Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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153-20181001-JUD-01-02-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ROBINSON
[Traduction]
Traité  Alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne  «Régi par le droit international»  Intention d’être lié en droit international  Manière dont l’expression d’une disposition à négocier prend le caractère d’une obligation juridique  Mémorandum Trucco de 1960 et réponse de la Bolivie constituant un traité au sens de la convention de Vienne  Déclarations de Charaña de 1975 et 1977 constituant un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne  Chili ayant une obligation juridique de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
1. J’expliciterai dans la présente opinion les raisons pour lesquelles je n’ai pu souscrire aux conclusions auxquelles est parvenue la Cour au point 1) du dispositif de son arrêt, à savoir que la République du Chili ne s’est pas juridiquement obligée à négocier un accès souverain à l’océan Pacifique pour l’Etat plurinational de Bolivie, et au point 2), par lequel la Cour a en conséquence rejeté les autres conclusions finales présentées par l’Etat plurinational de Bolivie.
Contexte
2. Le contexte, tel qu’il est décrit dans l’arrêt, est le suivant : suite à la guerre du Pacifique de 1879, qui a vu le Chili occuper le territoire côtier de la Bolivie, un accord de cession territoriale a été conclu en 1895 entre les deux Etats, aux termes duquel la Bolivie devait se voir céder un territoire qui lui donnerait accès à l’océan Pacifique. Cet accord n’est cependant jamais entré en vigueur. En 1904, le Chili et la Bolivie ont conclu un traité de paix et d’amitié (le «traité de 1904») qui confirmait la souveraineté du premier sur le territoire côtier dont il s’était emparé pendant la guerre de 1879 et accordait à la seconde un droit de transit commercial sur le territoire et dans les ports chiliens situés sur le Pacifique.
3. Chose notable, bien que le Chili ait maintes fois déclaré qu’il avait toujours considéré le traité de 1904 comme un instrument sacro-saint et insusceptible de renégociation ou de modification, le ministre plénipotentiaire du Chili en Bolivie a, dans un mémorandum du 9 septembre 1919, indiqué que son pays était «disposé à engager des négociations, indépendamment de ce qui avait été établi par le traité de paix de 1904, afin de permettre à la Bolivie d’acquérir un accès à la mer sous réserve du résultat du plébiscite prévu par le traité d’Ancón de 1883» (arrêt, par. 27). Le Chili devait formuler en 1920 une proposition similaire dans un procès-verbal désigné par l’expression «Acta Protocolizada».
Fondements juridiques des prétentions de la Bolivie
4. La Bolivie soutenait qu’une obligation de négocier son accès souverain à l’océan Pacifique incombait au Chili pour des motifs tenant :
i) à des accords entre les deux Etats ;
ii) à des déclarations unilatérales du Chili ;
iii) à l’acquiescement ;
iv) à l’estoppel ;
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v) aux attentes légitimes ;
vi) à des résolutions de l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats américains (OEA) ;
vii) à la portée juridique d’actes et de comportements considérés cumulativement ; et
viii) au droit international général, tel qu’il trouve son expression au paragraphe 3 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et à l’article 3 de la Charte de l’Organisation des Etats américains.
Pour ma part, j’ai conclu que le Chili s’était obligé à négocier un accès souverain à l’océan Pacifique pour la Bolivie aux termes de certains accords conclus entre les deux Etats.
5. En ce qui concerne les accords, la Bolivie soutenait que l’obligation du Chili de négocier son accès souverain à l’océan Pacifique découlait de différents échanges diplomatiques énumérés ci-après :
i) le procès-verbal («Acta Protocolizada») de la réunion de 1920, au ministère bolivien des affaires étrangères, entre l’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Chili et le ministre bolivien des affaires étrangères ;
ii) certains échanges ayant suivi cette réunion de 1920 ;
iii) la proposition formulée en 1926 par le secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Frank Kellogg, et le mémorandum adressé à ce dernier par le ministre chilien des affaires étrangères, Jorge Matte ;
iv) le traité de Lima de 1929 entre le Chili et le Pérou et son protocole complémentaire ;
v) l’échange de notes de 1950 ;
vi) le mémorandum de 1961 adressé au ministre bolivien des affaires étrangères par l’ambassadeur du Chili en Bolivie, Manuel Trucco, et la réponse de la Bolivie en date du 9 février 1962 (ci-après la «réponse de la Bolivie») ;
vii) les déclarations de Charaña de 1975 et 1977 et le processus qui a suivi ;
viii) la «nouvelle approche» de 1986-1987 ;
ix) la déclaration d’Algarve de 2000 ; et
x) l’ordre du jour en 13 points de 2006.
6. Parmi cette longue série de communications et d’échanges, je montrerai dans le présent exposé que le mémorandum Trucco, considéré conjointement avec la réponse de la Bolivie, ainsi que les déclarations de Charaña ont mis à la charge du Chili une obligation juridique de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique ; autrement dit, ces deux ensembles d’instruments constituent des traités au sens de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne») qui obligent le Chili à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
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Sens de l’accès souverain
7. Dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, la Cour a conclu que le différend entre les Parties résidait «dans la question de savoir si le Chili a[vait] l’obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à la mer et, dans l’hypothèse où cette obligation existerait, si le Chili y a[vait] manqué»1. La Cour a également précisé qu’il ne lui était pas demandé de dire si la Bolivie avait droit à pareil accès. La question à laquelle devait répondre la Cour était donc celle de l’existence et de la violation alléguées d’une obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. La Bolivie a estimé que l’accès souverain était un accès sans condition aucune devant notamment lui permettre d’exercer son administration et son contrôle exclusifs, tant juridique que physique ; elle a en outre précisé que le droit de transit commercial qui lui était accordé par le traité de 1904 n’équivalait pas à un accès souverain. Selon le Chili, l’accès souverain impliquait nécessairement une cession de territoire chilien à la Bolivie.
8. La Bolivie a demandé à la Cour de dire et juger que «le Chili a[vait] l’obligation de négocier avec [elle] en vue de parvenir à un accord [lui] octroyant ... un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique».
9. Par accès souverain, il fallait entendre la cession par le Chili à la Bolivie d’une partie de son territoire sur laquelle cette dernière exercerait sa souveraineté et qui lui donnerait accès à l’océan Pacifique. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour devait donc juger, sur la base des documents qui lui avait été présentés, si le Chili avait «l’obligation de négocier de bonne foi et de manière effective avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord octroyant à celle-ci un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique».
Détermination de l’existence d’un traité
10. La Bolivie soutenait que le Chili avait l’obligation de négocier son accès souverain à l’océan Pacifique en appuyant sa prétention sur des accords entre les deux pays. Cette prétention imposait donc, pour commencer, de trancher le point essentiel de savoir si les échanges diplomatiques sur lesquels s’appuyait le demandeur constituaient un traité. L’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne, qui reflète le droit international coutumier à cet égard2, se lit comme suit : «l’expression «traité» s’entend d’un accord international conclu par écrit entre Etats et régi par le droit international, qu’il soit consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa dénomination particulière».
11. On observera aussitôt que cette définition ne fait nullement référence à quelque intention de créer des droits et des obligations juridiques, alors même qu’il est généralement admis qu’il s’agit là du plus important élément constitutif d’un traité. Les travaux préparatoires de la convention, cependant, montrent clairement que l’expression «régi par le droit international», qui figure dans la définition, «recouvre l’élément de l’intention de créer des obligations et des droits en droit international»3. Deux autres points étaient pertinents aux fins de la présente espèce. Le premier est qu’un accord international constituant un traité peut être consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes. Le deuxième point est que la
1 Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 604, par. 32, qui renvoie au paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne.
2 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 429, par. 263,
3 Conférence des Nations Unies sur le droit des traités, comptes rendus analytiques des séances plénières et des séances de la commission plénière, Nations Unies, doc. A/CONF.39/11/Add.1, p. 371, par. 22.
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dénomination ou la désignation de l’instrument international en question n’a aucun effet sur la question de savoir s’il s’agit ou non d’un traité. Dans les circonstances de la présente espèce, par conséquent, ce que la Cour était appelée à établir était si l’un ou l’autre des échanges diplomatiques invoqués par la Bolivie révélait chez les Parties une intention de créer «des obligations et des droits en droit international», c’est-à-dire l’intention d’être liées au regard du droit international.
12. A plusieurs reprises déjà, la Cour a été amenée à déterminer si des instruments qui, à première vue, ne semblaient pas être des traités, l’étaient néanmoins au sens de la définition donnée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne, parce qu’ils révélaient l’intention d’être lié au regard du droit international.
13. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire du Plateau de la mer Egée, la Cour a dit que la question de savoir si un communiqué conjoint constituait ou non un accord international «dépend[ait] essentiellement de la nature de l’acte ou de la transaction dont il [était] fait état» et que pour trancher cette question, elle devait tenir compte «des termes employés et des circonstances dans lesquelles le communiqué a[vait] été élaboré»4.
