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CR 2018/12 (traduction)
CR 2018/12 (translation)
Mercredi 27 juin 2018 à 10 heures
Wednesday 27 June 2018 at 10 a.m.
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Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit aujourd’hui pour entendre, conformément au paragraphe 3 de l’article 74 de son Règlement, les observations des Parties concernant la demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Etat du Qatar en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis).
Pour des raisons dont elle m’a dûment fait part, Mme la juge Donoghue n’est pas en mesure de siéger aujourd’hui.
La Cour ne comptant pas sur le siège de juge de la nationalité de l’une ni de l’autre des Parties, celles-ci se sont toutes deux prévalues du droit que leur confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de désigner un juge ad hoc. Le Qatar a désigné M. Yves Daudet, et les Emirats arabes unis, M. Jean-Pierre Cot.
L’article 20 du Statut dispose que «[t]tout membre de la Cour doit, avant d’entrer en fonction, en séance publique, prendre l’engagement solennel d’exercer ses attributions en pleine impartialité et en toute conscience». Cette disposition s’applique également aux juges ad hoc, en vertu du paragraphe 6 de l’article 31 du Statut. Bien que MM. Daudet et Cot aient tous deux siégé en qualité de juges ad hoc et pris cet engagement dans des affaires précédentes, le paragraphe 3 de l’article 8 du Règlement de la Cour requiert qu’ils fassent une nouvelle déclaration solennelle en la présente espèce.
Avant d’inviter chacun des juges ad hoc à faire sa déclaration solennelle, je dirai d’abord, selon l’usage, quelques mots de leur carrière et de leurs qualifications.
Mr. Daudet, who is of French nationality, is a Doctor of Law and “agrégé” in public law and political science. He is currently President of the Curatorium of The Hague Academy of International Law and Professor Emeritus at the Université Paris-1 (Panthéon-Sorbonne), where he served as First Vice-President. Mr. Daudet has held a number of teaching and research posts in France, Mauritius, Morocco and Côte d’Ivoire. He was a member of the French delegation to the United Nations Conference on an International Code of Conduct on the Transfer of Technology. Mr. Daudet has been chosen as judge ad hoc on numerous occasions. He sat as such in the case concerning the Frontier Dispute (Burkina Faso/Niger) and is currently sitting in the cases
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concerning the Obligation to Negotiate Access to the Pacific Ocean (Bolivia v. Chile), Alleged Violations of Sovereign Rights and Maritime Spaces in the Caribbean Sea (Nicaragua v. Colombia) and the Dispute over the Status and Use of the Waters of the Silala (Chile v. Bolivia). Mr. Daudet is also a member of the Editorial Board of the Annuaire français de droit international and a member of the Société française pour le droit international and the French branch of the International Law Association. He has published numerous books and articles in various fields of international law.
Mr. Jean-Pierre Cot, of French nationality, is a Doctor of Public Law and “agrégé” in law. He is a judge at the International Tribunal for the Law of the Sea. Mr. Cot is also Professor Emeritus at the Université Paris-1 (Panthéon-Sorbonne). Between 1981 and 1982, he served as Minister for Co-operation and Development in the French Government, before being elected to the Executive Board of UNESCO in 1983. For a number of years, Mr. Cot was a member of the European Parliament and held several distinguished positions there, including Chairman of the Committee on Budgets and Vice-President of the European Parliament. He has been chose to sit as judge ad hoc in numerous cases brought before the Court, including the cases concerning Territorial and Maritime Dispute (Nicaragua v. Colombia), Aerial Herbicide Spraying (Ecuador v. Colombia), Maritime Delimitation in the Black Sea (Romania v. Ukraine), and the Frontier Dispute (Burkina Faso/Niger), as well as those concerning the Request for Interpretation of the Judgment of 15 June 1962 in the Case concerning the Temple of Preah Vihear (Cambodia v. Thailand) (Cambodia v. Thailand), and Questions relating to the Seizure and Detention of Certain Documents and Data (Timor-Leste v. Australia). Mr. Cot is the author of many publications on international law, European law and political science. He is also a member and former President of the Société française pour le droit international.
Conformément à l’ordre de préséance défini au paragraphe 3 de l’article 7 du Règlement de la Cour, j’inviterai d’abord M. Cot à faire la déclaration solennelle prescrite par le Statut, et je demanderai à toutes les personnes présentes à l’audience de bien vouloir se lever. Monsieur Cot, vous avez la parole.
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Mr. COT: Thank you, Mr. President.
“I solemnly declare that I will perform my duties and exercise my powers as judge honourably, faithfully, impartially and conscientiously.”
The PRESIDENT: Thank you. I now invite Mr. Daudet to make the solemn declaration prescribed by the Statute. Mr. Daudet, you have the floor.
M. DAUDET: Thank you, Mr. President.
“I solemnly declare that I will perform my duties and exercise my powers as judge honourably, faithfully, impartially and conscientiously.”
The PRESIDENT: Thank you, Mr. Daudet. Please be seated. I take note of the solemn declarations made by Mr. Cot and Mr. Daudet, and declare them duly installed as judges ad hoc in the case concerning Application of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Qatar v. United Arab Emirates).
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La présente instance a été introduite par le dépôt au Greffe de la Cour, le 11 juin 2018, d’une requête de l’Etat du Qatar contre les Emirats arabes unis, à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après dénommée la «CIEDR»). Pour fonder la compétence de la Cour, le Qatar invoque le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et l’article 22 de la CIEDR.
Le demandeur affirme, dans sa requête, que l’affaire «a trait à un différend juridique entre le Qatar et les Emirats arabes unis concernant des violations délibérées et flagrantes de la CIEDR commises par ces derniers». Il soutient que «[l]es Emirats arabes unis, qui exercent en toute illicéité des pressions sur le Qatar pour que celui-ci les laisse s’ingérer dans des affaires relevant de sa souveraineté, ont pris les Qatariens et leurs familles pour cible de mesures discriminatoires», ajoutant que «[l]a ligne de conduite qu’ils ont adoptée … va à l’encontre de principes
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fondamentaux du droit international des droits de l’homme, et notamment des protections prévues par la CIEDR».
Le 11 juin 2018, le Qatar, se référant à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73, 74 et 75 de son Règlement, a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires. Dans sa demande, il allègue que «[d]es mesures conservatoires sont requises dans la présente affaire afin d’empêcher qu’un nouveau préjudice irréparable ne soit causé aux droits que les Qatariens et leurs familles tiennent de la CIEDR et dont l’exercice continue d’être entravé en toute impunité». Il affirme encore qu’il «prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires tendant à protéger et à préserver ces droits de tout nouveau préjudice et à empêcher que le différend ne s’aggrave ou ne s’étende, en attendant que les questions soulevées dans la requête soient tranchées sur le fond».
J’invite à présent le greffier à donner lecture du passage de la demande dans lequel sont précisées les mesures conservatoires que le Gouvernement du Qatar prie la Cour d’indiquer.
Le GREFFIER : Thank you, Mr. President.
«Compte tenu des faits présentés [dans la demande en indication de mesures conservatoires] ainsi que dans la requête, et aux fins d’empêcher qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits que ses ressortissants et lui-même tiennent de la CIEDR, le Qatar, en son nom propre et en qualité de parens patriae des Qatariens, prie respectueusement la Cour d’indiquer d’urgence les mesures conservatoires suivantes, à l’évidence directement liées aux droits constituant l’objet du différend, en attendant que celui-ci soit tranché sur le fond :
a) les Emirats arabes unis doivent cesser et s’abstenir de commettre tout acte pouvant entraîner, directement ou indirectement, une forme quelconque de discrimination raciale à l’égard de Qatariens ou d’entités du Qatar, par le fait de tout organe, agent, personne ou entité exerçant la puissance publique sur leur territoire ou agissant sous leur direction ou leur contrôle. En particulier, les Emirats arabes unis doivent immédiatement cesser et s’abstenir de commettre tout acte constituant une violation des droits de l’homme que les Qatariens tiennent de la CIEDR, et notamment :
i) mettre un terme aux mesures visant à expulser collectivement tous les Qatariens des Emirats arabes unis et à interdire à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien au motif de leur origine nationale ;
ii) prendre toutes les dispositions requises de sorte qu’aucun Qatarien (ni aucune personne ayant des liens avec le Qatar) ne soit la cible d’actes discriminatoires ou haineux motivés par des considérations raciales, et notamment condamner tout discours haineux visant les Qatariens, cesser toute publication critique ou caricaturale à l’égard du Qatar, et s’abstenir de toute autre forme d’incitation à la discrimination raciale à l’égard des Qatariens ;
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iii) cesser d’appliquer les dispositions du décret-loi fédéral no 5 de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité à toute personne «exprimant de la sympathie … pour le Qatar» ainsi que toute autre législation nationale discriminatoire (de jure ou de facto) à l’égard des Qatariens ;
iv) prendre toutes les mesures requises pour protéger la liberté d’expression des Qatariens aux Emirats arabes unis, et notamment s’abstenir de fermer les bureaux de leurs sites d’information ou d’empêcher ceux-ci de diffuser ;
v) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de séparer un Qatarien de sa famille, et prendre toutes les dispositions requises pour réunir les familles séparées par suite de l’application des mesures discriminatoires (aux Emirats arabes unis, si telle est leur préférence) ;
vi) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de priver des Qatariens de la possibilité de recevoir des soins médicaux aux Emirats arabes unis au motif de leur origine nationale, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à de tels soins ;
vii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les étudiants qatariens de suivre les enseignements ou les formations professionnelles des établissements émiriens, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à leur dossier académique ;
viii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les Qatariens d’avoir accès aux biens qu’ils possèdent aux Emirats arabes unis, d’en avoir la jouissance et l’usage ou de les administrer, et prendre toutes les dispositions requises pour leur permettre d’agir valablement par procuration aux Emirats arabes unis, de procéder au renouvellement nécessaire de leurs permis de commerce et de travail, et de renouveler leurs contrats de location ; et
ix) prendre toutes les dispositions requises pour garantir aux Qatariens un traitement égal devant les tribunaux et autres organes judiciaire aux Emirats arabes unis, ainsi que l’accès à un mécanisme devant lequel ils puissent contester toute mesure discriminatoire.
b) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible d’aggraver ou d’étendre le présent différend ou d’en rendre le règlement plus difficile ; et
c) les Emirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible de porter préjudice aux droits des Qatariens dans le cadre du présent différend.»
Le PRESIDENT : Merci. Immédiatement après le dépôt de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires, le greffier, conformément au paragraphe 4 de l’article 38 et au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement de la Cour, en a transmis des copies certifiées
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conformes au Gouvernement des Emirats arabes unis. Il a également informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
Selon l’article 74 du Règlement de la Cour, une demande en indication de mesures conservatoires a priorité sur toute autre affaire. Au terme de consultations, les Parties ont donc été informées que la date d’ouverture de la procédure orale visée au paragraphe 3 de l’article 74 du Règlement de la Cour, au cours de laquelle elles pourraient présenter leurs observations sur la demande en indication de mesures conservatoires, avait été fixée au 27 juin 2018, à 10 heures.
Je prends acte de la présence devant la Cour des agents et conseils des deux Parties. Aux fins de ce premier tour de plaidoiries, chacune des Parties disposera de trois heures. La Cour entendra jusqu’à 13 heures ce matin le Qatar, qui a présenté la demande, puis demain, entre 10 et 13 heures, les Emirats arabes unis. Les Parties auront ensuite la possibilité de répondre : le Qatar prendra de nouveau la parole le vendredi 29 juin, à 10 heures, et les Emirats arabes unis, l’après-midi, à 16 h 30. Chaque Partie disposera au maximum d’une heure et demie pour exposer ses arguments en réplique.
Compte tenu de la longueur de cet exposé d’ouverture, le Qatar pourra, si nécessaire, poursuivre un peu au-delà de 13 heures. Les Parties ne sont bien sûr pas tenues de faire usage de l’intégralité du temps de parole qui leur est alloué.
Avant de donner la parole à l’agent du Qatar, M. Mohammed Abdulaziz Al-Khulaifi, je souhaite appeler l’attention des Parties sur l’instruction de procédure XI, selon laquelle,
«[d]ans leurs exposés oraux sur les demandes en indication de mesures conservatoires, les Parties devraient se limiter aux questions touchant aux conditions à remplir aux fins de l’indication de mesures conservatoires, telles qu’elles ressortent du Statut, du Règlement et de la jurisprudence de la Cour. Les Parties ne devraient pas aborder le fond de l’affaire au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins de la demande.»
J’appelle à présent à la barre M. Al-Khulaifi, agent du Qatar. M. Al-Khulaifi, vous avez la parole.
M. AL-KHULAIFI :
I. DÉCLARATION LIMINAIRE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est réellement un grand honneur pour moi que de me présenter aujourd’hui devant vous, en tant qu’agent du Qatar, à
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l’occasion de ces audiences relatives à la demande en indication de mesures conservatoires que mon gouvernement a déposée dans l’instance qu’il a introduite contre les Emirats arabes unis. La présente affaire concerne les violations, par les Emirats arabes unis, de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, que j’appellerai simplement par la suite la convention.
2. Le peuple qatarien a tissé à travers l’histoire des liens étroits avec ses voisins. Pendant des dizaines d’années, Qatariens et Emiriens ont étudié et travaillé ensemble, prié ensemble, et uni leurs familles par mariage. Au mépris de ces liens étroits, les Emirats arabes unis ont adopté une série de mesures générales de discrimination à l’égard de mon pays et des Qatariens, au motif de leur nationalité. Le comportement émirien depuis juin dernier vient briser jour après jour quasiment tous les liens profonds qui s’étaient tissés entre le Qatar et ses voisins.
3. «[R]ien ne saurait justifier, où que ce soit, la discrimination raciale, ni en théorie ni en pratique». Tels sont les termes du préambule de la convention, et telle est l’interdiction que le Qatar vient défendre ici devant vous. La convention prescrit aux Etats de respecter les droits de l’homme fondamentaux ainsi que la dignité des êtres humains, et de les protéger contre la discrimination raciale. Elle confère compétence à la Cour pour faire respecter ces droits lorsqu’ils sont bafoués.
4. Bien qu’ils soient parties à la convention, les Emirats arabes unis imposent depuis plus d’un an des mesures discriminatoires visant les Qatariens au motif de leur origine nationale, en violation directe de la convention. Le 5 juin 2017, lors du mois saint du Ramadan, ils ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, mesure radicale et draconienne s’il en est : ils ont immédiatement chassé de leur territoire les diplomates qatariens et coupé toute communication directe. Ils ont expulsé de leur territoire tous les Qatariens en ne leur laissant que 14 jours pour partir, et ont ordonné à leurs propres ressortissants de quitter le Qatar sous peine de sanctions civiles ou pénales. Les Emirats arabes unis continuent d’interdire l’entrée de leur territoire aux Qatariens, fermant leur espace aérien et leurs ports à ces derniers et bannissant toutes les formes de circulation qui reliaient naguère les deux Etats. Ils font également barrage à la liberté d’opinion et d’expression, bloquent l’accès aux médias ayant le moindre lien avec le Qatar et incriminent toute expression de ce qu’ils perçoivent comme de la «sympathie» pour le Qatar, les contrevenants étant passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 15 ans.
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5. En conséquence des mesures discriminatoires prises par les Emirats arabes unis et de leur campagne de haine visant les Qatariens, mon peuple a été et demeure déchiré, étant coupé de ses plus proches voisins, de membres de sa famille, de ses amis, et de denrées et moyens essentiels à sa subsistance. Face à ces atteintes graves, durables et continues que subissent les Qatariens, le Qatar a conclu que la seule solution était d’introduire une instance devant la Cour, qui guide la communauté mondiale en assurant le respect des droits de l’homme et le règlement pacifique des différends entre Etats.
6. Les Emirats arabes unis campent sur leur menace d’appliquer leurs mesures discriminatoires indéfiniment si le Qatar ne se plie pas à une liste de treize exigences politiques. Ces exigences vont très loin et visent, notamment, à ce que le Qatar «aligne son action militaire, politique, sociale et économique sur celle des autres pays arabes et du Golfe», «ferme tous les bureaux d’Al Jazeera et tous les médias associés à ce réseau» et «se soumette à des contrôles mensuels» afin de permettre aux Emirats arabes unis de vérifier qu’il se conforme à leurs exigences1. Les Emirats arabes unis justifient ces exigences draconiennes en affirmant que le Qatar «comprome[t] la sécurité et la stabilité dans la région», ce qui est absurde2.
7. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, permettez-moi d’être bien clair sur ce point : une telle allégation est totalement fausse. A travers ces treize exigences, les Emirats arabes unis visent en réalité à saper la souveraineté du Qatar en tentant de s’ingérer dans ses affaires internes et de lui dicter la conduite de ses relations internationales. Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les allégations émiriennes qui sont aujourd’hui en cause devant vous. L’objet du débat est la nécessité urgente de préserver le droit du Qatar d’assurer le respect des droits conférés à ses nationaux par la convention en empêchant qu’il leur soit encore porté irrémédiablement atteinte.
8. L’expulsion collective des Qatariens par les Emirats arabes unis et la fermeture des frontières émiriennes aux Qatariens ont eu et continuent d’avoir un effet dévastateur pour ceux-ci et leurs familles. Des milliers de Qatariens ne peuvent retourner aux Emirats arabes unis, sont séparés de leur famille qui s’y trouve toujours, ou perdent leur habitation, leur emploi, leurs biens, l’accès à
1 The 13 demands on Qatar from Saudi Arabia, Bahrain, UAE and Egypt, The National, 23 juin 2017, requête du Qatar (ci-après «RQ»), annexe 7 ; dossier de plaidoiries, onglet n° 6.
2 Déclaration du ministère émirien des affaires étrangères en faveur du blocus et de la rupture des relations avec le Qatar, 5 juin 2017, RQ, annexe 2 ; dossier de plaidoiries, onglet n° 6.
