer de conséquence) justifie au contraire de mon point de vue la reconnaissance d’une obligation de négocier à la charge du Chili.
36. Certes, le processus échouera, comme ont échoué la mise en application du traité de 1895, les échanges des années 1920, les notes de 1950, mais ces échecs n’éteignent pas l’obligation juridique du Chili de négocier avec la Bolivie qui perdure. La suite des événements qui se produisent jusqu’en 2011 confirme en effet la continuation des échanges jusqu’à cette date où le Chili adopte une position radicale lorsque le président de la République déclare à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies qu’«il n’exist[ait] pas de questions territoriales pendantes» entre les deux Etats, la situation ayant été réglée une fois pour toutes par le traité de 190411. S’ensuit la saisine de la Cour par la requête de la Bolivie du 24 avril 2013.
37. Je considère donc que la Cour aurait dû reconnaître une obligation juridique du Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique, obligation créée par les trois instruments et processus de négociation décrits ci-dessus.
38. Au-delà de ces éléments qui m’ont paru permettre de retenir une obligation de négocier à la charge du Chili, j’éprouve des réserves à l’égard de l’esprit dans lequel la Cour a conçu le droit applicable à l’affaire en cause. J’y vois plusieurs dilemmes que j’aurais pour ma part affrontés différemment en m’efforçant de contextualiser l’obligation de négocier.
II. Contextualisation de l’obligation de négocier
39. Le point de droit central de la décision de la Cour consiste à préserver l’intégrité de la nature juridique de la négociation, dont elle dit au paragraphe 91 de son arrêt qu’«elle fait partie de la pratique courante des Etats dans leurs relations bilatérales et multilatérales», constituant ainsi un outil essentiel et quotidien, notamment et parmi d’autres objets, en vue du règlement pacifique des différends. Ce souci a fondé la position rigoureuse de la Cour voulant qu’un Etat ne peut être contraint d’entamer une négociation internationale ne résultant pas d’un engagement juridiquement contraignant à le faire, que celui-ci découle d’un acte concerté, d’un acte unilatéral ou d’un principe de droit international. Un engagement ainsi juridiquement fondé garantit à l’Etat de ne pouvoir se trouver obligé de négocier «par surprise» à la suite, par exemple, d’une déclaration faite dans des circonstances ou selon des modalités telles que, dans son esprit, elle n’exprimerait pas une volonté objective de s’engager mais une simple option politique.
40. Il faut garder à l’esprit que la Cour est soumise à la contrainte de l’avenir et du précédent. Certes, la Cour n’est pas tenue par la règle du stare decisis mais il ne lui est cependant pas facile de s’écarter de ce qui a été précédemment jugé. La Cour doit donc être attentive au fait
10 Contre-mémoire du Chili, par 1.3.
11 Mémoire de la Bolivie, annexe 164.
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que ce qui a été jugé aujourd’hui pourra demain être repris par les conseils et avocats dans une affaire comparable. Ces considérations conduisent ainsi la Cour à la prudence et ne l’incitent pas à sortir des chemins balisés risquant d’ouvrir des pistes incertaines dans le cadre d’affaires ultérieures. Nul ne peut contester le bien-fondé de cette attitude.
41. Toutefois, de mon point de vue, cette prudence n’avait pas lieu d’être en l’espèce dans la mesure où, comme je l’ai dit plus haut, les épisodes de 1920, 1950 et 1975 démontraient l’existence d’un engagement juridique du Chili suffisant pour fonder son obligation de négocier. En décidant autrement la Cour a fait reposer son raisonnement sur un positivisme particulièrement rigoureux ne prenant pas en compte l’effet cumulatif d’éléments successifs invoqués par la Bolivie et établissant une distinction excessivement étanche entre obligation juridique et obligation morale ou «politico-diplomatique dans un cas où la nature de l’obligation de négocier invoquée par la Bolivie est demeurée incertaine.
a) Séquences ou accumulation des éléments ?