14. Dans la présente affaire, la question essentielle était de savoir si l’on pouvait discerner dans les échanges entre les Parties une intention d’être liées en droit international. Il convenait donc de rechercher dans ces échanges des formules qui, pour reprendre les termes employés par la Cour dans son arrêt du 1er juillet 1994 en l’affaire Qatar c. Bahreïn, mettaient en évidence «les engagements auxquels les Parties [avaient] consenti»5, créant ainsi pour celles-ci des droits et des obligations au regard du droit international. Une partie du problème se posant en l’espèce était que, dans certains cas, les formules dont la Bolivie affirmait qu’elles attestaient l’existence d’une obligation de négocier appartenaient au style diplomatique traditionnel, avec toutes les marques de courtoisie, formules de politesse et protestations de respect mutuel qui font partie intégrante des échanges de ce type. Il serait toutefois manifestement erroné de croire que tel ou tel style particulier ne saurait jamais donner naissance à une obligation en droit international. Nous savons déjà qu’il n’existe aucune règle de droit international qui impose à un accord international de prendre une forme particulière (Plateau continental de la mer Egée). Il est également vrai qu’aucune règle de droit international n’impose aux traités d’être couchés dans un style donné. C’est le fond, et non la forme, qui permet d’établir si les parties avaient l’intention d’être liées en droit. Pour citer plus complètement la Cour dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire du Plateau continental de la mer Egée, «on ne règle pas la question en invoquant la forme de communiqué donnée audit acte ou à ladite transaction. … la Cour doit tenir compte avant tout des termes employés et des circonstances dans lesquelles le communiqué a été élaboré»6. Dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar, la Cour a de nouveau fait observer que le fond devait l’emporter sur la forme :
«En revanche, et c’est généralement le cas en droit international qui insiste particulièrement sur les intentions des parties, lorsque la loi ne prescrit pas de forme particulière, les parties sont libres de choisir celle qui leur plaît, pourvu que leur intention en ressorte clairement.»7
4 Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 39, par. 96.
5 Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 121, par. 25.
6 Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 39, par. 96.
7 Affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1961, p. 31.
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15. A cet égard, l’élément crucial est l’intention des parties d’être liées en droit international, telle qu’elle ressort objectivement du texte et du contexte, ou de ce que la Cour a appelé, dans l’affaire du Plateau continental de la mer Egée, les «circonstances dans lesquelles [l’instrument en question] a été élaboré». Rien n’illustre mieux le sens de ces «circonstances» ou contexte que l’un des exemples cités par le Chili à l’audience, au sujet de l’emploi du mot «willing» («disposé»). Le Chili a évoqué une déclaration faite en 2013 par le chef du service de presse de la Maison Blanche aux Etats-Unis selon laquelle c’était «depuis longtemps la position du Président Obama qu’il serait disposé à engager des négociations bilatérales [avec l’Iran]… Il a tendu la main [à l’Iran] dès le jour où il a prêté serment.»8
16. Le Chili a cité cette déclaration pour expliquer que, dans la langue diplomatique, l’expression «être disposé à» n’exprime aucune intention de s’obliger juridiquement ; et il a raison dans ce cas précis, parce que dans le contexte ou, pour reprendre le terme employé par la Cour dans le Plateau continental de la mer Egée, dans les «circonstances» où cette expression a été utilisée par le chef du service de presse de la Maison Blanche, l’expression «être disposé à» n’a aucune connotation d’obligation juridique. C’est précisément par son contexte ou ses «circonstances» que cet exemple diffère de l’espèce. En effet, la «main tendue» du président Obama ne l’a été que pendant cinq ans. La présente affaire, quant à elle, couvre une durée d’au moins 114 années, certes ponctuée de périodes pendant lesquelles il ne ressort pas des écritures et plaidoiries des Parties que la question de l’accès souverain de la Bolivie à la mer ait été discutée, mais marquée néanmoins par la persistance du thème qui caractérise les rapports entre les deux Etats, à savoir le souhait de la Bolivie de se voir accorder pareil accès. Dès lors, si l’on peut considérer la déclaration de la Maison Blanche sur la disposition du président Obama à engager des relations bilatérales avec l’Iran comme un épisode isolé, l’expression par le Chili de sa disposition à négocier un accès souverain s’inscrit, elle, dans une continuité dont elle est un élément durable, s’apparentant en fait, tout au long de ces 114 années, à ce que l’on appelle, en mathématiques, un développement décimal périodique. Il existe une autre différence essentielle entre les contextes respectifs de la déclaration de la Maison Blanche et de la présente espèce, à savoir que, si la première ne dit pas quel pourrait être l’objet des négociations bilatérales envisagées, les déclarations du Chili faisant état de sa disposition sont, au contraire, toujours liées à un objectif spécifique, plus souvent explicite qu’implicite, qui est d’octroyer à la Bolivie un accès à l’océan Pacifique. Les vues que j’expose ici ne doivent bien entendu pas s’interpréter comme exprimant une opinion sur la question de savoir si les Etats-Unis d’Amérique se sont juridiquement obligés ou non à négocier avec l’Iran ; mon intention est simplement de montrer que l’exemple donné par le Chili est parfaitement inadéquat. Il s’ensuit que, dans la langue diplomatique, l’expression «disposé à» ne doit pas s’interpréter automatiquement comme l’expression d’une aspiration politique non contraignante ; tout dépend du contexte ou des «circonstances» dans lesquelles l’instrument à l’examen a été élaboré.
17. L’emploi du terme anglais «agree» («convenir»), qui exprime ordinairement un engagement contraignant, offre un autre exemple de l’importance déterminante du contexte ou des «circonstances». Dans l’Arbitrage relatif à la mer de Chine méridionale, le tribunal a ainsi conclu que le terme «agree» figurant dans un communiqué de presse conjoint était employé dans un contexte politique et exhortatoire plutôt qu’il ne désignait un engagement juridique contraignant. Il a plus précisément jugé que, «[m]ême quand ces déclarations et procès-verbaux utilisent le mot «agree», ils le font dans un contexte terminologique qui donne à penser que ces documents sont de nature politique et exhortatoire.»9
8 CR 2018/8, p. 48, par. 38.
9 Arbitrage relative à la mer de Chine méridionale (la République des Phillipines c. la République populaire de Chine), affaire CPA no 2013-19, sentence sur la competence et la recevabilité, p. 94, par. 242.
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18. J’ai bien noté l’argument du Chili qui a dit craindre une réduction de «l’espace diplomatique dont les Etats ont besoin» dans leurs relations internationales si la Cour devait conclure que le simple fait de se déclarer disposé à engager des négociations donne naissance à une obligation juridique. Cet argument ne m’a cependant pas convaincu. Après tout, cela s’est déjà produit ; la Cour a déjà conclu par le passé qu’un procès-verbal de réunion, des échanges de lettres ou un mémorandum d’accord créaient des obligations juridiques contraignantes, sans que cela ait eu quelque effet préjudiciable sur la conduite des relations internationales par voie d’échanges diplomatiques.
19. Il convient de relever que les circonstances de la présente espèce étaient exceptionnelles. Il était demandé à la Cour de déterminer si les termes employés dans une série d’actes, notes diplomatiques, déclarations et communiqués au cours d’une période d’au moins 114 années (depuis l’adoption du traité de 1904) avaient créé une obligation de négocier. Si j’écris «au moins 114 années», c’est parce que, même si l’accord de 1895 n’est jamais entré en vigueur, les négociations qui l’ont précédé montrent assurément que la question de l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique était déjà d’actualité à cette époque.
Les accords qui expriment l’obligation du Chili de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique
20. D’un examen des documents versés au dossier, il ressort que deux accords entre le Chili et la Bolivie ont établi l’obligation du Chili de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique ; autrement dit, il est, parmi ces documents, deux accords qui démontrent l’intention du Chili de s’obliger juridiquement à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique, et qui constituent par conséquent un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. Ces accords sont, premièrement, le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie, et, deuxièmement, les déclarations de Charaña de 1975 et 1977.
Contexte du mémorandum Trucco de 1961 et de la réponse de la Bolivie
21. Pour bien comprendre en quoi le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie constituent un traité entre le Chili et la Bolivie, il importe d’examiner les notes diplomatiques échangées entre les deux Etats en 1950, ainsi que le contexte desdites notes.
Contexte des notes diplomatiques de 1950
22. Les documents présentés à la Cour montrent que, pendant la période allant de 1910 à 1950, plusieurs échanges diplomatiques ont eu lieu entre le Chili et la Bolivie sur la question de l’accès de celle-ci à l’océan Pacifique : le mémorandum du 22 avril 1910 adressé au Chili et au Pérou par la Bolivie ; le procès-verbal de la réunion de 1920 entre l’envoyé extraordinaire du Chili et le ministre bolivien des affaires étrangères ; un certain nombre d’échanges postérieurs au procès-verbal de 1920 ; la proposition Kellogg et le mémorandum Matte de 1926 ; le traité de Lima de 1929 entre le Chili et le Pérou et son protocole complémentaire. Dans son arrêt, la Cour a examiné chacun de ces documents, à l’exception du premier.
23. Le 1er juin 1948, le président du Chili a fait une déclaration dont le défendeur a dit à l’audience qu’elle établissait le cadre dans lequel devaient s’inscrire les notes de 1950. Dans cette déclaration, le président évoquait les futures négociations  qui devaient finalement avoir lieu en 1950  sous le terme d’«entretiens informels» et disait que l’idée d’accorder une bande de territoire à la Bolivie n’avait été mentionnée qu’au cours d’une conversation officieuse.
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L’ambassadeur de Bolivie au Chili a rendu compte de cette conversation officieuse au ministre bolivien des affaires étrangères par une note datée du 28 juin 1948. Dans cette note, il se disait convaincu que le président du Chili avait l’intention de reprendre les négociations après les élections chiliennes de mars 1949.
24. Le 25 mai 1950, l’ambassadeur de Bolivie au Chili a adressé au ministre bolivien des affaires étrangères une note dans laquelle il indiquait ce qui suit :
«Il a été convenu avec M. Manuel Trucco, sous-secrétaire aux affaires étrangères, d’envoyer la note dont je joins copie dans le but de faire sortir la question des négociations sur le port du champ des seuls entretiens privés, sans quoi elle risquerait d’y rester indéfiniment, comme le montre ce qui s’est passé depuis août 1946, et la mettre officiellement sur le tapis, et de coucher par écrit cette décision.»10 [Les italiques sont apparemment de la Bolivie.]
