Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Cot

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172-20180723-ORD-01-06-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC COT
Vote contre le dispositif  Préjudice à la question relative au fond  Identité de la demande en indication de mesures conservatoires et celle du fond  Existence d’un préjudice irréparable  Risque imminent Ordonnance inutile  Présomption de bonne foi au stade des mesures conservatoires  Ecoulement de temps entre la présente ordonnance et la phase suivante.
INTRODUCTION
1. A mon grand regret, j’ai voté contre le dispositif de l’ordonnance d’aujourd’hui indiquant des mesures conservatoires. Je voudrais donc expliquer en particulier pourquoi j’estime que la présente demande ne satisfait pas à l’exigence du risque imminent de préjudice irréparable, et que la présente ordonnance serait inutile pour le règlement du différend.
I. LA PRÉSENTE PROCÉDURE NE DOIT PAS PRÉJUGER LA QUESTION RELATIVE AU FOND
2. Dans la procédure concernant la demande en indication de mesures conservatoires, le demandeur ne devrait pas préjuger la question au fond (A). La demande en indication de mesures conservatoires elle-même ne devrait pas également préjuger la question relative au fond (B).
A. Le demandeur ne devrait pas préjuger la question au fond dans la présente procédure
3. Il est bien établi que, dans une ordonnance indiquant des mesures conservatoires, la Cour note que sa conclusion dans son ordonnance ne préjuge rien du fond de l’affaire, avec l’expression suivante :
«La décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de la compétence de la Cour pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même.» (par exemple, Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 245, par. 60 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1171, par. 98)
4. D’où, selon l’Instruction de procédure XI que le président lit au début de l’audience publique, les parties ne devraient pas aborder le fond de l’affaire :
«Dans leurs exposés oraux sur les demandes en indication de mesures conservatoires, les parties devraient se limiter aux questions touchant aux conditions à remplir aux fins de l’indication de mesures conservatoires, telles qu’elles ressortent du Statut, du Règlement et de la jurisprudence de la Cour. Les parties ne devraient pas aborder le fond de l’affaire au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins de la demande.»
5. La tentation des parties d’aborder le fond de l’affaire découle de la jurisprudence de la Cour selon laquelle la plausibilité des droits revendiqués par le demandeur, qui est inévitablement liée aux questions de fond, doit être démontrée au stade des mesures conservatoires. Même le
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défendeur peut «avoir intérêt à montrer que l’Etat requérant n’a pas réussi à prouver la possibilité de l’existence du droit qu’il veut voir protéger» (opinion individuelle de M. le juge Shahabuddeen, Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 29). Une des solutions proposée est de considérer le standard of proof de plausibilité comme un critère assez bas, ce qui découragerait les parties d’examiner le bien-fondé de la demande (opinion individuelle de M. le juge Owada, Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 44-45, par. 10, et p. 147, par. 19-20).
6. Toutefois, la jurisprudence de la Cour admet que l’on peut et doit analyser, dans le contexte d’une demande en indication de mesures conservatoires concernant des droits sur la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR), si les actes allégués peuvent constituer des actes de discrimination raciale :
«La Cour note que les articles 2 et 5 de la CIEDR visent à protéger les individus contre la discrimination raciale. En conséquence, dans le contexte d’une demande en indication de mesures conservatoires, un Etat partie à la convention ne peut se prévaloir des droits que lui confèrent les articles 2 et 5 que s’il est plausible que les actes qu’il allègue puissent constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention.» (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 135, par. 82.)
7. Par conséquent, les Parties au différend sont admises à aborder la question de l’interprétation et de l’application de la convention dans la mesure où il est nécessaire d’examiner si les actes allégués des Emirats arabes unis sont susceptibles de constituer des actes de discrimination raciale.
8. Néanmoins, certains arguments soulevés lors des plaidoiries par le Qatar semblent aller au-delà de ce qui est nécessaire à l’analyse de la plausibilité des droits revendiqués. En particulier, on peut se demander dans quelle mesure la référence détaillée à des recommandations générales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale est nécessaire dans ce contexte (par exemple, CR 2018/12, p. 37-38, 40, par. 21-23, 27-29 (Amirfar) ; ibid., p. 47, par. 3, 5 (Klein)).
9. La Cour n’a pas le pouvoir d’empêcher un tel comportement des parties au cours de l’audience. Il n’existe aucune jurisprudence dans laquelle une sanction a été imposée à une partie ayant adopté une telle pratique. Ainsi, pour ne pas préjuger du fond de l’affaire, une solution consiste simplement à ignorer un tel argument dans le raisonnement de l’ordonnance indiquant les mesures conservatoires. Par exemple, dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, malgré les arguments détaillés avancés par les parties sur l’interprétation de deux conventions internationales en cause, la Cour s’est généralement limitée à la formulation des dispositions pertinentes des conventions et est parvenue à la conclusion avec un raisonnement simple et succinct (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 31-32, par. 74-76, et p. 135, par. 81-83). En tout état de cause, les Parties à la présente affaire n’ont pas non plus été encouragées à entrer dans les détails de l’interprétation de la convention.