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des soins médicaux et la possibilité de poursuivre leurs études. Telle demeure leur réalité à l’heure même où nous parlons, puisque leurs droits de l’homme continuent d’être bafoués par les mesures discriminatoires émiriennes.
9. Plusieurs instances et organisations de protection des droits de l’homme ont condamné les mesures discriminatoires émiriennes et mis l’accent sur leurs conséquences néfastes pour les Qatariens. Par exemple, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a indiqué que «[n]ombre de ces mesures risquent d’entraver durablement l’exercice, par les personnes touchées, de leurs droits de l’homme et libertés fondamentales», et d’avoir de ce fait «de lourdes conséquences psychologiques pour la population de manière générale»3.
10. Les Qatariens ne disposent d’aucune voie de recours contre ces violations des droits de l’homme sur le plan judiciaire. Les Emirats arabes unis ont fermé leurs frontières aux Qatariens, les empêchant de ce fait de demander réparation à ses juridictions. Ils ont favorisé un tel climat de haine à l’endroit du Qatar et des Qatariens que leurs propres ressortissants craignent ne fût-ce que de parler aux membres de leur famille vivant au Qatar. Il est également arrivé que des juristes des Emirats arabes unis refusent de représenter des Qatariens devant les juridictions et institutions émiriennes car ils redoutaient d’être accusés de «sympathiser» avec le Qatar, ce qui constitue désormais une infraction sur le sol émirien.
11. La décision du Qatar de solliciter la protection de la Cour n’a pas été aisée à prendre. Nous sommes deux Etats voisins. Cela étant, toutes les tentatives faites par le Qatar et nombre d’Etats tiers en vue de régler la crise se sont heurtées au refus des Emirats arabes unis. Le Qatar n’avait donc pas d’autre solution que d’engager une action judiciaire devant la Cour afin d’obtenir un règlement obligatoire du présent différend juridique. Il a également prié la Cour d’indiquer des mesures conservatoires car, à défaut, les souffrances des milliers de Qatariens se poursuivront sans répit : si la Cour n’intervient pas, des familles émiro-qatariennes continueront d’être déchirées ou de vivre dans la crainte d’une séparation permanente si elles se rendent aux Emirats arabes unis, des étudiants demeureront privés de la possibilité d’achever leur scolarité sur le sol émirien et même où que ce soit, les universités émiriennes refusant de leur communiquer leur dossier, et des
3 OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 November 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights (décembre 2017) (ci-après le «rapport du HCDH»), par. 60, 62, RQ, annexe 16 ; dossier de plaidoiries, onglet no 9.
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milliers de personnes demeureront privées d’accès à leur habitation, à leurs biens personnels ou à des soins médicaux aux Emirats arabes unis. L’on ne saurait tolérer qu’une telle situation perdure jusqu’au prononcé de l’arrêt final en l’espèce.
12. Au nom de l’Etat du Qatar, j’implore la Cour d’agir de toute urgence afin d’empêcher que les violations émiriennes de la convention ne continuent de causer un préjudice irréparable et d’apaiser les souffrances gratuitement infligées aux Qatariens et à leurs familles.
13. Monsieur le président, les éminents conseils du Qatar vont à présent exposer les raisons justifiant que la Cour indique les mesures conservatoires sollicitées.
14. Premièrement, M. Donald Francis Donovan s’exprimera sur le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires et sur sa compétence prima facie.
15. Deuxièmement, Mme Catherine Amirfar et M. Pierre Klein démontreront, l’un après l’autre, qu’il existe un lien entre les mesures conservatoires dont le Qatar demande l’indication et les droits plausibles invoqués au titre de la convention.
16. Enfin, Lord Peter Goldsmith démontrera que les mesures conservatoires sollicitées par le Qatar sont à la fois justifiées et requises d’urgence afin d’empêcher qu’il soit encore porté irrémédiablement atteinte aux droits garantis par la convention.
17. Merci, Monsieur le président et Mesdames et Messieurs de la Cour. Je vous prie à présent de bien vouloir inviter M. Donald Francis Donovan à la barre.
Le PRESIDENT : Je remercie l’agent du Qatar et invite M. Donovan à la barre. Vous avez la parole, Monsieur.
M. DONOVAN :
II. LA COUR A COMPÉTENCE PRIMA FACIE POUR CONNAÎTRE DU DIFFÉREND
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi de comparaître une nouvelle fois devant la Cour et de représenter l’Etat du Qatar.
2. Le paragraphe 1 de l’article 41 de son Statut confère à la Cour «le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire». Ainsi que la Cour l’a exposé en l’affaire LaGrand,
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lorsqu’elle a précisé que les mesures conservatoires avaient un caractère juridiquement contraignant, «le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires emporte le caractère obligatoire desdites mesures, dans la mesure où le pouvoir en question est fondé sur la nécessité … de sauvegarder les droits des parties, tels que déterminés par la Cour dans son arrêt définitif, et d’éviter qu’il y soit porté préjudice»4. En définitive, la Cour indique des mesures conservatoires afin de préserver sa capacité même de remplir la fonction judiciaire qui est la sienne, sa capacité d’apporter une solution significative et efficace une fois qu’elle a établi, au terme de la procédure, les droits et obligations des parties.
3. Les critères qui guident la Cour pour décider s’il y a lieu d’indiquer les mesures sollicitées dans une affaire donnée sont à la fois bien établis et simples.
4. Premièrement, la Cour doit être convaincue d’avoir compétence prima facie pour connaître du différend. Deuxièmement, les droits revendiqués par la partie ayant demandé que soient indiquées des mesures conservatoires doivent être «au moins plausibles»5 et il doit exister un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures demandées. Troisièmement et enfin, les mesures sollicitées doivent présenter un caractère d’urgence, en ce sens que, si elles n’étaient pas accordées, la partie requérante encourrait un préjudice irréparable  et, partant, la Cour pourrait être privée de sa capacité de défendre les droits revendiqués par celle-ci.
5. Il est manifestement satisfait à ces critères en l’espèce. Le Qatar s’est présenté devant la Cour pour la prier d’indiquer d’urgence la suspension de mesures actuellement en vigueur qui constituent ouvertement une discrimination raciale contre les Qatariens au motif de leur origine nationale, en violation des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR. De fait, ces mesures ont porté gravement atteinte aux droits de l’homme fondamentaux des personnes qui en étaient la cible. Pas plus tard que l’an dernier, la Cour a reconnu expressément que les droits énoncés dans la convention sont de nature telle  et je la cite  «que le préjudice qui leur serait porté pourrait se
4 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 503.
5 Par exemple, Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1156, par. 71 (ci-après «Immunités et procédures pénales, mesures conservatoires, ordonnance»).
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révéler irréparable»6, et elle a indiqué des mesures conservatoires dans les deux affaires où elle a été saisie sur la base de cet instrument7.
A. La compétence prima facie en vertu de l’article 22
6. Si la Cour me le permet, j’aborderai donc la première condition, à savoir, sa compétence prima facie.
7. Ainsi que la Cour l’a maintes fois affirmé, à ce stade de la procédure, elle n’a, selon sa propre expression, «pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire»8. Il lui suffit de conclure que «les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée»9. C’est uniquement si  et je la cite de nouveau  elle «n’a manifestement pas compétence» pour connaître de la requête présentée par l’Etat demandeur que la Cour refusera d’indiquer des mesures conservatoires10.
8. En l’espèce, le Qatar invoque la compétence de la Cour sur la base de l’article 22 de la convention. Le texte intégral de cet instrument est reproduit sous l’onglet no 1 du dossier de plaidoiries. L’article 22 est ainsi libellé :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention, qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention, sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement.»11
6 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 104, par. 96 (ci-après «Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance»).
7 Ibid., par. 106 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 398, par. 149 (ci-après «Géorgie c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance»).
8 Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, par. 15 (ci-après «Affaire Jadhav, mesures conservatoires, ordonnance») ; voir également Immunités et procédures pénales, mesures conservatoires, ordonnance, p. 1155, par. 31.
9 Affaire Jadhav, mesures conservatoires, ordonnance, par. 15 ; voir également Immunités et procédures pénales, mesures conservatoires, ordonnance, p. 1155, par. 31.
10 Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 925, par. 29.
11 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 4 janvier 1969, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 660, p. 195 (ci-après, la «CIEDR») ; dossier de plaidoiries, onglet no 1.
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9. L’on ne saurait sérieusement contester que les composantes ratione personae, ratione temporis, ratione loci et ratione materiae de la compétence sont parfaitement réunies, et ce, encore moins en ce qui concerne la compétence prima facie12.
10. Premièrement, s’agissant de la compétence ratione personae, le demandeur et le défendeur sont tous deux parties à la convention. Le Qatar y a adhéré le 22 juillet 1976 et les Emirats arabes unis, le 20 juin 1974. Aucun d’eux n’a à l’époque formulé de réserve à l’article 22.
11. Deuxièmement, s’agissant de la compétence ratione temporis, toutes les allégations formulées par le Qatar ont trait à des faits postérieurs à l’adhésion des deux parties à la convention.
12. Troisièmement, s’agissant de la compétence ratione loci, ainsi que la Cour l’a reconnu en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, aucune disposition générale ne vient limiter la portée territoriale des obligations découlant de la convention13, mais en tout état de cause, tous les faits allégués dans la requête ou presque concernent des mesures discriminatoires prises sur le territoire des Emirats arabes unis.
13. Enfin, s’agissant de la compétence ratione materiae, l’article 22 exige que soit établie l’existence d’un «différend relatif à l’interprétation ou à l’application» de la convention14.
14. Selon les termes employés par la Cour permanente, «[u]n différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes»15. La Cour internationale de Justice a quant à elle jugé qu’il existait un «différend» entre deux Etats lorsque «leurs «points de vue … quant à l’exécution ou à la non-exécution» de certaines obligations internationales ... «[étaient] nettement opposés»»16. De précédents échanges entre les parties peuvent prouver l’existence d’un différend même s’ils ne mentionnent pas expressément le traité particulier en cause, dès lors qu’il y est fait référence «assez clairement» à l’objet du traité pour que l’Etat défendeur puisse savoir qu’«un différend existe ou
12 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 11, par. 14.
13 Géorgie c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, p. 386, par. 109.
14 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 22.
15 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
16 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 22 (citant l’affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50).
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peut exister à cet égard»17. Bien évidemment, si les parties ont mentionné expressément le traité particulier, comme l’ont fait le Qatar et les Emirats arabes unis, cette référence expresse «ôterait tout doute quant à ce qui, selon [l’un des] Etat[s], constitue l’objet du différend et permettrait d’en informer l’autre»18.
15. En l’espèce, l’existence d’un différend ne fait absolument aucun doute, quel que soit le critère retenu et à plus forte raison prima facie. Les échanges entre le Qatar et les Emirats arabes unis de l’année passée montrent que les deux Etats sont en total désaccord sur la question de savoir si les Emirats arabes unis, en adoptant les mesures reprochées, ont manqué aux obligations qui leur incombent au titre de la convention19. Cela suffit largement à établir l’existence prima facie, «entre les Parties, d’un différend concernant l’interprétation et l’application de la CIEDR». Celle-ci, ainsi que la Cour l’a jugé dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, exige uniquement de démontrer qu’il existe un «désaccord sur un point de droit ou de fait entre les deux Etats» et que ce désaccord concerne «l’interprétation ou l’application»» de la convention.
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous savons exactement quand ce différend s’est matérialisé pour la première fois. Le 5 juin 2017, les Emirats arabes unis et d’autres Etats ont adopté une série de mesures discriminatoires visant les Qatariens au motif de leur nationalité. Comme M. Al-Khulaifi l’a exposé, et comme cela sera expliqué plus en détail dans la matinée, ces mesures ont eu un effet immédiat et persistant sur les droits de l’homme des Qatariens. Dès leur imposition, le Qatar s’est opposé  publiquement et souvent directement en présence de représentants émiriens  aux violations des droits de l’homme commises par les Emirats arabes unis. Le Qatar a clairement qualifié ces violations de manquements aux obligations en matière de droits de l’homme qui incombent aux Emirats arabes unis au titre du droit international. En réponse aux faits reprochés, ceux-ci ont catégoriquement soutenu que leurs actions étaient licites et qu’ils s’acquittaient des obligations que leur imposent le droit international en général et la convention en particulier.
17 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I) (ci-après «Géorgie c. Fédération de Russie, exceptions préliminaires, arrêt»), p. 85, par. 30.
18 Ibid.
19 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 23 et 37 ; Géorgie c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, p. 353, par. 112.
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17. Ainsi, en septembre 2017, S. A. l’émir du Qatar a soulevé la question devant l’Assemblée générale des Nations Unies dans le cadre du débat général de sa 72e session. Il a décrit comment les mesures imposées par les Emirats arabes unis et d’autres Etats avaient touché  je cite  «tous les aspects de la vie» de ses concitoyens20. Il a évoqué des cas de rupture des liens familiaux et de violation  et je le cite ici encore  des «droits de l’homme fondamentaux au travail, à l’éducation, à la libre circulation et à la propriété privée»21. Il a qualifié les actes des Emirats arabes unis de «mesures arbitraires» qui enfreignent les conventions relatives aux droits de l’homme22. Dans sa conclusion, il a de nouveau  et je reprends encore une fois ses termes  «appel[é] à l’ouverture d’un dialogue sans conditions, sur la base du respect mutuel de la souveraineté de chacun»23. S’adressant à l’Assemblée générale quelques jours plus tard, le ministre émirien des affaires étrangères a résolument contesté cette position, indiquant que les mesures prises étaient «conformes au droit international»24.
18. Toujours en septembre 2017, le vice-premier ministre et ministre qatarien des affaires étrangères, S. Exc. le cheikh Mohammed bin Abdulrahman bin Jassim Al-Thani, a fait une déclaration devant le Conseil des droits de l’homme réuni en sa trente-sixième session à Genève25. Il y a fait état des mesures imposées au Qatar par les Emirats arabes unis et les autres Etats et a relaté leurs effets dévastateurs en matière de droits de l’homme. Il a déclaré expressément que les mesures discriminatoires étaient contraires au droit international et constituaient une violation grave des droits civils, économiques et sociaux des Qatariens, puis a rappelé que le Qatar était prêt à dialoguer pour mettre fin à la crise.
20 Address by H. H.Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani, Emir of the State of Qatar, at the General Debate of the 72nd Session of the United Nations General Assembly, 19 septembre 2017, RQ, annexe 15.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Statement by H. H. Sheikh Abdullah bin Zayed Al Nahyan, minister of Foreign Affairs and International Cooperation of the United Arab Emirates, at the General Debate of the 72nd Session of the United Nations General Assembly, 22 septembre 2017, https://gadebate.un.org/sites/default/files/gastatements/72/ae_en.pdf.
25 Address by H. E. Sheikh Mohammed Bin Abdulrahman bin Jassim Al-Thani, Deputy Prime Minister and Minister of Foreign Affairs of the State of Qatar, at the 36th Regular Session of the United Nations Human Rights Council, 11 septembre 2017, retransmission sur http://webtv.un.org/watch/qatar-1st-meeting-36th-regular-session-human-… ; mission permanente de l’Etat du Qatar auprès de l’Office des Nations Unies à Genève (Suisse), HE the Foreign Minister delivers a statement before the 36th Session of the Human Rights Council, 11 septembre 2017, RQ, annexe 13.
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19. Cette même semaine, les Emirats arabes unis ont expressément nié que leurs actes aient enfreint la convention. En août 2017, plusieurs rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme avaient adressé une lettre conjointe aux Emirats arabes unis afin d’appeler leur attention sur les violations des droits de l’homme qui résultaient de leurs actes à l’encontre des Qatariens26. Dans leur réponse, les Emirats arabes unis ont affirmé sans ambiguïté que, malgré les allégations, ils «continu[aient] de respecter» la convention et qu’ils «n’ignor[aient] rien de leurs obligations et engagements à cet égard»27.
20. Enfin, les Emirats arabes unis ont exprimé leur désaccord avec la position juridique du Qatar de la manière la plus éloquente qui soit, c’est-à-dire, en refusant fermement de lever ou de supprimer les mesures discriminatoires que le Qatar qualifie de violations des droits de l’homme.
21. La Cour a précédemment indiqué que le comportement d’une partie et ses déclarations constituaient deux éléments pertinents pour déterminer l’existence d’un différend28. Au vu du dossier, il ne saurait faire de doute qu’il existe un différend entre les Parties devant la Cour concernant la question de savoir si les Emirats arabes unis manquent aux obligations qui leur incombent au titre de la convention. Un examen objectif des éléments de preuve soumis à la Cour révèle l’existence d’un différend, quel que soit le critère retenu et à plus forte raison prima facie.
B. Conditions préalables à la compétence en vertu de l’article 22
22. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, la Cour a déterminé que l’article 22 de la convention établissait des conditions préalables à sa saisine. Plus précisément, le différend porté devant elle doit être un différend «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite convention»29.
26 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, RQ, annexe 11.
27 The Permanent Mission of the United Arab Emirates to the United Nations Office and Other International Organizations at Geneva Reply to the Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council (18 septembre 2017), RQ, annexe 14.
28 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 39-40.
29 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 42 et 59 ; Géorgie c. Fédération de Russie, p. 128, par. 141.
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23. La Cour a bien évidemment eu l’occasion de se pencher sur la question de savoir si ces conditions préalables sont alternatives ou cumulatives. Nous avons des vues sur la question et les exprimerons en temps utile, mais le moment n’est pas encore venu. Au stade actuel de la procédure, la Cour «n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire»30. A la même phase en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, elle a expressément dit qu’elle «n’a[vait] pas à se prononcer sur cette question» — c’est-à-dire la nature des conditions préalables posées par l’article 22 — «à ce stade de la procédure»31.
