Déclaration du M. le président Yusuf

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153-20181001-JUD-01-01-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF, PRÉSIDENT
[Traduction]
1. Ainsi que cela est précisé dans différentes parties de l’arrêt, en droit international, une obligation de négocier, comme toute autre obligation, ne peut naître que d’un engagement contraignant pris par une partie dans le cadre d’un accord bilatéral ou de manière unilatérale.
2. L’expression d’une disposition à négocier ou l’acceptation d’une invitation à négocier dénote, de la part d’un Etat, une volonté de rencontrer l’autre Etat et de dialoguer avec lui pour tenter de comprendre son point de vue, explorer les possibilités d’entente sur des points particuliers ou formuler une position commune, soit par écrit, soit en prenant des mesures concrètes sur une question d’intérêt commun. Pareille disposition ne devient pas une obligation à moins que les parties n’en expriment sans ambiguïté l’intention, d’une manière compatible avec les différents moyens de contracter des obligations en droit international.
3. Dans le contexte des échanges diplomatiques, qui sont une composante vitale des relations internationales, les Etats s’invitent mutuellement à la table des négociations et acceptent d’y prendre place sans pour autant contracter une obligation juridique d’engager des négociations ou de les poursuivre tant qu’ils ne seront pas arrivés à une impasse ou n’auront pas obtenu tel ou tel résultat.
4. En la présente espèce, dans leurs échanges et déclarations périodiques depuis le début du XXe siècle jusqu’en 2011, les Parties ont exprimé de diverses façons leur disposition à négocier en vue de trouver une solution à l’enclavement de la Bolivie. Ces échanges et déclarations sont l’expression des tentatives faites de bonne foi par l’une et l’autre pour surmonter les effets de la guerre du Pacifique qui s’est déroulée dans la région de 1879 à 1884.
5. La Cour n’a ménagé aucun effort pour rechercher, au vu des éléments qui lui avaient été soumis, si le Chili s’était juridiquement obligé à négocier un «accès souverain» de la Bolivie à l’océan Pacifique. Comme il est indiqué dans l’arrêt, elle n’a pas été en mesure de conclure à l’existence d’une telle obligation juridique.
6. La mission première de la Cour est de régler les différends conformément au droit. Cela ressort clairement du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut, qui dispose que «la mission [de la Cour] est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis». Or, le droit ne saurait prétendre appréhender tous les aspects des différends ou la réalité des relations interétatiques sous toutes leurs formes.
7. Certaines divergences de vues entre Etats échappent, de par leur essence même, au règlement judiciaire par l’application du droit. Même lorsqu’elles revêtent des aspects juridiques, l’emploi de moyens judiciaires pour aborder ces aspects ne permet pas nécessairement d’aboutir à un règlement. Cela s’explique peut-être par le fait que le rôle du droit est souvent limité par sa dimension instrumentale.
8. Il peut arriver que, comme en la présente espèce, la Cour rejette les mesures sollicitées par le demandeur au motif qu’elles sont insuffisamment fondées en droit. Si elle a pu ainsi s’acquitter de sa fonction judiciaire, cela risque cependant de ne pas mettre fin aux problèmes qui divisent les
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parties ou de ne pas lever toutes les incertitudes qui pèsent sur leurs relations. Il n’est pas inapproprié que la Cour, en de telles circonstances, appelle l’attention des parties sur la possibilité d’explorer ou de continuer d’explorer de nouveaux moyens de règlement de leur différend dans l’intérêt de la paix et de l’harmonie entre elles (voir le paragraphe 176 de l’arrêt). Ainsi que le faisait observer la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire des Zones franches,
«le règlement judiciaire des conflits internationaux, en vue duquel la Cour est instituée, n’est qu’un succédané au règlement direct et amiable de ces conflits entre les Parties ; … dès lors, il appartient à la Cour de faciliter, dans toute la mesure compatible avec son Statut, pareil règlement direct et amiable» (Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, ordonnance du 19 août 1929, C.P.J.I. série A, no 22, p. 13 ; voir aussi Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991,C.I.J. Recueil 1991, p. 20, par. 35).
9. Le fait d’envisager de telles possibilités postérieurement au prononcé d’un arrêt ne signifie pas que la Cour a renoncé au rôle qui est le sien en tant que juridiction internationale. Cela signifie qu’elle a fait tout ce qu’elle pouvait en tant qu’instance judiciaire, mais qu’elle est consciente de ce que les relations entre Etats ne peuvent être restreintes à leurs purs aspects juridiques et que certains différends peuvent relever plus utilement d’autres moyens de règlement à la disposition des parties (voir par exemple Haya de la Torre (Columbia/Pérou), arrêt du 13 juin 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 83). C’est ce que reconnaît expressément le paragraphe 2 de l’article 38 du Statut de la Cour, qui autorise celle-ci, si les parties sont d’accord, à statuer ex aequo et bono.
10. Comme le faisait observer Hersch Lauterpacht,
«une décision judiciaire met en place un point de départ commode et bienvenu pour une dynamique de compromis. Elle assainit l’atmosphère. Pour pouvoir changer le droit, il faut d’abord savoir ce que dit le droit en vigueur ; pour qu’une relation future puisse être établie sur la base de l’équité, il faut que la position juridique actuelle, qui n’est entièrement dépourvue de tout élément d’équité et de justice que dans des cas exceptionnels, fournisse l’une des bases du règlement futur… Il est contraire à la dignité du droit qu’il soit transgressé, mais il n’est pas contraire à sa dignité qu’une fois dûment établi, il soit modifié par accord des parties.» (H. Lauterpacht, The Function of Law in the International Community, Oxford, 1933, p. 330-331.)
11. La Cour a joué — et continue de jouer — un rôle important dans l’univers du règlement des différends entre Etats. Même quand elles n’aboutissent pas à un règlement définitif de ces différends, les procédures judiciaires permettent aux parties de se rencontrer en un même lieu, de faire état de leurs vues respectives sur l’objet du différend, d’exposer le contexte de leurs relations contentieuses et de renouer un dialogue qui était peut-être suspendu depuis des années. De ce point de vue, les travaux de la Cour facilitent le règlement pacifique des différends au-delà de la sphère strictement juridique.
(Signé) Abdulqawi A. YUSUF.
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