42. A l’audience, la Bolivie a présenté l’argument selon lequel, «même s’il n’y a pas un événement décisif — un moment magique où l’obligation est créée —, la pratique historique accumulée peut avoir un «effet décisif»»12. Comme l’observe la Cour au paragraphe 174 de son arrêt, cet argument «repose sur l’hypothèse qu’une obligation peut se faire jour par l’effet cumulatif d’une série d’actes même si elle ne repose pas sur un fondement juridique spécifique». Je regrette que la Cour ait, dans ce même paragraphe, rejeté la thèse de la Bolivie au motif qu’aucune obligation n’étant née de l’un quelconque des fondements qu’elle a invoqués pris isolément, «le fait de les considérer cumulativement ne saurait modifier ce résultat», suivant en cela la thèse du Chili résumée par l’un de ses conseils par la formule imagée «0 + 0 + 0 = 0». Exact en arithmétique, le résultat de cette addition ne l’est pas nécessairement en droit international, lequel n’est pas de l’arithmétique. Et c’est précisément parce que le droit international n’est pas une science exacte mais une science sociale que l’application de ses règles ne se fait pas de manière mécanique. Or, ici, la Cour, à trop vouloir sauvegarder l’intégrité des principes régissant la négociation et la pureté de l’obligation de manière à éviter tout engagement survenu sans avoir été voulu, a opté dans ce paragraphe de sa décision pour une application de la règle de droit largement indifférente aux réalités historiques et politiques de l’espèce comme aux exigences de la morale qui auraient dû permettre de contextualiser la règle.
43. Il n’y a en effet aucun motif de séquencer les actes pour les considérer chacun isolément des autres puisqu’ils portent tous sur le même objet et participent d’une même revendication d’ensemble. Certes, il y eut des interruptions dans la revendication mais on admettra aisément qu’une question aussi capitale que celle de l’accès à la mer pour la Bolivie devenue privée de littoral présente pour elle un caractère récurrent ; en sorte que, dans cette situation de cumul et de répétition, la solution de la Cour ne me paraît pas s’imposer avec évidence. La même revendication de la Bolivie a été répétée pendant plus d’un siècle. Dans l’espoir d’un résultat positif, la demande a été formulée de diverses manières, selon diverses conditions et dans des actes et comportements de natures variées. Ceux-ci, en retour, ont entraîné de la part du Chili des réponses également variées dans leur contenu ou leur intensité qui ont toujours émané de responsables premiers de la politique étrangère. De telles prises de position doivent être considérées dans leur globalité et ne peuvent être soumises au même régime qu’un acte unique et isolé qui peut être examiné en soi et hors contexte. Les Parties ne s’y sont d’ailleurs pas trompées, le Chili en plaidant le caractère séquentiel des divers éléments de ce long processus dans lequel la Bolivie voit au contraire une continuité. Le droit international pourtant n’ignore pas l’effet de la répétition, elle est même requise
12 Voir le compte rendu CR 2018/10, p. 15, par. 3.
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dans certains cas comme élément permettant de conférer un effet juridique à un acte (une protestation, par exemple).
b) Règle juridique et règle morale
44. Dans certaines situations, la règle juridique et la règle morale se rejoignent, comme il est d’ailleurs normal dans un système de droit dont certains principes sont eux-mêmes issus d’une règle morale. La bonne foi est de ceux-là. Non pas que l’une ou l’autre des Parties y ait manqué. Du reste, comme l’a dit la Cour à plusieurs reprises, reprenant une formule de l’arbitrage en l’Affaire du Lac Lanoux (Espagne, France), Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XII (1957), p. 305), «il est un principe général de droit … selon lequel la mauvaise foi ne se présume pas» (voir Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 267, par. 150 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 437, par. 101 ; voir également l’opinion dissidente du juge Yusuf dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon ; Nouvelle-Zélande (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2014, p. 402, par. 54).
45. La Bolivie a souvent invoqué la bonne foi mais comme on l’a vu dans le cas de l’estoppel et des attentes légitimes, sans soubassement juridique elle était à elle seule inopérante.