24. En effet, dans les deux affaires antérieures où il était question de l’article 22 de la convention, Géorgie c. Fédération de Russie et Ukraine c. Fédération de Russie, la Cour a conclu qu’elle avait compétence prima facie même si, dans l’un et l’autre cas, les Etats demandeurs n’avaient pas porté le différend à la connaissance du comité de la CIEDR32. Dans les deux cas, la compétence prima facie de la Cour était fondée sur le fait que le demandeur avait démontré avoir satisfait à l’une des deux conditions préalables énoncées à l’article 22 de la convention, à savoir le recours à des négociations.
25. La Cour n’a aucune raison d’adopter une approche différente en l’espèce. S’il a bien fait usage de la procédure prévue à l’article 11 de la convention au mois de mars de cette année en adressant une communication au comité de la CIEDR, le Qatar ne s’appuie toutefois pas sur cette communication pour établir la compétence prima facie de la Cour en la présente affaire. La seule question qui subsiste, aux fins de mon propos, est donc celle de savoir si le Qatar a, à première vue, satisfait à la condition préalable des négociations et établi ainsi une base permettant de fonder la compétence de la Cour pour connaître du fond. En l’occurrence, il est aisément satisfait à ce critère.
26. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, lorsque le différend s’est fait jour, la toute première mesure prise par les Emirats arabes unis contre le Qatar a consisté à rompre les relations diplomatiques. Les diplomates qatariens se sont vu accorder un délai de 48 heures à peine pour quitter le territoire émirien, et les Emirats arabes unis ont fermé leur ambassade à Doha
30 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 17.
31 Ibid. par. 60.
32 Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance, par. 116-117.
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et rappelé l’ensemble de leur personnel33. A ce jour, il n’existe toujours pas de voie de communication officielle entre les deux Etats. Le message des Emirats arabes unis était clair d’entrée de jeu : le dialogue ne nous intéresse pas.
27. En dépit de cet obstacle, le Qatar a véritablement tenté à plusieurs reprises de négocier avec les Emirats arabes unis afin de mettre fin au différend et aux violations des droits de l’homme qui continuent de causer des souffrances à son peuple. Les Emirats arabes unis ont toutefois ouvertement déclaré qu’ils refusaient le dialogue, et cette situation perdure encore aujourd’hui.
28. Quelques jours seulement après avoir adopté les mesures discriminatoires, le ministre d’Etat émirien des affaires étrangères a réitéré le message que les Emirats arabes unis avaient adressé lors de la rupture des relations diplomatiques. Il a notamment déclaré à l’Associated Press qu’il n’y avait «rien à négocier» avec le Qatar34.
29. Quelques semaines plus tard, les Emirats arabes unis ont indiqué précisément les points sur lesquels ils ne voulaient pas négocier, publiant, par le truchement de S. A. l’émir du Koweït et conjointement avec d’autres Etats, ce qui a été appelé les «treize exigences». Il s’agit d’autant de mesures draconiennes par lesquelles les Emirats arabes unis exhortent le Qatar à renoncer de fait à son autorité souveraine à leur profit en échange de la levée des mesures discriminatoires. Comme l’a exposé M. Al-Khulaifi, ces exigences prévoient des ingérences saisissantes dans les affaires intérieures et extérieures du Qatar, et prétendent lui dicter la politique militaire, sociale et économique qu’il doit mener, ainsi que les relations qu’il doit entretenir avec des Etat tiers. Il est notamment exigé du Qatar qu’il réprime la liberté d’expression tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son territoire en fermant Al Jazeera et d’autres chaînes. Il lui faudrait même, et ce, pendant plusieurs années peut-être, «consentir à des contrôles mensuels» devant permettre d’évaluer s’il satisfait bien aux exigences35.
33 Déclaration du ministère émirien des affaires étrangères en faveur du blocus et de la rupture des relations avec le Qatar, 5 juin 2017, RQ, annexe 2 ; dossier de plaidoiries, onglet no 6.
34 Jon Gambrell, Emirati Diplomat to AP: “Nothing to negotiate” with Qatar, US News, 7 juin 2017, https://apnews.com/3a69bad153e24102a4dd23a6111613ab.
35 The 13 Demands on Qatar from Saudi Arabia, Bahrain, UAE and Egypt, The National, 23 juin 2017, annexe 7.
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30. Après avoir formulé ces treize exigences, les Emirats arabes unis, de concert avec les Etats qui s’étaient ralliés à eux, ont déclaré catégoriquement qu’elles étaient «non négociables»36. Non négociables. Soit le Qatar capitule totalement, soit les mesures discriminatoires restent en place indéfiniment. Et les Emirats arabes unis n’ont retiré ni cette déclaration ni leurs mesures discriminatoires.
31. Le 5 juillet 2017, franchissant une nouvelle étape dans la surenchère, les Emirats arabes unis, ainsi que d’autres Etats, ont publié une liste de «six principes» et insisté sur le fait que le respect de ces derniers par le Qatar était une condition préalable à la levée des mesures en question37. Quelques semaines plus tard, S. A. l’émir du Qatar a prononcé sa première allocution publique depuis l’entrée en vigueur de ces mesures, indiquant que son pays était, je cite, «prêt à dialoguer et à régler» toutes les questions38. En réponse directe à ce discours, le ministre d’Etat émirien aux affaires étrangères a réitéré qu’il ne pouvait y avoir de dialogue tant que le Qatar n’aurait pas revu ses politiques39. Le même mois, les Emirats arabes unis et les autres Etats ont précisé que les «six principes» étaient destinés à compléter, et non à remplacer, les treize exigences initiales40.
32. Ce faisant, ils ont également déclaré que tout dialogue visant à régler le différend était subordonné au respect, par le Qatar, de leurs treize exigences41. Il va sans dire qu’il ne peut y avoir de négociations lorsque l’une des parties déclare qu’il n’y a rien à négocier parce que ses exigences sont non négociables, ou que les négociations ne peuvent s’ouvrir tant que l’autre partie n’aura pas
36 Naser Al Wasmi, UAE and Saudi put pressure on Qatar ahead of demands deadline, The National, 28 juin 2017, https://www.thenational.ae/world/uae-and-saudi-put-pressure-on-qatar-ah….
37 Annexe 9, Full joint statement of boycotting countries on Qatar crisis, Al Arabiya English, 5 juillet 2017.
38 Emir Speech in Full Text: Qatar Ready for Dialogue but won’t Compromise on Sovereignty, Peninsula Qatar, 22 juillet 2017, https://thepeninsulaqatar.com/article/22/07/2017/Emir-speech-in-full-te….
39 UAE Minister: No Dialogue with Qatar until it Revises Policies, Reuters, 22 juillet 2017, https://www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-emirates-idUSKBN1A70OK.
40 Voir Boycotting quartet reaffirms its demands on Qatar, Economist Intelligence Unit Country Reports – Egypt Edition, 3 août 2017, https://country.eiu.com/article.aspx?articleid=1345752318&Country=Qatar…; subtopic=Forecast&subsubtopic=International+relations&u=1&pid=1325726316&oid=1325726316&uid=1 ; Four Arab States Double Down on Qatar Boycott, Agence France Presse, 30 juillet 2017, http://www.newagebd.net/article/20920/ four-arab-states-double-down-on-qatar-boycott.
41 Ibid.
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fait des concessions totalement inacceptables, ou que l’objet des négociations doit être limité à la mise en oeuvre des exigences d’une seule partie.
33. Le refus des Emirats arabes unis d’envisager toute condition autre qu’une capitulation totale du Qatar avant d’engager des négociations a mis un terme aux tentatives de médiation initialement entreprises par S. A. l’émir du Koweït à l’été 2017. Le Qatar n’en a pas moins continué d’appeler au dialogue, exprimant son souhait de recourir à la médiation. Comme je l’ai déjà mentionné, dans une allocution prononcée devant l’Assemblée générale en septembre, S. A. l’émir du Qatar a réitéré que son pays «[était] dès le début en faveur de» la médiation, et a «renouvel[é] son appel à un dialogue inconditionnel fondé sur le respect mutuel de la souveraineté»42. Bien que les Emirats arabes unis aient théoriquement aussi exprimé leur soutien en faveur du processus de médiation koweïtien, il ressort clairement de leur position sur les treize exigences et les six principes que leur conception des négociations ne cadrait pas avec le sens habituel du terme43. Des négociations sans perspective de compromis ne sont pas des négociations.
34. Tout au long de l’automne 2017, les Parties ont échangé ces vues devant l’Assemblée générale des Nations Unies et le Conseil des droits de l’homme, restant divisées en dépit des nombreux appels au dialogue lancés par le Qatar44. Dans ce contexte, celui-ci a considéré que le sommet annuel du Conseil de coopération du Golfe (CCG) — qui devait se tenir au Koweït en décembre 2017 — constituerait, pour reprendre les propos de son vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères, une «occasion idéale» de nouer le dialogue45. Le CCG compte parmi ses membres le Qatar, le Koweït et certains autres Etats parties au différend, et S. A. l’émir du Qatar ainsi que des représentants de son ministère des affaires étrangères avaient confirmé à maintes reprises que le Qatar appuyait la médiation du Koweït et qu’il avait l’intention de participer au sommet.
42 Address by H.E. Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani, Emir of the State of Qatar, at the General Debate of the 72nd Session of the United Nations General Assembly, 19 septembre 2017, annexe 15.
43 Voir, par exemple, ministère émirien des affaires étrangères et de la coopération internationale, Arab Officials Demand Action from Qatar in Briefing with United Nations Correspondents, 20 juillet 2017, https://www.mofa. gov.ae/EN/MediaCenter/News/Pages/20-07-2017-UAE-Qatar.aspx.
44 Voir, par exemple, p. 22-24, par. 17-19 (Donovan).
45 Ministère qatarien des affaires étrangères, Foreign Minister: Qatar Sees Any GCC Meeting Golden Opportunity for Civilized Dialogue, 22 octobre 2017, https://www.mofa.gov.qa/en/all-mofa-news/details/2017/ 10/22/foreign-minister-qatar-sees-any-gcc-meeting-golden-opportunity-for-civilized-dialogue.
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35. L’issue du sommet du CCG confirme sans conteste l’adage selon lequel les actes sont plus éloquents que tous les discours. Alors que S. A. l’émir du Qatar s’est rendu au Koweït pour y assister, et que le sommet en question réunit habituellement les chefs d’Etat ou de gouvernement des pays membres du conseil, les Emirats arabes unis, à contre-pied de leur pratique, ont refusé cette fois de déléguer l’un ou l’autre.46
36. De fait, lors du sommet, seuls deux pays étaient représentés par leur chef d’Etat : le Koweït et le Qatar47. Les Emirats arabes unis ont en revanche profité de l’occasion cette semaine-là pour annoncer la création d’un nouveau partenariat avec un autre Etat partie au différend, hors du cadre du CCG48. Cette annonce, couplée au refus des Emirats arabes unis de déléguer leurs plus hauts représentants au sommet, contenait un message clair : malgré leurs déclarations contraires, les autorités émiriennes n’entendaient nullement engager des négociations au sein du cadre régional. Parfaitement conscient de la situation, S. A. l’émir du Koweït a mis fin au bout de quelques heures à un sommet qui devait initialement durer deux jours. En bref, la démarche d’ouverture du Qatar a été rejetée, et l’«occasion idéale» qui s’offrait a été perdue.
37. Des échanges plus récents entre les Parties se sont également soldés par un échec et n’ont servi qu’à illustrer l’impasse. En février 2018, il y a tout juste quatre mois, le vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères du Qatar s’est à nouveau adressé au Conseil des droits de l’homme réuni en sa trente-septième session. Rappelant son allocution de septembre 2017, il a informé le Conseil que les violations des droits de l’homme résultant des «mesures coercitives unilatérales» en cause perduraient49. Il a également appelé l’attention du Conseil sur un rapport établi par le HCDH après sa mission au Qatar de novembre 2017. Ce rapport, dont parlera ma collègue Mme Amirfar, répertorie dans le détail les préjudices graves portés aux droits de l’homme des Qatariens.
46 Ahmed Hagagy, Gulf rulers boycotting Qatar skip annual summit, REUTERS (5 décembre 2017), https://www.reuters.com/article/us-gulf-qatar-summit/gulf-rulers-boycot… Z15U.
47 Ibid.
48 Ibid. ; Patrick Wintour, UAE announces new Saudi alliance that could reshape Gulf relations, THE GUARDIAN (5 décembre 2017), https://www.theguardian.com/world/2017/dec/05/uae-saudi-arabia-alliance….
49 Mission permanente du Qatar auprès de l’Office des Nations Unies à Genève (Suisse), Statement of HE Deputy Prime Minister of Foreign Affairs to the 37th Human Rights Council (25 février 2018) (annexe 19).
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38. Faisant usage de son droit de réponse devant le Conseil, le représentant permanent des Emirats arabes unis auprès des Nations Unies a démenti la mention explicite aux violations des droits de l’homme faite par le Qatar, qualifiant les mesures reprochées de simple «petite crise politique»50. Tout en réaffirmant le prétendu soutien des Emirats arabes unis à la «tentative de médiation koweïtienne en cours», le représentant permanent émirien a déclaré sans équivoque que son pays n’avait nullement l’intention de modifier sa position, affirmant de manière catégorique que les Emirats arabes unis et les autres Etats concernés «continuer[aient] d’exercer leur droit souverain … de boycotter le Gouvernement qatarien»51. Il ressort clairement de cet échange que les positions des Parties «demeure[nt] inébranlable[s]» de part et d’autre, tout comme le «non possumus» des Emirats arabes unis sur la question des violations continues qui lui sont reprochées52.
39. Fin avril, malgré le refus des Emirats arabes unis de reconnaître les effets des mesures discriminatoires sur les Qatariens et l’échec de toutes les tentatives de négociation effectuées jusqu’alors, le Qatar a entrepris de présenter une demande officielle de négociations afin que puissent être examinés ses griefs au titre de la convention. Le ministre d’Etat qatarien aux affaires étrangères a adressé à son homologue émirien une communication qualifiée, dans la lettre d’accompagnement, d’«invitation à négocier». Dans cette communication, le ministre émirien des affaires étrangères était invité à consulter le rapport établi en décembre 2017 par le HCDH, dans lequel ce dernier faisait état des «violations des droits de l’homme subies par les nationaux qatariens» du fait des mesures coercitives prises à leur encontre par les Emirats arabes unis53. Il y exposait également la position du Qatar selon laquelle ces mesures «viol[aient] les obligations qui incombent aux Emirats arabes unis au titre de la CIEDR et des principes moraux qui la sous-tendent». Après avoir fait expressément référence aux dispositions de la convention bafouées par les mesures émiriennes, le ministre d’Etat qatarien aux affaires étrangères a demandé aux
50 Arab Quartet responds to Qatar’s remarks at the UN Human Rights Council, AL ARABIYA ENGLISH (28 février 2018) (annexe 20).
51 Ibid.
52 Affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud, exceptions préliminaires, arrêt du 21 décembre 1962, C.I.J. Recueil 1962, p. 346.
53 Request for Negotiation, His Excellency Sultan Ben Saed Al-Marikhi, Qatar Minister of State for Foreign Affairs, to His Excellency Anwar Gargash, UAE Minister of State for Foreign Affairs (annexe 21).
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Emirats arabes unis d’«accepter de négocier afin de mettre fin à ces violations et à leurs effets»54. Il a par ailleurs souligné la nécessité d’entamer d’urgence des négociations et de s’y atteler dans les deux semaines.55
40. Les Emirats arabes unis ont décliné d’apporter la réponse urgente demandée. Deux semaines se sont écoulées, sans réponse, et aucune réponse n’a été reçue à ce jour. La demande qui leur a été directement et expressément adressée par le Qatar afin de régler le différend a été purement et simplement ignorée.
41. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, il ressort clairement du dossier que le Qatar a véritablement cherché à négocier avec les Emirats arabes unis, lançant à maintes reprises et dans diverses enceintes des appels à la négociation et tentant à maintes reprises d’engager le processus, notamment en soutenant sans relâche  par le geste et la parole  la tentative de médiation koweïtienne. Enfin, dans sa communication du 25 avril 2018, le Qatar a expressément et clairement demandé aux Emirats arabes unis de négocier directement avec lui. Ceux-ci n’ont même pas pris la peine de répondre.
42. L’historique des échanges entre les Parties fait apparaître clairement que, pour reprendre les termes employés par la Cour en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, le Qatar «a véritablement cherché à mener des négociations» avec les Emirats arabes unis en vue de régler le différend qui les oppose au sujet du respect, par [ces derniers] des obligations de fond [leur] incombant au titre de … la CIEDR», et que le Qatar «les a poursuivies autant qu’il était possible»56. Les Emirats arabes unis, quant à eux, n’ont fait que rejeter les offres du Qatar ou refuser purement et simplement d’y donner suite, tout en maintenant le caractère non négociable de leurs exigences. Ainsi que le juge Greenwood, rappelant la jurisprudence de la Cour, l’a déclaré en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, «il ne saurait être demandé à un Etat de persévérer face à une telle
54 Ibid.
55 Ibid.
56 Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance, par. 44.
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réaction»57. Dès lors qu’il est apparu évident que les Emirats arabes unis refusaient de négocier, le Qatar s’est tourné vers la Cour de céans.
43. En bref, les circonstances dans lesquelles le Qatar a saisi la Cour sur la base de l’article 22 de la convention suffisent amplement à conclure qu’il a été pleinement satisfait à la norme prima facie requise pour établir la compétence de celle-ci.
44. Je vous prie maintenant de bien vouloir donner la parole à ma collègue, Mme Amirfar, qui traitera du deuxième critère régissant l’indication de mesures conservatoires, à savoir que les mesures demandées doivent porter sur les droits plausibles revendiqués au titre de la convention. Je vous remercie, Monsieur le président.