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B. L’identité de la demande en indication de mesures conservatoires et celle du fond
10. Non seulement les plaidoiries des parties, mais aussi la demande d’indication de mesures conservatoires elle-même ne devraient pas préjuger du fond de l’affaire.
11. Dans l’affaire relative à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), la Cour a examiné la question de savoir si les mesures conservatoires sollicitées «ne préjugent pas le fond de l’affaire», et conclu que :
«cette demande est exactement la même qu’une des demandes au fond que le Nicaragua a formulées à la fin de sa requête et de son mémoire en la présente espèce. Une décision prescrivant au Costa Rica de fournir au Nicaragua pareille évaluation de l’impact sur l’environnement ainsi que des rapports techniques à ce stade de la procédure reviendrait donc à préjuger la décision de la Cour sur le fond de l’affaire.» (Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 13 décembre 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 404, par. 21)
Autrement dit, la Cour a considéré qu’en principe, si une demande en indication de mesures conservatoires «est exactement la même qu’une des demandes au fond», elle préjuge le fond de l’affaire et, par conséquent, la demande doit être rejetée.
12. Dans le cas présent, il semble y avoir de nombreux chevauchements entre les demandes effectuées dans la requête et les mesures conservatoires demandées par le Qatar (comparer, par exemple, la requête, par. 65, et la demande, par. 19). En même temps, les verbes employés dans la demande (par exemple suspend, cease and desist, take necessary measures to …) semblent avoir été choisis avec soin afin de suggérer que les mesures provisoires demandées sont de nature temporaire et n’ont pas d’effet définitif, ce qui est exprimé dans un autre ensemble de verbes dans la requête (par exemple cease and revoke, restore, comply with obligations, etc.). La question aurait donc pu se poser de savoir si ces différences de verbes peuvent suffire à conclure que les mesures conservatoires demandées, si elles sont indiquées, ne préjugeront pas du fond de l’affaire.
II. L’EXISTENCE D’UN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE
13. Au vu de la jurisprudence de la Cour, on aurait dû conclure qu’il n’y a aucun risque imminent qu’un préjudice irréparable soit causé en l’espèce.
14. Selon la jurisprudence de la Cour,
«[l]e pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne sera toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour n’ait rendu sa décision définitive» (par exemple, Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 243, par. 50).
15. En ce qui concerne les droits visés par la convention, la Cour a noté en particulier que les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels visés aux alinéas b), c), d) et e) de l’article 5 de la convention sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable (Application de la convention internationale pour la répression du financement
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du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 138, par. 96 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 396, par. 142).
16. Dans un autre cas, la Cour a conclu qu’il existe un risque réel de préjudice irréparable au droit en question s’il «pourrait se révéler impossible de rétablir le statu quo ante» (Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1169, par. 90).
17. J’ai tendance à penser que, même si les faits sous-jacents ont été dûment établis, les droits suivants invoqués par le Qatar au titre des mesures conservatoires ne sont pas de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable.
18. En ce qui concerne le droit de ne pas être soumis à la discrimination raciale (art 2 et 4), et le droit à la liberté d’opinion et d’expression (art. 5 d) viii)), le statu quo ante dans lequel les ressortissants qatariens vivant aux Emirats arabes unis ne subissent pas la haine et où la «sympathie» avec les Qatariens ne sont pas criminalisés peut, du moins en théorie, être réparable. Il est également noté que le défendeur conteste ce fait et fait valoir que «[t]he statement of the Attorney General is … not a law» (CR 2018/13, p. 65, par. 35 (Shaw)).
19. En ce qui concerne le droit au travail (art. 5 e) i)), et le droit à la propriété (art. 5 d) v)), le statu quo ante dans lequel les ressortissants qatariens vivant aux Emirats arabes unis jouissent de leurs biens et travaillent peut, théoriquement, être rétabli si la mesure d’interdiction d’entrée des Qatariens dans les Emirats arabes unis est levée.
20. En ce qui concerne le droit à l’égalité de traitement devant les tribunaux (art. 5 a)), et le droit à une protection et à des recours effectifs (art. 6), bien que leur absence puisse causer un préjudice irréparable à d’autres droits de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable, le droit des ressortissants qatariens aux Emirats arabes unis à une protection et à des voies de recours effectives devant les tribunaux nationaux, en tant que tel, peut théoriquement être rétabli.
