Déclaration de M. le juge Crawford

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE CRAWFORD
[Traduction]
Article 4 de la convention de Palerme  Paragraphe 1 de l’article 4 non limité à une clause sans préjudice  Obligation imposée par le paragraphe 1 de l’article 4 conformément à ses termes  Article 4 en tant que garde-fou contre l’intervention sur le territoire d’un autre Etat partie  Travaux préparatoires de l’article 4 de la convention de Palerme  Travaux préparatoires de l’article 2 de la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (1988).
1. Dans la présente affaire, la Guinée équatoriale invoque l’article 4 de la convention de Palerme pour bénéficier de la protection conférée par certaines règles de droit international. Son principal argument est que l’article 4 incorpore par référence les règles internationales coutumières relatives aux immunités des Etats et de leurs agents, car celles-ci découlent du principe de l’égalité souveraine que le paragraphe 1 de l’article 4 fait obligation aux Etats parties de respecter1.
2. Cet argument est fondé sur l’hypothèse que le paragraphe 1 de l’article 4 donne un effet juridique, aux fins de l’application de la convention de Palerme, aux principes du droit international coutumier auxquels il fait référence, à savoir l’égalité souveraine, l’intégrité territoriale et la non-intervention dans les affaires intérieures des autres Etats. Au sens strict, il n’était pas nécessaire que la Cour détermine si tel est le cas puisque, pour les raisons indiquées aux paragraphes 92 à 102 de l’arrêt, auxquels je souscris pleinement, l’article 4 n’incorpore pas les règles relatives aux immunités des Etats et de leurs agents. En outre, il suffisait, pour rejeter l’argument distinct de la Guinée équatoriale fondé sur la compétence exclusive, de souligner que ni l’article 6, ni l’article 15 de la convention de Palerme ne confèrent à l’Etat sur le territoire duquel les infractions principales ont été commises la compétence exclusive à l’égard de ces infractions (voir paragraphes 115 à 117 de l’arrêt).
3. Cela étant, il a été suggéré que le paragraphe 1 de l’article 4 n’est qu’une clause sans préjudice qui n’impose pas aux Etats parties à la convention de Palerme l’obligation d’agir conformément aux principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention en tout état de cause. Si tel était le cas, cela aurait constitué un motif plus simple et plus direct de contester la compétence de la Cour en vertu de la convention de Palerme, car le postulat même sur lequel étaient fondés les arguments de la Guinée équatoriale relatifs à l’article 4 aurait été vidé de son sens.
4. La Cour n’a pas suivi cette voie, à juste titre selon moi. Le paragraphe 1 de l’article 4 impose à première vue une obligation ; il est rédigé en termes contraignants («exécutent leurs obligations») et les principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention sont des principes juridiques établis dont la teneur est déterminée. A cet égard comme à d’autres égards, l’article 4 diffère de l’article premier du traité d’amitié examiné en l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 803). Cet article premier proclamait une «paix stable et durable et [une] amitié sincère» entre les parties. Il ne faisait référence à aucun principe ni aucune règle spécifique de droit international, mais avait un caractère ambitieux.
1 En réalité, la Guinée équatoriale n’a pas employé le terme «incorporation par référence», mais plutôt des synonymes tels que «incluses dans les principes visés à l’article 4» (CR 2018/3, p. 28, par. 1 (Wood) ; ibid., p. 30, par. 8 (Wood)), ou «partie intégrante des principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention» (CR 2018/5, p. 21, par. 16 (Wood)). Elle a fait plutôt valoir une incorporation par inférence.
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5. La convention de Palerme, à l’instar de la convention de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes dont est tiré le paragraphe 1 de l’article 4, a pour objet de promouvoir la coopération entre Etats afin de faciliter l’adoption de mesures efficaces pour combattre la criminalité transfrontière (voir l’article premier de la convention de Palerme). Toutefois, les Etats parties à cette convention étaient soucieux de se protéger de toute action extraterritoriale non souhaitée qui serait menée par d’autres Etats. Cette préoccupation a été exprimée, par exemple, lors d’une réunion, tenue en avril 1998, du groupe de travail sur l’application de la déclaration politique de Naples et du plan mondial d’action contre la criminalité transnationale organisée. Ce groupe de travail, créé par la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale, a examiné un rapport contenant diverses options pour l’élaboration d’une convention contre la criminalité transnationale organisée, établi par le groupe intergouvernemental d’experts intersession à composition non limitée qui s’était réuni à Varsovie en février 1998. La Commission pour la prévention du crime et la justice pénale a étudié les progrès réalisés par le groupe de travail à sa septième session. Il est intéressant de noter que le rapport sur les travaux de cette session indique ce qui suit :
«Avant la clôture de la réunion, … [l]e représentant de la Colombie a déclaré qu[e] … [l]’objectif de cet instrument serait de permettre aux Etats qui y adhéreraient de renforcer la coopération internationale et l’entraide juridique tout en respectant les principes reconnus dans la Charte des Nations Unies, le droit international, les législations nationales et les droits de l’homme … Le Pakistan a souligné la nécessité pour la convention de définir l’expression «criminalité transnationale organisée» et d’inclure une liste des délits qui en relèvent. Ce représentant a également demandé que, pour être largement acceptable, la convention tienne compte des principes de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des États.» (Rapport sur la septième session, Supplément no 10, annexe III, E/CN.15/1998/11, p. 79 ; les italiques sont de moi.)
