Opinion dissidente de M. le juge Crawford

Document Number
172-20180723-ORD-01-04-EN
Parent Document Number
172-20180723-ORD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CRAWFORD
[Traduction]
Preuve insuffisante de l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable  Déclaration des Emirats arabes unis datée du 5 juillet 2018 –– Résidents qatariens aux Emirats arabes unis officiellement autorisés y à rester –– Service d’assistance téléphonique chargé de recevoir les demandes des Qatariens à fin d’entrée aux Emirats arabes unis –– Eléments démontrant que des Qatariens sont entrés en territoire émirien ou se voient délivrer des autorisations d’entrée –– Risque de préjudice à des droits découlant du fait que les Qatariens concernés ne se trouvaient pas aux Emirats arabes unis –– Conditions non réunies aux fins de l’indication de mesures conservatoires.
1. La demande en indication de mesures conservatoires du Qatar se heurte à deux grandes difficultés, l’une en matière juridique et l’autre en matière de preuve. La difficulté d’ordre juridique tient à ce que l’article premier de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR») établit, par son libellé même, une distinction entre la discrimination fondée sur l’origine nationale (assimilée à une discrimination raciale et interdite en tant que telle) et la différenciation fondée sur la nationalité (non interdite en tant que telle). Pareille distinction se retrouve d’ailleurs dans la pratique courante des Etats, qui consiste à privilégier les nationaux de certains Etats par rapport à d’autres s’agissant de questions telles que le droit d’entrer sur leur territoire ou d’y résider, le droit à la sécurité sociale, les frais universitaires et maintes choses encore, en tant de paix comme en temps de conflit armé. Prima facie, à tout le moins, les mesures des Emirats arabes unis qui sont en cause en l’espèce, et qui découlent de la déclaration du 5 juin 2017, visent les Qatariens à raison de leur nationalité actuelle, et non de leur origine nationale. Cela ne signifie pas que l’expulsion collective de personnes d’une certaine nationalité soit licite en droit international ; tel n’est pas le cas. Le fait est simplement qu’elle ne relève manifestement pas de la CIEDR, qui est la seule base de compétence invoquée par le Qatar.
2. La difficulté factuelle tient à ce qu’il ne ressort pas clairement des éléments de preuve que les mesures visant les Qatariens annoncées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient toujours en vigueur, ni que celles qui le seraient puissent porter un préjudice irréparable aux droits qui font l’objet de la présente procédure judiciaire.
3. Le ministère émirien des affaires étrangères et de la coopération internationale a annoncé dans sa déclaration du 5 juin 2017 qu’il prenait des «mesures … nécessaires pour préserver les intérêts» des Etats membres du Conseil de coopération du Golfe. L’une de ces mesures, annoncée au paragraphe 2 de la déclaration, était la suivante :
«Il est interdit aux Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis ou d’y transiter, et ceux qui s’y trouvent en qualité de résident ou de visiteur doivent le quitter dans un délai de 14 jours par mesure de sécurité préventive. De même, il est interdit aux ressortissants des Emirats arabes unis de voyager ou de séjourner au Qatar, ou de transiter par son territoire.»
4. A la différence des mesures interétatiques (fermeture de l’espace aérien et des ports émiriens, par exemple) annoncées dans la déclaration, celle prévue au paragraphe 2 n’a apparemment été mise à exécution par aucun acte législatif ou administratif. L’agent des Emirats arabes unis a déclaré à l’audience qu’aucun Qatarien n’avait été déporté ou expulsé en application
- 2 -
du paragraphe 21. Le Qatar ne s’est pas inscrit en faux, encore qu’il ait plaidé que la déclaration du 5 juin 2017 constituait en elle-même un «ordre d’expulsion»2.