25. Cette note montre à quel point la prolongation des pourparlers entre les deux pays sur l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique préoccupait l’ambassadeur de Bolivie. Celui-ci écrivait que ces pourparlers se poursuivaient depuis 1946, mais en réalité les documents dont est saisie la Cour prouvent qu’ils avaient commencé bien avant cette date. La note manifeste donc la volonté de l’ambassadeur de Bolivie de faire passer ces pourparlers du plan informel et privé au plan officiel. Sachant qu’il est indiqué dans la note que l’envoi de celle-ci avait été convenu avec le sous-secrétaire chilien aux affaires étrangères, on peut raisonnablement en conclure que ce dernier partageait la volonté de l’ambassadeur de Bolivie de faire passer les pourparlers au plan officiel. Il est manifeste que l’ambassadeur de Bolivie avait décidé de faire en sorte que ce problème, qui durait depuis plus de 40 années, soit traité et résolu à un autre niveau que celui du langage politique non contraignant de la diplomatie. Par conséquent, et nonobstant le fait qu’il s’agisse d’un document interne bolivien, cette note du 25 mai 1950 est fort utile pour comprendre comment l’expression par le Chili de sa disposition à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique s’est transformée progressivement en une obligation juridique.
Les notes de 1950
26. Dans une note diplomatique du 1er juin 195011 adressée au ministre chilien des affaires étrangères par l’ambassadeur de Bolivie, le demandeur proposait que les Parties
«engagent officiellement des négociations directes en vue de satisfaire au besoin fondamental que représente pour la Bolivie l’obtention d’un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et de résoudre ainsi son problème d’enclavement en veillant à ce que les deux peuples bénéficient d’avantages réciproques et à ce que leurs intérêts véritables soient respectés»12 [Traduction française du Greffe].
27. Le Chili a répondu par une note du 20 juin 1950 adressée à l’ambassadeur de Bolivie par le ministre chilien des affaires étrangères. Les Parties ont produit des traductions anglaises divergentes de cette note. La traduction en anglais du texte espagnol original produite par la Bolivie dit que le Chili
10 CR 2018/8, p. 75, par. 30.
11 Voir la réplique de la Bolivie, p. 92, par. 234 : «Bien que datée du 1er juin 1950, la note bolivienne a été formellement envoyée au ministre chilien le 20 juin 1950, soit précisément la date de la note chilienne qui a été formellement remise à l’ambassadeur de Bolivie.»
12 Contre-mémoire du Chili, annexe 143.
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«est disposé à engager officiellement des négociations directes visant à trouver une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts»13 [Traduction française du Greffe].
28. La traduction en anglais du texte espagnol original produite par le Chili dit que celui-ci :
«est prêt à engager officiellement des négociations directes visant à rechercher une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts»14 [Traduction française du Greffe].
29. A mon avis, il n’y a pas de différence sensible entre «est prêt à engager officiellement des négociations directes» [«is open to» en anglais] et «est disposé à engager officiellement des négociations directes» [«is willing to» en anglais]. Le Concise Oxford Dictionary donne ces deux termes comme équivalents. On peut constater dès lors que l’une et l’autre traduction en anglais de l’original espagnol montrent que le Chili était prêt ou disposé à engager des négociations directes. Reste donc l’importante question de savoir si l’expression par le Chili de sa disposition à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique revêt le caractère d’une obligation juridique contraignante.
30. Il est également dit dans cette note que le Gouvernement chilien «demeurera fidèle à cette position».
31. Bien que datée du 1er juin 1950, la note de la Bolivie a été officiellement remise au ministre chilien le 20 juin 1950, c’est-à-dire à la date de la note du Chili.
32. La remise de ces notes a imprimé un élan et un dynamisme nouveaux aux négociations. On trouvera ci-après une liste des éléments de contexte et des «circonstances» qui annoncent ce regain de vigueur et montrent, en fin de compte, comment l’expression d’une disposition à engager officiellement des négociations pour un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique a pris le caractère d’une obligation juridique :
a) En examinant ces notes, il est important de tenir compte de ce que 46 années s’étaient écoulées depuis le traité de 1904 et 71 depuis la guerre du Pacifique ; plusieurs échanges  dont le procès-verbal de 1920, les échanges qui l’avaient suivi, la proposition Kellogg et le mémorandum Matte  avaient eu lieu pendant cette période, au niveau d’un discours politique et diplomatique non contraignant, sans apporter de solution au problème de l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. C’est dans ce contexte que l’ambassadeur de Bolivie et le ministre chilien des affaires étrangères, frustrés par l’impossibilité de résoudre le problème au niveau politique et se rendant sans doute compte que seul un accord créant une obligation juridique contraignante pourrait offrir le résultat que souhaitait la Bolivie et que le Chili était disposé à favoriser, ont décidé de faire passer les pourparlers au niveau officiel. Cela représentait une évolution considérable de la part du Chili, quand on se rappelle qu’à peine deux ans plus tôt, en 1948, il avait qualifié d’«entretiens informels» les négociations à venir. Il est vrai que des négociations officielles ne sont pas nécessairement contraignantes, mais, comme nous le montrerons, dans ce contexte particulier, l’objectif était de conclure un accord
13 Réplique de la Bolivie, vol. 2, annexe 266, p. 281.
14 Contre-mémoire du Chili, annexe 144.
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juridiquement contraignant, et cet objectif aurait été atteint si la Bolivie ne s’était pas abstenue de répondre à la contre-proposition du Chili.
b) Il n’est pas indifférent que cette importante évolution dans les relations entre les Parties soit marquée par un autre événement significatif : pour la première fois, celles-ci emploient le terme «accès souverain», qui implique nécessairement une cession de territoire, pour désigner l’intérêt de la Bolivie. Jusque-là, elles avaient employé des formules comme «débouché sur la mer qui lui soit propre» ou «accès à la mer qui lui soit propre» qui, bien qu’elles se prêtent à une interprétation qui leur donnerait essentiellement le même sens qu’«accès souverain à l’océan Pacifique», ne décrivent pas aussi explicitement le type d’accès souhaité par la Bolivie. L’acceptation par le Chili de cette formule lourde de sens et de conséquences qu’est «accès souverain à l’océan Pacifique», introduite par la Bolivie dans sa note, signifie que le défendeur a alors changé d’attitude par rapport à la question de l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique et qu’il était désormais disposé à envisager une cession de territoire au demandeur. Il ne fait aucun doute que cet échange de notes a imprimé un élan et un dynamisme nouveaux aux interminables et languissants pourparlers entre les deux Etats sur l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
c) L’emploi du terme «négociations directes» signifie que les Parties n’ont pas l’intention de faire intervenir des tiers dans leurs négociations. Pour situer l’emploi de ce terme dans son contexte, il faut rappeler que le Chili a toujours été réticent à laisser des organisations internationales ou régionales comme l’Organisation des Etats américains intervenir dans la question de l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. En 1920, celle-ci avait saisi de cette question la Société des Nations, qui avait conclu à son incompétence. En manifestant ici sa disposition à engager des négociations directes, la Bolivie montre qu’elle est sensible aux préoccupations du Chili et prête à faire des compromis, sans doute parce qu’elle entend sérieusement conclure un accord juridiquement contraignant.
d) L’emploi très délibéré du mot «officiellement» dans la note de l’ambassadeur de Bolivie.
e) L’emploi, tout aussi délibéré, du mot «officiellement» dans la réponse du ministre chilien des affaires étrangères pour décrire la façon dont les négociations seraient engagées.
f) La rapidité avec laquelle le Chili a répondu à la note de la Bolivie. Bien que cette note porte la date du 1er juin 1950, elle a été formellement remise au ministre chilien le 20 juin 1950. Que le Chili y ait répondu le même jour confirme l’élan et le dynamisme renouvelés qui ont caractérisé les discussions de 1950 entre les Parties sur l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. La rapidité de cette réponse montre que la question faisait l’objet de discussions entre les deux Etats depuis un certain temps déjà.
g) La précision de la description de l’objet des négociations, à savoir l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
Sous réserve de l’analyse qui sera développée aux paragraphes 34 à 37 ci-après, on peut très raisonnablement conclure des «circonstances» et éléments de contexte qui ont entouré la rédaction et la remise des notes diplomatiques de 1950 que les deux Etats avaient l’intention d’être liés par lesdites notes.
33. Contrairement à ce que prétend le défendeur, la proposition «visant à rechercher une formule qui permettrait» n’est pas incompatible avec une obligation de négocier un accès souverain. Cette proposition montre seulement que le Chili considérait que le chemin ne serait pas facile et que les négociations seraient difficiles. De fait, l’objet de nombreuses négociations consiste précisément à rechercher une formule. Cette proposition montre également que, pour le Chili, les négociations devaient servir à parvenir à un résultat spécifique, à savoir trouver une
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formule qui permettrait à la Bolivie d’obtenir un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre.
34. Pour déterminer si les notes de 1950 constituent un accord établissant entre les Parties une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique, il faut les considérer dans leur intégralité, y compris cette partie de la réponse du Chili dans laquelle il indique qu’il veut que les négociations portent également sur la question d’une compensation de nature non territoriale pour le territoire qu’il serait amené à céder pour satisfaire aux aspirations de la Bolivie. Il s’agit là d’un élément important de la réponse du défendeur. En effet, pour le dire simplement, un accord juridiquement contraignant entre ces deux pays serait impossible s’il n’y avait pas accord entre eux sur cet élément. Etant donné que la Bolivie n’a pas répondu en acceptant cette contre-proposition, la rencontre de deux volontés ou les engagements réciproques qui sont le fondement nécessaire d’une obligation conventionnelle font défaut.
