Opinion individuelle de M. le juge Gevorgian

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163-20180606-JUD-01-07-EN
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163-20180606-JUD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Première exception préliminaire de la France  Article 4 de la convention de Palerme  Immunités incluses dans l’égalité souveraine  Conséquences de l’interprétation que fait la Cour de l’article 4  Absence de compétence ratione materiae de la Cour  Caractère limité du paragraphe 2 de l’article 35 de la convention de Palerme  Consentement de l’Etat  Risques de l’élargissement de la compétence de la Cour  Respect impératif des immunités par les Etats parties dans le cadre de l’application de la convention de Palerme.
1. Je me suis prononcé en faveur de la première exception préliminaire de la France, qui affirme que la Cour n’est pas compétente en vertu de la convention de Palerme. Dans la présente opinion individuelle, je souhaite préciser ma position concernant certains éléments du raisonnement qui sous-tend la conclusion de la Cour.
2. Le différend dont la Cour était saisie portait sur diverses questions qui sont définies aux paragraphes 67 à 73 de l’arrêt. Ma principale préoccupation a trait aux conséquences de l’interprétation de l’article 4 de la convention de Palerme que la Cour a faite et qui appuie sa conclusion sur l’absence de compétence ratione materiae pour connaître des violations des immunités des Etats et de leurs agents que la France aurait commises.
3. La disposition en question se lit comme suit :
«1. Les États Parties exécutent leurs obligations au titre de la présente Convention d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale des États et avec celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États.
2. Aucune disposition de la présente Convention n’habilite un État Partie à exercer sur le territoire d’un autre État une compétence et des fonctions qui sont exclusivement réservées aux autorités de cet autre État par son droit interne.»
Selon la Guinée équatoriale, cette disposition a une portée générale et doit être interprétée à la lumière des dispositions de fond de la convention de Palerme. La référence à l’égalité souveraine figurant au paragraphe 1 vise à couvrir la protection des immunités ; en conséquence, une fois qu’il a été démontré que les actes de la France ont été accomplis en application de l’une quelconque des dispositions de fond de la convention de Palerme, la Cour est compétente ratione materiae. La France conteste cette interprétation et considère l’article 4 comme une «directive interprétative» générale qui n’incorpore aucun des principes susmentionnés dans le champ de la convention.
4. La compétence de la Cour en vertu de la convention de Palerme est fondée sur le paragraphe 2 de l’article 35, qui renvoie aux «différends concernant l’interprétation ou l’application» de la convention. Cette disposition, comme toute autre clause compromissoire, se limite à la substance du traité. Comme la Cour l’a affirmé lors de la deuxième phase des affaires du Sud-Ouest africain, «les clauses juridictionnelles sont … , par leur nature et par leur effet, des dispositions de procédure et non de fond ... La clause juridictionnelle ne détermine pas si une partie a des droits de fond, mais seulement si, à supposer qu’elle les ait, elle peut les faire valoir devant un
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tribunal»1. Dans la présente affaire, la question centrale est celle de savoir si la clause juridictionnelle consacrée au paragraphe 2 de l’article 35 autorise la Guinée équatoriale à invoquer les immunités des Etats et de leurs agents devant la Cour. Selon l’arrêt,
«l’aspect du différend opposant les Parties au sujet de l’immunité invoquée en faveur du vice-président équato-guinéen et de l’immunité de toute mesure de contrainte invoquée en faveur de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris en tant que bien d’Etat ne concerne pas l’interprétation ou l’application de la convention de Palerme. Dès lors, la Cour n’a pas compétence pour connaître de cet aspect du différend»2.
5. La Cour fonde cette conclusion sur la constatation que «les règles du droit international coutumier relatives aux immunités des Etats et de leurs agents ne sont pas incorporées dans l’article 4»3. Tout en relevant à juste titre que les immunités découlent du principe de l’égalité souveraine mentionné à l’article 4 de la convention de Palerme4, elle explique que cette disposition
«ne fait nullement référence aux règles du droit international coutumier, en ce compris celles de l’immunité de l’Etat, qui découlent de l’égalité souveraine, mais au principe même de celle-ci. . . Lu dans son sens ordinaire, le paragraphe 1 de l’article 4 n’impose pas aux Etats parties, par sa référence à l’égalité souveraine, l’obligation de se comporter d’une manière compatible avec les nombreuses règles de droit international qui protègent la souveraineté en général, ainsi qu’avec toutes les conditions dont ces règles sont assorties»5.