5. Quoi qu’il en soit, le paragraphe 2 renfermait une déclaration de politique qui semble avoir conduit un nombre non négligeable de Qatariens à quitter les Emirats arabes unis. Pour le démontrer, le Qatar a présenté plusieurs rapports d’organisations nationales ou internationales de défense des droits de l’homme. Un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme indique que des Qatariens qui résidaient auparavant aux Emirats arabes unis en sont partis à la suite de la déclaration de juin 2017, laissant derrière eux leurs familles, leurs entreprises ou leur emploi, leurs biens ou encore leurs études3. D’autres rapports rendent compte d’entretiens avec des Qatariens également partis des Emirats arabes unis4. Globalement, le comité qatarien des droits de l’homme chiffre à 1052 le nombre de réclamations qui lui ont été soumises relativement aux effets de la déclaration du 5 juin 2017, de cette date à mai 20185. Ces réclamations émanaient pour beaucoup de membres de couples mixtes qui affirmaient ne plus pouvoir vivre avec leur famille en raison des mesures contenues dans la déclaration.
6. Le 11 juin 2017, le ministère émirien de l’intérieur a mis en place un service d’assistance téléphonique afin d’aider les «familles qataro-émiriennes sur le plan humanitaire», particulièrement par l’institution d’une procédure permettant aux personnes séparées de leur famille de demander l’autorisation d’entrer aux Emirats arabes unis6. Les Emirats arabes unis ont produit des éléments attestant que 1378 des 1390 demandes déposées ont été approuvées7. Le Qatar a fait valoir que les autorisations d’entrée accordées à des Qatariens revêtaient un caractère temporaire et devaient être demandées pour chaque projet de séjour aux Emirats arabes unis8. S’agissant du service d’assistance téléphonique, il a prétendu qu’il s’agissait en fait d’un «numéro de signalement des problèmes de sécurité» mis en place par la police d’Abou Dhabi9. A ce propos, il ressort du dossier que certaines personnes sont très réticentes à prendre contact avec ce service d’assistance téléphonique car elles craignent que celui-ci ne soit utilisé pour identifier les Qatariens non rentrés au Qatar10.
7. Nombre des Qatariens ayant quitté les Emirats arabes unis y sont revenus. L’agent émirien a déclaré que, depuis juin 2017, des milliers de demandes de Qatariens souhaitant entrer aux
1 CR 2018/13, p. 12, par. 11 (Alnowais).
2 CR 2018/14, p. 35, par. 19 (Goldsmith).
3 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (ci-après le «HCDH»), Technical Mission to the State of Qatar, Report on the impact of the Gulf Crisis on human rights, décembre 2017, p. 5 (requête du Qatar (ci-après «RQ»), annexe 16).
4 Voir, par exemple, Human Rights Watch (ci-après «HRW») Qatar : Isolation causing rights abuses, 12 juillet 2017, p. 7 (RQ, annexe 10) ; comité qatarien des droits de l’homme (ci-après le «NHRC»), 100 days under the blockade : Third report on human rights violations caused by the blockade imposed on the State of Qatar, 30 août 2017, p. 7 (RQ, annexe 12) ; NHRC, 6 months of violations: The fourth general report on the violations of human rights arising from the blockade on the State of Qatar, 5 décembre 2017, p. 7 (RQ, annexe 17).
5 NHRC, Fifth general report. Continuation of human rights violations: A year of the blockade imposed on Qatar, juin 2018, p. 13 (RQ, annexe 22).
6 Documents déposés par les Emirats arabes unis le 25 juin 2018, pièce no 2.
7 Documents déposés par les Emirats arabes unis le 25 juin 2018, pièce no 3.
8 CR 2018/14, p. 37, par. 25 (Goldsmith).
9 CR 2018/14, p. 36, par. 22 (Goldsmith).
10 HRW, Qatar : Isolation causing rights abuses, p. 6 (RQ, annexe 10).
- 3 -
Emirats arabes unis avaient été accordées et que des Qatariens étaient entrés en territoire émirien ou en étaient sortis à plus de huit mille reprises11.
8. Les conséquences de la déclaration de juin 2017 (séparation de familles et difficultés d’accès aux biens et aux tribunaux, à une éducation et aux dossiers de scolarité, ou encore à des soins médicaux), aussi fâcheuses et dommageables soient-elles pour les Qatariens touchés, semblent avoir souvent découlé du fait que les intéressés se trouvaient en dehors des Emirats arabes unis, et non d’une politique délibérée.