35. Il existe une divergence d’opinions entre les Parties sur les conditions dans lesquelles l’élément «compensation de nature non territoriale» a été inséré dans la note du Chili. La Bolivie soutient que c’est elle-même qui a suggéré d’ajouter le qualificatif «de nature non territoriale» pour décrire le type de compensation à donner au Chili, et que cette formule a été acceptée par le ministre chilien des affaires étrangères15. Il en découle, selon elle, que le défendeur a donné son accord à l’insertion de l’élément de compensation et que, en conséquence, les notes échangées entre les Parties constituent un accord établissant une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique. La réponse du Chili n’est cependant pas sans fondement, lorsqu’il a fait observer à l’audience que, en dernier ressort, les éléments de preuve que la Cour était appelée à examiner se réduisaient à deux notes : la première est une note par laquelle la Bolivie propose des négociations sur un accès souverain à l’océan Pacifique et qui ne contient aucune mention de la question d’une compensation pour le Chili ; la deuxième est une note du Chili qui mentionne la question de l’accès souverain à l’océan Pacifique et, contrairement à la note de la Bolivie, mentionne la question d’une compensation de nature non territoriale. La Cour n’est saisie d’aucun document donnant à penser que la Bolivie ait accepté la demande chilienne d’une compensation de cette nature.
36. C’est le fait que la Bolivie n’a pas accepté la proposition chilienne de compensation de nature non territoriale qui explique pourquoi les notes de 1950 n’établissent pas une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique. On notera que ce n’est pas l’emploi de l’expression «disposé à» dans la réponse du Chili  lequel se disait «disposé à engager officiellement des négociations directes»  qui empêche de conclure que ces notes établissent une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique. Il suffit d’examiner le contexte ou les «circonstances» dans lesquels ces notes ont été échangées pour constater que le défendeur y exprimait une disposition à négocier qui allait au-delà de la déclaration d’une aspiration purement politique. Comme nous l’avons vu, ce contexte était constitué en partie par la très longue période qui s’était écoulée entre la fin de la guerre du Pacifique et le traité de paix et d’amitié de 1904, par la frustration devant l’impuissance du dialogue politique à résoudre le problème et par la volonté des deux Etats de conférer un statut supérieur à leurs pourparlers en les faisant passer du niveau informel au niveau officiel. En conséquence, prise dans son contexte, la formule «le Chili est disposé à» veut dire «le Chili s’engage à». Dans les relations internationales, c’est seulement le contexte dans lequel le mot «disposé» est employé dans le langage diplomatique qui peut déterminer s’il est employé dans un sens politique, exhortatoire ou juridiquement contraignant.
37. Si, dans sa note, le Chili avait écrit qu’il était «disposé à envisager officiellement d’engager des négociations directes» ou «officiellement disposé à envisager d’engager des
15 CR 2018/7, p. 10, par. 26.
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négociations directes», cela voudrait beaucoup plus sûrement, voire incontestablement, dire qu’il ne souhaitait pas dépasser le niveau d’un discours politique ou exhortatoire.
Démarche de la majorité de la Cour pour examiner la question de savoir si les notes de 1950 constituent un accord entre le Chili et la Bolivie
38. La démarche suivie par la majorité de la Cour pour trancher la question de savoir si les notes de 1950 constituent un accord entre les deux Etats est résumée aux paragraphes 116 et 117 de l’arrêt :
«116. La Cour observe que, aux termes de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne, un traité peut être «consigné … dans deux ou plusieurs instruments connexes». Selon le droit international coutumier, tel que reflété à l’article 13 de ladite convention, l’existence du consentement des Etats à être liés par un traité constitué d’instruments échangés entre eux exige que «les instruments prévoient que leur échange aura cet effet» ou qu’il soit «par ailleurs établi que ces Etats étaient convenus que l’échange des instruments aurait cet effet». La première condition ne saurait être remplie en l’espèce, puisque l’échange de notes ne contient aucune précision quant à son effet. Par ailleurs, la Bolivie n’a pas fourni à la Cour d’éléments de preuve attestant que l’autre condition ait été remplie.
117. La Cour observe en outre que l’échange de notes des 1er et 20 juin 1950 n’est pas conforme à la pratique habituellement suivie lorsqu’un accord international est conclu sous la forme de l’échange d’instruments connexes. Selon cette pratique, un Etat propose, dans une note adressée à un autre Etat, que soit conclu un accord libellé d’une certaine manière ; le second lui répond par une note reproduisant le même texte et indiquant qu’il y souscrit. D’autres formes d’échanges d’instruments peuvent également être utilisées pour conclure des accords internationaux, mais les notes échangées entre la Bolivie et le Chili en juin 1950 ne sont pas formulées de la même manière et ne reflètent pas non plus des positions identiques, notamment en ce qui concerne la question cruciale des négociations relatives à l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. L’échange de notes ne saurait donc être considéré comme un accord international.»
39. Avant d’analyser la démarche suivie par la majorité face à cette question, il est difficile de ne pas relever que ladite majorité s’est abstenue de procéder à un examen un tant soit peu approfondi de la teneur des notes et des «circonstances» ou du contexte dans lesquels elles avaient été élaborées pour décider si elles constituaient un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. Cela est d’autant plus surprenant que, au paragraphe 91 de l’arrêt, la majorité affirmait que, «pour qu’il y ait obligation de négocier en vertu d’un accord, il faut que les termes employés par les parties, l’objet, ainsi que les conditions de la négociation, démontrent une intention des parties d’être juridiquement liées». Or, au lieu de se demander si ces critères étaient remplis, la majorité s’est contentée de suivre une démarche passablement artificielle et formaliste qui l’a conduite à écarter les notes au motif qu’elles ne satisfaisaient pas aux conditions prévues à l’article 13 de la convention de Vienne, relatif à l’expression du consentement à être lié par un traité, alors que la vraie question était de savoir si ces notes prises ensemble satisfaisaient aux conditions prévues pour constituer un traité aux termes de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de ce même instrument.
40. Pour conférer à la note du 1er juin 1950 de la Bolivie et à celle du 20 juin 1950 du Chili la qualité d’un échange de notes, la majorité s’est apparemment appuyée sur une expression  «échange de notes»  qui a été employée surtout par le demandeur. Quant au défendeur, s’il
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emploie à l’occasion l’expression «échange de notes», dans son contre-mémoire par exemple, on observera que, dans cette même pièce, il parle parfois plus simplement de «notes diplomatiques». C’est donc sur ce fondement très fragile que la majorité s’appuie pour examiner les notes comme s’il s’agissait de l’échange de notes visé à l’article 13 de la convention de Vienne. Or, la Cour n’est bien évidemment pas liée par la qualification retenue par les Parties ; en tout état de cause, la présente opinion défend la position selon laquelle elle se devait de déterminer si ces deux notes prises ensemble constituaient un traité au sens de la définition énoncée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. A cet égard, l’expression «les notes diplomatiques de 1950», parfois utilisée par le Chili, est plus exacte.
41. La première observation concernant les paragraphes 116 et 117 de l’arrêt, dans lesquels la Cour expose le raisonnement qui l’a conduite à conclure que les notes de 1950 ne constituaient pas un traité, doit être que la citation de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne omet l’élément le plus important de la définition d’un traité, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un accord qui est «régi par le droit international», élément qui, comme nous l’avons déjà dit, renvoie à «l’intention de créer des obligations et des droits» au regard du droit international. Mais cette omission ne devrait peut-être pas nous surprendre puisque la majorité n’a procédé à aucun examen sérieux du texte des notes ou des «circonstances» ou du contexte dans lequel elles ont été rédigées pour essayer d’y repérer cette intention.
42. La majorité a été manifestement induite en erreur par l’expression «échange de notes», parfois employée par les Parties et, de ce fait, s’est écartée de la jurisprudence constante de la Cour qui veut que, dans les affaires de ce genre, le fond l’emporte sur la forme. Ce point a déjà été souligné par des renvois aux arrêts rendus dans les affaires du Plateau continental de la mer Egée et du Temple de Préah Vihéar. En la présente espèce, les Parties ont emprunté la forme de deux instruments, les notes du 1er et du 20 juin 1950, pour exprimer leur intention d’être liées juridiquement. Ce choix est parfaitement en accord avec la définition d’un traité figurant à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. Ce que la majorité a fait est d’essayer de faire artificiellement entrer ces deux notes dans une case appelée «Echanges de notes», constatant ensuite que, pour diverses raisons, elles ne tenaient pas dans cette case. Si elle avait essayé de les faire tenir dans une case appelée «Traités», elle aurait pu constater qu’elles y tenaient mieux.
43. La démarche de la majorité confond le genre et l’espèce. Le genre des traités comprend plusieurs espèces, parmi lesquelles les communiqués conjoints, les mémorandums d’accord, les échanges de notes et tout autre instrument par lequel des Etats manifestent l’intention d’être liés en droit international. Si les deux notes ne remplissent pas les critères de l’espèce appelée «Echange d’instruments», la Cour est tenue de rechercher si elles ne correspondent néanmoins pas à la définition du genre des traités, puisqu’elles manifestent l’intention des Parties d’être liées au regard du droit international. La Cour n’est, quant à elle, nullement liée par le fait que l’une quelconque des Parties puisse qualifier ces deux notes d’échange d’instruments, et elle ne devrait pas automatiquement cautionner cette qualification.
44. Il est utile d’examiner comment deux notes diplomatiques peuvent constituer un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne même si elles ne sont pas libellées de la même manière, ce dont les paragraphes 116 et 117 de l’arrêt font une caractéristique habituelle de l’échange de notes. Le paragraphe 38 de l’arrêt renvoie à une note du 12 février 1923 adressée au ministre chilien des affaires étrangères par le ministre plénipotentiaire de Bolivie au Chili pour proposer une révision du traité de paix de 1904. Le paragraphe 39 de l’arrêt renvoie à une note du 22 février 1923 adressée au ministre plénipotentiaire de Bolivie au Chili par le ministre chilien des affaires étrangères pour rejeter cette proposition. Si le défendeur
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avait accepté cette proposition, mais en utilisant des termes différents de ceux employés dans la proposition du demandeur, les deux notes prises ensemble auraient pu constituer un accord international si la condition de l’intention de s’obliger juridiquement y était présente. Ce que nous voulons montrer est que la concordance exacte du libellé de deux notes n’est pas le facteur déterminant de la constitution d’un accord satisfaisant aux conditions énoncées à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. Ce qui importe, c’est une identité de vues substantielle entre les parties sur le fond, qui manifeste la rencontre de deux volontés et suffit à établir leur intention d’être liées au regard du droit international.
