Opinion dissidente de M. le juge Salam

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153-20181001-JUD-01-03-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE SALAM
Vote contre le dispositif de l’arrêt  Désaccord avec le raisonnement suivi par la Cour pour conclure qu’aucune obligation de négocier ne peut être déduite des pièces présentées par les Parties  Accord avec la conclusion selon laquelle les conditions d’application des doctrines de l’estoppel, de l’acquiescement et des attentes légitimes, ne sont pas réunies  Existence d’une obligation de comportement et non de résultat.
1. Je suis en désaccord avec l’arrêt de la Cour sur des aspects essentiels de son analyse de plusieurs des pièces présentées par les Parties, ainsi que des conclusions qu’elle en tire au sujet de l’«obligation de négocier» dont la Bolivie allègue l’existence. Je me vois donc, non sans regret, voter contre le dispositif de l’arrêt ; et je joins cette opinion dissidente pour expliquer ma position.
2. Je voudrais souligner tout d’abord, qu’à mon avis, l’une des principales caractéristiques de l’«obligation de négocier» est qu’elle est de par sa nature même de portée limitée. En effet, comme l’a écrit Michel Virally, «en assumant une obligation de négocier, l’État se réserve le droit au désaccord  donc le droit d’empêcher le règlement  à la seule condition de se comporter de bonne foi, ce qui peut être difficilement contrôlé»1. Bien entendu, ceci explique également le bas seuil de persuasion qui serait requis, à mon avis, pour démontrer l’existence d’une intention de se lier à négocier. Une telle intention peut être déduite de plusieurs indices, à savoir, d’abord, le contexte et plus particulièrement l’existence d’une cause qui justifie l’intention de se lier «à négocier» ; ensuite, les termes mêmes des différents instruments qui reflètent cette intention ; et enfin la pratique postérieure à ces instruments.
3. Comme la Cour a eu l’occasion de le rappeler à de nombreuses reprises, «un accord international peut prendre des formes variées et se présenter sous des dénominations diverses» (voir par exemple Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn, compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 120, par. 23). La question de savoir si des Parties ont conclu un accord international est donc une question de fond et non de forme. La Cour a sur ce point renvoyé au paragraphe 1 a) de l’article 2 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 qui dispose qu’aux fins de cette convention, «l’expression «traité» s’entend d’un accord international conclu par écrit entre États et régi par le droit international, qu’il soit consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa dénomination particulière». Il est établi en particulier qu’un échange de lettres peut être constitutif d’un accord international créant des droits et obligations pour les parties en cause (Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn, compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 122, par. 30).
4. La Bolivie a attaché une importance particulière aux notes échangées par M. Alberto Ostria Gutierrez, ambassadeur de la Bolivie au Chili, et M. Horacio Walker Larrain, ministre chilien des affaires étrangères, le 1er juin et le 20 juin 1950, respectivement. Je suis en désaccord avec l’analyse qu’en fait la Cour pour les raisons qui suivent.
1 M. Virally, «Panorama du droit international contemporain : cours général de droit international public», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, 1983, t. 183, p. 240.
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5. Dans sa note du 1er juin 1950, l’ambassadeur bolivien, après s’être référé à plusieurs déclarations d’officiels chiliens relatives à la question de négociation avec la Bolivie, s’est adressé au ministre chilien en ces termes :
«Compte tenu de ces importants précédents qui témoignent d’une orientation claire de la politique de la République du Chili, j’ai l’honneur de vous proposer que les Gouvernements de la Bolivie et du Chili engagent officiellement des négociations directes en vue de satisfaire au besoin fondamental que représente pour la Bolivie l’obtention d’un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et de résoudre ainsi son problème d’enclavement en veillant à ce que les deux peuples bénéficient d’avantages réciproques et à ce que leurs intérêts véritables soient respectés.» (Arrêt, par. 51 ; les italiques sont de moi.)
6. Dans sa réponse par une note datée du 20 juin 1950, le ministre chilien des affaires étrangères accuse réception de la note bolivienne et indique ce qui suit :
«Il ressort des citations figurant dans la note à laquelle j’ai l’honneur de répondre que, tout en étant soucieux de préserver la situation juridique créée par le traité de paix de 1904, le Gouvernement chilien s’est montré disposé à examiner directement avec la Bolivie la possibilité de satisfaire aux aspirations de votre gouvernement, dans le respect des intérêts du Chili.