Le PRESIDENT : Je remercie M. Donovan et donne maintenant la parole à Mme Amirfar.
Mme AMIRFAR :
III. EXISTENCE D’UN LIEN ENTRE LES MESURES CONSERVATOIRES SOLLICITÉES ET LES DROITS PLAUSIBLES DÉCOULANT DES ARTICLES 2 ET 5 DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, c’est un honneur pour moi que de me présenter une nouvelle fois devant vous, et de le faire aujourd’hui au nom de l’Etat du Qatar.
2. La Cour a notamment retenu comme critères guidant son pouvoir discrétionnaire d’indiquer des mesures conservatoires le fait que les droits allégués par la partie requérante soient «au moins plausibles»58 et celui qu’il existe un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées59. Je commencerai par traiter d’une manière générale des droits découlant de la convention invoqués par le Qatar et par donner à la Cour le contexte factuel nécessaire pour apprécier leur caractère plausible. Je passerai ensuite à la plausibilité des droits revendiqués par le Qatar en vertu des articles 2 et 5 de la convention.
57 Géorgie c. Fédération de Russie, exceptions préliminaires, opinion individuelle du juge Greenwood, p. 261, par. 12 (citant Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 122, par. 20). Voir également Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I., série A no 2, p. 13-15.
58 Voir Ukraine c. Fédération de Russie, Demande en indication de mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, p. 21, par. 63-64.
59 Ibid., par. 64.
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A. Les fondements des droits revendiqués par le Qatar au titre de la convention
3. L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la convention le 21 décembre 1965, ce qui représente un moment singulier dans le développement du droit international des droits de l’homme par la codification et l’élargissement des protections existantes contre la discrimination raciale. La facilité avec laquelle cet instrument a été adopté  par 107 voix pour et aucune contre  témoigne de ce que la communauté internationale s’accordait à reconnaître dans la discrimination raciale un mal qu’il fallait éliminer60. Pour citer le préambule de la convention, celle-ci a pour objectif de faire «adopter toutes les mesures nécessaires pour l’élimination rapide de toutes les formes et de toutes les manifestations de discrimination raciale»61. Comme l’a relevé M. Thornberry, «la convention, poussée par un extraordinaire élan politique, est passée rapidement, au regard des normes de l’ONU, du stade de la rédaction à celui de l’adoption»62.
4. Compte tenu de l’objectif déclaré de la convention, la définition de la «discrimination raciale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier est une définition large, qui vise «toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique»63. Elle englobe à la fois la discrimination directe et la discrimination indirecte en visant expressément tout acte «qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique»64.
5. L’article 2 énonce le large éventail d’obligations dont les Etats s’engagent à s’acquitter pour garantir l’élimination de la discrimination raciale, notamment l’obligation de ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, des groupes de personnes ou des institutions et d’abroger ou d’annuler toute loi ou toute disposition réglementaire ayant pour
60 Patrick Thornberry, The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary, 1 (2016).
61 CIEDR, préambule (dossier de plaidoiries, onglet no 1).
62 Patrick Thornberry, The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary, 1 (2016).
63 CIEDR, art. 1, par. 1 (dossier de plaidoiries, onglet no 1).
64 Ibid. Voir aussi Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, déclaration de M. le juge Crawford, p. 3, par. 7.
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effet de créer ou de perpétuer la discrimination raciale65. Les articles 4, 5, 6 et 7 assurent des protections supplémentaires, comme nous le verrons plus loin.
6. Les obligations imposées par la convention sont fondées sur la très large reconnaissance, au niveau international, du fait que la discrimination raciale porte atteinte aux droits fondamentaux de l’homme, notamment ceux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. La mise en péril des libertés en question porte atteinte aux «principes de la dignité et de l’égalité de tous les êtres humains» qui fondent la Charte des Nations Unies et le droit des droits de l’homme, y compris la convention66. De fait, la Cour a reconnu que la protection contre la discrimination raciale constitue une obligation erga omnes, qui «vu l’importance des droits en cause» s’impose à «tous les Etats», de sorte que tous peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés67.
7. Avant de traiter de la plausibilité des droits revendiqués par le Qatar au titre de la convention, il convient de rappeler à la Cour comment celui-ci est arrivé devant elle. Nous n’avons pas l’intention d’exposer le fond de l’affaire sous tous ses aspects, ni de demander à la Cour de l’examiner au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux fins de la demande en indication de mesures conservatoires du Qatar. Nous décrivons le contexte pour montrer, d’une part, que les droits invoqués par le Qatar sont plausibles et, d’autre part, pourquoi une ordonnance protégeant temporairement les Qatariens s’impose d’urgence, afin que les droits protégés par la convention ne subissent pas un préjudice irréparable pendant que la présente procédure est en cours.
8. Comme l’a expliqué M. Al-Khulaifi ce matin, le 5 juin 2017, les Emirats arabes unis ont fait plus que rompre toutes les relations diplomatiques avec l’Etat du Qatar ; ils ont aussi adopté une vaste série de mesures qui visaient directement et expressément ce pays. En effet, le ministre émirien des affaires étrangères a publié une déclaration  qui figure sous l’onglet no 6 du dossier de plaidoiries  annonçant que «les Emirats arabes unis cess[ai]ent tout échange avec l’Etat du
65 CIEDR, art. 2 ; voir aussi art. 2, par. 1 a) («Chaque Etat partie s’engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation[.]») (dossier de plaidoiries, onglet no 1).
66 [CIEDR], préambule.
67 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33-34.
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Qatar, et à cette fin romp[ai]ent les relations diplomatiques et demand[ai]ent aux diplomates qatariens de quitter le pays dans un délai de 48 heures». Dans cette déclaration, il précisait que les Emirats arabes unis avaient décidé d’«interdi[re] aux Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis ou d’y transiter», que «[les Qatariens] qui s[e] trouv[ai]ent [sur le territoire émirien] en qualité de résident ou de visiteur [devaient] le quitter dans un délai de 14 jours» et ajoutait que «[d]e même, il [était] interdit aux ressortissants des Emirats arabes unis de voyager ou de séjourner au Qatar, ou de transiter par son territoire».
9. Les Emirats arabes unis ont également ordonné la fermeture de leur «espace aérien et [de leurs] ports maritimes … à tous les Qatariens dans un délai de 24 heures». Quelques jours plus tard, le 11 juin 2017, l’Autorité fédérale des transports des Emirats arabes unis a publié une circulaire imposant des restrictions de circulation aux navires qatariens. Comme il ressort de l’onglet no 8 du dossier de plaidoiries, cette circulaire n’aurait pas pu viser les Qatariens plus expressément, en ce sens qu’elle ordonnait à tous les ports émiriens de ne pas «recevoir de navire battant pavillon qatarien» ou appartenant à «des Qatariens», et de ne pas charger ni décharger toute cargaison d’origine qatarienne dans les ports ou les eaux des Emirats arabes unis»68.
10. Les Emirats arabes unis ont ordonné ces mesures soudaines et collectives sans se soucier des conséquences qu’elles auraient pour les individus et leurs droits. Amnesty International a indiqué que «[e]n 24 heures, les vols ont été suspendus indéfiniment et les frontières fermées à mesure que le différend dégénérait en crise, ce qui a pesé très lourdement sur la vie de nombreuses personnes vivant dans ces pays»69.
11. A ce moment-là, les Emirats arabes unis avaient aussi bloqué l’accès aux sites d’information opérés par des sociétés qatariennes, dont Al Jazeera. Peu après le 5 juin 2017, ils ont durci les restrictions à la liberté d’expression en empêchant d’autres médias qatariens de diffuser, notamment ceux du groupe beIN Media. Comme indiqué à l’onglet no 7 du dossier de plaidoiries, le 7 juin 2017, le procureur général des Emirats arabes unis a indiqué que constituait «une infraction» le fait d’exprimer
68 Autorité fédérale des transports des Emirats arabes unis, circulaire no 2/2/1023 du 11 juin 2017 sur la mise en oeuvre des sanctions contre le Qatar, annexe 4 (dossier de plaidoiries, onglet no 8).
69 Amnesty International, One Year since the Gulf Crisis, Families are Left Facing an Uncertain Future (5 juin 2018), https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2018/06/one-year-since-gulf….
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«de la sympathie, un parti pris ou de l’amitié pour [le Qatar], ou une désapprobation de la position des Emirats arabes unis ou [des] mesures strictes et énergiques qu’ils ont prises à [l’]égard [du Gouvernement qatarien], que ce soit dans des messages ou contenus publiés dans les médias sociaux ou par tout autre moyen verbal ou écrit»,
conformément au décret-loi fédéral des Emirats arabes unis sur la lutte contre la cybercriminalité70. Selon le procureur général, cette infraction est passible de sanctions civiles et de sanctions pénales telles qu’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 15 ans. Amnesty International a de nouveau condamné cette conduite qu’elle a qualifiée d’«inconcevable» en ce qu’elle «port[ait] atteinte de manière aussi flagrante au droit à la liberté d’expression»71.
12. La politique et la pratique de discrimination raciale mises en oeuvre par les Emirats arabes unis sont hors du commun, en ce sens que les mesures prises sont expresses, directes et, pour reprendre les termes de la convention, ont «pour but» de détruire ou de compromettre des droits protégés au motif de l’origine nationale. Il ne s’agit pas, en l’espèce, de simplement déterminer si des lois ou des actions neutres sur le plan «racial» ont ou non un effet discriminatoire illicite. Les actes des Emirats arabes unis ont bel et bien un effet discriminatoire, mais il n’est nullement nécessaire de s’interroger sur l’illicéité de leur but. Selon leurs propres termes, les Emirats arabes unis manquent à leurs obligations en adoptant et en appliquant des mesures qui visent et violent délibérément les droits des Qatariens protégés par la convention au motif de leur origine nationale.
13. En bref, les mesures prises par les Emirats arabes unis constituent une violation manifeste du principe fondamental du respect de l’égalité et de la dignité de tous les êtres humains qui sous-tend la convention, ainsi qu’un manquement à de nombreuses obligations conventionnelles spécifiques.
70 Attorney General Warns Against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, Al Bayan Online, 7 juin 2017, annexe 3 ; certifiée), Al Bayan Online, 7 juin 2017, annexe 3 ; voir aussi le décret-loi fédéral no 5 de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité (publié le 25 du mois ramadan de l’an 1433 du calendrier hégirien, soit le 13 août 2012 du calendrier grégorien, annexe 1 (dossier de plaidoiries, onglet no 7).
71 Amnesty International, Tensions entre des pays du Golfe et le Qatar : la dignité humaine bafouée et des familles dans l’incertitude à l’expiration du délai imposé (19 juin 2017), p. 3, annexe 6.
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B. Les droits revendiqués par le Qatar sont plausibles
14. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’examinerai à présent le caractère plausible des droits revendiqués dans la requête du Qatar et la manière dont les actes des Emirats arabes unis y font obstacle.
15. Comme la Cour l’a reconnu, y compris dans le cadre spécifique de la convention, l’indication de mesures conservatoires n’exige pas du demandeur qu’il «établi[sse] l’existence de violations de la CIEDR» ou qu’il «conclu[e] de façon définitive sur les faits»72. Le Qatar doit en revanche démontrer qu’il est à tout le moins plausible «que les actes qu’il allègue puissent constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention»73. Il suffit donc que les droits revendiqués soient «fondés sur une interprétation possible» du traité invoqué74.
16. Les revendications du Qatar au titre de la convention remplissent aisément ce critère. Le Qatar soutient que les Emirats arabes unis enfreignent l’interdiction d’expulsion collective prévue par la convention et entravent illicitement les droits de l’homme fondamentaux dont les Qatariens peuvent se prévaloir au titre des articles 2 et 5, que, en violation des prescriptions des articles 4 et 7, ils incitent à la haine et aux préjugés raciaux qu’ils manquent également de condamner, et qu’ils refusent aux Qatariens la protection et la voie de recours effectives énoncées à l’article 6 contre les actes de discrimination raciale.
17. Il convient de souligner dès maintenant que plusieurs organes et organisations indépendants de protection ou de défense des droits de l’homme ont rassemblé des éléments concernant les actes discriminatoires commis par les Emirats arabes unis contre les Qatariens. A titre d’exemple, peu après que, comme il vous a été exposé, les Emirats arabes unis eurent imposé leurs mesures, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme s’est dit «inquiet» de l’effet éventuel de ces mesures sur les droits de l’homme, notant qu’«[i]l [était] de plus en plus
72 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 396, par. 141.
73 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, par. 71, 78, 81-82 («La Cour fait observer qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des individus, les obligations incombant aux Etats parties au titre de la CIEDR et le droit qu’ont ceux-ci de demander l’exécution de ces obligations.»)
74 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 60 (pour se prononcer sur des mesures conservatoires, «la Cour n’a pas à établir de façon définitive l’existence des droits revendiqués» ni «à examiner la qualité [du demandeur] à les faire valoir devant [elle]»).
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évident que les mesures adoptées [étaient] trop générales en termes de portée comme de mise en oeuvre et p[ouvaient] perturber la vie de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes, au seul motif qu’ils appart[enaient] à l’une des nationalités impliquées dans ce différend»75. Le Haut-Commissaire s’est aussi dit «très inquiet» d’apprendre que les Emirats arabes unis «mena[çaient] d’emprisonne[ment ou d’une] amende [les] personnes qui exprim[aient] de la sympathie pour le Qatar ou qui s’opposaient aux actes de leur propre gouvernement, car il s’agirait d’une violation manifeste du droit à la liberté d’expression ou d’opinion»76. Comme vous le savez, le HCDH a finalement envoyé au Qatar une mission technique chargée précisément d’évaluer les incidences sur les droits de l’homme des actes pris par les Emirats Arabes unis et d’autres Etats. Ses membres ont séjourné en tout huit jours  du 17 au 24 novembre 2017  au Qatar et s’y sont entretenus avec des représentants de plusieurs institutions publiques, du comité qatarien des droits de l’homme, de la société civile, des médias ainsi que d’autres acteurs. Ils ont interrogé une quarantaine de personnes et ont examiné des documents et des données provenant de divers organismes.
18. En décembre 2017, les membres de la mission technique ont publié un rapport  vous le trouverez sous l’onglet no 9 du dossier de plaidoiries  dans lequel ils concluaient que les mesures, «imposées à l’Etat du Qatar –– restrictions sévères à la liberté de circulation, perturbation voire suppression des échanges commerciaux ou financiers et des investissements, et suspension des échanges sociaux et culturels  … risqu[aient] d’entraver durablement la jouissance, par les personnes touchées, de leurs droits de l’homme et libertés fondamentales»77. Ils y qualifiaient de «discriminatoires» les mesures prises par les Emirats arabes unis (et d’autres Etats) car elles «cibl[aient expressément] des personnes au motif de leur nationalité qatarienne ou de leurs liens avec le Qatar»78. De même, en août 2017, les six rapporteurs spéciaux de l’ONU, dont le rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de
75 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, La crise diplomatique du Qatar : commentaire de Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, sur les conséquences en matière de droits de l’homme, 14 juin 2017, https://www.ohchr.org/SP/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx? NewsID=21739&LangID=F.
76 Ibid.
77 Rapport du HCDH, par. 1-6, annexe 16 (onglet no 9 du dossier de plaidoiries).
78 Ibid., par. 60 et 64.
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l’intolérance qui y est associée, ont exprimé de «vives inquiétudes» concernant «les nombreux droits auxquels il était porté atteinte» dont les droits «à la réunification familiale, à l’éducation, au travail, à la liberté d’expression, à la santé» et le «droit à la propriété privée, sans discrimination pour quelque motif que ce soit»79. Nous avons soumis dans les annexes de la requête les conclusions d’autres organisations indépendantes de défense des droits de l’homme, comme Amnesty International, Human Rights Watch et le comité qatarien des droits de l’homme (National Human Rights Committee, ou NHRC), qui sont parvenues à des conclusions similaires.
19. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, j’examinerai à présent plus en détail les droits revendiqués au titre des articles 2 et 5 de la convention, et ce, en citant ce dossier exhaustif de conclusions indépendantes qui suffit amplement à confirmer le caractère plausible des droits consacrés par la convention.
1. Interdiction relative à l’expulsion collective
20. La convention interdit l’expulsion collective de non-ressortissants, considérée comme une forme de discrimination raciale. Cette interdiction découle de l’article 5 de cet instrument, qui prévoit que, pour s’acquitter de l’obligation que leur fait l’article 2 d’éliminer la discrimination raciale, les Etats parties doivent garantir à chacun, indépendamment de sa race ou de son origine nationale, la jouissance égale des droits de l’homme fondamentaux.
21. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a souligné à plusieurs reprises que cette obligation fondamentale, telle qu’elle ressort des articles 2 et 5, requiert des parties à la convention de  pour reprendre les termes de sa recommandation générale XXX  «[v]eiller à ce que les non-ressortissants ne fassent pas l’objet d’une expulsion collective, en particulier lorsqu’il n’est pas établi de façon suffisante que la situation personnelle de chacune des personnes concernées a été prise en compte»80. Faisant observer que la xénophobie à l’égard des non-ressortissants est l’une des principales sources du racisme contemporain, le Comité a également indiqué que les Etats parties devaient «[v]eiller à ce que les politiques d’immigration n’aient pas
79 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, p. 3, annexe 11.
80 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants (CERD/C/64/Misc.11/rev.3) (2004), par. 26 (dossier de plaidoiries, onglet no 4).
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d’effet discriminatoire sur les personnes en raison de leur … origine nationale ou ethnique»81 et fournir aux non-ressortissants «un accès égal à des recours efficaces, notamment le droit de contester une mesure d’expulsion»82.
