Opinion dissidente de M. le juge Bhandari

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172-20180723-ORD-01-03-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE BHANDARI
[Traduction]
1. A l’issue d’un examen attentif et minutieux des exposés, documents et conclusions des Parties, j’en suis arrivé au constat que, vu les faits et les circonstances de la présente affaire, la Cour n’aurait pas dû indiquer des mesures conservatoires.
2. La thèse du Qatar repose sur la déclaration des Emirats arabes unis datée du 5 juin 2017, dont la partie pertinente se lit comme suit :
«Les Emirats arabes unis réaffirment leur soutien sans réserve au CCG [à savoir le Conseil de coopération du Golfe] et leur attachement à la sécurité et à la stabilité de ses Etats membres. Conformément à cette approche, et étant donné que l’Etat du Qatar persiste à compromettre la sécurité et la stabilité dans la région et à ne pas respecter les obligations et accords auxquels il a souscrit sur le plan international, les Emirats arabes unis ont adopté les mesures suivantes, nécessaires pour préserver les intérêts des Etats membres du CCG en général et ceux de leurs frères qatariens en particulier :
1) En soutien aux déclarations faites par leurs Etats frères, le royaume de Bahreïn et le royaume d’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis cessent tout échange avec l’Etat du Qatar, et à cette fin rompent les relations diplomatiques et demandent aux diplomates qatariens de quitter le pays dans un délai de 48 heures.
2) Il est interdit aux Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis ou d’y transiter, et ceux qui s’y trouvent en qualité de résident ou de visiteur doivent le quitter dans un délai de 14 jours par mesure de sécurité préventive. De même, il est interdit aux ressortissants des Emirats arabes unis de voyager ou de séjourner au Qatar, ou de transiter par son territoire.
3) L’espace aérien et les ports maritimes des Emirats arabes unis seront fermés à tous les Qatariens dans un délai de 24 heures, aucun moyen de transport qatarien en provenance ou à destination des Emirats arabes unis ne peut entrer sur le territoire émirien ni y transiter ou en sortir, et toutes les dispositions légales voulues sont prises en collaboration avec les pays amis et les compagnies internationales pour empêcher les Qatariens en provenance ou à destination du Qatar de pénétrer dans l’espace aérien et les eaux territoriales des Emirats arabes unis, pour des motifs de sécurité nationale.
Les Emirats arabes unis prennent ces mesures radicales en conséquence du non-respect, par les autorités qatariennes, de l’accord de Riyad et de ses dispositions complémentaires de 2014, prévoyant le retour à Doha des diplomates des Etats membres du CCG, ainsi qu’au vu du soutien, du financement et de l’accueil que le Qatar persiste à offrir à des groupes terroristes, principalement les Frères musulmans, et de sa constance à promouvoir les idéologies de Daesh et d’Al-Qaïda par ses médias directs et indirects.»1
3. Les Emirats arabes unis ont affirmé de manière répétée et catégorique qu’ils n’avaient pas mis en oeuvre la déclaration du 5 juin 2017 ni donné effet aux mesures y énoncées2. Or le Qatar
1 Requête introductive d’instance du Qatar, p. 16, par. 22
2 CR 2018/13, p. 63, par. 25 (Shaw) ; ibid., p. 64, par. 26 (Shaw) ; CR 2018/15, p. 39, par. 12 (Shaw).
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n’est pas parvenu à produire des éléments suffisamment probants, que ce soit par écrit ou à l’audience, pour démontrer que la déclaration du 5 juin 2017 avait été mise en oeuvre. En outre, le 5 juillet 2018, après la clôture de la procédure orale, le ministère émirien des affaires étrangères a pris un engagement inconditionnel. La partie pertinente de cet engagement se lit comme suit :
«Depuis leur déclaration du 5 juin 2017, lors de laquelle ils ont annoncé la prise de certaines mesures contre le Qatar pour des raisons de sécurité nationale, les Emirats arabes unis ont établi une condition imposant à tous les Qatariens de l’étranger d’obtenir une autorisation préalable pour pouvoir entrer sur le sol émirien. Une telle autorisation peut être accordée pour une durée limitée, à la discrétion du Gouvernement émirien.
