Opinion dissidente de M. le juge Salam

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172-20180723-ORD-01-05-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE SALAM
1. Je suis au regret de ne pouvoir m’associer aux conclusions de la majorité concernant la compétence prima facie de la Cour pour indiquer des mesures conservatoires, ainsi que le demande le Qatar qui cherche, en l’espèce, à fonder cette compétence sur l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»).
2. Je suis persuadé que la Cour n’a pas prima facie compétence ratione materiae dans la mesure où le différend entre les Parties n’apparaît pas concerner l’interprétation et l’application de la CIEDR. En effet, il ressort de l’article premier de la CIEDR que cette convention s’applique à «toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique». Or, la discrimination fondée sur la «nationalité», objet des griefs de la demanderesse, ne s’y trouve pas mentionnée.
3. De plus, lorsque je lis cette disposition à la lumière de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 qui appelle à une interprétation «de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes», «dans leur contexte» et «à la lumière de [l’]objet et [du] but [du traité]», je ne peux m’empêcher d’observer que :
a) Les termes «origine nationale ou ethnique» utilisés par la convention diffèrent, selon leur sens ordinaire, de celui de nationalité.
b) Quant au contexte, j’observe que la CIEDR a été adoptée dans le cadre historique de la décolonisation et de la postdécolonisation et s’inscrit dans cet effort pour éliminer toute forme de discrimination et de ségrégation raciale. En effet, son préambule affirme :
«Considérant que les Nations Unies ont condamné le colonialisme et toutes les pratiques de ségrégation et de discrimination dont il s’accompagne, sous quelque forme et en quelque endroit qu’ils existent, et que la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, du 14 décembre 1960 [résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale], a affirmé et solennellement proclamé la nécessité d’y mettre rapidement et inconditionnellement fin,
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Convaincus que toute doctrine de supériorité fondée sur la différenciation entre les races est scientifiquement fausse, moralement condamnable et socialement injuste et dangereuse et que rien ne saurait justifier, où que ce soit, la discrimination raciale, ni en théorie ni en pratique,
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Alarmés par les manifestations de discrimination raciale qui existent encore dans certaines régions du monde et par les politiques gouvernementales fondées sur la supériorité ou la haine raciale, telles que les politiques d’apartheid, de ségrégation ou de séparation».
c) Le but de la CIEDR est donc de mettre fin, dans le prolongement de la décolonisation et de la postdécolonisation, à toutes les manifestations et politiques gouvernementales de discrimination fondées sur la supériorité ou la haine raciale, et ne concerne pas les questions se rattachant à la nationalité.
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d) Ce sont donc les formes de discrimination «raciale» qui constituent l’objet spécifique de la convention, et non toute forme de discrimination «en général». Sinon, il y aurait été question d’autres types de discrimination grave fondée sur un marqueur d’identité de groupe, comme ceux basés sur la religion par exemple, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En outre, ce sont d’autres instruments internationaux qui s’intéressent aux questions relatives à la nationalité, ou à la discrimination en général comme la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que les deux pactes internationaux de 19661.
4. Par ailleurs, je note que, dans l’affaire de l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, le différend concernait la question de discrimination raciale contre les Tatars et les Ukrainiens de souche  et non les ressortissants ukrainiens  en Crimée (en anglais : «ethnic Ukrainians» ; Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 120, par. 37). De même, dans l’affaire de l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, les parties se sont opposées sur la question de savoir si les événements qui se sont déroulés en Ossétie du Sud et en Abkhazie ont été accompagnés d’actes de discrimination raciale contre les habitants de souche géorgienne  et non les ressortissants géorgiens  de ces régions (en anglais «ethnic Georgians» ; Géorgie c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 387, par. 111). La Cour n’a donc eu l’occasion de se prononcer que sur des affaires concernant la discrimination fondée sur l’origine ethnique et non l’«origine nationale». Ainsi, elle n’a pas eu à traiter de la question de la distinction ou non de cette notion avec celle de la «nationalité».