22. En outre, le paragraphe 2 de l’article premier de la convention, qui dispose que «[celle-ci] ne s’applique pas aux distinctions, exclusions, restrictions ou préférences établies par un Etat partie à la Convention selon qu’il s’agit de ses ressortissants ou de non-ressortissants», n’autorise pas les Etats parties à établir une distinction entre différents groupes de non-ressortissants. Ainsi que l’indique clairement le Comité, la faculté conférée par le paragraphe 2 de l’article premier
«doit être interpré[tée] de manière à éviter … de diminuer de quelque façon que ce soit les droits et libertés reconnus et énoncés en particulier dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques»83.
Cela englobe une grande partie des droits et libertés visés à l’article 5 de la convention, qui, de par leur nature, sont des droits de l’homme devant être exercés par tous, ressortissants ou non-ressortissants :
«[q]uoique certains de ces droits, tels que le droit de participer aux élections, de voter et d’être candidat, puissent être réservés aux ressortissants, les droits de l’homme doivent être, en principe, exercés par tous. Les Etats parties sont tenus de garantir un exercice égal de ces droits par les ressortissants et les non-ressortissants dans toute la mesure prévue par le droit international»84.
23. L’expulsion collective d’un groupe particulier de non-ressortissants contrevient donc directement à l’interdiction de la discrimination raciale. Outre qu’elle a de toute évidence pour objet inadmissible de porter atteinte à un groupe entier de population sur le fondement de son origine nationale, ses effets rejaillissent sur nombre d’autres droit protégés, tels que les garanties d’une procédure régulière et d’autres droits civils, économiques et sociaux dont l’exercice est, en vertu de l’article 5, protégé de toute entrave discriminatoire. Dans son projet d’articles sur
81 Ibid., par. 9.
82 Ibid., par. 25.
83 Ibid., par. 2 ; voir également Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XX concernant l’article 5 de la Convention (A/51/18) (1996) (dossier de plaidoiries, onglet no 3).
84 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants (CERD/C/64/Misc.11/rev.3) (2004), par. 3 (dossier de plaidoiries, onglet no 4).
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l’expulsion des étrangers, la Commission du droit international a codifié l’interdiction de l’expulsion collective en tant que principe du droit international coutumier, rappelant que cette interdiction «figur[ait] expressément» dans de nombreux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, notamment la convention américaine relative aux droits de l’homme, la convention européenne des droits de l’homme et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples85.
24. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme je l’ai exposé, les mesures imposées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 et par la suite affichent clairement leur but : la discrimination raciale fondée sur l’origine nationale. Ce point fondamental ne saurait être contesté, ainsi qu’il ressort des termes mêmes employés par les Emirats arabes unis. Si ces mesures s’appliquent, selon leur libellé, à tous les Qatariens sans distinction, elles ne s’appliquent à aucun autre groupe d’étrangers relevant de la juridiction des Emirats arabes unis. Elles ont été imposées à l’ensemble des Qatariens sur le fondement du seul critère de l’origine nationale. Aujourd’hui, il n’existe toujours pas de mécanisme transparent et s’appuyant sur des critères définis qui permette de contester l’expulsion, et les personnes touchées n’ont toujours pas la possibilité de faire procéder à un examen impartial de leur cas, et moins encore dans le respect des garanties minimales de procédure régulière. Ainsi que l’ont relevé les six rapporteurs spéciaux de l’ONU dans leur communication conjointe, «au vu du préjudice que cause cette mesure à des milliers de résidents qatariens aux Emirats arabes unis et de résidents émiriens dans l’Etat du Qatar», la situation est d’une «extrême gravité»86. Il est clair que la protection contre l’expulsion collective prévue par la convention existe en droit, et cet élément de preuve suffit amplement à confirmer la plausibilité de cette prétention telle qu’avancée par le Qatar dans sa requête.
25. Nous avons reçu, lundi, une série de documents que les Emirats arabes unis ont déposés dans la présente affaire, et dont nous traiterons de façon plus approfondie lorsque le moment sera venu de répondre à l’argumentation de la Partie adverse. Il est toutefois intéressant de relever qu’il s’agit, pour l’essentiel, de déclarations établies par des représentants du Gouvernement émirien à seule fin de servir les intérêts de celui-ci, qui sont généralement produites sous une forme expurgée
85 Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international 2011, vol. II (deuxième partie), p. 14.
86 Joint Communication from Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, p. 1-2, annexe 11.
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et ont été soigneusement sélectionnées pour brosser un tableau idyllique montrant des Qatariens libres, depuis juin 2017, de circuler entre le Qatar et les Emirats arabes unis et de s’installer dans l’un ou l’autre de ces pays. Ainsi, la pièce 2 mentionne un «service d’assistance téléphonique d’urgence» mis en place le 11 juin 2017 en application d’une «directive» d’une ligne préconisant d’autoriser les familles  celles-là mêmes qui avaient été brutalement séparées  à bénéficier d’un regroupement sur le fondement de «considérations humanitaires». Il tombe sous le sens, à titre liminaire, qu’un ensemble de documents rédigés et réunis par le gouvernement ne saurait démentir la démonstration que le Qatar a faite, et continue de faire aujourd’hui, en se fondant sur des enquêtes exhaustives et récentes menées  indépendamment de la présente procédure  par des instances tierces jouissant d’une grande crédibilité, notamment le HCDH, Amnesty International, Human Rights Watch et le NHRC. Ces tierces parties ont toutes confirmé que les Qatariens font toujours l’objet des mesures discriminatoires. Ainsi, le 14 juin 2017, trois jours après la date à laquelle les Emirats arabes unis prétendent avoir publié leur «directive», le Haut-Commissaire aux droits de l’homme a déclaré que pareilles «directives», adoptées pour «répondre aux besoins humanitaires des familles ayant la double nationalité … n[’étaient] pas suffisamment efficaces pour traiter tous les cas»87. Les éléments présentés lundi par les Emirats arabes unis présentent à tout le moins une image trompeuse de la situation sur le terrain ; plus largement, ils portent sur des faits contestés qui ont vocation à être examinés par la Cour à un stade ultérieur de la procédure, et non en vue d’apprécier la plausibilité des droits que le demandeur fait valoir au titre de la convention. Ainsi que je l’ai mentionné, nous reviendrons sur ce point dans notre réponse aux arguments présentés par les Emirats arabes unis.
2. Entrave discriminatoire à l’exercice de droits de l’homme fondamentaux
26. J’en viens à présent à l’article 5 de la convention, qui prescrit aux Etats parties de «s’engage[r] à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le
87 HCDH, «Crise diplomatique du Qatar  Commentaire de Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, sur les conséquences en matière de droits de l’homme», 14 juin 2017, https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21739….
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droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction ... d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance» de certains droits de l’homme fondamentaux88.
27. Comme exposé dans la requête du Qatar, les mesures discriminatoires adoptées par les Emirats arabes unis entravent de manière inadmissible les droits dont jouissent les Qatariens au titre de l’article 5 dans pas moins de six domaines : 1) le droit de se marier et de choisir son conjoint ; 2) le droit à la liberté d’opinion et d’expression ; 3) le droit à la santé et aux soins médicaux ; 4) le droit à l’éducation et à la formation professionnelle ; 5) les droits au travail et à la propriété ; et 6) le droit à un traitement égal devant les tribunaux et autres organes du système judiciaire. Je relève que la liste des droits énumérés à l’article 5 n’est pas exhaustive89 et que d’autres droits, comme les droits de l’enfant et le droit à la vie de famille, sont également compromis par les mesures prises par les Emirats arabes unis.
28. Je vais maintenant traiter brièvement de chacun de ces droits tour à tour.
29. Premièrement, le Qatar affirme que les Emirats arabes unis violent le droit de se marier et de choisir son conjoint prévu à l’article 5 d) iv) de la convention, ainsi que le droit à la vie de famille et les droits de l’enfant visés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme90. En procédant à l’expulsion collective des Qatariens et au rappel de leurs ressortissants présents au Qatar, ainsi qu’en interdisant aux Qatariens d’entrer sur leur territoire, les Emirats arabes unis ont séparé des familles binationales. Ils punissent ceux qui, au Qatar comme aux Emirats arabes unis, ont choisi d’épouser un national de l’autre pays, ce qui constitue une entrave discriminatoire inadmissible à l’exercice de ces droits fondamentaux.
88 CIEDR, article 5 (dossier de plaidoiries, onglet no 1).
89 Ibid. «[L]es Etats parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction ... d’origine nationale ..., notamment dans la jouissance des ... [d]roits politiques, [d’a]utres droits civils [et des] [d]roits économiques, sociaux et culturels», y compris ceux cités après les deuxième et troisième «notamment». Voir aussi le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XX concernant l’article 5 de la Convention (A/51/18) (1996), par. 1 (dossier de plaidoiries, onglet no 3).
90 Voir, par exemple, Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948, 217 A (III), articles 12 et 16 ; Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants (CERD/C/64/Misc.11/rev.3) (2004), par. 28 (les Etats doivent s’abstenir de procéder à toute expulsion de non-ressortissants, «qui se traduirait par une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale») (dossier de plaidoiries, onglet no 4) ; Convention relative aux droits de l’enfant, résolution de l’Assemblée générale 44/25 (1989), article 9 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, résolution de l’Assemblée générale 2200A (XXI) (1996), articles 17 et 23 (dossier de plaidoiries, onglet no 4).
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30. On dénombre plus de 3600 couples mixtes dont les droits ont été violés par ces mesures et continuent de l’être91. Les effets de ces séparations forcées pèsent sur les Qatariens touchés et rejaillissent sur leur droit à la vie de famille et sur les droits des enfants. A titre d’exemple, dans son troisième rapport, le NHCR a décrit à la page 5 la situation de Mme S. A., de nationalité qatarienne, qui s’est installée aux Emirats arabes unis voici plusieurs années, après avoir épousé un Emirien. Même si elle a ensuite divorcé, Mme S. A. a construit sa vie aux Emirats arabes unis afin de rester avec ses quatre enfants, de nationalité émirienne. Le 5 juin 2017, elle ne se trouvait pas aux Emirats arabes unis. L’interdiction d’entrée imposée aux Qatariens par les Emirats arabes unis l’a empêchée de rentrer chez elle, la séparant pour une durée indéterminée de ses quatre enfants, qui n’ont pour leur part pas le droit de la rejoindre au Qatar92. Citons un autre exemple, celui d’«Ahmed», Qatarien marié à une Emirienne. Le couple vivait aux Emirats arabes unis, mais le 5 juin 2017, Ahmed s’est vu contraint de quitter son domicile et sa famille dans un délai de deux semaines et a été expulsé des Emirats arabes unis, au seul motif qu’il est Qatarien93.
31. Ce ne sont là que deux exemples. Au début de ce mois de juin 2018, le NHCR avait documenté 82 cas de séparation forcée, comme il l’indique dans son cinquième rapport94. Bien entendu, ce chiffre est largement sous-estimé, puisque le NHCR s’est appuyé sur les informations rapportées par les familles elles-mêmes, dont beaucoup hésitent à se manifester par crainte de représailles contre leurs proches restés aux Emirats arabes unis. D’après un rapport publié ce mois-ci  juin 2018  par Amnesty International, «depuis un an la situation ne s’est pas améliorée. Ceux qui résident dans la région demeurent face à un avenir incertain : les familles attendent toujours d’être réunies»95.
32. Deuxièmement, le Qatar affirme que les Emirats arabes unis violent également le droit à la liberté d’opinion et d’expression garanti à l’article 5 d) viii) de la convention.
91 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, p. 1-2, annexe 11.
92 NHRC, 100 Days Under the Blockade, Third Report on Human Rights Violations Caused by the Blockade Imposed on the State of Qatar, 30 août 2017, p. 5, annexe 12.
93 Human Rights Watch, Qatar: Isolation Causing Rights Abuses, 12 juillet 2017, p. 5, annexe 10.
94 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar, juin 2018, p. 14, annexe 22.
95 Amnesty International, One Year since the Gulf Crisis, Families are Left Facing an Uncertain Future, 5 juin 2018, https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2018/06/one-year-since-gulf….
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33. Le 5 juin 2017 et dans les jours qui ont suivi, les Emirats arabes unis ont pris sans délai des dispositions visant à restreindre la liberté d’expression de tous ceux qui exposaient leurs vues au sujet du Qatar, y compris depuis le territoire qatarien, et violé le droit des Qatariens et des sociétés qatariennes à la liberté d’expression, notamment en prenant les mesures que j’ai mentionnées plus tôt : fermeture des sites d’information qatariens, blocage de l’accès aux bulletins d’information qatariens et application de sanctions civiles ou pénales, dont des peines d’emprisonnement, pour toute forme d’expression de «sympathie» à l’égard du Qatar. Ces mesures ont inévitablement instauré un climat de peur pour quiconque aux Emirats arabes unis entretient des liens avec le Qatar ou des Qatariens, ce qui aggrave la violation des droits des Qatariens qui tentent de prendre contact avec leur famille, d’accéder à leur propriété ou de former un quelconque recours juridique96.
34. Troisièmement, le Qatar soutient que les mesures prises par les Emirats arabes unis violent également le droit à la santé et aux soins médicaux énoncé à l’article 5 e) iv) de la convention.
35. En interdisant l’entrée sur leur sol et en expulsant collectivement les Qatariens, ainsi qu’en imposant des restrictions au commerce avec le Qatar, les Emirats arabes unis ont interrompu les traitements médicaux des Qatariens qui résidaient sur leur territoire ou s’y rendaient à des fins thérapeutiques et leur refusent la possibilité d’y revenir pour recevoir les soins requis97.
36. Les restrictions commerciales imposées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 ont aussi eu pour effet de couper immédiatement à toute personne résidant au Qatar l’accès aux médicaments venant des Emirats arabes unis. La situation était particulièrement désastreuse puisque 50 à 60 % du stock pharmaceutique du Qatar provenaient de fournisseurs situés aux Emirats arabes unis98. Même si le ministère qatarien de la santé indique que la plupart des médicaments sont maintenant importés d’autres pays, les effets continuent de se faire largement
96 Voir Amnesty International, Gulf dispute: Six months on, individuals still bear brunt of political crisis, 14 décembre 2017, https://www.amnesty.org/en/documents/mde22/7604/2017/en/.
97 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar, juin 2018, p. 51, RQ, annexe 22.
98 OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 Nov. 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights, décembre 2017, par. 47, RQ, annexe 16 (dossier de plaidoiries, onglet no 9).
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sentir, et certains médicaments ne sont toujours pas disponibles99. D’après le rapport du HCDH, «[l]es restrictions considérables à la circulation des personnes et des biens ont eu un effet immédiat sur différents droits de l’homme. Certaines ont eu un effet ponctuel, mais la plupart continuent d’avoir des incidences à ce jour»100.
37. Quatrièmement, le Qatar affirme que les Emirats arabes unis violent le droit à l’éducation et à la formation reconnu à l’article 5 e) v) de la convention.
38. En expulsant les Qatariens de leur territoire et en leur interdisant de s’y rendre, les Emirats arabes unis empêchent les Qatariens qui suivaient des études dans ce pays de les y poursuivre. Au début du mois de juin 2018, le NHRC faisait état de 148 plaintes déposées par des étudiants qatariens qui étudiaient auparavant aux Emirats arabes unis101.
39. Ainsi, dans son premier rapport, le NHRC mentionne la situation de Mme K. W., une Qatarienne qui étudiait à l’Université Zayed à Dubaï102 et qui a rapporté avoir été informée par cet établissement, le 10 juin 2017, alors qu’elle effectuait sa dernière année d’études, qu’il lui était interdit de poursuivre celles-ci en raison des «récents événements politiques». Pour ces étudiants, la possibilité de poursuivre leurs études hors des Emirats arabes unis n’est pas garantie : selon le ministère qatarien de l’éducation, nombre des étudiants qui étaient inscrits dans des universités dans ce pays n’ont pas pu obtenir leurs relevés de notes, ce qui a rendu difficile, voire impossible, leur transfert dans de nouvelles institutions puisqu’ils ne pouvaient pas fournir de preuves suffisantes des études qu’ils avaient suivies auparavant103.
40. Cinquièmement, le Qatar soutient que le défendeur fait obstacle à la mise en oeuvre du droit des Qatariens au travail ainsi que de leur droit à la propriété, reconnus à l’article 5, paragraphe e) i), et paragraphe d) v), respectivement, de la convention.
99 Ibid.
100 Ibid. par. 26.
101 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar, juin 2018, p. 18, RQ, annexe 22.
102 NHRC, First Report Regarding the Human Rights Violations as a Result of the Blockade on the State of Qatar, 13 juin 2017, p. 10, annexe 5.
103 OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 November 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights, décembre 2017, par. 52, RQ, annexe 16 (dossier de plaidoiries, onglet no 9).
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41. En procédant à l’expulsion collective des Qatariens de leur territoire et en leur interdisant d’y entrer, les Emirats arabes unis empêchent ceux qui y travaillent de continuer de le faire. Au début du mois de juin 2018, le NHRC faisait état de 458 plaintes déposées par des particuliers propriétaires en raison des mesures prises par le défendeur104. Pour ne citer qu’un exemple, il est également fait mention, dans le cinquième rapport du NHRC, du cas de M. H. A., un Qatarien qui résidait aux Emirats arabes unis, et qui a rapporté avoir été contraint, après le 5 juin 2017, d’abandonner ses moyens de subsistance dans le pays où il vivait depuis plus de trente ans105.