46. La question de la bonne foi se pose différemment s’agissant des déclarations exprimées ou positions adoptées par le Chili désignées aujourd’hui par ce dernier dans ses écritures et plaidoiries devant la Cour comme de simples propos politico-diplomatiques destinés à maintenir les bonnes relations entre les deux Etats. Je ne suis pas certain que le Chili pût sérieusement penser améliorer les relations et entretenir l’amitié avec son voisin si, de propos délibéré, il faisait naître des espoirs qui, faute de s’inscrire dans une obligation à sa charge, ne mèneraient qu’à des espérances déçues comme elles le furent en effet. Je pense tout au contraire qu’un Etat de bonne foi comme l’était certainement le Chili lorsqu’il faisait ces déclarations s’attendait à ce qu’elles le conduisent un jour ou l’autre à une table de négociation avant que, bien plus tard, devant la Cour et ex post, elles soient aujourd’hui considérées comme n’étant que des propos de simple courtoisie diplomatique.
47. On pourra regretter que la Cour n’ait pas traité de ces aspects moraux. En effet soit, comme je le pense, le Chili était sincère en s’affirmant désireux de trouver une solution au problème de l’enclavement de la Bolivie sans que, assurément, une question aussi délicate mettant en jeu des questions de souveraineté territoriale, puisse trouver rapidement sa solution. Ainsi les retards ou difficultés avaient-ils probablement un caractère substantiel sans mettre en cause une volonté de recourir à la négociation ; soit, deuxième hypothèse mais que je me plais à exclure, pendant plus d’un siècle le Chili aurait soigneusement marché sur le chemin de crête étroit qui sépare la promesse politico-diplomatique de la promesse juridique en prenant bien soin de ne jamais tomber dans le versant juridique. Admettre cette hypothèse poserait la question de savoir si la sauvegarde de l’intégrité juridique de la procédure de négociation, instrument privilégié des relations internationales, justifierait que ces mêmes relations internationales puissent sans dommage reposer sur des comportements moralement discutables et donc sur des bases peu fiables à l’heure où les notions de bonne conduite ou de relations de confiance sont mises en avant dans les rapports internationaux ?
48. Certes, comme il a été dit une intention de négocier n’est pas une obligation de le faire mais je regrette que la Cour ne se soit pas posée la question de savoir si, dès lors qu’une intention
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est répétée au fil des années et souvent par les responsables premiers de l’Etat, la distinction entre la notion d’intention et celle d’obligation ne devient pas difficilement lisible. Encore faut-il être au clair sur la nature de cette dernière telle qu’elle est invoquée par la Bolivie.
c) Obligation de moyen ou obligation de résultat ?
49. L’ambiguïté de la position bolivienne sur ce point n’a-t-elle pas compliqué le traitement de cette affaire dans la mesure où elle a introduit une certaine équivoque sur la nature de l’obligation alléguée ? La demande initiale telle qu’elle est énoncée dans la requête et le mémoire de la Bolivie allègue que «le Chili a l’obligation de négocier avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord assurant à celle‐ci un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique»13. Selon la Bolivie, sa nature juridique décrite plus amplement dans son mémoire est celle d’une «obligation positive, celle de négocier de bonne foi en vue d’atteindre un résultat donné»14 avec pour effet que «[l]e fait que les Parties à la présente espèce soient tenues de négocier pour atteindre un résultat bien défini confère une caractéristique particulière à cette obligation, à savoir qu’elle subsistera jusqu’à ce que le résultat en question ait été atteint»15 ou encore, «il s’agit d’une obligation de négocier visant à atteindre un résultat précis»16. Clairement, l’obligation ainsi visée est une obligation de résultat.
50. Dans sa réplique, la Bolivie atténue sa position et, rejetant la distinction binaire entre obligation de moyen et obligation de résultat, invoque la notion d’obligation conditionnelle ou circonscrite en ce que «l’obligation de négocier est conclue dans un cadre prédéterminé, imposé aux parties pendant la durée des négociations. Le résultat précis de ces dernières n’est cependant pas prédéterminé puisqu’une large marge d’appréciation est laissée aux parties»17. En résumé, «[l]’obligation à l’examen diffère d’une obligation de résultat, mais il s’agit d’une obligation de négocier en vue de parvenir à un accord sur l’objectif qui a été convenu entre les Parties (un accès souverain de la Bolivie à la mer)»18. L’idée est intéressante, surtout d’un point de vue doctrinal, d’une sorte de «curseur» se plaçant au-delà de l’obligation de moyen sans aller jusqu’à l’obligation de résultat, mais le cas d’espèce n’en est pas clarifié. En effet, lors des plaidoiries, la Bolivie a cette fois  et avec prudence  opté pour la formule minimum lorsque l’un de ses conseils déclara au premier jour des plaidoiries : «Le caractère modeste de la demande bolivienne est remarquable. Tout ce que la Bolivie réclame, c’est que le Chili revienne à la table des négociations»19. Un autre conseil, en clôturant les plaidoiries de la Bolivie, a cependant développé l’argumentation de la réplique rappelée ci-dessus, et les conclusions finales présentées par l’agent sont «demeurées inchangées depuis la requête», ainsi que le souligne la Cour au paragraphe 85 de l’arrêt20.