En cette occasion, j’ai l’honneur de vous faire connaître que mon gouvernement demeurera fidèle à cette position et que, dans un esprit d’amitié fraternelle envers la Bolivie, il est prêt à engager officiellement des négociations directes visant à rechercher une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts.» (Arrêt, par. 52 ; les italiques sont de moi.)
7. Ces notes ont été rédigées par des personnes devant être réputées représenter leur Etat et capables de l’engager, du seul fait de l’exercice de leurs fonctions. Elles ont par la suite été publiées. Il convient alors d’examiner le sens ordinaire à attribuer à leurs termes dans leur contexte, conformément au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités.
8. Il ressort du libellé des notes échangées que les deux Etats considéraient, au moment de leur rédaction, que la négociation en vue de conclure un accord conférant aux deux Parties des avantages réciproques était la seule solution envisageable pour tenter de répondre aux aspirations manifestées par la Bolivie. Il ressort en outre du libellé de ces notes que celles-ci consacrent dans les mêmes termes l’essentiel de l’engagement auquel les Parties ont consenti  à savoir, «engager officiellement des négociations directes». Les notes identifient l’objectif des négociations ainsi consenties : accorder des «avantages réciproques» aux deux Parties. Sur ce point, il était entendu que l’avantage souhaité par la Bolivie  l’obtention d’un «accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre»  était identifié en amont des négociations. Pour le Chili, sa contrepartie consisterait dans l’obtention d’une «compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts». Soulignons ici que le Chili lui-même reconnaît qu’en juin 1950, il avait été «attiré par la possibilité d’un accord avec la Bolivie aux termes duquel cette dernière lui permettrait, en contrepartie d’un accès souverain à la mer, de s’alimenter en eau dans le lac Titicaca et d’autres lacs des hauts-plateaux andins à des fins d’irrigation et de production hydroélectrique» (duplique du Chili, par. 1.14). C’est dans ce contexte et en vue de satisfaire cet objectif que le Chili a consenti à se lier à négocier avec la Bolivie.
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9. J’observe en outre que la note chilienne constituait elle-même une réponse à la note bolivienne et, dans la mesure où elle reprenait l’essentiel des termes de l’engagement proposé par la Bolivie, elle ne peut s’analyser, ainsi que le prétend le Chili, comme une contre-proposition qui aurait appelé une quelconque réponse de la part de la demanderesse.
10. Compte tenu de ce qui précède, je conclus que les passages cités des notes échangées en 1950, lus selon leur sens ordinaire et dans leur contexte, et compte tenu de la capacité de leurs rédacteurs à engager l’Etat, auraient dû être interprétés par la Cour comme établissant un accord entre les Parties sur la nécessité de négocier au sujet de la question de l’octroi à la Bolivie d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
11. En fait, dans le contexte des nombreux échanges sur la question de l’enclavement de la Bolivie entre cette dernière et le Chili depuis le traité de 1904, c’est avec ces notes de 1950 que se cristallise, à mon avis, une «obligation de négocier» entre les Parties.
12. Cette interprétation est confirmée par la pratique ultérieure des Parties, et en particulier par la référence qui a été faite à la note du 20 juin 1950 par l’ambassadeur du Chili à La Paz, M. Manuel Trucco, dans un mémorandum en date du 10 juillet 1961 adressé au ministre bolivien des affaires étrangères (contre-mémoire du Chili, vol. 3, annexe 158). Dans ce mémorandum, l’ambassadeur chilien indique que «[l]e Chili a toujours été prêt («disposé», selon la traduction anglaise produite par la Bolivie) à étudier, dans le cadre de pourparlers directs avec la Bolivie, la possibilité de satisfaire aux aspirations de celle-ci tout en préservant ses propres intérêts». Il ajoute que
«[l]a note no 9 datée à Santiago du 20 juin 1950 et émanant [du] ministère des affaires étrangères [chilien] traduit («démontre», selon la traduction anglaise produite par la Bolivie) clairement ces intentions»
et poursuit dans ces termes :
«Dans ce document, le Chili affirme qu’il est disposé à engager officiellement des négociations directes visant à rechercher une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre («exprime son consentement plein et entier à entamer dès que possible des négociations directes en vue de satisfaire au besoin national fondamental que constitue pour [elle] un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre», selon la traduction anglaise produite par la Bolivie), et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts.» (Arrêt, par. 55.)