9. Il ne ressort pas clairement du dossier que des personnes continuent de souffrir de ces conséquences en ce mois de juillet 2018. La plupart des rapports d’organisations nationales ou internationales de défense des droits de l’homme que le Qatar a produits portent sur la période allant de juin à août 201712. Si le Qatar a soumis un récent rapport (le cinquième) de son comité national des droits de l’homme, un rapport antérieur (le troisième) dudit comité montre toutefois que celui-ci avait déjà reçu dès la fin août 2017 896 des 1052 réclamations qui lui ont été soumises entre juin 2017 et mai 201813. Le dernier rapport (le cinquième) du comité qatarien des droits de l’homme ne fait que reprendre les conclusions formulées dans les rapports antérieurs d’autres organisations de défense des droits de l’homme, sans désigner de cas précis dans lequel des Qatariens auraient été forcés à quitter le territoire émirien au cours des derniers mois14.
10. A la fin des audiences, j’ai demandé aux Parties a) si la déclaration émirienne du 5 juin 2017, en particulier son paragraphe 2, était toujours en vigueur et b) si les Emirats arabes unis avaient fait quelque autre déclaration pour préciser que les Qatariens résidant sur leur sol pouvaient choisir d’y rester. Les Emirats arabes unis ont répondu que la déclaration émanait du ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale, qui n’avait pas l’autorité législative requise pour prendre les mesures énoncées dans la déclaration, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de faire une autre annonce pour expliciter les conditions auxquelles les Qatariens devaient satisfaire pour pouvoir entrer ou résider sur le sol émirien15.
11. Le Qatar a en revanche fait valoir que les Emirats arabes unis n’avaient pas désavoué la déclaration du 5 juin 2017 et que la politique y exprimée continuait de porter préjudice aux Qatariens. Il a affirmé que cette situation continue n’était toujours pas résolue et commandait l’indication de mesures conservatoires16.
12. En dépit de la réponse des Emirats arabes unis à ma question, leur ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale a bien émis le 5 juillet 2018 une déclaration officielle
11 CR 2018/13, p. 13, par. 13-14 (Alnowais). Les Emirats arabes unis ont également déclaré que le nombre de Qatariens vivant sur leur territoire à l’heure actuelle était «à peu près égal à ce qu’il était avant le 5 juin 2017» (CR 2018/15, p. 27, par. 6 (Buderi)). Leur autorité fédérale pour l’identité et la citoyenneté a estimé que, au 20 juin 2018, 2194 Qatariens se trouvaient sur le sol émirien (documents déposés par les Emirats arabes unis le 25 juin 2018, pièce no 11).
12 Annexes 5, 6, 8, 10, 11 et 12 de la requête du Qatar.
13 NHRC, 100 days under the blockade: Third report on human rights violations caused by the blockade imposed on the State of Qatar, 30 août 2017, p. 4 (RQ, annexe 12). Du nombre total de réclamations reçues, 997 l’avaient été en décembre 2017, selon le quatrième rapport du comité (5 décembre 2017, p. 5 ; RQ, annexe 17).
14 NHRC, Fifth general report. Continuation of human rights violations : A year of the blockade imposed on Qatar, juin 2018, p. 15-16 (RQ, annexe 22).
15 Réponse écrite des Emirats arabes unis à la question du juge Crawford, 3 juillet 2018.
16 Observations du Qatar sur la réponse écrite des Emirats arabes unis, 5 juillet 2018.
- 4 -
précisant, dans une certaine mesure, les conditions auxquelles les Qatariens devaient satisfaire pour pouvoir entrer ou résider sur le sol émirien. Cette déclaration, qui est accessible au public sur le site Internet du ministère, contient le passage suivant :
«Depuis leur déclaration du 5 juin 2017 …, les Emirats arabes unis ont établi une condition imposant à tous les Qatariens de l’étranger d’obtenir une autorisation préalable pour pouvoir entrer sur le sol émirien. Une telle autorisation peut être accordée pour une durée limitée, à la discrétion du Gouvernement émirien.
Le ministère émirien des affaires étrangères et de la coopération internationale tient à confirmer que les Qatariens qui résident déjà en territoire émirien n’ont pas à demander l’autorisation d’y rester. Cependant, tous les résidents qatariens aux Emirats arabes unis sont encouragés à obtenir une autorisation préalable lorsqu’ils veulent rentrer en territoire émirien.