42. Les Qatariens sont également privés de la possibilité d’utiliser leurs biens immobiliers aux Emirats arabes unis et d’en recueillir les profits. Ils possèdent de nombreux biens immobiliers sur le territoire émirien. A Dubaï, ils en ont acquis pour un montant d’environ 500 millions de dollars des Etats-Unis pour la seule année 2016106. N’ayant plus le droit d’entrer aux Emirats arabes unis, les propriétaires qatariens ne disposent d’aucun moyen de vérifier l’état de leur bien immobilier ni de collecter les éventuels loyers auxquels ils auraient droit107. Concrètement, les mesures prises par le défendeur privent les Qatariens de tous les droits liés à la propriété — ils ne peuvent ni jouir de leur bien immobilier, ni le vendre, parce qu’ils auraient besoin d’engager à cet effet un tiers non qatarien qui agirait pour leur compte, mais, en raison de l’interdiction dont ils font l’objet, ils ne peuvent signer la procuration nécessaire à cet effet. Les procurations doivent être authentifiées par une ambassade émirienne, mais celle qui se trouve au Qatar est fermée, et celles qui se trouvent dans d’autres pays refuseraient d’authentifier de tels documents pour des Qatariens, et la reconnaissance de la validité des procurations antérieures à l’interdiction est aléatoire108.
43. Enfin, le Qatar affirme que les Emirats arabes unis font obstacle à l’application du droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice, qui est garanti par l’article 5, paragraphe a), de la convention.
104 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar, juin 2018, p. 24, RQ, annexe 22.
105 NHRC, 100 Days Under the Blockade, Third Report on Human Rights Violations Caused by the Blockade Imposed on the State of Qatar, 30 août 2017, p. 7, annexe 12.
106 The boycott of Qatar is hurting its enforcers, The Economist (19 octobre 2017), https://www.economist.com/ middle-east-and-africa/2017/10/19/the-boycott-of-qatar-is-hurting-its-enforcers.
107 NHRC, 100 Days Under the Blockade, Third Report on Human Rights Violations Caused by the Blockade Imposed on the State of Qatar, 30 août 2017, p. 10, annexe 12.
108 OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 November 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights, décembre 2017, par. 40, RQ, annexe 16 (dossier de plaidoiries, onglet no 9).
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44. L’interdiction faite aux Qatariens d’entrer sur le territoire émirien, combinée au fait que le défendeur a érigé en infraction les manifestations de sympathie à l’égard du Qatar, prive les Qatariens de la possibilité d’engager un avocat et de se présenter devant les juridictions nationales. Les mesures tendant à interdire toute expression de «sympathie» à l’égard du Qatar les privent également de la possibilité d’engager un avocat à l’extérieur des Emirats arabes unis, puisque l’aide juridique ainsi apportée pourrait être interprétée comme une expression illicite de sympathie et engager la responsabilité pénale des avocats concernés109. Quand bien même un Qatarien parviendrait à surmonter ces obstacles, l’impossibilité de comparaître physiquement devant les tribunaux, par exemple en tant que témoin, nuit pareillement au droit à un traitement égal devant les juridictions, créant pour les plaideurs qatariens un désavantage qui n’existe pour ceux d’aucune autre nationalité. Ainsi, deux frères qatariens, M. B. Th. et M. A. M., ont hérité au décès de leur père des biens immobiliers et autres qui se trouvent sur le territoire émirien. Or, six mois après la mise en oeuvre des mesures discriminatoires, ils n’ont toujours pas pu faire valoir leurs droits successoraux et se voient ainsi privés de la valeur et du titre de leurs biens immobiliers en location, de la possibilité d’accéder à ces biens, ainsi que des revenus locatifs auxquels ils ont droit110.
45. En somme, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous disposons de bien plus d’éléments qu’il n’en faut pour confirmer que les droits revendiqués au titre des articles 2 et 5 de la convention sont plausibles.
46. Sur ces propos, Monsieur le président, je vous prie de bien vouloir appeler à la barre  peut-être après la pause  M. Klein, qui traitera des articles 4 et 7, ainsi que de l’article 6, et de la manière dont les mesures conservatoires demandées par le Qatar sont liées aux droits que celui-ci revendique dans sa requête. Je vous remercie, Monsieur le président.
Le PRESIDENT : Merci, Madame Amirfar. Avant d’inviter l’intervenant suivant à prendre la parole, la Cour fera une pause de 15 minutes. L’audience est suspendue.
L’audience est suspendue à 11 h 35.
109 Ibid.
110 NHRC, 6 Months of Violations, What Happens Now? The Fourth General Report on the Violations of Human Rights Arising from the Blockade of the State of Qatar, 5 décembre 2017, p. 19, RQ, annexe 17.
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Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. L’audience reprend. Je donne maintenant la parole à M. le professeur Klein. Vous avez la parole.
Mr. KLEIN: Thank you, Mr. President.
IV. THE RIGHTS QATAR IS SEEKING TO PROTECT ARE PLAUSIBLE UNDER ARTICLES 4, 6 AND 7 OF THE CONVENTION AND DIRECTLY LINKED TO THE PROVISIONAL MEASURES REQUESTED
1. Mr. President, Members of the Court, it is an honour for me to participate in these proceedings on behalf of the State of Qatar. As you have just heard, the rights Qatar is seeking to protect in these proceedings are clearly plausible under Articles 2 and 5 of the Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination. I would now like to show you that they are equally plausible under Articles 4, 7 and 6 of the Convention, which concern, respectively, combating incitement to racial discrimination and prejudices, and ensuring access to effective remedies against acts of racial discrimination. I shall also demonstrate, at the end of my brief presentation this morning, that all the provisional measures requested by Qatar are directly linked to the rights it is seeking to protect in these proceedings.
A. Incitement to racial hatred and prejudices
2. Mr. President, Members of the Court, the UAE authorities were quick to accompany the measures they imposed against Qataris with a propaganda campaign directed against Qatar and its nationals. The report of the technical mission conducted in Qatar by the Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights in November 2017 describes in this regard a campaign of “defamation and hatred” in the four States that adopted measures against Qatar and Qataris, a campaign that involved hundreds of press articles and caricatures, some of which even called for the murder of Qataris111. On a number of occasions, that hate speech was relayed by senior Emirati officials. In November 2017, for example, the former Chief of the Dubai Police Force and current Head of General Security for the Emirate of Dubai falsely accused Al Jazeera of
111 Tab 9, Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 Nov. 2017, Report on the impact of the Gulf Crisis on human rights (Dec. 2017), paras. 15 and 16 (Ann. 16).
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provoking an attack in Egypt and called for the bombing of the media network112. I would also remind you that the UAE equally wasted no time in making the expression of sympathy or affection for Qatar a criminal offence, punishable by severe penalties113, which has obviously contributed to the climate of general hostility towards Qatar and Qataris.
3. All these practices are in clear contravention of the provisions of the Convention, which places particular emphasis on combating racist hate speech and racial prejudices114. Article 4 of the Convention thus records the commitment of the States parties not to “permit public authorities or public institutions, national or local, to promote or incite racial discrimination” (Art. 4 (c)). In its General Recommendation XXXV on Combating Racist Hate Speech, the Committee on the Elimination of Racial Discrimination regarded “racist expressions emanating from such authorities or institutions . . . as of particular concern, especially statements attributed to high-ranking officials”115. Under the terms of Article 4, States parties are also obliged to condemn all propaganda that attempts “to justify or promote racial hatred and discrimination in any form”, and to do so regardless of the source of that propaganda.
4. The practices to which I have just referred also place the UAE at odds with the obligations deriving from Article 7 of the Convention, according to which,
“States Parties undertake to adopt immediate and effective measures, particularly in the fields of teaching, education, culture and information, with a view to combating prejudices which lead to racial discrimination and to promoting understanding, tolerance and friendship among nations and racial or ethnical groups”.
5. Echoing that provision, the Committee on the Elimination of Racial Discrimination, in its General Recommendation XXX on Discrimination against Non-Citizens, specifically recommended that the States parties
112Application, fn. 69, Dhahi Khalfan (@Dhahi_Khalfan), Twitter (24 Nov. 2017), https://twitter.com/Dhahi_Khalfan/status/934069452261425152 (unofficial translation: “The alliance should bomb the terrorism propaganda machine. The channel of ISIS, Al Qaeda and Al Nusra, the Jazeera of terrorism.”); U.A.E. security official blames TV for Egypt attack, encourages bombing Al Jazeera, ThinkProgress (25 Nov. 2017), https://thinkprogress.org/u-a-e-security-official-blames-tv-for-egypt-a….
113Tab 7, Attorney General Warns Against Sympathy for Qatar or Objecting to the State’s Positions, Al Bayan Online, 7 June 2017 (Ann. 3).
114See tab 2, Committee on the Elimination of Racial Discrimination, General Recommendation XV on Article 4 of the Convention (1993), para. 1; tab 5, Committee on the Elimination of Racial Discrimination, General Recommendation XXXV on Combating Racist Hate Speech, UN doc. CERD/C/GC/35 (2013), paras. 5 and 10.
115Tab 5, Committee on the Elimination of Racial Discrimination, General Recommendation XXXV on Combating Racist Hate Speech, UN doc. CERD/C/GC/35 (2013), para. 22.
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“[t]ake resolute action to counter any tendency to target, stigmatize, stereotype or profile, on the basis of race, colour, descent, and national or ethnic origin, members of ‘non-citizen’ population groups, especially by politicians, officials, educators and the media, on the Internet and other electronic communications networks and in society at large”116.
6. Quite the opposite has been happening in the UAE for a year now. Far from fighting against prejudices, preventing the development of hate speech and combating its spread, the UAE authorities have allowed it to prosper, and even encouraged it in various ways — when not engaged in such discourse themselves. There is therefore no doubt that the rights Qatar is seeking to protect today under Articles 4 and 7 of the Convention are at the very least plausible.
B. Impossibility of accessing effective legal remedies
7. Mr. President, Members of the Court, the expulsion of all Qataris from the UAE has had another harmful consequence. It has very largely deprived them of access to effective legal recourse to vindicate their rights. My colleague Catherine Amirfar has just described this situation from the perspective of Article 5 of the Convention and the right to equal treatment before tribunals; I shall therefore not dwell any further on the facts.
8. I would simply point out that this situation is also patently at odds with the terms of Article 6 of the Convention, the first part of which provides that:
“States Parties shall assure to everyone within their jurisdiction effective protection and remedies, through the competent national tribunals and other State institutions, against any acts of racial discrimination which violate his human rights and fundamental freedoms contrary to this Convention”.
9. What is more, for the same reasons described earlier by my colleague, it is particularly difficult, if not to say impossible, for Qataris to access UAE tribunals to defend their rights in other areas in which they have been affected by the discriminatory measures taken against them. This is so, for example, for those Qataris who, having been prevented from pursuing their studies as a result of the measures applied from June 2017, would like to take legal action with a view to having the registration fees paid to Emirati educational establishments refunded. The same is true, to take another example, of Qataris who, due to the same measures, have been denied access to their assets or properties in the UAE and who are, for a large part, facing serious financial or
116Tab 4, Committee on the Elimination of Racial Discrimination, General Recommendation XXX on Discrimination against Non-Citizens (2005), para. 12.
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material hardship as a result. Members of the Court, Mr. President, you will moreover notice that apart from only one power of attorney, which is extremely broad in scope117, none of the documents produced by the UAE at the beginning of the week belies this conclusion.
10. These obstacles to the possibility of taking legal action to assert the other rights of Qataris affected by the discriminatory measures in question are clearly inconsistent with the provision in the second limb of Article 6 of the Convention, which requires States parties to assure to everyone within their jurisdiction “the right to seek from such [national] tribunals just and adequate reparation or satisfaction for any damage suffered as a result of such discrimination”. The rights which Qatar is seeking to protect with regard to access by its nationals to effective legal remedies are thus also eminently plausible, under both the first and second part of Article 6.
C. The provisional measures requested by Qatar are directly linked to the rights whose protection is sought
11. As well as the plausibility of the rights alleged to have been violated, it is also necessary to establish that a link exists “between the measures which are requested and the rights which are claimed to be at risk of irreparable prejudice”118. This is indeed the case here. To recall, the provisional measures requested by Qatar broadly concern the cessation, by the UAE, of any and all conduct that could result, directly or indirectly, in any form of racial discrimination against Qataris. This general request covers a number of specific points, including:
 suspending the expulsion of all Qataris from, and the ban on entry into, the UAE on the basis of national origin119;
 taking all necessary steps to ensure that Qataris are not subjected to racial hatred or discrimination and ceasing publication of anti-Qatar statements and caricatures120;
 suspending the application of its Federal Decree-Law No. (5) of 2012, on combating cybercrimes, to any person who “shows sympathy . . . towards Qatar”121;
117 Documents submitted by the UAE, Exhibit 6 (“Power of Attorney”).
118 See Application of the International Convention for the Suppression of the Financing of Terrorism and of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (Ukraine v. Russian Federation), Provisional Measures, Order of 17 April 2017, I.C.J. Reports 2017, p. 135, para. 86.
119 Request for the indication of provisional measures, para. 19 (a) (i).
120 Ibid., para. 19 (a) (ii).
121 Ibid., para. 19 (a) (iii).
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 taking the measures necessary to protect freedom of expression of Qataris in the UAE, including by suspending the UAE’s closure and blocking of transmissions by Qatari media outlets122;
 ceasing and desisting from measures that, directly or indirectly, result in the separation of families that include a Qatari123, result in Qataris being unable to seek medical care124, prevent Qatari students from receiving education or training in the UAE125, or prevent Qataris from accessing, utilizing or managing their property in the UAE126;
 and lastly, taking all necessary steps to ensure that Qataris are granted equal treatment before tribunals and other judicial organs in the UAE, including a mechanism to challenge any discriminatory measures127.
12. All these measures are clearly directly linked to the various rights deriving from the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination, which Ms Amirfar and I have just demonstrated to be plausible, with regard to the general prohibition on racial discrimination, the fight against hate propaganda, and the enjoyment of the civil, political, social, economic and cultural rights referred to in Article 5 of the Convention. This last requirement is thus also satisfied.
13. The plausibility of all the rights whose protection Qatar is seeking through these proceedings and their direct link to the provisional measures requested having been demonstrated, I would ask you, Mr. President, to please give the floor to Lord Goldsmith so that he can show the Court that the remaining conditions for the indication of provisional measures, i.e. urgency and irreparable prejudice, are duly fulfilled in this instance. Thank you, Mr. President, Members of the Court, for your kind attention.
The PRESIDENT: Thank you, Professor Klein. I call on Lord Goldsmith. You have the floor.
122 Ibid., para. 19 (a) (iv).
123 Ibid., para. 19 (a) (v).
124 Ibid., para. 19 (a) (vi).
125 Ibid., para. 19 (a) (vii).
126 Ibid., para. 19 (a) (viii).
127 Ibid., para. 19 (a) (ix).
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Lord GOLDSMITH : Je vous remercie, Monsieur le président.
V. LES MESURES CONSERVATOIRES SONT URGENTES : LE RISQUE D’UN PRÉJUDICE IRRÉPARABLE AUX DROITS EN CAUSE EST RÉEL ET IMMINENT
A. Introduction
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme l’a dit mon éminent confrère, M. Al-Khulaifi, il me revient de vous démontrer qu’un risque réel et imminent de préjudice irréparable pèse sur les droits en cause, et de vous convaincre ainsi du caractère urgent des mesures conservatoires demandées par le Qatar.
2. La faculté d’indiquer des mesures conservatoires est cruciale. Je dirais qu’elle sert un double objectif. Le premier, essentiel comme l’a expliqué mon confrère M. Donovan, est de permettre à la Cour de protéger les droits en cause, de sorte que la procédure en cours ne soit pas compromise. La décision rendue à l’issue de celle-ci sera d’un piètre réconfort pour le demandeur, ou même pour la Cour, si, à ce stade final, les intérêts mêmes que l’on cherchait à protéger ont déjà subi un dommage irréversible du fait du temps écoulé. D’où le second but de la faculté d’indiquer des mesures conservatoires, qui est de protéger plus généralement la valeur des fonctions judiciaires de la Cour128.
3. La Cour a réaffirmé à maintes reprises  y compris tout récemment dans l’Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan)  qu’elle exerce son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires «s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant qu’[elle] ne rende sa décision définitive…». 129
4. Mes confrères ont déjà énuméré les droits qui sont en cause en l’espèce. Il s’agit des droits que le Qatar et les Qatariens tiennent des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR, des droits qui visent à les protéger contre toute forme de discrimination raciale au sens de l’article premier de la
128 R. Kolb, The International Court of Justice (Hart Publishing, 2013), p. 616 («Le but des mesures conservatoires est de permettre à la Cour de préserver à la fois la valeur de ses fonctions judiciaires et les droits respectifs des parties, le temps qu’elle statue.»).
129 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016 (ci-après «Immunités et procédures pénales»), par. 82, citée dans Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017 (ci-après «Ukraine c. Fédération de Russie »), par. 88-89; Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017 (ci-après «Affaire Jadhav»), par. 50.
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convention, notamment dans la jouissance de leurs droits et libertés fondamentaux130. Bien entendu, le Qatar sollicite aussi des mesures pour prévenir une aggravation du différend. Nul besoin cependant de m’attarder sur cet aspect, puisqu’à l’évidence sa demande est liée à la protection des droits en cause ; or, la jurisprudence de la Cour à cet égard est bien connue.
5. L’exposé que j’ai l’honneur de faire au nom du Qatar portera donc essentiellement sur trois points.
6. Premièrement, j’expliquerai en quoi les éléments de preuve présentés à la Cour démontrent que les droits en cause ont subi et continuent de subir un préjudice irréparable. Compte tenu de la nature de ces droits, et sachant qu’ils sont bafoués de manière flagrante depuis un an et continueront de l’être indéfiniment, je crois pouvoir dire que cette conclusion est difficilement contestable.
7. Il est par conséquent inévitable qu’un préjudice irréparable soit porté aux droits en cause: ce préjudice se produit en ce moment même. Je tiens à souligner toutefois que l’existence démontrée d’un risque réel et imminent de dommage irréparable, de préjudice irréparable, suffit évidemment à justifier le caractère d’urgence  nul besoin, par exemple, de prouver que le préjudice est probable (et encore moins qu’il est inévitable). Ainsi, dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en l’Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), la Cour a déclaré que «le simple fait que M. Jadhav fasse l’objet de pareille condamnation et puisse donc être exécuté suffit à établir l’existence d’un tel risque»131.