13. Le ministre bolivien des affaires étrangères a répondu à ce mémorandum le 9 février 1962 (mémoire de la Bolivie, vol. II, annexe 25). La réponse du ministre indique que, pour la Bolivie, le mémorandum Trucco confirmait que la disposition du Chili à négocier avec la Bolivie résultait de la «note no 9 datée à Santiago du 20 juin 1950». La Bolivie y précise en outre qu’afin de parvenir à un accord, le Gouvernement bolivien exprime
«son consentement plein et entier à entamer dès que possible des négociations directes en vue de satisfaire au besoin national fondamental que constitue pour la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, en échange de compensations qui, sans être de nature territoriale, bénéficient aux deux pays et prennent en compte leurs véritables intérêts» (arrêt, par. 56).
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Les circonstances de l’espèce sont également significatives ici. Le Chili, avait une cause directe pour renouveler son engagement à négocier avec la Bolivie : dissuader cette dernière de soulever la question de son accès souverain au Pacifique dans le cadre de la conférence interaméricaine sur la limitation des armements qui était prévue (contre-mémoire du Chili, par. 6.23).
14. Vu les termes employés et le contexte dans lequel ces textes ont été rédigés, l’échange constitué par le mémorandum Trucco et la réponse apportée par la Bolivie devraient être interprétés comme renouvelant un accord des Parties portant sur la négociation. J’observe à cet égard que les arguments du Chili selon lesquels le mémorandum Trucco ne constituait pas «une note officielle» et n’était pas signé, ne sont pas convaincants puisque ce mémorandum a été communiqué par voie officielle à la Bolivie et contenait bien «l’exposé des points de vue qui étaient ceux du Chili à l’époque» (contre-mémoire du Chili, par. 6.25). J’ajoute que le fait que la note bolivienne réagissant à la réception du mémorandum Trucco soit intervenue six mois après la réception dudit mémorandum n’est pas en tant que tel de nature à faire obstacle à la rencontre des volontés entre les Parties. Je considère que le mémorandum Trucco et la note bolivienne qui lui fit suite, constituent en tout état de cause une pratique ultérieure pertinente confirmant l’accord de négocier résultant de l’échange de notes de 1950.
15. Je note aussi que le 8 février 1975, les présidents bolivien et chilien se sont rencontrés et ont convenu d’une déclaration commune (dénommée «la déclaration de Charaña»), dans laquelle il est mentionné que :
«[l]es deux chefs d’État, dans un esprit constructif et de compréhension mutuelle, ont décidé («ont résolu», selon la traduction anglaise produite par le Chili) de poursuivre le dialogue à différents niveaux afin de rechercher des mécanismes permettant de résoudre, dans le respect des intérêts mutuels («de leurs intérêts réciproques», selon la traduction anglaise produite par le Chili) et des aspirations des peuples bolivien et chilien, les problèmes vitaux auxquels sont confrontés les deux pays, notamment l’enclavement de la Bolivie» (arrêt, par. 62 ; les italiques sont de moi).
16. Les termes de cette déclaration indiquent que les deux Parties ne considéraient pas, en 1975, que les négociations entre elles avaient été menées assez loin. Ils démontrent la volonté de poursuivre ces négociations en vue de résoudre, notamment, le problème de «l’enclavement de la Bolivie».
17. Cet engagement du Chili de négocier avec la Bolivie une solution à son enclavement se trouve également confirmé, à mon avis, par nombre de déclarations unilatérales. Or, il est établi que les déclarations revêtant la forme d’actes unilatéraux concernant des situations de droit ou de fait peuvent avoir pour effet de créer des obligations juridiques (voir Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 267, par. 43) lorsque leur auteur est une personne capable d’engager l’Etat (Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 27, par. 46).
18. Je me concentrerai ici sur la déclaration que j’estime être la plus pertinente puisqu’elle affirme clairement  ou tout le moins confirme  l’engagement du Chili de négocier avec la Bolivie. Il s’agit d’une lettre envoyée par le président chilien à son homologue bolivien.
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Le 18 janvier 1978, le président du Chili, Augusto Pinochet Ugarte, a écrit à son homologue bolivien, le président Hugo Banzer Suárez, une lettre dans laquelle il s’est exprimé en des termes particulièrement forts (contre-mémoire du Chili, vol. 4, annexe 236). Cherchant à rassurer ce dernier suite aux observations du Pérou sur les propositions chiliennes, le président Pinochet écrit à son homologue : «je répète que mon Gouvernement entend promouvoir les négociations en cours visant à satisfaire à l’aspiration du pays frère à obtenir un débouché souverain sur l’océan Pacifique». Il réaffirme qu’il s’agit de «négociations que nous nous efforçons de mener à bien». Et, faisant référence à des négociations antérieures, le président indique que «lors de chacune de ces réunions, il a été convenu de poursuivre les négociations». Il souligne ensuite son «objectif de promouvoir les négociations visant à octroyer à la Bolivie un débouché souverain sur l’océan Pacifique en désignant des représentants spéciaux».