21. Toutefois, la Cour a conclu aujourd’hui qu’un préjudice peut être irréparable en ce qui concerne ces droits devant les tribunaux, en plus du droit à la famille et du droit à l’éducation et à la formation (par. 69 de l’ordonnance). Je ne partage pas ce point de vue, mais il est également observé que la motivation donnée par la Cour manque d’analyse pour déterminer si un tel préjudice, même s’il était irréparable, est «imminent».
III. LE RISQUE IMMINENT
22. Il est tout aussi clair que la nature irréparable du préjudice causé à ces droits n’équivaut pas à celui de l’exécution de la peine de mort ou d’un essai nucléaire. En plus, l’examen de l’autre aspect de la troisième condition relative à l’indication de mesures conservatoires peut amener la Cour à conclure que le risque allégué n’est pas imminent.
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23. En ce qui concerne la vie des familles mixtes qataro-émiriennes, même si une séparation à long terme de la famille peut affecter irréparablement leur unité et leur intégrité, il est peu probable qu’un tel effet se produise irréversiblement dans un délai de quelques années avant que la décision définitive de la Cour ne soit rendue. En d’autres termes, on peut conclure que le risque de préjudice à ce droit, même s’il était irréparable, n’est donc pas imminent.
24. En ce qui concerne le droit à l’éducation et à la formation, il est à noter que le défendeur a soumis une preuve indiquant que les autorités émiriennes ont chargé les institutions d’enseignement supérieur des Emirats arabes unis de suivre la situation des étudiants qatariens (CR 2018/13, p. 69, par. 51 (Shaw)). Dans la mesure où les autorités des Emirats arabes unis ont pris des mesures pour remédier à la situation, on peut conclure ou au moins présumer que le risque de préjudice irréparable pour les étudiants, même s’il existait, n’est pas imminent.
25. Enfin, ce qui concerne le droit à la santé publique et aux soins médicaux (art. 5 e) iv)), les éléments de preuve invoqués par le Qatar (OHCHR Technical Mission Report, annexe 16 de la requête, par. 43-44) indiquent que les patients qui auraient été contraints de quitter les Emirats arabes unis ont ensuite reçu des soins médicaux dans d’autres pays, tels que l’Allemagne, la Turquie et le Koweït. Même si certains inconvénients ont pu être causés à ces patients, cette description suggère que le risque de préjudice irréparable pour ces patients n’est pas imminent, même s’il existait.
IV. ORDONNANCE INUTILE
A. La présomption de bonne foi au stade des mesures conservatoires
26. Je crains que la présente ordonnance indiquant des mesures conservatoires ne soit non seulement inutile mais aussi contre-productive pour le règlement du différend, car la conclusion de la Cour sur le risque de préjudice irréparable irait à l’encontre du principe de bonne foi en droit international public. Ce principe trouve son expression à l’article 26 de la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui prévoit : «Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi.» Il est énoncé également au paragraphe 2 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies qui est reflété dans la déclaration sur les relations amicales entre Etats (résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 adoptée par l’Assemblée générale).
27. Ce principe fondamental prescrit non seulement aux parties à une convention internationale de remplir de bonne foi leurs obligations dans leur vie internationale, mais exige également que les juges internationaux traitent avec soin les affaires dans lesquelles l’honneur d’un Etat est en cause. Autrement dit, la présomption de bonne foi empêche que l’honneur des Etats soit mis en cause à la légère. Cette présomption, qui favorise la stabilité des relations internationales et la bonne entente, est toujours importante pour contribuer à maintenir et augmenter la confiance des Etats dans le règlement juridictionnel des différends, où la soumission au juge relève de l’accord des parties en litige (Robert Kolb, La bonne foi en droit international public, PUF, 2000, p. 126). Il s’ensuit, a fortiori, que ce principe devrait être valable, mutatis mutandis, même au stade des mesures conservatoires, dans lequel la Cour doit décider de prononcer ou non son ordonnance rapidement avant sa conclusion définitive sur la compétence. Même si la présente procédure ne préjuge pas de la question de la compétence de la Cour pour connaître du fond de l’affaire ou du fond lui-même, la considération séparée ci-dessus exige que le principe de bonne foi s’applique dans l’examen de la demande en indication de mesures conservatoires.
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28. A cet égard, la jurisprudence internationale montre que ce principe aboutit à la thèse selon laquelle la bonne foi doit être présumée (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie (deuxième phase), avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 229) ou la mauvaise foi ne doit pas être présumée (Nations Unies, Affaire Tacna-Arica (Chili/Pérou), sentence arbitrale du 4 mars 1925, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. II, p. 930 ; Affaire du lac Lanoux (Espagne, France), sentence arbitrale du 16 novembre 1957, RSA, vol. XII, p. 305). Quoi qu’il en soit, l’une des conséquences qui découlent de cette thèse est qu’il incombe à la partie qui allègue un manquement au principe de la bonne foi par son adversaire de fournir la preuve de son allégation (affaire relative à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 30). Cette règle concernant la charge de la preuve s’applique également au stade des mesures conservatoires, de sorte que c’est le demandeur qui doit établir qu’il existe un risque réel et imminent de voir un préjudice irréparable causé aux droits qu’il invoque (Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 13 décembre 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 407, par. 34). Le caractère provisoire de l’ordonnance à indiquer ne devrait pas exonérer ce fardeau qui pèse sur le demandeur.