Le ministère émirien des affaires étrangères et de la coopération internationale tient à confirmer que les Qatariens qui résident déjà en territoire émirien n’ont pas à demander l’autorisation d’y rester. Cependant, tous les résidents qatariens aux Emirats arabes unis sont encouragés à obtenir une autorisation préalable lorsqu’ils veulent rentrer en territoire émirien.»
4. Etant donné que les Emirats arabes unis ont précisé que la déclaration du 5 juin 2017 n’avait pas été mise en oeuvre et qu’ils ont pris l’engagement unilatéral ci-dessus le 5 juillet 2018, le risque qu’un préjudice irréparable soit causé à des droits du Qatar n’est pas apparent. Des engagements unilatéraux formulés devant la Cour peuvent être sources d’obligations en droit international, comme celle-ci l’a confirmé dans les affaires des Essais nucléaires (Australie c. France)3 (Nouvelle-Zélande c. France)4 et du Différend maritime (Pérou c. Chili)5. Pareils engagements peuvent également avoir une incidence sur une procédure relative à des mesures conservatoires, lorsqu’ils sont pris dans ce contexte, comme il ressort de la jurisprudence de la Cour et de celle du Tribunal international du droit de la mer (ci-après le «TIDM»).
5. Dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), le coagent du Sénégal avait fait la déclaration solennelle suivante :
«Le Sénégal ne permettra pas à M. Habré de quitter le Sénégal aussi longtemps que la présente affaire sera pendante devant la Cour. Le Sénégal n’a pas l’intention de permettre à M. Habré de quitter le territoire alors que cette affaire est pendante devant la Cour.»6
La Cour, «prenant acte des assurances données par le Sénégal, [a] constat[é] que le risque de préjudice irréparable aux droits revendiqués par la Belgique n’[était] pas apparent à la date à laquelle [son] ordonnance [était] rendue»7. Dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), l’Attorney-General de l’Australie s’était engagé par écrit à ce «qu’aucune entité du Gouvernement
3 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 267, par. 43.
4 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 467, par. 46.
5 Différend maritime (Pérou c. Chili), arrêt, C.I.J. Recueil 2014, p. 65, par. 78.
6 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 154, par. 68.
7 Ibid., p. 155, par. 72.
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australien n’utilise [les documents saisis auprès d’un conseiller juridique du Timor-Leste] à quelque fin que ce soit, hormis pour des questions de sécurité nationale»8. La Cour a jugé que,
«[é]tant donné que, dans certaines circonstances touchant à la sécurité nationale, le Gouvernement de l’Australie envisage[ait] la possibilité de faire usage des éléments saisis, … un risque subsist[ait] que ces informations qui p[ouvaient] se révéler hautement préjudiciables [fussent] divulguées»9.
6. Dans l’affaire des Travaux de poldérisation à l’intérieur et à proximité du détroit de Johor (Malaisie c. Singapour), que le TIDM a examinée en vertu de l’article 290 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer10, l’agent de Singapour avait lui aussi pris un «engagement», selon lequel :
«Si … la Malaisie estime que Singapour n’a pas bien compris une question ou mal interprété certaines données, et si elle peut mettre en évidence un effet spécifique dommageable et illicite que la suspension partielle des travaux en cours permettrait d’éviter, Singapour examiner[a] attentivement les éléments de preuve fournis par la Malaisie. Si ces éléments de preuve [sont] concluants, Singapour réexaminer[a] sérieusement les travaux qu’elle mène et envisager[a] de prendre toutes mesures nécessaires et adéquates, y compris une suspension, … pour remédier à l’effet dommageable en question.»11
Le TIDM a pris acte de l’engagement formulé par Singapour12, mais ne l’a apparemment pas estimé suffisant pour éliminer le risque de préjudice irréparable, puisqu’il a indiqué à l’unanimité des mesures conservatoires13.