19. Ces termes traduisent clairement une intention, de la part du Chili, de respecter son engagement à négocier avec la Bolivie et rendent compte de la poursuite effective des négociations. J’observe d’ailleurs que le langage utilisé par le président chilien est à la fois plus précis et plus fort que celui qu’avait employé le ministre des affaires étrangères de Norvège, M. Ihlen, en l’affaire relative au Statut juridique du Groënland oriental (Danemark c. Norvège). La Cour permanente de Justice internationale y avait vu une «promesse … inconditionnée et définitive», ce qui l’avait amenée à conclure qu’«à raison de l’engagement impliqué dans la déclaration Ihlen … , la Norvège se trouv[ait] dans l’obligation de ne pas contester la souveraineté danoise sur l’ensemble du Groënland et, a fortiori, de s’abstenir d’occuper une partie du Groënland» (arrêt, 1933, C.P.J.I. Série A/B n° 53, p. 69-73).
20. En revanche, le président chilien a été explicite sur la portée  limitée  de cet engagement de négocier. Il indique en effet que son gouvernement «estime que les bases proposées par le Chili et acceptées d’une manière générale par la Bolivie constituent le seul moyen viable et réaliste de satisfaire à l’aspiration du pays frère» et ajoute qu’il «ne pourrai[t] donc proposer une autre solution». Il explique que «[c]ependant, [il] ne doute pas que, sur ces bases, il soit possible de parvenir à un accord susceptible d’être accepté par le Pérou» (contre-mémoire du Chili, vol. 4, annexe 236).
21. Le Chili a continué, jusqu’à une période récente, de négocier avec la Bolivie pour régler le différend concernant la prétention de cette dernière à un accès souverain à l’océan Pacifique. Les échanges et négociations entre les deux Etats n’ont que rarement cessé complètement, y compris lorsque la Bolivie a suspendu les relations diplomatiques avec le Chili le 15 avril 1962, puis le 17 mars 1978.
22. En conclusion, je suis donc d’avis que l’échange de notes de 1950 représente un accord consacrant une obligation des Parties de négocier. En outre, j’estime que les évènements qui ont suivi, et en particulier le mémorandum Trucco, la déclaration de Charaña, la lettre adressée par le président chilien au président bolivien le 18 janvier 1978, ainsi que la participation du Chili à des cycles de négociation ultérieurs (notamment au cours de la période dite de «la nouvelle approche», ainsi que le mécanisme chiléno-bolivien de consultation politique du début des années 1990, l’ordre du jour en 13 points de juillet 2006 et l’établissement en 2011 d’une commission binationale pour mener des négociations au niveau ministériel), constituent un ensemble d’actions dont on peut raisonnablement déduire la persistance d’une obligation de négocier entre le Chili et la Bolivie au sujet de l’octroi à cette dernière d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
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23. N’ayant pas suffisamment placé les échanges de 1950 et de 1961-1962 dans leurs contextes historique, et plus particulièrement n’ayant pas pris suffisamment en considération l’existence d’une cause qui a conduit le Chili à se lier à négocier, il est regrettable que la Cour ne soit pas parvenue à ce même résultat.
24. J’estime que ma conclusion sur l’existence d’une obligation de négocier est d’autant plus raisonnable que la portée de l’engagement consenti par une telle obligation est limitée ainsi que j’ai commencé par le souligner en tout début de cette opinion. De plus, l’échec d’un cycle de négociations ne saurait suffire en lui-même à déduire l’extinction de l’obligation de négocier.
25. J’ajoute que j’aboutis à cette conclusion sans me fonder sur les doctrines de l’estoppel, de l’acquiescement et des attentes légitimes, dont j’estime que les conditions d’application ne sont pas réunies en l’espèce et rejoins le raisonnement de la Cour en la matière.
26. Ayant constaté l’engagement des Parties de négocier, il faudrait toujours se pencher sur la question de la nature et de la portée de l’engagement ainsi consenti.