45. Aucune règle de droit international n’exige que, pour constituer un traité, deux notes connexes telles que celles que se sont communiqué la Bolivie et le Chili doivent prendre la forme d’un échange de notes. La majorité de la Cour est tout près de reconnaître ce simple fait aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt lorsqu’elle constate que les notes en cause ne sont pas conformes à la pratique «habituellement suivie … [dans un] échange d’instruments connexes» et lorsqu’elle admet que «[d]’autres formes d’échanges d’instruments peuvent également être utilisées». Mais si tel est le cas, le fait que les notes à l’examen ne présentent pas certains éléments coutumiers d’un échange d’instruments ne saurait être considéré comme un facteur décisif lorsqu’il s’agit de déterminer si elles ont la qualité de traité ou non. C’est qu’en effet, il est bien connu que la conclusion d’un accord international peut prendre bien d’autres formes que celle d’un échange d’instruments. La tâche judiciaire dont la Cour devait s’acquitter en l’espèce était non pas de déterminer si les deux notes constituaient un échange de notes, mais de rechercher, en examinant leur teneur et les «circonstances» ou le contexte dans lesquels elles ont été élaborées, si, considérées conjointement, elles constituaient un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne.
46. La question qui se posait n’était pas celle de savoir si les notes présentaient ou non les caractéristiques d’un échange de notes traditionnellement libellé. Le fait de l’échange n’est pas le critère principal permettant de dire si des notes constituent un traité. La question était plutôt celle de savoir si la note du 1er juin 1950 contenant la proposition de la Bolivie et la note du 20 juin 1950 contenant la réponse du Chili constituent un traité au sens de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention de Vienne. Il est complètement artificiel de vouloir répondre à cette question en se fondant sur une approche qui exige que les deux notes aient littéralement le même libellé pour pouvoir constituer un traité.
47. De plus, à supposer même, pour les besoins de l’argumentation, qu’il soit correct d’adopter l’approche de la majorité consistant à examiner les notes à travers le prisme d’un échange d’instruments, la conclusion selon laquelle celles-ci ne traduisent pas le consentement de l’Etat à être lié visé à l’article 13 de la convention de Vienne est sans fondement. L’article 13 se lit comme suit :
«Le consentement des Etats à être liés par un traité constitué par les instruments échangés entre eux s’exprime par cet échange :
a) lorsque les instruments prévoient que leur échange aura cet effet ; ou
b) lorsqu’il est par ailleurs établi que ces Etats étaient convenus que l’échange des instruments aurait cet effet.»
On convient sans difficulté que la condition énoncée à l’alinéa a) de l’article 13 de la CVDT n’est pas remplie, puisqu’il n’est pas prévu dans les deux notes que leur échange aura pour effet d’exprimer le consentement des Parties à être liées par elles. En revanche, la condition énoncée à l’alinéa b) du même article l’est certainement puisque, en partant de l’hypothèse qu’il y a eu
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échange de notes, les «circonstances» ou le contexte dans lesquels celles-ci ont été élaborées fournissent de nombreux indices dont il peut être déduit que les Parties étaient convenues que cet échange aurait pour effet d’exprimer leur consentement à être liées par lesdites notes. Certains de ces indices sont décrits au paragraphe 32 de la présente opinion et il aurait été parfaitement approprié pour la Cour d’en déduire cette conclusion. Je tiens à souligner de nouveau, car on n’est jamais trop prudent, que le raisonnement développé dans le présent paragraphe repose sur l’hypothèse que l’approche de la majorité de la Cour consistant à voir dans les notes un «échange d’instruments» est correcte. Or, comme je l’ai dit dans la première phrase du présent paragraphe, il s’agit d’un raisonnement pour les besoins de l’argumentation.
48. Une analyse rigoureuse telle que celle qui est développée aux paragraphes 32 à 37 du présent exposé montre bien que, s’il n’y avait pas eu défaut d’acceptation par la Bolivie de la contre-proposition du Chili tendant à lui offrir une compensation de nature non territoriale, les notes des 1er et 20 juin 1950 auraient constitué un traité au sens de l’alinéa a) de l’article 2 de la convention de Vienne, puisque l’acceptation par le demandeur de cette contre-proposition du défendeur aurait créé une réciprocité d’obligations suffisante pour manifester l’intention du Chili de s’obliger au regard du droit international à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. On notera que la définition du traité énoncée à l’alinéa a) de l’article 2 de la convention de Vienne ne se limite pas aux accords consignés dans un instrument unique, mais inclut les accords consignés dans deux ou plusieurs instruments connexes. La note du 1er juin 1950 de la Bolivie et la note du 20 juin 1950 du Chili ont la qualité d’instruments connexes et auraient constitué ensemble un traité si le demandeur avait accepté la contre-proposition du défendeur.
49. Le paragraphe 118 de l’arrêt contient l’une des multiples conclusions que la Cour a formulées sans les appuyer d’aucun raisonnement. Il se lit comme suit : «En tout état de cause, … si la note du Chili exprime la disposition de celui-ci à engager des négociations directes, on ne peut pour autant en déduire qu’il ait accepté une obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à la mer.» Il y a ici une assertion qui n’est accompagnée d’aucun raisonnement qui expliquerait pourquoi la note du Chili n’exprime pas son acceptation d’une obligation de négocier. On se souviendra que la majorité s’est dispensée d’examiner le texte des notes ou les «circonstances» ou le contexte dans lesquels celles-ci ont été élaborées.
50. En résumé, la majorité de la Cour est fondée à conclure que les deux notes ne constituent pas un traité, mais elle le fait sur la base d’un raisonnement erroné. Si les notes diplomatiques de 1950 ne constituent pas un traité, ce n’est pas parce qu’elles ne respecteraient pas les critères d’un échange de notes traditionnel, mais tout simplement parce que le défaut d’acceptation par la Bolivie de la contre-proposition du Chili les prive d’un élément essentiel à la constitution d’un traité, le consensus ad idem, c’est-à-dire la rencontre des volontés des deux Parties sur la teneur de leur obligation.
51. On observera enfin que l’approche suivie par la majorité consistant à rejeter les deux notes en tant qu’échange de notes en se fondant sur l’article 13 de la convention de Vienne ne correspond à aucun argument formulé par les Parties. La Cour est libre, bien entendu, d’asseoir ses conclusions sur des fondements qui n’ont pas été avancés par les Parties, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait eu tout avantage à bénéficier des vues de celles-ci sur un point aussi important.
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Le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie
52. Dans les écritures et plaidoiries des Parties, il n’est fait état d’aucune discussion ou négociations sur la question de l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique pendant la période allant de 1950 à 1961.
53. J’en viens maintenant à une analyse du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie pour expliquer comment la teneur de ces deux instruments, ainsi que les «circonstances» ou le contexte dans lesquels ils ont été élaborés, montrent irréfutablement que les Parties avaient l’intention de créer une obligation pour le Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. J’expliquerai plus particulièrement, comment l’expression par le Chili de sa disposition à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique a revêtu le caractère d’une obligation juridique.
54. Le 10 juillet 1961, l’ambassadeur du Chili en Bolivie, Manuel Trucco, remet un mémorandum de son ambassade au ministre bolivien des affaires étrangères. L’ambassadeur Trucco n’est autre que le haut fonctionnaire chilien qui avait joué un rôle éminent en ce qui concerne les notes diplomatiques de 1950. Il s’ensuit non seulement qu’il devait avoir une intime connaissance de l’historique des négociations, mais encore et surtout qu’il devait être disposé à faire en sorte que ce nouveau discours diplomatique fût empreint à un degré égal de l’empathie, du dynamisme et de l’énergie qui avaient caractérisé l’initiative précédente. Dès le premier paragraphe, le Chili souligne qu’il «a toujours été disposé à étudier, dans le cadre de pourparlers directs avec la Bolivie, la possibilité de satisfaire aux aspirations de celle-ci tout en préservant ses propres intérêts», mais aussi qu’«il s’opposera toujours au recours, par la Bolivie, à des organisations qui n’ont pas compétence pour régler une question qui l’a déjà été par voie conventionnelle et ne saurait être modifiée qu’au moyen de négociations directes entre les parties».
55. Trois conclusions peuvent être tirées de ce paragraphe. Premièrement, l’emploi de la formule «a toujours été» confirme que le Chili avait l’intention de négocier non seulement à l’époque du mémorandum Trucco de 1961, mais encore, ce qui, comme nous le verrons, est plus important, à l’époque de l’échange de notes de 1950. Deuxièmement, en déclarant qu’il s’opposera toujours au recours à des instances extérieures, le Chili souligne l’importance qu’il attache à des négociations directes entre les seules Parties. Là encore, comme en 1950, la référence à des «négociations directes» a pour contexte la réticence du Chili à voir des organisations internationales ou régionales intervenir dans l’examen de la question de l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. C’est d’ailleurs l’annonce que la Bolivie avait l’intention «de soulever la question de son accès à l’océan Pacifique au cours de la conférence interaméricaine qui devait se dérouler la même année (1961) à Quito, en Equateur» (voir le paragraphe 55 de l’arrêt) qui a poussé l’ambassadeur Trucco à remettre son mémorandum. Troisièmement, le souci du Chili de préserver la situation juridique établie par le traité de 1904 n’est pas incompatible avec l’obligation de négocier. Les Parties ont reconnu en effet que la tenue des négociations était la condition sine qua non d’une éventuelle modification de la situation juridique établie par ce traité.