6. A la lumière de cette conclusion, il est affirmé dans l’arrêt que «point n’est besoin pour la Cour de déterminer plus avant le champ ou le contenu des obligations des Etats parties au titre de l’article 4 de la convention de Palerme»6.
7. Selon moi, la référence à l’égalité souveraine faite à l’article 4 de la convention de Palerme était destinée à inclure la protection des immunités des Etats et de leurs agents, mais n’entre pas dans le champ des dispositions couvertes par la clause compromissoire. C’est ce que reflète le présent arrêt, où la Cour rappelle que «les règles relatives à l’immunité de l’Etat procèdent du principe de l’égalité souveraine des Etats»7.
8. Cela étant, il faut reconnaître que la portée de la clause compromissoire n’est pas aussi large que le prétend la Guinée équatoriale. Compte tenu du caractère général des principes de «l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention» mentionnés à l’article 4 de la convention de Palerme, l’incorporation de toutes les règles coutumières comprises dans ces principes peut avoir pour effet de porter atteinte au principe du consentement à la compétence de la Cour énoncé au paragraphe 2 de l’article 35 dudit instrument.
1 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud; Libéria c. Afrique du Sud), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966, p. 39, par. 64-65.
2 Arrêt, par. 102.
3 Ibid.
4 Ibid., par. 93.
5 Ibid.
6 Ibid., par. 119.
7 Ibid., par. 93.
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9. En particulier, les demandeurs pourraient invoquer la compétence ratione materiae de la Cour en liant artificiellement un différend concernant un point accessoire du droit international aux dispositions de fonds de la convention de Palerme. Partant, tout différend indirectement lié à l’une quelconque des dispositions de fond de la convention de Palerme serait un différend «ayant trait» à celle-ci. En conséquence, dès lors que l’application de l’une de ses dispositions serait en jeu, la Cour serait compétente pour les nombreuses branches du droit international qui contiennent des règles reflétant les principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention. La compétence de la Cour serait ainsi élargie à des questions pour lesquelles les Etats parties n’ont pas donné leur consentement en vertu du paragraphe 2 de l’article 35.
10. L’arrêt de la Cour ne saurait en aucun cas être interprété comme portant atteinte aux obligations en matière d’immunités qui s’imposent aux Etats parties à la convention de Palerme lorsqu’ils s’acquittent des obligations découlant de celle-ci. Cela est réaffirmé au paragraphe 102 de l’arrêt, où il est dit que la conclusion de la Cour relative à la compétence «est sans préjudice de l’applicabilité de ces règles»8. Comme l’a rappelé la Cour, il existe une
«différence fondamentale entre, d’une part, l’existence et la force contraignante d’obligations résultant du droit international et, d’autre part, l’existence d’une cour ou d’un tribunal compétent pour résoudre des différends relatifs au respect de ces obligations. Le fait qu’une telle cour ou un tel tribunal n’existe pas ne signifie pas que les obligations n’existent pas. Elles conservent leur validité et leur force juridique»9.
En ce qui concerne plus particulièrement la question des immunités des agents des Etats, il est, a constaté la Cour,
«clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’Etat, telles que le chef de l’Etat, le chef du gouvernement ou le ministre des affaires étrangères, jouissent dans les autres Etats d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales»10.
Le respect de cette obligation n’ayant pas de rapport avec le défaut de compétence de la Cour pour ce qui est de l’article 4 de la convention de Palerme, il conserve donc une importance primordiale dans les relations entre les Etats parties à cette convention.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
___________
8 Arrêt, par. 102.
9 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 104, par. 148.
10 Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 20-21, par. 51. (Les italiques sont de moi.)

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