27. A cet égard, je note que la Bolivie a, tout d’abord, maintenu, dans ses écritures, que le Chili était débiteur d’une obligation qui présentait tous les aspects d’une obligation de résultat. C’est ce qui ressort en particulier du mémoire, dans lequel elle a clairement indiqué que l’obligation du Chili de négocier un accès souverain à la mer «est plus exigeante qu’une obligation générale de négocier au regard du droit international, en particulier du fait que c’est une obligation positive, celle de négocier de bonne foi en vue d’atteindre un résultat donné  à savoir un accès souverain à l’océan Pacifique pour la Bolivie.» (Mémoire de la Bolivie, par. 221.) Et d’ajouter plus loin qu’«[i]l s’agit en effet d’une obligation de droit international précise consistant à convenir d’un objectif spécifique en vue d’aboutir à un résultat donné» (ibid., par. 225).
28. La Bolivie a également maintenu que l’obligation qui incombe au Chili de négocier un accès souverain à la mer pour la Bolivie «est de la même nature» que l’obligation consacrée par l’article VI du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, citant le passage de l’avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, dans lequel la Cour a indiqué que «[l]a portée juridique de l’obligation considérée dépasse celle d’une simple obligation de comportement ; l’obligation en cause ici est celle de parvenir à un résultat précis … par l’adoption d’un comportement déterminé, à savoir la poursuite de bonne foi de négociations en la matière» (avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 264, par. 99). La demanderesse s’est également référée au paragraphe suivant du même avis, dans laquelle la Cour parle d’une «double obligation de négocier et de conclure», et a maintenu qu’en l’espèce, «les deux Parties sont convenues de négocier un accès souverain à la mer, et l’obligation qui en résulte pour elles ne prendra fin que lorsqu’un accord concrétisant cet objectif aura été conclu» (mémoire de la Bolivie, par. 287).
29. La Bolivie a toutefois quelque peu fait marche arrière dans la suite de la procédure, et en particulier lors des plaidoiries. Elle s’est d’abord exprimée en des termes plutôt clairs lors du premier tour de plaidoiries : «[l]e caractère modeste de la demande bolivienne est remarquable. Tout ce que la Bolivie réclame, c’est que le Chili revienne à la table des négociations.» (Voir le compte rendu CR 2018/6, p. 30, par. 30.) Elle est même allée un peu plus loin dans la description du contenu de l’obligation alléguée de négocier et a identifié une série d’«obligations particulières»
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que cette obligation impliquerait (CR 2018/6, p. 59-60, par. 9)2. Elle a même précisé qu’une telle obligation «n’exige[rait] pas [du Chili] … qu’il parvienne à tout prix à un accord avec [elle]» (voir ibid., p. 61, par. 14).
30. Faisant référence aux échanges et déclarations attestant de l’existence d’une obligation de négocier, la demanderesse a néanmoins soutenu que «[c]haque étape [a] redonn[é] espérance à la Bolivie et lui [a] confirm[é] que la restauration de son statut d’État maritime [était] bien l’objet d’un accord entre les deux États» (ibid., p. 39, par. 28 ; les italiques sont de moi). Elle a également ajouté que «la distinction binaire entre simple obligation de moyen ou obligation de résultat apparaît comme insuffisante à clarifier la nature et la portée de l’obligation de négocier» (voir CR 2018/10, p. 59, par. 7).
31. La Bolivie, si elle a atténué sa position de départ, est donc malgré tout restée  volontairement ? On peut le penser  ambiguë sur la portée de l’obligation qu’elle invoque.
32. Cela étant dit, il est incontestable que toute obligation de négocier qui pourrait être reconnue à la charge du Chili ne saurait être une obligation de résultat. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’arrêt rendu par la Cour sur les exceptions préliminaires, dans lequel elle a indiqué que «[m]ême à supposer, arguendo, que la Cour conclue à l’existence de pareille obligation [de négocier], il ne lui appartiendrait pas de prédéterminer le résultat de toute négociation qui se tiendrait en conséquence de cette obligation» (Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 605, par. 33).
(Signé) Nawaf SALAM.
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2 «La Bolivie considère que l’obligation de négocier en droit international emporte au minimum les obligations particulières suivantes :
a) premièrement, celle d’accueillir les communications et les propositions qui sont faites par un autre État aux fins de régler tout problème revêtant une grande importance pour cet État ;
b) deuxièmement, celle d’examiner toute communication ou proposition qui serait ainsi faite, en tenant compte des intérêts de l’autre État ;
c) troisièmement, celle de participer de manière responsable et réfléchie aux réunions convoquées pour examiner ces communications ou propositions, si une demande lui est faite dans ce sens ;
d) quatrièmement, celle de rechercher les moyens de surmonter tout obstacle empêchant de régler le problème.
Tout cela devant être fait de bonne foi et en temps utile.»

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