56. Au deuxième paragraphe de son mémorandum, l’ambassadeur Trucco écrit que la note no 9 du 20 juin 1950 «démontre clairement ces intentions», puis cite mot pour mot la note de 1950 de son ministère : «[le Chili] est prêt à engager officiellement des négociations directes visant à rechercher une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale tenant pleinement compte de ses intérêts». Quatre conclusions peuvent être tirées de ce paragraphe. Premièrement, en renvoyant expressément à la note de 1950, le mémorandum du Chili reprend en le renforçant l’élan nouveau que cette note avait imprimé aux pourparlers. Deuxièmement, le
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contexte ou les «circonstances» dans lesquels l’expression «prêt à» («open to») est employée indiquent qu’elle connote un engagement contraignant. Ce contexte ou ces «circonstances» sont les mêmes que ceux où l’expression «disposé à» («willing») était utilisée en 1950 (voir plus haut le paragraphe 32), à savoir les 78 longues années qui s’étaient écoulées depuis la guerre du Pacifique et les 57 années, depuis le traité de paix et d’amitié ; la frustration suscitée par l’impuissance du dialogue politique à résoudre le problème de l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique ; et la volonté des deux Etats de faire passer les pourparlers à un niveau supérieur, manifestée par leur décision commune d’engager officiellement des négociations. Troisièmement, il y a la précision du libellé de l’objet de ces négociations, à savoir une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre, et au Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale. Il faut comprendre qu’en insérant la formule «a toujours été prêt», le Chili semble rappeler à la Bolivie qu’il a déjà fait une proposition semblable par le passé, en 1950, et que l’absence de réponse de la part de la Bolivie était la raison pour laquelle un accord contraignant n’avait pu être conclu. En réalité, le Chili mettait la Bolivie au défi d’accepter la proposition à laquelle elle n’avait pas répondu en 1950. Il suffisait que la Bolivie acceptât ultérieurement cette proposition pour que le marché fût conclu et l’accord signé. Quatrièmement, en employant la formule «accès souverain à l’océan Pacifique», les Parties réaffirmaient le progrès considérable qui avait été accompli lorsqu’elles l’avaient employée pour la première fois dans les notes de 1950, signalant manifestement par là que le Chili était disposé à céder du territoire pour donner à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique.
57. La réponse de la Bolivie au mémorandum Trucco de 1961 est claire. Le 9 février 1962, le ministère bolivien des affaires étrangères y répond en adressant à son tour un mémorandum au Chili.
58. Au premier paragraphe, la Bolivie précise qu’elle a «examiné attentivement» le mémorandum Trucco.
59. Au deuxième paragraphe, elle renvoie à la note du 20 juin 1950 par laquelle le Chili s’était dit disposé à engager des négociations sur un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique et sur une compensation de nature non territoriale pour lui-même.
60. Au troisième paragraphe, la Bolivie déclare avoir «noté que le Chili considère qu’il serait inapproprié de soumettre cette question à des organisations internationales n’ayant pas compétence à cet égard, au cas où nous parviendrions à nous mettre d’accord sur les critères à appliquer pour résoudre la situation actuelle au moyen d’un accord direct entre les Parties»16. L’importance de cette déclaration tient à ce qu’elle révèle la volonté de la Bolivie de répondre aux préoccupations exprimées par le Chili (au paragraphe 1 de sa propre note) afin de parvenir à un accord. Le contexte de ce troisième paragraphe (voir le paragraphe 54 du présent exposé) aide à comprendre l’importance de ce retournement de la position de la Bolivie sur la question des négociations directes. On se rappellera que c’est une information annonçant que le demandeur avait l’intention de saisir de la situation le sommet interaméricain de Quito, en Equateur, qui a poussé le Chili à lui adresser, par le truchement de l’ambassadeur Trucco, un mémorandum dans lequel il se déclarait disposé à négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Dans ce troisième paragraphe, comme dans le quatrième, celle-ci montre qu’elle est sensible aux préoccupations du Chili concernant un éventuel recours audit organe régional. Les concessions réciproques de ce type sont une caractéristique essentielle des négociations en vue de conclure un traité.
16 Mémoire de la Bolivie, vol. II, première partie, annexe 25, p. 13.
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61. Le quatrième paragraphe témoigne aussi d’un degré d’engagement fondamental pour pouvoir contracter des obligations conventionnelles. La Bolivie y exprime son consentement à entamer des «négociations directes» en vue de satisfaire son besoin d’un accès souverain à l’océan Pacifique en échange de compensations de nature non territoriale pour le Chili. Le défaut de réponse de la Bolivie à la note de 1950 par laquelle le Chili avait demandé une compensation doit s’interpréter comme un rejet de cette demande. Que la Bolivie soit disposée, douze années plus tard, à revenir sur cette position montre clairement à quel point elle était prête à faire des concessions pour obtenir un accès souverain à l’océan Pacifique. Des engagements d’une telle ampleur et si conséquents appartiennent à un autre ordre que celui des aspirations purement politiques et diplomatiques. Ils portent au contraire la marque de négociations en vue de la conclusion d’un traité. Cela n’aurait eu aucun sens pour la Bolivie d’accepter un compromis si considérable sur la compensation afin d’obtenir un accès souverain à l’océan Pacifique, si les Parties n’étaient pas convaincues qu’elles étaient en voie de contracter des obligations juridiquement contraignantes. Le fait que la Bolivie ait accepté de négocier sur la base d’une compensation signifie qu’il y avait entente entre les Parties et que l’accord était conclu. Ce passage de pourparlers politiques officieux à des obligations juridiques contraignantes peut être attribué directement au nouvel élan et au dynamisme imprimés aux pourparlers par les notes de 1950 et relancés par les Parties en 1961.
62. Il existe une relation symbiotique entre les notes de 1950, d’un côté, et le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie, de l’autre. Le fait que les notes de 1950 n’aient pu acquérir le statut de traité explique pourquoi le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie ont, en revanche, pu l’acquérir. Inversement, le fait que le mémorandum Trucco de 1961 et la réponse de la Bolivie aient réussi à acquérir le statut de traité explique que les notes de 1950 n’aient pas pu le faire. Le chaînon manquant dans les notes de 1950, qui était l’acceptation de la contre-proposition du Chili par la Bolivie, a été fourni en 1962 par l’acceptation par la Bolivie de ladite contre-proposition. Les éléments ci-après, entre autres, illustrent la volonté des Parties d’être juridiquement liées par le mémorandum Trucco et la réponse de la Bolivie :
i) L’accent mis par les deux Parties sur le caractère officiel des négociations.
ii) La clarté de la définition que les Parties ont donnée de l’objet de leurs négociations, à savoir la recherche d’une formule qui donnerait à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique.
iii) L’engagement des Parties à mener des «négociations directes», c’est-à-dire des négociations qui n’impliquant pas des organes internationaux ou régionaux.
iv) L’adoption de cette formule lourde de sens d’«accès souverain», qui est employée pour la première fois depuis les notes de 1950 et indique que le Chili envisageait à cette fin une cession de territoire à la Bolivie.
v) Avec l’acceptation, par la Bolivie, de la revendication insistante du Chili d’obtenir une compensation de nature non territoriale, les Parties se sont entendues sur l’élément le plus important des négociations, à savoir la recherche d’une formule qui donnerait à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique en échange d’une compensation de nature non territoriale au bénéfice du Chili.
63. C’est sur instructions du ministère chilien des affaires étrangères que l’ambassadeur Trucco a rédigé son mémorandum. L’assertion du Chili selon laquelle le mémorandum Trucco ne serait qu’un «aide-mémoire» est sans fondement. Premièrement, il est loin d’être établi clairement que tel est le cas. Deuxièmement, notre argument n’est pas que le mémorandum Trucco constitue un traité. Il est plutôt que le mémorandum  qui est en fait une note diplomatique  et la réponse
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de la Bolivie  qui est elle aussi une note diplomatique  constituent un accord entre les Parties aux fins de négocier un accès souverain. De plus, la Cour a établi sans ambiguïté que la forme donnée à un accord est sans effet sur la question de savoir si ledit accord crée des obligations juridiques contraignantes. Le libellé du mémorandum et celui de la réponse de la Bolivie montrent que les Parties entendaient s’obliger réciproquement.
64. Il est surprenant que la majorité de la Cour s’intéresse aussi peu au mémorandum Trucco et omette complètement d’analyser la réponse de la Bolivie. Cette approche est si stupéfiante qu’elle justifie que l’on cite ici l’unique paragraphe pertinent de l’arrêt, à savoir le paragraphe 119 :
«La Cour relève que le mémorandum Trucco, qui n’était pas formellement adressé à la Bolivie mais a été remis à ses autorités, ne saurait être considéré uniquement comme un document interne. Toutefois, en répétant certaines déclarations contenues dans la note du 20 juin 1950, ce mémorandum ne crée ni ne réaffirme quelque obligation de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.»
65. Il est remarquable que la majorité ne dise pas un seul mot de la réponse de la Bolivie au mémorandum Trucco, même s’il en est fait brièvement mention dans la partie historique de l’arrêt, au paragraphe 56.
66. Selon la majorité, le mémorandum Trucco ne mérite donc pas une analyse plus approfondie que celle qui figure dans cet unique paragraphe, dont la deuxième phrase donne une interprétation erronée de l’importance du mémorandum et de la réponse de la Bolivie. Certes, le mémorandum répète la demande de compensation d’une nature non territoriale que le Chili avait déjà formulée dans sa note de 1950. Cependant, faute d’avoir examiné la réponse de la Bolivie, la majorité a ignoré un élément tout à fait nouveau dans les négociations entre les Parties, à savoir l’acceptation par la Bolivie de cette demande de compensation, ainsi que la possibilité que ladite réponse crée pour le Chili une obligation juridique de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Ce nouvel élément est l’élément constitutif qui manquait aux notes de 1950 pour en faire un traité. Il est évident que le mémorandum Trucco ne doit pas être lu isolément. Il doit être lu conjointement avec la réponse de la Bolivie. C’est sur ces deux documents, qui sont en réalité deux notes diplomatiques, que la Bolivie s’est reposée. Quand on les lit tous les deux ensemble avec les notes de 1950 en toile de fond, il devient manifeste que les Parties agissaient sur la base de concessions mutuelles (quid pro quo) : l’accord du Chili pour négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique contre une compensation de nature non territoriale. Ce type de concessions mutuelles se trouve au coeur de la négociation de traités entre Etats.
