Déclaration commune de MM. les juges Tomka, Gaja et Gevorgian

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172-20180723-ORD-01-01-EN
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172-20180723-ORD-01-00-EN
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DÉCLARATION COMMUNE DE MM. LES JUGES TOMKA, GAJA ET GEVORGIAN
[Traduction]
Différend devant relever prima facie du champ d’application du traité contenant la clause compromissoire –– Elements à prendre en considération aux fins de l’interdiction de la discrimination raciale –– «Origine nationale» non synonyme de «nationalité» –– Discrimination fondée sur la nationalité ne relevant pas prima facie du champ d’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.
Pour les raisons exposées ci-après, nous n’avons pas été en mesure de nous rallier à l’ordonnance rendue par la Cour. Notre vote ne signifie toutefois pas que nous ne soyons pas sensibles aux considérations humanitaires qui ont conduit la Cour à demander que les familles qataro-émiriennes puissent continuer de vivre ensemble ou que celles séparées puissent se réunir, que les étudiants qatariens soient à même de poursuivre leurs études aux Emirats arabes unis ou ailleurs et que les Qatariens aient, si nécessaire, accès aux tribunaux et autres organes judiciaires émiriens. Nous espérons que les droits de ces personnes sont respectés. Cependant, nous estimons que certaines conditions juridiques devant être remplies pour que la Cour puisse indiquer des mesures conservatoires ne l’étaient pas dans la présente affaire.
1. Pour déterminer si elle a compétence prima facie et si les droits invoqués par la Partie demanderesse sont plausibles aux fins de l’indication de mesures conservatoires, la Cour doit établir si le différend relève à première vue du champ d’application du traité contenant la clause compromissoire qui lui confère compétence et si les droits revendiqués sont plausiblement fondés sur ce traité. C’est ainsi que, par exemple, dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), la Cour a conclu «qu’il n’exist[ait] pas, prima facie, de différend entre les Parties susceptible d’entrer dans les prévisions de la convention contre la criminalité transnationale organisée, et donc de concerner l’interprétation ou l’application de l’article 4 de celle-ci» (mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1160, par. 50). De même, dans l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), la Cour a conclu que «les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires relativement aux droits invoqués par l’Ukraine sur le fondement de la [convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ] n[’étaient] pas remplies» (mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 132, par. 76).
2. Dans la présente affaire, le Qatar fait état de certains manquements, par les Emirats arabes unis, à des obligations découlant de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), dont l’article 22 contient une clause compromissoire visant les différends relatifs à l’interprétation ou à l’application de la convention.
3. Le traitement discriminatoire que le Qatar fait grief aux Emirats arabes unis de faire subir à des personnes serait motivé par la nationalité qatarienne des intéressés. Or la CIEDR ne s’applique qu’à certains motifs de discrimination bien précis, à savoir «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique». La nationalité n’est pas citée au paragraphe 1 de l’article premier au nombre des motifs de discrimination proscrits par la CIEDR.
4. En désignant «l’origine nationale» comme l’un des motifs illicites de discrimination, la convention ne fait pas référence à la nationalité. Selon nous, les deux notions ne sont pas identiques
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et ne sauraient être considérées comme synonymes. Les travaux préparatoires étayent ce point de vue et indiquent que les Etats ont voulu exclure du champ d’application de la CIEDR la différenciation fondée sur la nationalité. Si, lorsque le texte du projet de convention fut débattu au sein de la Troisième Commission de l’Assemblée générale, un amendement visant à préciser que «l’expression «origine nationale» ne désign[ait] ni la «nationalité» ni la citoyenneté» fut retiré par ses auteurs, il ne le fut toutefois qu’au profit du texte définitif de l’article premier, dont il fut à l’évidence considéré qu’il clarifiait tout autant la situation (Nations Unies, doc. A/6181, p. 17). L’absence de référence à la nationalité s’explique aisément. Considérer que la CIEDR couvre également la discrimination fondée sur la nationalité reviendrait à faire de la convention un instrument de vaste portée qui contiendrait une clause prévoyant que, s’agissant du large éventail de droits civils protégés par la convention, l’Etat hôte doit traiter tous les étrangers de la même manière que ses nationaux, lesquels jouissent du traitement le plus favorable.
5. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a estimé –– en particulier au paragraphe 4 de sa recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants –– que la convention devait être interprétée comme visant également les différences de traitement fondées sur la nationalité. Cela étant, le Comité n’a pas déclaré de manière aussi explicite que la nationalité pouvait être assimilée à l’origine nationale. Il a simplement désigné aux fins de l’interdiction de la discrimination certaines conditions propres à la nationalité et à l’immigration qui ne s’appliquent pas lorsque les motifs de discrimination énumérés au paragraphe 1 de l’article premier entrent en jeu. Il serait difficile d’accorder du poids à ce point de vue du Comité étant donné que celui-ci ne justifie d’aucune façon son interprétation selon laquelle les différences de traitement fondées sur la nationalité constituent une discrimination raciale au sens de la CIEDR, fût-ce seulement dans une certaine mesure.
6. Il est vrai que, si le paragraphe 2 de l’article premier indique que la CIEDR ne s’applique pas aux différences de traitement entre ressortissants et non-ressortissants, il n’exclue pas que la convention s’applique à la différenciation entre deux groupes d’étrangers. Néanmoins, quand bien même tel serait le cas, pour qu’une discrimination relève de la CIEDR, il faudrait qu’elle réponde à l’un des motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier. Des différences de traitement appliquées à des personnes d’une nationalité donnée peuvent également obéir à certaines raisons liées à l’origine ethnique et donc tomber sous le coup de la CIEDR, une possibilité qui n’a cependant pas été évoquée par le Qatar.
7. Ces considérations nous amènent à conclure que le différend dont la Cour est saisie n’entre pas prima facie dans le champ d’application de la CIEDR et que les droits revendiqués sur le fondement de cette convention ne sont pas plausibles. Cela ne signifie pas que le comportement des Emirats arabes unis ne puisse être jugé contraire à d’autres règles de droit international ; le fait est simplement que, dans la présente affaire, la Cour n’est appelée à examiner que les demandes formulées sur la base de la CIEDR.
(Signé) Peter TOMKA.
(Signé) Giorgio GAJA.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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