29. En l’espèce, je suis d’avis que la preuve présentée à la Cour ne démontre pas que le risque de préjudice est «imminent», même dans l’hypothèse où il serait irréparable. Ceci est implicitement illustré aux paragraphes 67 à 71 de l’ordonnance d’aujourd’hui, dans laquelle la Cour, après avoir conclu que le risque de préjudice en question est de nature irréparable, a manqué de vérifier si ce risque est en fait «imminent». Le principe de bonne foi, s’il était dûment appliqué à ce stade des mesures conservatoires, n’aurait pas permis à la Cour de se borner à une telle conclusion. Cela est d’autant plus vrai dans la situation où les Emirats arabes unis ont montré leur engagement sincère envers leurs obligations en matière de droits de l’homme, comme en témoignent les plaidoiries de leur agent (CR 2018/13, p. 10-11, par. 3 (Alnowais) ; CR 2018/15, p. 42, par. 2, et p. 44, par. 10 (Alnowais)) ainsi que la réponse à la communication conjointe des six rapporteurs spéciaux, dans laquelle les Emirats arabes unis soulignent que «[t]he United Arab Emirates continues to uphold those [human rights] treaties and is fully aware of its obligations and commitments in this regard» (HRC/NONE/2017/112 (le 18 septembre 2017), p. 3 ; annexe 14 de la requête du Qatar). La présomption de bonne foi aurait dû être mise en oeuvre au bénéfice du défendeur.
B. L’écoulement de temps
30. Je suis d’avis que la Cour, en examinant l’urgence de la présente affaire, aurait dû prêter attention à l’écoulement de temps entre la présente ordonnance et la phase suivante, qu’il s’agisse des exceptions préliminaires ou du fond.
31. La notion d’urgence dans le contexte des mesures conservatoires de la Cour est définie comme la situation où «un préjudice irréparable [est] causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision définitive» (par. 61 de l’ordonnance, les italiques sont de moi). A cet égard, le concept de temps est généralement considéré comme une mesure à l’aune de laquelle le changement peut être mesuré dans un contexte social ou une période donnée (David M. Engel, «Law, Time and Community», Law & Society Review, vol. 21, no 4 (1987), p. 606-607). Ainsi, la question de savoir si une situation donnée est urgente ou non ne peut être déterminée de manière abstraite ; elle doit être examinée à la lumière d’un cadre temporel raisonnablement défini. Dans le cas des mesures conservatoires, à proprement parler, la Cour ne pouvait pas conclure sans un cadre temporel donné ou une perspective pour le calendrier de la prochaine phase de la procédure.
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32. Il serait certainement excessif d’attendre de la Cour qu’elle fournisse un calendrier défini de l’affaire à ce stade initial de la procédure. Néanmoins, la nature apparente de l’affaire peut prima facie indiquer la complexité de l’affaire, ce qui nous permettrait de prévoir la durée totale de la procédure. Par exemple, si un certain degré de complexité de l’affaire était déduit de la nature de celle-ci, un cadre temporel long serait envisagé pour la procédure et, par conséquent, l’urgence devrait être examinée par rapport à ce cadre temporel long, dans lequel un changement social pourrait être plus probable. En revanche, si une telle complexité n’était pas déduite du dossier, un cadre temporel relativement court devrait être envisagé avant la décision finale et, par conséquent, l’urgence devrait être analysée dans ce cadre temporel court.
33. Je suis d’avis que la présente affaire relève de la deuxième catégorie plutôt que de la première, compte tenu de la portée bien définie du différend telle que présentée par le demandeur. Il convient également de noter que le défendeur, malgré la requête et la demande en indication de mesures conservatoires soudainement soumises par le Qatar, a fait valoir sa propre perception du différend plutôt que de simplement rejeter les allégations faites par le demandeur. En tout état de cause, les circonstances de l’affaire prévoient qu’un cadre à long délai ne sera pas nécessaire dans le cas présent et que, par conséquent, l’urgence aurait dû être examinée par rapport à un cadre temporel court. Etant donné la nature des droits sur lesquels la Cour a accordé des mesures conservatoires, il serait moins probable qu’ils soient soumis à un risque de préjudice irréparable dans un court laps de temps avant que l’affaire n’arrive à la phase suivante.
(Signé) Jean-Pierre COT.
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