7. Il semble ressortir de la jurisprudence que, pour éliminer tout risque de préjudice irréparable, une promesse ou un engagement doit être formulé sans réserve. L’engagement solennel pris par l’Attorney-General de l’Australie péchait en ce que celui-ci avait déclaré que les documents supposés appartenir au Timor-Leste pouvaient être utilisés si des questions de sécurité nationale l’exigeaient. De même, l’engagement de Singapour a apparemment été jugé insuffisant car trop vague, celle-ci ayant déclaré qu’elle «examinerait attentivement» les éléments de preuve disponibles et ne «réexaminerait sérieusement [s]es travaux» que si «ces éléments de preuve étaient concluants». A l’inverse, l’engagement du coagent du Sénégal n’était assorti d’aucune condition, étant donné qu’il ne faisait mention d’aucune circonstance sur la base de laquelle M. Habré aurait pu être autorisé à quitter le Sénégal.
8. Dans la présente affaire, l’engagement inconditionnel formulé par le ministère émirien des affaires étrangères dans sa déclaration du 5 juillet 2018 ne semble être mitigé par aucune exception. En cela, il est similaire à celui qui avait été pris dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), et se distingue de ceux formulés dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et
8 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 156, par. 38.
9 Ibid., p. 158, par. 46.
10 Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1833, p. 3.
11 Travaux de poldérisation à l’intérieur et à proximité du détroit de Johor (Malaisie c. Singapour), mesures conservatoires, ordonnance du 8 octobre 2003, TIDM Recueil 2003, p. 24, par. 85.
12 Ibid., p. 25, par. 88.
13 Ibid., p. 26-28, par. 106.
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données (Timor-Leste c. Australie) et dans celle des Travaux de poldérisation à l’intérieur et à proximité du détroit de Johor (Malaisie c. Singapour). Les Qatariens qui résident déjà aux Emirats arabes unis «n’ont pas à demander l’autorisation d’y rester», mais sont simplement encouragés à «obtenir une autorisation préalable lorsqu’ils veulent rentrer en territoire émirien». Ce libellé donne à penser que les Qatariens qui résident aux Emirats arabes unis mais n’y sont actuellement pas présents peuvent y retourner sans encombre. Ceux qui résident à l’étranger sont tenus «d’obtenir une autorisation préalable pour pouvoir entrer sur le sol émirien». L’octroi d’un droit d’entrée et d’un droit de résidence à tout ressortissant étranger est une prérogative qui relève du domaine réservé des Emirats arabes unis. Partant, le fait que l’«autorisation p[uisse] être accordée … à la discrétion du Gouvernement émirien» ne pouvait être interprété comme une exception à l’engagement de permettre aux Qatariens résidant aux Emirats arabes unis de continuer à y résider en toute légalité, seuls les Qatariens non-résidents devant obtenir une autorisation pour y entrer. Compte tenu de cet engagement, j’estime qu’il ne pouvait y avoir de préjudice irréparable dans les circonstances de la présente affaire.
9. Dans le cadre d’une demande en indication de mesures conservatoires, l’urgence de la situation tient fondamentalement aux faits. L’engagement sans réserve pris par les Emirats arabes unis, qui a selon moi éliminé ici tout risque de préjudice irréparable, influe sur l’urgence de la situation. S’il n’existe pas de préjudice irréparable, il ne peut exister d’urgence puisque celle-ci doit être considérée comme un attribut du préjudice irréparable. Dans ses dernières ordonnances relatives à des mesures conservatoires, la Cour a invariablement déclaré que l’urgence résidait dans l’existence d’un «risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant qu[’elle] ne rende sa décision définitive»14. Dans ses ordonnances en la matière, la Cour examine elle-même ces deux conditions conjointement. S’il n’y a pas de préjudice irréparable, il ne peut y avoir d’urgence.
10. Pour ces motifs, je considère que, eu égard aux faits et aux circonstances de la présente affaire, la Cour n’aurait pas dû exercer le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que lui confère l’article 41 de son Statut.
(Signé) Dalveer BHANDARI.
___________
14 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 62 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 21, par. 64 ; Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 154, par. 32 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1168, par. 83 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 136, par. 89 ; Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 243, par. 50.

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