6. En décembre 1998, l’Assemblée générale a créé un comité spécial chargé d’élaborer une convention internationale générale contre la criminalité transnationale organisée. Il ressort des comptes rendus des débats tenus au sein de ce comité que des préoccupations ont été exprimées au sujet de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats parties dans le contexte des dispositions relatives aux «techniques d’enquête spéciales», aux «équipes mixtes» à utiliser dans le cadre de la coopération en matière de répression et du projet d’article relatif à la compétence. En ce qui concerne ce projet d’article, plusieurs délégations ont craint qu’il puisse être entendu comme autorisant les Etats parties à appliquer leur droit interne sur le territoire d’autres Etats, par exemple à mener des enquêtes à l’étranger. En réponse, il a été souligné que ce qui est devenu le paragraphe 1 de l’article 4 «mettait l’accent sur les principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres Etats, et que ces principes s’appliquaient également à tout exercice de compétence». Ce qui importait, c’était que le futur article 4 soit un garde-fou contre l’intervention sur le territoire d’un autre Etat, y compris au moyen de la compétence extraterritoriale. Selon ces indications, ce qui est devenu le paragraphe 1 de l’article 4 était considéré par les délégations participant à l’élaboration de la convention de Palerme comme un contrepoids nécessaire aux dispositions de la convention relatives à la répression efficace de la criminalité transnationale organisée.
7. Les travaux préparatoires du paragraphe 2 de l’article 2 de la convention de 1988 contre les stupéfiants viennent aussi étayer cette conclusion. Quarante-deux Etats ont formulé une proposition de texte expressément sous la forme d’une clause sans préjudice : «Rien dans la présente Convention ne porte atteinte aux principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale des Etats ou de la non-intervention dans les affaires intérieures des Etats.» Les Etats-Unis ont exprimé l’avis que «[l]a principale difficulté ... éprouv[é]e à l’égard de ce texte [était] son ton généralement négatif». Ils ont proposé un amendement rédigé «de manière à lui
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donner un ton plus positif». La proposition, finalement adoptée au paragraphe 2 de l’article 2 de la convention de 1988 contre les stupéfiants, prévoyait que les Etats parties «exécutent leurs obligations» au titre de la convention «d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale». Le commentaire de la convention de 1988 contre le stupéfiants fait état de la proposition selon laquelle
«indépendamment de l’inclusion de … clauses de sauvegarde [en relation avec les systèmes juridiques nationaux et les législations nationales], il serait indiqué d’introduire un article distinct d’application générale, portant sur la Convention dans son ensemble, pour veiller à ce que les obligations assumées par les Parties n’affectent aucunement des principes juridiques universellement reconnus comme l’égalité souveraine et l’intégrité territoriale des États» (commentaire, par. 2.1 ; les italiques sont de moi).
C’est une chose de dire que les dispositions d’un traité sont sans préjudice d’une règle ou d’un principe du droit international (et le paragraphe 9 de l’article 12 de la convention de Palerme le dit bel et bien). C’en est une tout autre de veiller à ce que ce soit le cas.
8. Les prévisions de l’article 4 de la convention de Palerme faisaient initialement partie de l’article consacré au «Champ d’application» de l’instrument. Elles ont finalement fait l’objet d’une disposition distincte, intitulée «Protection de la souveraineté». Sans être décisif, ce fait porte aussi à croire que le paragraphe 1 de l’article 4 est davantage qu’une clause «sans préjudice».
9. Les travaux préparatoires de l’article 4 de la convention de Palerme et de l’article 2 de la convention de 1988 contre les stupéfiants tendent à confirmer la conclusion qu’il convient de tirer du texte même du paragraphe 1 de l’article 4, à savoir qu’il impose une obligation conformément à ses termes.
(Signé) James CRAWFORD.
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