Opinion dissidente commune de Mme la vice-présidente Xue, Mme la juge Sebutinde, M. le juge Robinson et M. le juge ad hoc Kateka

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OPINION DISSIDENTE COMMUNE DE MME LA VICE-PRESIDENTE XUE, MME LA JUGE SEBUTINDE, M. LE JUGE ROBINSON ET M. LE JUGE AD HOC KATEKA
[Traduction]
Compétence en vertu de la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (ci-après la «convention de Palerme»)  Différend concernant l’interprétation ou l’application de la convention de Palerme  Empire exercé de manière générale par le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme  Valeur distincte du principe de l’égalité souveraine des Etats  Paragraphe 1 de l’article 4 n’étant pas rendu inopérant par d’autres dispositions de la convention renvoyant au droit interne le règlement de certaines questions  Egalité souveraine des Etats dans d’autres instruments internationaux  Par in parem non habet imperium  Lien intrinsèque avec les règles internationales coutumières relatives aux immunités de l’Etat étranger  Principe fixant des limites à l’exécution d’autres obligations découlant de la convention de Palerme  Articles 6, 11, 12, 14, 15 et 18  Nécessité d’exécuter les obligations dans le respect du principe de l’égalité souveraine  Cour compétente.
Convention de Palerme  Compétence ratione materiae  Objet du différend  Détermination objective faisant partie intégrante de la fonction judiciaire de la Cour  Cour n’ayant pas délimité précisément l’objet du différend.
TABLE DES MATIÈRES
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I. Objet du différend....................................................................................................................... 2
II. Champ d’application et objet de la convention .......................................................................... 4
III. Interprétation de l’obligation découlant du paragraphe 1 de l’article 4 ...................................... 6
IV Instruments internationaux pertinents ...................................................................................... 12
V. Empire exercé de manière générale par le paragraphe 1 de l’article 4 sur les autres dispositions ............................................................................................................................... 13
VI. Articles invoqués par la Guinée équatoriale pour établir l’existence d’un différend entre les Parties au sujet de la convention de Palerme ...................................................................... 16
Conclusion........................................................................................................................................ 18
1. C’est à grand regret que nous avons voté contre la conclusion figurant au point 1 du paragraphe 154 de l’arrêt. Dans le présent exposé de notre opinion dissidente commune, nous expliquons le raisonnement juridique qui sous-tend notre vote. En particulier, nous sommes en désaccord avec la constatation à laquelle est parvenue la majorité au paragraphe 102 de l’arrêt, où il est indiqué que «l’aspect du différend opposant les Parties au sujet de l’immunité invoquée en faveur du vice-président équato-guinéen et de l’immunité de toute mesure de contrainte invoquée en faveur de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris en tant que bien d’Etat ne concerne pas l’interprétation ou l’application de la convention de Palerme», ce qui a conduit la Cour à conclure qu’elle n’a pas compétence sur la base de l’article 35 de cette convention pour connaître de la demande de la Guinée équatoriale. Les vues exprimées dans le présent exposé ne reflètent en aucune façon nos opinions respectives sur le fond de l’affaire.
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2. Nous ne pouvons nous associer à la décision de la majorité pour les quatre raisons ci-après.
3. Premièrement, nous sommes d’avis que la majorité n’a pas reconnu l’empire exercé de manière générale par le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, en particulier le principe de l’égalité souveraine. La prescription qui y est énoncée, à savoir que les Etats parties exécutent leurs obligations au titre de la convention d’une manière compatible avec ledit principe, imprègne l’ensemble de la convention et influe sur chacune des obligations que celle-ci impose aux Etats parties. Ces prévisions ne sont rendues inopérantes par aucune autre disposition de la convention, pas même celles qui laissent au droit interne le soin de régler certaines questions.
4. Deuxièmement, la majorité considère à tort que les trois principes visés au paragraphe 1 de l’article 4 constituent à certains égards un tout ; or, selon nous, chacun de ces principes, à sa manière propre, a un effet distinct pour l’interprétation et l’application de la convention. Ce faisant, la majorité a méconnu que le principe de l’égalité souveraine des Etats est un principe autonome dont l’incidence sur l’interprétation et l’application de la convention diffère ou vient en sus de celle des deux autres principes, à savoir les principes de l’intégrité territoriale des Etats et de la non-intervention dans les affaires intérieures des autres Etats.
5. Troisièmement, la conclusion de la majorité, selon qui les questions liées aux immunités alléguées du vice-président de la Guinée équatoriale et de l’immeuble sis au 42 avenue Foch en tant que propriété de l’Etat ne sont pas susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention de Palerme, prive le principe de l’égalité souveraine des Etats de l’effet qu’il convient de lui donner dans des affaires posant des questions relatives aux immunités de juridiction pénale étrangère des hauts représentants de l’Etat et des biens de l’Etat en vertu de la convention. Cette conclusion n’est pas conforme aux règles de l’interprétation des traités.