5. Cette question de la distinction entre «nationalité» et «origine nationale» ne devrait, à mon avis, point permettre de confusion. Il s’agit de deux notions différentes. Un exemple qui illustre bien cette différence est celui du cas notoire de l’internement des citoyens américains d’origine japonaise, à la suite de l’attaque de Pearl Harbor durant la seconde guerre mondiale. Bien qu’ayant la nationalité américaine, ces citoyens ont fait l’objet de discrimination raciale fondée sur leur «origine nationale» et non leur nationalité, et furent regroupés dans les «War Relocation Camps»2. Un sort de discrimination similaire basé sur l’«origine nationale» a également touché un grand nombre de personnes d’origine allemande «indépendamment de la nationalité qu’elles portaient alors», dans plusieurs pays, après la première guerre mondiale ainsi que durant et après la seconde.
6. Je tiens à souligner aussi que la distinction qui s’impose entre «nationalité» et «origine nationale» est confirmée par les travaux préparatoires de la CIEDR et particulièrement les amendements proposés sur la rédaction de son article premier3.
7. En tout état de cause, si les Etats avaient voulu dire «nationalité» au lieu d’«origine nationale» à l’article premier de la CIEDR, ils auraient pu ainsi l’énoncer. Egalement, ils auraient pu employer le terme «nationalité et origine nationale» si leur intention était d’inclure ces deux catégories, ce qu’ils n’ont pas fait.
1 Voir notamment article 13 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
2 Pour l’historique de la question, voir le rapport de la commission du congrès américain «on Wartime Relocation and Internment of Civilians» (CWRIC), publié le 24 février 1983 et intitulé «Personal Justice Denied» : https://www.archives.gov/research/japanese-americans/justice-denied.
3 Voir entre autres, Nations Unies, doc. A/C.3/SR.1304 ; Nations Unies, doc. A/C.3/SR.130 et Nations Unies, doc. A/6181.
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8. Je note aussi que, indépendamment de la «grande considération» qui devrait être accordée aux travaux d’un «organe indépendant» tel que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (voir Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 664, par. 66), il demeure que les recommandations de ce comité ne peuvent être considérées comme une expression d’une pratique ultérieure des parties à la CIEDR (au sens de l’article 31 3) b) de la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969).
9. Pour conclure, bien que, à mon avis, le différend qui oppose les Parties n’entre pas dans le champ d’application de la CIEDR, je note que, dans l’affaire de la Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Royaume-Uni), la Cour, tout en considérant qu’elle n’avait pas prima facie compétence pour connaître de la requête de la Yougoslavie et qu’«elle ne saurait dès lors indiquer quelque mesure conservatoire que ce soit» (mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 839, par. 37), a souligné «que les Etats, qu’ils acceptent ou non la juridiction de la Cour, demeurent en tout état de cause responsables des actes contraires au droit international, y compris au droit humanitaire, qui leur seraient imputables» (ibid., par. 40). Dans cette perspective elle a demandé aux parties de «veiller à ne pas aggraver ni étendre le différend» (ibid., par. 41). La Cour a adopté la même démarche dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda) où, tout en se déclarant également incompétente prima facie pour indiquer des mesures conservatoires (mesures conservatoires, ordonnance du 10 juillet 2002, C.I.J. Recueil 2002, p. 249, par. 89), elle a souligné «la nécessité pour les Parties à l’instance d’user de leur influence pour prévenir les violations graves et répétées des droits de l’homme et du droit international humanitaire encore constatées récemment» (ibid., p. 250, par. 93).
10. Dans le même esprit, et tenant compte de l’allégation du Qatar de vulnérabilité de la situation à laquelle font face nombre de ses ressortissants aux Emirats arabes unis depuis le 5 juin 2017, bien que j’estime que la Cour aurait dû se déclarer prima facie incompétente pour indiquer des mesures conservatoires, cela ne l’aurait toujours pas empêchée, dans son raisonnement, de souligner la nécessité pour les Parties de ne pas aggraver ou étendre le différend et de veiller à prévenir toute atteinte aux droits de l’homme.
11. La conclusion à laquelle je suis parvenu m’amène à ne pas avoir à traiter des autres conditions mentionnées à l’article 22 de la CIEDR.
(Signé) Nawaf SALAM.
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