51. Or, il est bien évident que plus la demande tend vers une obligation de résultat, plus les chances de la voir satisfaite sont faibles car il faudra s’assurer avec une certitude absolue qu’une obligation aussi contraignante a effectivement été souscrite.
13 Requête de la Bolivie, par. 32 a) ; mémoire de la Bolivie, par. 500 a).
14 Mémoire de la Bolivie, par. 221.
15 Ibid., par. 289.
16 Ibid., par. 290.
17 Réplique de la Bolivie, par. 118.
18 Ibid., par. 119.
19 CR 2018/6, p. 30, par. 30.
20 CR 2018/10, p. 59-60, par. 7-8.
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52. Dans son arrêt de 2015 sur l’exception préliminaire, la Cour a dit que si (arguendo) elle concluait qu’existait une obligation de négocier, «il ne lui appartiendrait pas de prédéterminer le résultat de toute négociation qui se tiendrait en conséquence de cette obligation» (Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 605, par. 33). Mais, si l’obligation n’est assurément pas une obligation de résultat, est-elle une simple obligation de moyen ?
53. Comme la Bolivie, je ne suis pas convaincu que les choses doivent être vues sous cet angle alternatif. L’obligation qui pèse sur le Chili est plus qu’une simple obligation de moyen en raison de l’objet clairement défini de l’attribution à la Bolivie d’un accès souverain à la mer qui a toujours été au centre de toutes les discussions entre les deux Etats.
54. La notion doctrinale «d’obligation liée» proposée par Paul Reuter21 place le curseur plus haut que l’obligation de moyen et plus bas que l’obligation de résultat en répondant à ce qu’il appelle le «contexte» dans lequel elle se situe. Dans le cas présent, des éléments disparates de valeurs juridiques diverses répartis sur une longue période ont créé un contexte qui aurait pu autoriser la reconnaissance d’une «obligation liée» permettant alors à la Cour de considérer que l’on se trouvait en présence d’une obligation dont l’objet était d’organiser une négociation ayant pour objectif clairement défini (ou une négociation tendant à) : l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique, assorti d’une juste compensation au profit du Chili. La négociation tendant vers cet objectif devant se dérouler de bonne foi, de manière qu’elle «ait un sens» (Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 47, par. 85) et se poursuive «autant que possible» (Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 685, par. 132 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 131, par. 150, citant l’affaire du Trafic ferroviaire entre la Lithuanie et la Pologne (avis consultatif, 1931, C.P.J.I. série A/B no 42, p. 116). Mais, comme il a été dit par la Cour permanente de Justice internationale, dans son avis précité et par la Cour actuelle en 2010 en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay ((Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 68, par. 150), «l’engagement de négocier n’implique pas celui de s’entendre».
55. Du reste, peut-on encore parler de «négociation» quand on parle d’obligation de résultat ? Certes, la Cour dit au paragraphe 86 de son arrêt que les Etats «peuvent accepter d’être liés par une obligation de négocier» mais, lorsque cette obligation comprend un résultat prédéterminé, la notion de négociation a-t-elle toujours un sens ? Peut-on considérer que cette situation est cohérente avec la caractéristique de la négociation qui est de laisser les parties libres à tout moment de la suspendre, de l’interrompre et finalement «de ne pas s’entendre» ? Hormis l’exigence du respect du principe de la bonne foi et de ses applications dans le cadre de la négociation, c’est la liberté qui domine. Celle-ci est mince si elle se réduit aux discussions sur les moyens de parvenir à un résultat fixé d’avance. En définitive, sauf cas tout à fait particuliers comme celui des négociations en matière de désarmement nucléaire  la Cour ayant noté, dans son avis consultatif sur la question de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, que l’article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires énonçait une «obligation … de parvenir à un résultat précis» (C.I.J. Recueil 1996, p. 264, par. 99) , la notion d’obligation de résultat est-elle compatible avec la négociation ? Je regrette que la Cour n’ait pas saisi l’occasion présente pour approfondir, davantage qu’elle ne l’a fait, l’examen de ces questions délicates et peu claires car c’est un point sur lequel sa parole était attendue.