8. Deuxièmement, je me permettrai de m’appuyer sur la jurisprudence de la Cour pour montrer que cette approche est conforme aux conclusions énoncées dans des affaires antérieures qui concernaient aussi des droits garantis par la CIEDR, parmi lesquels ceux qu’invoque le Qatar, ainsi que d’autres droits de l’homme ou libertés individuelles. Un préjudice irréparable est le corollaire naturel de toute atteinte aux droits invoqués devant la Cour en l’espèce.
130 Pour une définition des «droits en cause», voir la première ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire relative à la Dénonciation du traité sino-belge du 2 novembre 1895, C.P.J.I., série A, n° 8, p. 6.
131 Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), par. 53 (les italiques sont de moi); voir aussi Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014 (ci-après «Timor-Leste c. Australie»), par. 42 («La Cour est d’avis que, si l’Australie ne protégeait pas immédiatement la confidentialité des éléments que ses agents ont saisis le 3 décembre 2013 dans les locaux professionnels d’un conseiller juridique du Gouvernement du Timor-Leste, un préjudice irréparable pourrait être causé au droit du Timor-Leste, de conduire sans ingérence une procédure arbitrale et des négociations.»)
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9. Et, troisièmement, j’examinerai le caractère imminent du préjudice, qui ne fait selon nous aucun doute. Il est attesté que l’exercice des droits en cause est entravé de manière permanente: il est compromis aujourd’hui et le sera encore demain et le jour suivant, et il en sera ainsi jusqu’à ce que le Qatar se plie aux exigences des Emirats arabes unis, ou jusqu’à ce que la Cour vienne en aide aux Qatariens en détresse et indique des mesures conservatoires en leur faveur, ainsi que l’en prie respectueusement le Qatar.
10. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, aucun motif légitime ne justifie les difficultés et la situation traumatisante qu’endurent les Qatariens. Les Emirats arabes unis exercent délibérément des pressions sur le Qatar, notamment en visant ses nationaux, pour le contraindre à modifier sa politique intérieure et extérieure. Par conséquent, ils peuvent difficilement nier que les mesures qu’ils ont prises sont source de difficultés et de souffrances pour les Qatariens, leur objectif étant précisément de causer ces difficultés et ces souffrances afin de faire céder le Qatar. Ainsi qu’il a été expliqué dans la requête et par mes confrères ce matin, les Emirats arabes unis ont publié le 23 juin 2017 une liste de 13 exigences, en subordonnant expressément la levée de l’embargo commercial et diplomatique (y compris la levée des mesures d’expulsion et, partant, le respect des droits des Qatariens) à la condition que le Qatar se plie auxdites exigences132.
11. Etant donné que les Emirats arabes unis refusent de suspendre ou de révoquer leurs mesures illégales  comme l’a démontré mon confrère M. Donovan , le peuple qatarien pourrait subir indéfiniment des violations de ses droits, ainsi que les difficultés et le préjudice qui en résultent. Les Emirats arabes unis ont eu largement l’occasion de révoquer, et en totalité, les mesures discriminatoires ; mais ils n’ont manifestement pas l’intention de le faire. Le Qatar n’a donc eu d’autre choix que de saisir la Cour, afin que celle-ci mette un terme aux souffrances que les Qatariens pourraient endurer indéfiniment. C’est pourquoi il sollicite respectueusement qu’il soit ordonné aux Emirats arabes unis de cesser de manquer à leurs obligations internationales.
132 RQ, par. 26-27.
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B. Les mesures des Emirats arabes unis ont porté, et continuent de porter, un préjudice irréparable aux droits en cause
12. J’en arrive à mon premier point. La Cour a considéré qu’un préjudice était irréparable lorsque la violation «risqu[ait] de ne pas pouvoir être réparée, [parce] qu’il pou[vait] se révéler impossible de revenir au statu quo ante»133. Pour des raisons pratiques, je n’ai pas l’intention, à ce stade, d’inviter la Cour à se reporter à l’un quelconque des documents cités. La source de toutes les citations est bien entendu clairement indiquée dans la plaidoirie écrite mise à la disposition des membres de la Cour.
13. Comme l’ont souligné mes confrères, la Cour n’est pas appelée, au stade actuel de la procédure, à se prononcer définitivement sur des faits relatifs à la violation des droits garantis par la CIEDR. A ce stade, elle évalue seulement le risque de préjudice futur sur la base des «circonstances portées à son attention» et des éléments de preuve dont elle dispose : «futur» en ce sens que le préjudice pourrait survenir à tout moment entre l’instant où je vous parle et celui où la Cour rendra une décision au fond134. S’agissant des «circonstances» à l’examen, il nous semble également pertinent de relever la nature flagrante des violations. Comme l’ont relevé les commentateurs du Statut de la Cour, «il ressort de la jurisprudence de la Cour ... que des mesures conservatoires sont indiquées lorsqu’une violation de droits manifeste et flagrante ne peut être tolérée dans l’attente du prononcé de l’arrêt définitif»135.
14. La Cour a confirmé qu’elle pouvait déterminer l’existence d’un risque de préjudice irréparable à partir d’éléments attestant à première vue que l’exercice des droits en cause avait déjà été restreint auparavant. C’est ainsi que, pendant la procédure consacrée aux mesures conservatoires en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, elle s’est fondée, pour évaluer le risque qu’un préjudice soit causé à l’avenir, sur des rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Elle s’est fondée sur ces rapports, donc, qui montraient, prima facie, que l’exercice de
133 Guinée équatoriale c. France, par. 90. Voir également Timor-Leste c. Australie, par. 42 (où un préjudice irréparable est défini comme suit : «[t]oute violation ... risqu[an]t de ne pas pouvoir être réparée, puisqu’il pourrait se révéler impossible de revenir au statu quo ante»).
134 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 22, par. 44.
135 Voir Karin Oellers-Frahm, «Article 41», in Zimmerman et al., The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, p. 1026 et 1047.
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certains droits garantis par la convention avait déjà fait l’objet de restrictions136 ; tel est également le cas en l’espèce, ainsi qu’en témoignent largement les éléments présentés à la Cour.
15. Dans la présente affaire, la Cour n’a pas besoin, en réalité, de déduire le risque, le risque futur qu’un préjudice soit causé, de seules violations passées. Si l’historique des dommages et pertes est évidemment pertinent, et c’est assurément l’une des preuves que nous faisons valoir, la Cour dispose toutefois d’autres éléments attestant qu’en l’espèce le préjudice irréparable n’est pas seulement un risque réel ; c’est ce qui est en train de se produire. Pour beaucoup, le status quo ante ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. Il ne sera jamais possible d’effacer les effets des mesures émiriennes. Six rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies ont adressé aux Emirats arabes unis une communication, jointe sous l’annexe 11 de la requête, dans laquelle ils disaient notamment ce qui suit :
«Sans préjuger de l’exactitude de ces allégations, nous estimons, compte tenu du préjudice que cette mesure a causé à des milliers de résidents qatariens aux Emirats arabes unis et de résidents émiriens au Qatar, que la situation décrite est d’une extrême gravité. De vives préoccupations sont exprimées au vu du grand nombre de droits auxquels il est porté atteinte, dont les droits à la libre circulation et au choix de sa résidence, à l’unité familiale, à l’éducation, au travail, à la liberté d’expression, à la santé, à la liberté de la pratique religieuse, ainsi que le droit à la propriété privée, que chacun doit pouvoir exercer sans subir de discrimination pour quelque motif que ce soit.»137
Pas moins de six rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies.
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, le préjudice mis en évidence par ces rapporteurs spéciaux se poursuit. Chaque jour qui vient s’ajouter aux 387 autres qui ont déjà vu des personnes séparées de leur famille, des étudiants de leurs études, des patrons de leur entreprise, des propriétaires de leur logement, des employés de leur travail ou des patients de leurs soins médicaux, est un jour irrémédiablement perdu.
17. Aucune décision de la Cour  qu’elle soit rendue dans un, deux ou trois ans  ne pourrait «effacer» tous ces préjudices et «rétablir» le status quo ante138 , termes que je reprends bien entendu de la décision rendue en l’affaire relative à l’Usine de Chorzów.
136 Ukraine c. Fédération de Russie, par. 97.
137 Joint Communication from the Special Procedures Mandate Holders of the Human Rights Council to the United Arab Emirates, 18 août 2017, p. 3, RQ, annexe 11.
138 Voir Usine de Chorzów, compétence, arrêt n° 13, 1928, C.P.J.I., série A, n° 17, p. 47 :
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18. Ma consoeur, Mme Amirfar, a déjà décrit les atteintes subies par les Qatariens, tout comme l’ont fait les nombreux organismes oeuvrant dans le domaine des droits de l’homme qui ont appelé l’attention sur les préjudices que les mesures des Emirats arabes unis causent aux individus et aux familles. Je me permets de rappeler que ces effets continuent de se faire sentir avec la même intensité. A la fin de l’année dernière, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a indiqué ceci :
«La décision du 5 juin a conduit à la séparation temporaire ou potentiellement durable de familles éclatées entre l’un ou l’autre des pays concernés, ce qui a provoqué un sentiment de détresse psychologique ainsi que des difficultés pour certaines personnes qui voulaient aider financièrement leurs proches restés au Qatar ou dans les autres pays.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La majorité des cas n’est toujours pas réglée et les victimes risquent d’en souffrir durablement, en particulier celles dont la famille a été séparée, qui ont perdu leur emploi ou ont été privées d’accès à leurs biens.»139
19. Ma consoeur, Mme Amirfar, a notamment mentionné le cas de Mme S. A., une Qatarienne qui, avant juin 2017, vivait aux Emirats arabes unis avec sa famille140. Son mari est émirien, tout comme ses quatre enfants. Le 5 juin 2017, l’intéressée était en déplacement hors des Emirats arabes unis et elle n’a pas pu y retourner depuis cette date. Cela fait donc plus d’un an qu’elle est séparée de ses enfants. Tant qu’il sera permis aux Emirats arabes unis de continuer de violer la CIEDR, cette famille  et d’autres encore  resteront séparées indéfiniment.
20. Un autre exemple figure dans le cinquième rapport du comité qatarien des droits de l’homme (National Human Rights Committee, ci-après le «NHRC», publié en juin 2018  très récemment, donc. Mme R. K. est une Qatarienne qui a épousé un émirien dont elle a une fille,
«Le principe essentiel, qui découle de la notion même d’acte illicite et qui semble se dégager de la pratique internationale, notamment de la jurisprudence des tribunaux arbitraux, est que la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis. Restitution en nature, ou, si elle n’est pas possible, paiement d’une somme correspondant à la valeur qu’aurait la restitution en nature ; allocation, s’il y a lieu, de dommages-intérêts pour les pertes subies et qui ne seraient pas couvertes par la restitution en nature ou le paiement qui en prend la place.»
139 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 Nov. 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights, décembre 2017, par. 32 et 64, RQ, annexe 16 ; dossier de plaidoiries, onglet no 9.
140 Voir plus haut, par. 29 (Amirfar).
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également de nationalité émirienne141. La mère et la fille vivaient au Qatar tandis que le mari résidait et travaillait aux Emirats arabes unis. Cette famille se rendait fréquemment d’un pays à l’autre, mais, depuis le 5 juin 2017, c’est devenu impossible. Compte tenu des dispositions prises par les Emirats arabes unis et de l’hostilité dont les Qatariens sont la cible, Mme R. K. redoute que sa fille, si elle quitte le Qatar pour rendre visite à son père, ne soit plus être autorisée à revenir, ce qui signifierait qu’elle-même en serait séparée pour une durée indéterminée. Voilà donc un couple qui ne sait pas quand ou même s’il pourra se revoir, et un père et sa fille qui vivent la même incertitude.
21. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, nous avons entendu que ce préjudice était exacerbé par le fait qu’il s’inscrivait dans un climat de peur délibérément entretenu par les Emirats arabes unis. Certaines familles, rapporte-t-on, n’osent même plus se parler au téléphone. Une Qatarienne a déclaré à Amnesty International que ses frères, qui se trouvent aux Emirats arabes unis, «craign[aient] de parler [à leurs proches], même au téléphone. La loi leur interdit de sympathiser avec [eux]. Ils font preuve de beaucoup de retenue dans les conversations, comme s’ils parlaient à des étrangers»142. Cette crainte est provoquée par le décret dont nous avons parlé à la Cour.
22. Mes confrères ont également mentionné des atteintes discriminatoires au droit à l’éducation et à la formation143, préjudices qui sont, eux aussi, irréparables et d’une durée indéterminée. M. G. H. était en dernière année de droit à l’Université d’Al Jazira144 aux Emirats arabes unis, où il avait étudié pendant trois ans, s’acquittant lui-même des frais de scolarité. M. G. H. n’a pas pu achever ses études. L’université n’a pas répondu à ses courriers électroniques, non plus qu’elle l’a aidé à trouver une autre solution145.
141 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar (juin 2018), p. 17, RQ, annexe 22.
142 Amnesty International, Gulf dispute: Six months on, individuals still bear brunt of political crisis, 14 décembre 2017, https://www.amnesty.org/en/documents/mde22/7604/2017/en/.
143 Voir plus haut, par. 37-39 (Amirfar).
144 Le nom officiel de cette université est Université de Jazeera. 145 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violations: A Year of the Blockade Imposed on Qatar (juin 2018), p. 20, RQ, annexe 22.
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23. De même, avant le mois de juin 2017, M. K. W. était étudiant en dernière année à l’Université Zayed à Doubaï et travaillait en parallèle comme jockey à l’écurie Al Nasr. Le 10 juin 2017, l’administration de l’université l’a informé qu’il lui était «interdit de poursuivre ses études» en raison des «récents changements politiques». M. K. W. a vu son existence bouleversée du jour au lendemain. Comme il l’a déclaré au comité qatarien des droits de l’homme, il a «perdu [s]a formation, [s]on emploi et [s]on avenir»146.
24. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, tant que les Qatariens seront exclus des Emirats arabes unis au motif de leur origine nationale, des personnes seront empêchées d’oeuvrer à leur avenir et d’atténuer les préjudices qu’elles décrivent.
25. Selon nous, nombre d’étudiants qatariens vivant aux Emirats arabes unis ont subi le même sort. Certains n’ont plus les moyens de poursuivre leurs études, de passer des diplômes dans le même domaine ou d’un niveau équivalent, voire simplement d’obtenir leurs relevés de note pour pouvoir reprendre leurs études dans un autre pays147. Si l’on peut considérer qu’une année de césure dans les études n’est pas chose inhabituelle, l’effet préjudiciable d’une telle interruption s’accroît néanmoins de manière exponentielle avec le temps. Nous affirmons respectueusement qu’un changement s’impose maintenant si l’on veut enrayer ce préjudice qui ne cesse de s’accroître.
26. Ceux qui ont un emploi ou une entreprise aux Emirats arabes unis voient également leur avenir gravement compromis par les mesures mises en oeuvre, y compris ceux qui y résident et contribuent à la vie du pays depuis des décennies. Mme Amirfar vous a parlé de M. H.A., un Qatarien né en 1953, qui a déclaré ce qui suit au comité qatarien des droits de l’homme: «Je réside depuis 30 ans dans l’émirat d’Abou Dhabi, aux Emirats arabes unis, et j’y travaille. Lorsque les relations avec l’Etat du Qatar ont été rompues, il m’a fallu tout laisser à Abou Dhabi et rentrer dans mon pays, et c’est ainsi que j’ai tout perdu : mon emploi et ma vie.»148
146 NHRC, First Report Regarding the Human Rights Violations as a Result of the Blockade on the State of Qatar (13 juin 2017), p. 10, RQ, annexe 5.
147 HCDH, OHCHR Technical Mission to the State of Qatar, 17-24 Nov. 2017, Report on the Impact of the Gulf Crisis on Human Rights, décembre 2017, par. 52, RQ, annexe 16.
148 NHRC, 100 Days Under the Blockade, Third Report on Human Rights Violations Caused by the Blockade Imposed on the State of Qatar (30 août 2017), p. 7, RQ, annexe 12.
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27. Mes confrères vous ont parlé aussi des centaines de Qatariens qui ont été forcés d’abandonner leur foyer et d’autres biens aux Emirats arabes unis. Ils vous ont décrit les obstacles qui empêchent les Qatariens de vendre ces biens ou de réaliser d’autres transactions juridiques. Toutes ces personnes sont-elles censées acheter une maison pour se réinstaller là où elles se trouvent maintenant? Beaucoup ne savent pas ce qu’il adviendra de leurs avoirs actuels et vivent dans un climat de stress à cause de cette incertitude. Permettez-moi de vous donner citer juste un cas, celui de trois frères qui ont témoigné auprès du comité qatarien des droits de l’homme en août dernier: ces Qatariens qui avaient hérité de plusieurs propriétés de leur père à Sharjah ont déclaré qu’ils ne pouvaient plus avoir accès à leurs biens ni en toucher les loyers149, et qu’ils ignoraient totalement quel était le sort présent ou futur de leurs entreprises et de leurs terres.
28. Ce préjudice, comme il a été dit, a été aggravé par l’absence de tout mécanisme juridique efficace devant lequel les personnes concernées auraient pu contester les mesures discriminatoires ou faire valoir leurs droits. Mme Amirfar et M. Klein vous ont expliqué cela en détail ce matin.
29. Ces exemples sont ceux de quelques individus et de leur famille, mais je vous assure qu’un grand nombre de Qatariens pourraient témoigner de difficultés similaires. Comme nous l’avons déjà dit, plus de 3600 mariages de couples qataro-émiriens sont enregistrés. Cela donne une idée de l’ampleur de cette situation de détresse. Les récits de souffrances endurées par des Qatariens que vous avez entendus font état d’un préjudice qui ne pourra jamais être «effacé»  j’insiste sur ce terme , et de mesures qui continuent d’avoir une incidence sur la vie de ceux qui racontent et sur celle de leur entourage. L’espoir que la situation ne soit que temporaire se dissipe rapidement.