67. Compte tenu de ce qui précède, le mémorandum Trucco du 10 juillet 1961 et la réponse de la Bolivie du 9 février 1962 sont deux instruments connexes par lesquels les Parties ont signifié leur intention d’être juridiquement liées et constituent par conséquent un traité aux termes de l’alinéa a) de l’article 2 de la convention de Vienne ; plus précisément, ils constituent deux instruments par lesquels le Chili a contracté l’obligation juridique de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
68. Dans la période qui a suivi le mémorandum Trucco et la réponse de la Bolivie, cette dernière a rompu ses relations diplomatiques avec le Chili à cause de l’utilisation par ce dernier des eaux du fleuve Lauca.
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Les déclarations de Charaña
69. La première déclaration commune de Charaña, faite le 8 février 1975, par laquelle les Parties ont repris leurs relations diplomatiques, annonce qu’elles ont décidé «de poursuivre le dialogue [bien qu’il ne semble pas que de véritables négociations aient débuté avant le processus de Charaña] … afin de rechercher des mécanismes permettant de résoudre, dans le respect des intérêts mutuels et des aspirations des peuples bolivien et chilien, les problèmes vitaux auxquels sont confrontés les deux pays, notamment l’enclavement de la Bolivie» (voir le paragraphe 120 de l’arrêt). Cette déclaration a été incluse dans le recueil des traités du ministère des affaires étrangères du Chili, et il est permis d’en conclure que cela indiquait que ce dernier la considérait comme un traité. A cet argument, le défendeur répond que son recueil des traités contient différents types de documents qui ne sont pas des traités. On peut au moins présumer que le Chili considérait que la déclaration était un traité, mais c’est à la Cour qu’il appartenait en dernier ressort de déterminer, sur la base de son libellé et du contexte ou des circonstances particulières dans lesquelles elle a été élaborée, si cette déclaration créait une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique. Or, tel est assurément le cas. La déclaration stipulait en effet l’objet spécifique des négociations, qui était de résoudre des problèmes comme l’enclavement de la Bolivie. Compte tenu de l’historique des négociations entre les deux pays, il est tout à fait raisonnable de conclure que cette mention de l’enclavement renvoie à la question de l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Il ressort clairement de ce même historique que «poursuivre le dialogue» veut dire poursuivre les négociations. Le caractère obligatoire de la déclaration de 1975 est en parfaite harmonie avec le caractère obligatoire du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie. La déclaration commune de 1977 confirme au-delà de tout doute que la déclaration de 1975 concernait des négociations en vue d’un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Le fait que les deux présidents aient décidé de normaliser les relations entre leurs pays au moyen de la déclaration de 1975 constitue un autre élément important de la présente analyse.
70. Dans la déclaration commune qu’ils ont faite à Santiago le 10 juin 1977, les ministres bolivien et chilien des affaires étrangères ont souligné que le dialogue instauré par la déclaration de Charaña traduisait le désir de leurs deux pays de renforcer leurs relations «par la recherche de solutions concrètes à leurs problèmes respectifs, notamment celui de l’enclavement bolivien» (voir le paragraphe 68 de l’arrêt). Ils poursuivaient en rappelant que «des négociations [avaient] été engagées dans cet esprit pour trouver une solution efficace qui permette à la Bolivie d’obtenir un débouché libre et souverain sur l’océan Pacifique». Cette déclaration réaffirme en substance les engagements pris en 1975.
71. Les deux déclarations de 1975 et 1977 doivent de toute évidence être lues conjointement. Nous y trouvons les éléments fondamentaux d’un instrument consensuel exprimant une obligation de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. L’importance du terme «ont décidé»  caractéristique de la langue des traités  ne doit pas être sous-estimée. Le Chili prétend que le terme «resuelto» du texte original en langue espagnole est mieux traduit par «ont résolu». Or, cela ne fait aucune différence qu’il soit traduit par «ont résolu» ou «ont décidé», puisque, que dans l’un et l’autre cas, nous sommes en présence d’une décision exprimant l’intention de créer une obligation. Le Chili avance que, si les Parties avaient voulu employer le vocabulaire de la «décision», elles auraient utilisé le terme «decidido». Contre cet argument, la Bolivie fait valoir à bon droit que c’est le mot «resuelto» qui a été utilisé la même année dans le texte du document formalisant la décision de reprendre les relations diplomatiques entre les deux pays.
72. Au cours du processus dit «de Charaña», qui a commencé en 1975 après la première déclaration de Charaña et s’est terminé en 1978, la Bolivie a formulé deux propositions, en août et décembre 1975. Le demandeur a indiqué qu’en décembre 1975, le ministre chilien des affaires
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étrangères avait exprimé oralement la disposition du Chili à lui céder une bande de territoire, et qu’elle avait accepté cette proposition en quelques jours. Dans une communication datée du 19 décembre 1975, le Chili a défini ses conditions pour des négociations qui comprenaient la cession à la Bolivie d’une bande de territoire contre une compensation territoriale. Il a ensuite invoqué le traité de Lima de 1929 et son protocole complémentaire et demandé son consentement au Pérou. Le Pérou a répondu en fixant ses propres conditions, parmi lesquelles figurait la création d’une zone de souveraineté tripartite. Selon la Bolivie, le rejet par le Chili de cette contre-proposition a compliqué les négociations.
L’argument de l’incompatibilité avancé par le Chili
73. Le Chili soutient que, si la déclaration de Charaña a créé une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique, celle-ci est incompatible avec les notes de 1950 par application de l’article 59 de la convention de Vienne et doit être considérée comme ayant pris fin. Il prétend que cette incompatibilité vient de ce que les notes de 1950 mentionnaient une compensation de nature non territoriale, tandis que la déclaration de Charaña parle de compensation territoriale. Deux réponses peuvent être opposées à cette assertion. Premièrement, nous n’avons pas conclu, dans le présent exposé, que les notes de 1950 constituaient un accord, pour la raison que la Bolivie n’avait pas accepté la condition posée par le Chili d’une compensation de nature non territoriale. Ce que nous avons conclu est que le mémorandum Trucco et la réponse de la Bolivie avaient créé une obligation de négocier un accès souverain à l’océan Pacifique et que les notes de 1950 fournissaient le fondement sur lequel asseoir cette conclusion. Il s’ensuit que le premier instrument sur lequel repose l’argument du Chili, à savoir les notes de 1950, ne constitue pas, selon nous, un traité et que, partant, la question de son incompatibilité avec un traité ultérieur ne se pose pas. Deuxièmement, le traité ultérieur sur lequel repose l’argument du Chili, à savoir les déclarations de Charaña, ne comprend pas parmi ses éléments la condition d’une compensation territoriale exigée par le Chili. Cet élément a été introduit dans le processus de Charaña sous la forme d’une proposition du Chili. L’argument de celui-ci est par conséquent caduc, du fait qu’il est dans l’impossibilité de nommer un quelconque accord ultérieur entre les Parties qui inclurait une compensation territoriale comme condition préalable d’un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique.
Teneur et portée de l’obligation de négocier un accès souverain contractée par le Chili aux termes du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie, ainsi que des déclarations de Charaña de 1975 et 1977
74. Il résulte de la présente opinion que le mémorandum Trucco, considéré conjointement avec la réponse de la Bolivie, ainsi que les déclarations de Charaña établissent l’obligation du Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. La teneur et la portée de cette obligation doivent être déterminées à partir des éléments de preuves soumis à la Cour. Il importe donc d’examiner de près le libellé des deux instruments établissant l’obligation du Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie au à l’océan Pacifique.
75. Par le mémorandum Trucco, la Bolivie et le Chili sont convenus d’«engager officiellement des négociations directes visant à trouver une formule qui permettrait d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique qui lui soit propre». Cette obligation est spécifique en ce qu’elle déclare l’intention des Parties d’engager officiellement des négociations. Elle est également spécifique en ce qu’elle assigne pour objet à ces négociations de trouver une formule qui permette d’octroyer à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique.
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76. Par les déclarations de Charaña, le Chili s’est obligé à négocier en vue de résoudre certains problèmes, dont la situation créée par l’enclavement de la Bolivie et, plus spécifiquement, à négocier «pour trouver une solution efficace qui permette à la Bolivie d’obtenir un débouché libre et souverain sur l’océan Pacifique» (par. 68 de l’arrêt). Cette obligation est encore plus claire que celle qui est énoncée dans le mémorandum Trucco et la réponse de la Bolivie.
77. Le mémorandum Trucco, considéré conjointement avec la réponse de la Bolivie, ainsi que les déclarations de Charaña manifestent l’engagement des Parties à définir, par voie de négociations, une stratégie qui produirait le résultat recherché par la Bolivie : un accès souverain à l’océan Pacifique. Mais ce n’est pas n’importe quelle stratégie, n’importe quelle formule, n’importe quelle solution que souhaitent les Parties ; dans le cas du mémorandum Trucco, c’est une formule «qui permettrait» à la Bolivie d’avoir un accès souverain au à l’océan Pacifique ; dans le cas des déclarations de Charaña, c’est une solution «qui permette à la Bolivie d’obtenir un débouché libre et souverain sur l’océan Pacifique». Les Parties soulignent donc l’importance de l’efficacité et de la fiabilité de la stratégie qui doit avoir pour résultat d’ouvrir à la Bolivie un accès souverain à l’océan Pacifique. Par conséquent, l’obligation qui incombe au Chili est de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution qui permettra à celle-ci d’avoir un accès souverain à l’océan Pacifique.