Toutes les demandes d’autorisation peuvent être présentées par l’intermédiaire du service d’assistance téléphonique dont la création a été annoncée le 11 juin 2017.»
13. Il est établi que le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne sera exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit porté aux droits en cause avant que la Cour ne rende sa décision définitive17. Ce pouvoir a pour objet d’assurer qu’un tel préjudice ne se produira pas18.
14. La Cour reconnaît que certains des droits en cause dans cette procédure sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable (ordonnance, par. 67). Je ne suis pas en désaccord avec cette déclaration générale. Toutefois, la Cour n’avance aucun élément de preuve lorsqu’elle ajoute que les Qatariens qui résidaient aux Emirats arabes unis avant le 5 juin 2017 apparaissent se trouver toujours dans une situation de vulnérabilité pour ce qui est des droits qu’ils tiennent de l’article 5 de la CIEDR. Surtout, elle ne fait pas mention de la déclaration du 5 juillet 2018. Cette récente déclaration des Emirats arabes unis éclaircit la situation juridique des Qatariens vivant aux Emirats arabes unis, à savoir que ceux-ci «n’ont pas à demander l’autorisation d’y rester». Il y est également précisé que les Qatariens peuvent soumettre leurs demandes d’entrée aux Emirats arabes unis par l’intermédiaire d’un service d’assistance téléphonique.
15. La possibilité de présenter les demandes d’entrée par l’entremise du service d’assistance téléphonique, qui est l’autre précision apportée par la déclaration émirienne du 5 juillet 2018, est étayée par les éléments démontrant que des Qatariens sont entrés en territoire émirien ou en sont sortis à plus de huit mille reprises depuis juin 2017 et que plus de 1300 demandes d’entrée soumises par l’intermédiaire de ce système d’assistance ont reçu une suite favorable (voir plus haut, paragraphes 6-7). Ces éléments n’ont pas non plus été examinés par la Cour.
16. S’il ne fait aucun doute que les Qatariens souhaitant entrer aux Emirats arabes unis doivent à présent affronter un parcours plus difficile, le tableau général qui ressort des éléments
17 Voir, notamment, Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 136, par. 89, citant Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1168, par. 83.
18 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388, par. 118.
- 5 -
soumis à la Cour, dont la déclaration du 5 juillet 2018, n’autorisait toutefois pas la conclusion selon laquelle il existerait un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit porté aux droits en cause devant la Cour avant le prononcé de sa décision définitive sur le fond, sauf à ce que des mesures soient indiquées. Les risques auxquels la Cour a tenté de parer en indiquant de telles mesures conservatoires ont dans une large mesure disparu. La Cour ne peut faire abstraction des développements intervenus en l’affaire depuis le dépôt de la demande en indication de mesures conservatoires. Son rôle consiste notamment à assurer le règlement pacifique des différends, et si des Etats ont la volonté de régler leurs problèmes par des actes ou des engagements, elle doit les y encourager.
17. Etant parvenu à la conclusion qu’il n’existait aucun risque de préjudice irréparable en l’espèce, j’estime qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question juridique posée au premier paragraphe de la présente opinion, c’est-à-dire celle de savoir s’il était plausible que la déclaration faite le 5 juin 2017 par les Emirats arabes unis touche des droits consacrés par la CIEDR, tels qu’invoqués par le Qatar, qui assimilait origine nationale et nationalité actuelle. La demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar achoppait sur les faits.
18. Pour finir, je relève que les mesures conservatoires indiquées par la Cour ne sont en elles-mêmes pas contestables. Il est clair que la situation des Qatariens qui résident toujours aux Emirats arabes unis, ou qui souhaitent s’y rendre, est devenue plus difficile après le 5 juin 2017 et j’ai bon espoir que les mesures ordonnées par la Cour permettront d’aplanir les dernières difficultés. Cela étant, les conditions juridiques régissant l’indication de mesures conservatoires doivent impérativement être respectées. En l’espèce, les conditions relatives au préjudice irréparable et à l’urgence n’étaient pas remplies.
(Signé) James CRAWFORD.
___________

Document file FR
Document Long Title

Opinion dissidente de M. le juge Crawford

Links