21 P. Reuter, «De l’obligation de négocier» in Il processo internazionale: studi in onore di Gaetano Morelli, Milan, Giuffré, 1975, p. 711 et suiv.
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Conclusion
56. Je regrette infiniment le rejet massif des positions de la Bolivie qui, avec le sentiment d’injustice qu’elle éprouve, voit s’effondrer ses espoirs qu’une décision de la Cour contraigne le Chili à venir à la table de négociations en vue de lui attribuer une portion de côte qui serait le poumon manquant à tout Etat dépourvu de littoral. Il va sans dire que ces effets n’ont pas échappé à la Cour mais est-il besoin de rappeler que l’article 38 de son Statut oblige la Cour à statuer sur la base du droit ? Certes, les conceptions du droit et de ses exigences peuvent ne pas être uniformes, ce qui conduit à des options différentes et parfois à des opinions dissidentes mais dans tous les cas il s’agit d’appliquer le droit dont on connaît la rigueur.
57. Dans cette perspective, le paragraphe 176 de l’arrêt mérite grande attention. Il montre que la question de l’accès souverain de la Bolivie à la mer n’est pas close par l’arrêt rendu qui est tout sauf une porte qui se ferme. L’argumentation de la Bolivie n’a pas convaincu la majorité mais la Cour, dans ce paragraphe, est loin d’avoir seulement voulu établir une «fiche de consolation» pour la Bolivie. En réalité, il traduit les limites des possibilités d’action de la Cour, qui règle les différends sur la base du droit international et pas autrement, sauf si les parties lui demandent de statuer en équité (ce qui eût peut-être été un choix judicieux pour des Etats animés d’un désir sincère de mettre un point final à ce lourd héritage du conflit ancien que fut la «guerre du Pacifique»). Ces limites étant ainsi tracées, la Cour a pour souci que le différend ne perdure pas et que sa décision ne soit pas lue comme une sorte de fin de non-recevoir, autorisant que les choses restent en l’état.
58. A cet égard l’arrêt, si éprouvant soit-il pour la Bolivie, peut, si les Parties le veulent bien, favoriser un nouveau rebond vers une négociation non pas imposée mais voulue de part et d’autre dans un état d’esprit renouvelé. En effet, on peut s’interroger sur les chances de succès d’une négociation engagée sur une base contrainte. En revanche, j’espère qu’une fois passé le temps des déceptions et frustrations d’un côté, de la victoire satisfaite de l’autre, les esprits revenus à plus de sérénité sauront correctement apprécier les enjeux. Ce n’est pas ici le lieu de les évoquer. C’est aux Etats eux-mêmes de le faire en introduisant l’indispensable mesure dans les revendications d’un côté et les possibilités de les satisfaire de l’autre par un jeu équilibré de concessions mutuelles, en ayant à l’esprit que les relations de bon voisinage entre les Etats sont une des clefs du bonheur des peuples grâce aux progrès que permettent les coopérations économiques, commerciales et culturelles entre des acteurs qui sauront trouver dans leurs actions communes les sources de leur développement. C’est ainsi que je comprends la formulation du paragraphe 176 de l’arrêt de la Cour et plus particulièrement sa dernière phrase. J’attache la plus grande importance à ce texte, en espérant que ce point de vue sera partagé par la Bolivie et le Chili qui sauront alors, avec raison, satisfaire la demande de la première à un accès souverain à la mer en consentant au second les compensations légitimes qu’il est en droit de recevoir.
(Signé) Yves DAUDET.
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Opinion dissidente de M. le juge <i>ad hoc</i> Daudet

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