Obligation de comportement et obligation de résultat
78. La classification des obligations entre obligations de comportement et obligations de résultat est parfois critiquée au motif qu’elle ne rendrait pas compte de toute la gamme des obligations contractées par les Etats dans leurs relations. Les classifications sont réductrices et tendent à simplifier à l’excès des questions complexes. La Commission du droit international elle-même a indiqué que, si cette distinction peut aider à déterminer s’il y a eu violation d’une obligation internationale, «elle n’est pas exclusive»17. La classification n’est par conséquent qu’un simple accessoire pour établir la violation d’une obligation internationale. Il existe une méthode plus efficace et plus simple, qui consiste à identifier avec la plus grande précision possible l’exacte obligation qu’un Etat a contractée du fait de son comportement, et de déterminer ensuite si cette obligation a été violée.
79. Nous avons établi que l’obligation contractée par le Chili était de négocier directement avec la Bolivie en vue de trouver une formule ou une solution qui lui permette de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique. La Cour devait déterminer si le Chili avait violé cette obligation. Celle-ci consiste à obtenir un résultat précis, qui est de trouver une formule ou une solution permettant à la Bolivie d’obtenir un accès souverain à l’océan Pacifique, et ce, en adoptant un comportement particulier, à savoir la conduite de négociations directes entre les Parties.
80. En conséquence, la Cour aurait dû dire que le Chili était tenu de négocier directement avec la Bolivie en vue de trouver une formule ou une solution qui lui permette de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique. Si l’obligation ainsi établie n’est pas aussi large que celle que revendiquait la Bolivie  à savoir une obligation de négocier avec elle en vue de parvenir à un accord lui octroyant un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique , du moins entrait-il dans les pouvoirs de la Cour d’y faire droit. Comme elle l’a dit elle-même dans l’affaire Libye c. Malte,
17 Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II (deuxième partie), p. 59, par. 11.
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«[l]a Cour ne doit pas excéder la compétence que lui ont reconnue les Parties, mais elle doit exercer toute cette compétence»18.
Les obligations de négocier l’accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique découlant a) du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie et b) des déclarations de Charaña de 1975 et 1977 ont-elles été exécutées ?
La question de l’exécution de l’obligation découlant du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie
81. Ni les échanges intervenus entre les Parties entre la première déclaration de Charaña et le rejet, par le Chili, de la proposition du Pérou tendant à créer une zone de souveraineté tripartite formulée en 1978 (période dite du «processus de Charaña») ni aucun échange ultérieur n’ont établi un accord juridique contraignant comparable en vue de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. Nous examinerons cependant ces échanges pour rechercher si les communications pertinentes entre les Parties ont été suffisantes pour exécuter l’obligation contractée par le Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique aux termes a) du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie et b) des déclarations de Charaña de 1975 et 1977.
82. Les déclarations communes de 1975 et 1977 n’ont pas permis au Chili de s’acquitter des obligations qu’il avait contractées aux termes du mémorandum Trucco et de la réponse de la Bolivie puisqu’elles se limitaient à réaffirmer l’obligation de négocier formulée dans ces derniers. En revanche, les Parties n’ont pas essayé de trouver une formule qui permette à la Bolivie de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
83. Dans le cadre du processus de Charaña, le Chili a fait savoir sans ambiguïté qu’il n’accepterait aucune cession de territoire qui romprait sa continuité territoriale. On rappellera à ce sujet que la Cour a établi que des négociations ne peuvent avoir un sens que si les Parties n’insistent pas sur leur position sans envisager aucune modification.
84. A la suite de l’échec du processus de Charaña, la Bolivie a rompu ses relations diplomatiques avec le Chili. Cet événement n’emportait aucun effet sur l’obligation de négocier créée par le mémorandum Trucco de 1961, considéré conjointement avec la réponse de la Bolivie, ainsi que par les déclarations de Charaña. Cette conclusion est conforme aux dispositions de l’article 63 de la convention de Vienne et à l’arrêt rendu en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran19, dans lequel la Cour a jugé que la rupture des relations diplomatiques n’avait pas eu d’effet sur l’applicabilité du Traité d’amitié de 1955. Ces deux éléments  la rupture des relations diplomatiques et l’obligation de négocier  sont distincts et indépendants l’un de l’autre. Deux pays n’ont pas besoin d’avoir des relations diplomatiques pour négocier. La Bolivie a d’ailleurs de nouveau rompu ses relations diplomatiques avec le Chili en 1978 et, pendant la durée de cette rupture, les deux Etats ont continué de négocier.
18 Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 23, par. 19.
19 Affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 3.
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Résolutions de l’Organisation des Etats américains (OEA)
85. Le Chili a voté contre sept des onze résolutions adoptées par l’Assemblée générale de l’OEA et invoquées par la Bolivie, s’est abstenu de participer au scrutin sur une résolution et a participé à l’adoption par consensus de trois autres. Bien que, tout comme les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, celles de l’Assemblée générale de l’OEA puissent imposer des obligations aux Etats membres de cette organisation, rien dans les textes en question ne permet de conclure que l’obligation mise à la charge du Chili de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution qui qui lui permette de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique ait été exécutée.
La «nouvelle approche»
86. Une nouvelle approche bilatérale a été adoptée par les Parties en 1986 avec la création d’une commission bilatérale pour le rapprochement. Au cours d’une réunion qui s’est tenue du 21 au 23 avril 1987, la Bolivie a fait clairement savoir que cette commission avait pour objet de reprendre les négociations sur son accès souverain à la mer. Elle a présenté deux mémorandums contenant des propositions. La première proposition prévoyait la cession par le Chili d’une bande de territoire utile et souveraine reliant la Bolivie à la mer. La deuxième prévoyait une enclave dans le nord du Chili. Aucun accord n’a cependant pu être trouvé, le ministre chilien des affaires étrangères ayant déclaré, le 9 juin 1987, qu’aucune cession de territoire chilien ne pourrait être acceptée. Selon la Bolivie, le Chili a mis fin à ce processus un mois plus tard en publiant un communiqué de presse dans lequel il confirmait que toute cession de territoire serait inacceptable. Ces négociations peuvent difficilement être considérées comme ayant permis d’exécuter l’obligation de trouver une formule ou une solution qui permette à la Bolivie de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
Evénements postérieurs à 1990
87. Aucun des événements qui ont suivi le rétablissement de la démocratie au Chili en 1990, parmi lesquels l’instauration du mécanisme boliviano-chilien de consultation politique, la déclaration d’Algarve de 2000, l’ordre du jour en 13 points et la déclaration commune du 7 février 2011, n’était suffisant pour permettre au Chili de s’acquitter de son obligation de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution qui lui permette de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
88. Le mécanisme de consultation politique institué en 1995 pour traiter les questions bilatérales entre les deux Etats s’est réuni 22 fois jusqu’à ce qu’il cesse ses travaux en 2010-2011, le Chili s’étant de nouveau opposé à la poursuite des négociations. Pour les mêmes raisons, et bien que les deux Parties aient réaffirmé dans la déclaration d’Algarve du 22 février 2000 leur volonté d’engager un dialogue visant à surmonter les divergences dans leurs relations bilatérales, cela n’était pas suffisant pour que le Chili s’acquitte de son obligation de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution permettant à celle-ci de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
89. L’année 2006 a vu l’adoption de l’ordre du jour en 13 points, dont le point 6, intitulé «la question maritime», couvrait la question de l’accès souverain de la Bolivie à la mer. En 2010, les consultations n’en étaient encore qu’au stade de la recherche par les deux Parties de «solutions concrètes, utiles et réalisables», si bien que l’on ne peut pas dire que le Chili se soit ainsi acquitté de son obligation de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution permettant à celle-ci de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique.
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90. Le 7 février 2011, les ministres bolivien et chilien des affaires étrangères ont publié une déclaration commune dans laquelle ils examinaient l’état d’avancement de l’ordre du jour en 13 points et définissaient des projets pour l’avenir visant à donner «des résultats rapides, sur la base de propositions concrètes, réalisables et utiles concernant l’ensemble des points inscrits à l’ordre du jour». Le 17 février 2011, lors d’une conférence de presse, le président bolivien, M. Morales, a demandé au Chili de formuler une proposition concrète pouvant servir de base de discussion et précisé qu’il attendrait cette proposition jusqu’au 23 mars 2011. N’ayant reçu aucune réponse du Chili, la Bolivie a, ce jour-là, déposé sa requête à la Cour.
91. La demande adressée par le président bolivien à son homologue chilien de formuler une proposition concrète pouvant servir de base de discussion reste donc pendante. Il s’ensuit que subsiste aujourd’hui l’obligation du Chili de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution permettant à celle-ci de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique aux termes des accords mentionnés plus haut.
Conclusion
92. Le Chili est juridiquement tenu de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution permettant à celle-ci de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique. Cette obligation découle d’accords spécifiques entre les parties, à savoir a) le mémorandum Trucco et la réponse de la Bolivie du 9 février 1962 et b) les déclarations communes de Charaña, signées par les parties en 1975 et 1977. Compte tenu de leur teneur et des «circonstances» ou du contexte dans lesquels ils ont été élaborés, les documents composant ces échanges attestent l’intention des Parties de créer une obligation pour le Chili de négocier un accès souverain de la Bolivie à l’océan Pacifique. L’analyse développée dans les paragraphes 81 à 90 établit que cette obligation n’a pas été exécutée.
93. La Cour aurait donc dû dire et juger qu’une obligation juridique de négocier directement avec la Bolivie pour trouver une formule ou une solution permettant à celle-ci de disposer d’un accès souverain à l’océan Pacifique incombait au Chili.
(Signé) Patrick ROBINSON.
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Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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