30. Il nous semble qu’en l’espèce, la Cour n’a pas besoin de se demander si un préjudice irréparable pourrait se produire à l’avenir. Il est démontré qu’un tel préjudice existe d’ores et déjà et se poursuit à l’évidence, en raison du refus des Emirats arabes unis de respecter la CIEDR. C’est seulement si la Cour intervient maintenant pour faire cesser maintenant ces souffrances et privations que les nombreux Qatariens qui les endurent verront leur sort adouci.
149 Ibid.
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C. Un préjudice irréparable est le corollaire naturel d’une atteinte aux droits invoqués devant la Cour
31. Selon nous, les éléments de preuve produits montrent que les droits qui sont en cause en l’espèce risquent véritablement de subir un préjudice irréparable tel que ceux que les mesures conservatoires visent à prévenir. Et il n’y a là rien de surprenant, car ce risque participe de la nature même des violations alléguées  des violations que subiraient ces droits. Une atteinte aux droits invoqués devant la Cour entraîne en effet nécessairement un préjudice irréparable. Permettez-moi de développer brièvement ce point.
32. Mme Amirfar a déjà mentionné l’importance prioritaire que la communauté internationale attache à la nécessité de protéger les individus contre la discrimination raciale150. La non-discrimination est un principe, un principe fondamental du droit des droits de l’homme et, par définition, aller en l’encontre de l’interdiction de discriminer emporte des conséquences graves dont la portée est considérable. Cela compromet «la dignité et de l’égalité de tous les êtres humains», pour reprendre le principe bien connu qui sous-tend la Charte des Nations Unies et les instruments relatifs aux droits de l’homme, y compris la CIEDR151, dont le préambule rappelle que «toute doctrine de supériorité fondée sur la différenciation entre les races» est non seulement «scientifiquement fausse» mais également «moralement condamnable et socialement injuste et dangereuse»152.
33. Mme Amirfar vous a également expliqué quelles étaient les dispositions de la convention qui protègent les individus contre la discrimination raciale. Le non-respect, par les Emirats arabes unis, de leurs obligations, tel qu’il est porté devant la Cour, cause  inévitablement  un préjudice durable aux particuliers et à leurs familles, mais aussi à la paix et la sécurité internationales. Dès juin 2017, Amnesty International a signalé que «(l]a situation dans laquelle se retrouv[aient] [l]es gens dans la région du Golfe témoign[ait] d’un mépris flagrant pour la dignité humaine»153. Le comité qatarien des droits de l’homme, dans son cinquième rapport dont j’ai déjà parlé, a souligné quant à lui les multiples facettes que revêt le préjudice: «[l]a persistance de la
150 Voir plus haut, p. 31-32, par. 3-6 (Amirfar).
151 Assemblée générale des Nations Unies, déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948, 217 A (III), préambule.
152 CIEDR, préambule ; dossier de plaidoiries, onglet no 1.
153 Amnesty International, Tensions entre des pays du Golfe et le Qatar : la dignité humaine bafouée et des familles dans l’incertitude à l’expiration du délai imposé (19 juin 2017), p. 1, RQ, annexe 6.
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crise et de la situation tragique des victimes, sans que celles-ci soient dédommagées ni rétablies dans leurs droits, menace la sécurité internationale et compromet les tentatives de médiation»154.
34. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, dans les ordonnances en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendues précédemment dans des affaires qui portaient également sur la CIEDR, opposant la Géorgie et l’Ukraine, respectivement, à la Fédération de Russie, la Cour a conclu que tout préjudice causé aux droits invoqués dans ces procédures  droits figurant, là aussi, parmi ceux énoncés à l’article 5 de la convention  serait irréparable de par la nature même de ces droits155. Dans l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, elle est parvenue à la même conclusion, en tenant compte du fait, entre autres, que «les personnes concernées [étaient] exposées à des privations, à un sort pénible et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé»156.
35. Dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, la Cour a relevé que «certains droits en cause dans [ladite] procédure, notamment les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels établis aux alinéas c), d) et e) de l’article 5 de la CIEDR, [étaient] de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable»157. Nous faisons respectueusement valoir que nombre des droits invoqués par le Qatar dans la présente procédure font partie des droits ainsi qualifiés par la Cour.
36. Par le passé déjà, la Cour avait considéré qu’il existe une «possibilité sérieuse» de préjudice irréparable dès lors que les droits des personnes sont en jeu, notamment lorsque celles-ci sont exposées à des privations, à un sort pénible et angoissant, ou à des dangers pour leur vie et leur santé.158 La discrimination raciale est évidemment aussi condamnée par la communauté
154 NHRC, «Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violation: A Year of the Blockade Imposed on Qatar» (juin 2018), p. 62, RQ, annexe 22.
155 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008 (ci-après «Géorgie c. Fédération de Russie»), par. 142 ; Ukraine c. Fédération de Russie, par. 96.
156 Géorgie c. Fédération de Russie, par. 142.
157 Ukraine c. Fédération de Russie, par. 96.
158 Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, par. 42 : «Considérant que la persistance de la situation qui fait l’objet de la requête expose les êtres humains concernés à des privations, à un sort pénible et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé et par conséquent à une possibilité sérieuse de préjudice irréparable».
Voir également, par exemple, Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), mesures conservatoires, ordonnance du 1er juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000, par. 40-43 :
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internationale, en partie parce qu’elle risque de causer «des privations [ou] un sort pénible et angoissant». Or, un tel risque pèse sur les droits invoqués par le Qatar.
37. Le Qatar invite respectueusement la Cour, lorsqu’elle évaluera s’il existe un risque futur de préjudice, à garder à l’esprit qu’un préjudice irréparable est le corollaire naturel de toute atteinte aux droits en cause en l’espèce. Pour cette raison également, la condition du risque de préjudice irréparable est remplie.
D. L’imminence du préjudice est incontestable
38. J’en viens à présent à la troisième question : celle de l’imminence. Pour déterminer s’il existe un risque de préjudice imminent, la Cour s’est, en de précédentes occasions, posé la question de savoir si un préjudice irréparable «p[ouvait] intervenir à tout moment» ou avant le prononcé de sa décision sur le fond159.
39. Pour répondre à ces questions, la Cour a examiné, entre autres facteurs, les preuves de violations passées, le risque de répétition et la vulnérabilité des populations concernées160.
«Considérant … les droits… au respect des règles du droit international humanitaire et des instruments relatifs à la protection des droits de l’homme; et considérant que ce sont les droits ainsi revendiqués qui doivent retenir l’attention de la Cour dans son examen de la présente demande en indication de mesures conservatoires… Considérant qu’au vu des circonstances, la Cour est d’avis que les personnes, les biens et les ressources se trouvant sur le territoire du Congo, en particulier dans la zone de conflit, demeurent gravement exposés, et qu’il existe un risque sérieux que les droits en litige dans la présente espèce, tels que décrits au paragraphe 40 ci-dessus, subissent un préjudice irréparable.»
159 Affaire Jadhav, par. 53-54 :
«la Cour considère que, s’agissant du risque de préjudice irréparable qui pourrait être causé aux droits invoqués par l’Inde, le simple fait que M. Jadhav fasse l’objet de pareille condamnation et puisse donc être exécuté suffit à établir l’existence d’un tel risque Cela donne à entendre que cette exécution pourrait intervenir à tout moment [après la fin août 2017], avant que la Cour n’ait rendu sa décision finale en l’affaire.» ;
Immunités et procédures pénales, par. 90 : «Ce risque est en outre imminent dès lors que les actes susceptibles d’infliger un tel préjudice aux droits allégués par la Guinée équatoriale peuvent intervenir à tout moment.»
160 Géorgie c. Fédération de Russie, par. 143 :
«Considérant que la Cour est consciente du caractère exceptionnel et complexe de la situation sur le terrain en Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans les régions adjacentes, et prend note des incertitudes qui demeurent quant à la question de savoir qui y détient l’autorité ; que, sur la foi des informations versées au dossier de l’affaire, elle estime que la population de souche géorgienne qui se trouve dans les régions touchées par le récent conflit demeure vulnérable ;
Considérant en outre que la situation en Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans les régions adjacentes de Géorgie est instable et pourrait changer rapidement ; que, étant donné les tensions actuelles et l’absence d’un règlement global du conflit dans cette zone, la Cour estime que les populations de souche ossète et abkhaze demeurent également vulnérables ;
Considérant que, s’il a été entrepris d’y remédier, les problèmes des réfugiés et des personnes déplacées dans cette zone n’ont pas encore été résolus dans leur totalité».
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40. En outre, comme je l’ai indiqué au début de mon exposé, lors de la phase de l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie relative aux mesures conservatoires, des rapports d’organes de protection des droits de l’homme avaient joué un rôle crucial dans l’appréciation de ces facteurs par la Cour, et donc dans son appréciation de l’imminence du préjudice. La Cour avait «pr[is] note» de deux rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, ainsi que d’un rapport de la mission de l’OSCE chargée de l’évaluation de la situation des droits de l’homme en Crimée161.
41. Dans la présente affaire, les Emirats arabes unis violent la convention de manière continue et le préjudice se fait sentir jour après jour : la vulnérabilité de la population est évidente. La Cour dispose d’une pléthore d’éléments –– y compris de multiples rapports et lettres émanant d’organes de protection ou de défense des droits de l’homme –– qui attestent qu’un préjudice irréparable non seulement pourrait intervenir avant le prononcé de sa décision sur le fond, mais intervient actuellement de manière continue. Il ne fait selon nous aucun doute qu’il existe un risque de préjudice réel et imminent.
42. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, les effets durables du préjudice actuellement porté aux droits en cause ont encore été constatés dans un récent rapport du NHRC –– je cite : «[l]a majorité des cas de victimes et de parties touchées par le blocus, en
161 Ukraine c. Fédération de Russie, par. 97 :
«A cet égard, la Cour prend note du rapport du HCNUDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (pour la période allant du 16 mai au 15 août 2016), dans lequel il est noté que «l’interdiction imposée a[u] M[a]jlis, assemblé[e] représentativ[e] de l’autogouvernement avec des fonctions quasi-exécutives, semble refuser aux Tatars de Crimée (autochtones de Crimée) le droit de choisir leurs autorités représentatives», ainsi que de son rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (pour la période allant du 16 août au 15 novembre 2016), dans lequel le HCNUDH indique qu’aucune des ONG tatares de Crimée actuellement enregistrées en Crimée ne peut être considérée comme ayant le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis, dont les membres sont élus par le Kurultai, soit l’Assemblée des Tatars de Crimée. La Cour prend aussi note du rapport de la mission de l’OSCE chargée de l’évaluation de la situation des droits de l’homme en Crimée (rapport établi pour la période allant du 6 au 18 juillet 2015), selon lequel «[l]’enseignement de l’ukrainien et dans cette langue est en train de disparaître de Crimée, par le biais de pressions sur les directions d’école, les enseignants, les parents et les enfants, dans le but de cesser tout enseignement en langue ukrainienne et de l’ukrainien». Le HCNUDH a, pour sa part, fait observer que «[l]e début de l’année scolaire 2016–2017 en Crimée et dans la ville de Sébastopol … confirm[ait] le déclin continu de l’ukrainien en tant que langue d’enseignement» (rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, du 16 août au 15 novembre 2016). Ces rapports attestent, prima facie, l’existence de restrictions quant à la disponibilité de cours en langue ukrainienne dans les établissements d’enseignement de Crimée.»
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particulier des familles mixtes, n’est toujours pas réglée et la crise en cours fera sentir ses effets néfastes sur le long terme»162.
43. Dans le même rapport, qui date de juin 2018, le NHRC écrit :
«le présent document couvre les cas de violations rapportées au NHRC, ainsi que ceux constatés par la commission d’indemnisation, le nombre total de violations recensées s’élevant à des dizaines de milliers, et ne cessant de s’accroître. A ce jour, le NHRC et la commission continuent de recevoir des réclamations.»163
Ce rapport fait état de violations du droit à la vie de famille, du droit à l’éducation, du droit au travail, du droit à la propriété, du droit de circuler librement et de choisir sa résidence, du droit à la santé et du droit d’ester en justice164.
44. Dans un autre rapport, également de juin 2018, Amnesty International relate que, «un an plus tard, la situation ne s’est pas améliorée. Les lendemains des résidents de la région demeurent incertains … Les familles attendent toujours d’être réunies»165.
45. Certes, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, comme Mme Amirfar vous l’a indiqué, les Emirats arabes unis nous ont communiqué en début de semaine plusieurs documents censés décrire des mesures d’atténuation ; je répète que nous y reviendrons au second tour, lorsque nous aurons entendu ce que les Emirats arabes unis déclareront demain à ce sujet. Cela étant, Mme Amirfar a démontré, entre autres choses, que ces mesures d’atténuation avaient déjà été déclarées inefficaces par des tierces parties indépendantes, et notamment par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dans son rapport. La persistance du préjudice ressort également, comme je l’ai dit plus tôt, d’autres rapports eux aussi publiés il y a quelques jours encore.
46. Monsieur le président, il est clair que la population demeure vulnérable et que –– pour reprendre les termes de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie –– même s’il «ét[ait] entrepris d’y remédier» (ce qui n’est pas le cas, comme le montrent les éléments de preuve que j’ai examinés), l’indication de mesures
162 NHRC, Fifth General Report, Continuation of Human Rights Violation: A Year of the Blockade Imposed on Qatar (juin 2018), p. 64, RQ, annexe 22.
163 Ibid., p. 6.
164 Ibid.
165 Amnesty International, One Year since the Gulf Crisis, Families are Left Facing an Uncertain Future, 5 juin 2018, disponible en anglais à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2018/06/one-year-since-gulf….
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conservatoires serait appropriée étant donné que –– pour citer la même ordonnance –– «les problèmes … n’ont pas encore été résolus dans leur totalité»166. Le fait est là, et cela à tout le moins doit être clair.
47. En résumé, la question n’est pas de savoir ici si un éventuel préjudice risque ou non de survenir dans l’avenir. En l’espèce, le préjudice est actuel et constant. La condition de l’imminence est clairement remplie.
48. Les Emirats arabes unis ont eu maintes occasions de régler le problème, comme M. Donovan vous l’a exposé. Nombre d’organes faisant autorité les ont avertis des dommages que leurs actes causaient. Pourtant, ils s’obstinent à utiliser la coercition comme un instrument de politique étrangère en se souciant fort peu, voire pas du tout, des souffrances qu’ils infligent sur le plan individuel. Ce faisant, ils ont également aggravé le présent différend.
E. Conclusion
49. Monsieur le président, voici mes observations finales. Nous estimons, en conclusion, qu’il ne fait aucun doute que les mesures sollicitées sont urgentes et doivent être indiquées afin d’empêcher que les droits en cause –– à savoir les droits du Qatar et des Qatariens en vertu de la convention –– ne subissent un préjudice irréparable, et donc d’empêcher que la présente procédure ne soit compromise.
50. Ainsi que la Cour l’a elle-même reconnu, les droits en question sont de telle nature que tout préjudice qui pourrait leur être porté serait irréparable. De fait, un préjudice irréparable est le corollaire naturel d’une atteinte à pareils droits.
51. Les éléments de preuve auxquels je me suis référé le démontrent clairement, me semble-t-il. Chacune des histoires que mes confrères ou moi-même vous avons relatées aujourd’hui suffit à établir que les droits en cause risquent de manière imminente de subir un préjudice irréversible.
52. Cela fait aujourd’hui plus d’un an que des maris sont séparés de leur femme, et des enfants de leurs parents. Chaque jour qui passe dans leur vie est une journée perdue loin des leurs. Les Qatariens qui n’ont pu recevoir ou achever un traitement médical vivent, sans savoir jusqu’à
166 Géorgie c. Fédération de Russie, par. 143.
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quand, avec les limitations physiologiques et psychologiques qui en résultent. Les Qatariens expulsés des Emirats arabes unis ont perdu leur emploi, leurs biens, leurs investissements, l’accès à une éducation et à des perspectives –– en bref, on les a dépossédés de leur vie et on a compromis leur avenir, dont le cours sera peut-être définitivement infléchi. Force est de conclure, du moins est-ce mon sentiment, que ces personnes ont enduré, endurent actuellement et –– sauf à ce que la Cour intervienne –– continueront d’endurer des privations et un sort pénible et angoissant. Partant, les droits que la convention vise à protéger subiront un préjudice qui sera par nature irréparable. La cause en est selon nous évidente : il s’agit du refus des Emirats arabes unis de respecter l’interdiction de la discrimination raciale que leur impose la convention.
53. Monsieur le président, la boucle est bouclée et j’en reviens là où M. Al-Khulaifi et moi-même avons commencé. Il est nécessaire et urgent d’indiquer des mesures conservatoires pour protéger les droits qui sont en cause en l’espèce, des droits fondamentaux que chacun doit pouvoir exercer sans subir aucune discrimination raciale, et pour faire en sorte que la décision finale de la Cour sur le fond aura bien l’effet escompté –– à savoir assurer le respect de ces droits. Pour que les droits en cause ne deviennent pas lettre morte, nous implorons la Cour d’agir dès à présent.
54. C’est sur cette imploration pressante que s’achève ma plaidoirie et –– à moins que je ne puisse vous être encore d’une quelconque assistance, Monsieur le président –– ce premier tour de parole réservé au Qatar. Il ne me reste plus qu’à vous remercier, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, de votre aimable attention.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Lord Goldsmith. Votre exposé met effectivement un terme au premier tour de plaidoiries du Qatar. La Cour se réunira de nouveau demain, à 10 heures, pour entendre le premier tour de plaidoiries des Emirats arabes unis. L’audience est levée.
L’audience est levée à 12 h 45.
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