6. Quatrièmement, la majorité a recensé diverses questions sur lesquelles les vues des parties divergent, mais n’a pas délimité précisément l’objet du différend. Les éléments et pièces dont la Cour est saisie montrent que les Parties sont manifestement divisées par la question qui, selon nous, constitue l’objet du différend au titre de la convention de Palerme. Cette question est celle de savoir si la France, lorsqu’elle a engagé des poursuites contre le vice-président de la Guinée équatoriale pour l’infraction de blanchiment d’argent et pris des mesures de contrainte visant l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, que la Guinée équatoriale considère comme un bien de l’Etat, a agi dans le respect des principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats. A notre avis, ce différend concerne sans conteste l’interprétation et l’application de la convention de Palerme au sens de son article 35.
I. OBJET DU DIFFÉREND
7. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 7 décembre 2016, la Cour a déterminé prima facie que le différend allégué entre les Parties portait sur le point de savoir si le vice-président équato-guinéen bénéficiait en droit international coutumier d’une immunité ratione personae et, dans l’affirmative, si la France y avait porté atteinte en engageant des poursuites contre lui (voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, p. 1160, par. 49).
8. A ce stade des exceptions préliminaires, au lieu de déterminer précisément l’objet du différend, la majorité a mentionné une série de demandes sur lesquelles les parties ont des points de
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vue divergents, ce qui ne permet pas de savoir s’il y a un seul différend recouvrant trois aspects ou trois différends distincts. L’arrêt se contente d’énoncer ce qui suit en son paragraphe 68:
«L’aspect du différend à l’égard duquel la Guinée équatoriale invoque la convention de Palerme comme base de compétence concerne différentes demandes sur lesquelles les Parties ont présenté des vues divergentes dans leurs écritures et plaidoiries. Les Parties s’opposent, premièrement, sur le fait de savoir si, en conséquence des principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats, tels que visés à l’article 4 de ladite convention, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, en tant que vice-président de la Guinée équatoriale chargé de la défense nationale et de la sécurité de l’Etat, jouit de l’immunité de juridiction pénale étrangère. Deuxièmement, leurs vues divergent sur la question de savoir si, en conséquence des principes visés dans cette même disposition, l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris jouit de l’immunité des mesures de contrainte. Troisièmement, elles sont en désaccord sur la question de savoir si, en établissant sa compétence sur les infractions principales associées à l’infraction de blanchiment d’argent, la France a outrepassé sa compétence pénale et manqué à l’obligation conventionnelle lui incombant en vertu de l’article 4 de la convention de Palerme, lu conjointement avec les articles 6 et 15 de cet instrument.».
9. De plus, en le divisant en demandes distinctes, la Cour ne s’est pas acquittée de son obligation d’établir objectivement le différend en circonscrivant le véritable problème. Cela est d’autant plus préoccupant que «[c]ette détermination fait partie intégrante de la fonction judiciaire de la Cour» (voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 874, par. 138). L’approche de la majorité crée une incertitude, sinon une confusion, quant à ce qui constitue le différend en l’espèce. A ce stade de la procédure, du fait qu’elle n’a pas déterminé précisément l’objet du différend en cernant le véritable problème en cause, la majorité n’a pas défini ou a évité de définir les critères permettant de déterminer si le différend entre dans les prévisions de la convention de Palerme.
10. Selon sa jurisprudence, la Cour doit «établir objectivement» l’objet d’un différend en se fondant sur la requête, les arguments, conclusions finales et déclarations publiques des parties et sur tout autre élément pertinent. La Cour a souligné qu’elle procède en «circonscri[vant] le véritable problème en cause et … [en] précis[ant] l’objet de la demande» (Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 602, par. 26). Dans le cas d’espèce, les Parties ont fait expressément référence à l’applicabilité de l’article 4 de la convention de Palerme.
11. Après examen de la requête, des arguments des parties, des conclusions finales et de tous les éléments pertinents dont la Cour était saisie, nous pouvons déterminer que l’objet du différend est le point de savoir si la France, en engageant des poursuites contre le vice-président de la Guinée équatoriale pour l’infraction de blanchiment d’argent et en prenant des mesures de contrainte visant des biens appartenant à l’Etat équato-guinéen, a agi dans le respect des principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats. C’est sur la base de ce différend que la Cour décidera notamment, sur le fond, si la manière dont la France s’est acquittée de ses obligations au titre de la convention de Palerme est compatible avec le respect du principe de l’égalité souveraine des Etats énoncé au paragraphe 1 de l’article 4 de cet instrument. A notre avis, ce différend entre dans les prévisions de la convention de Palerme et satisfait à la condition de compétence que celle-ci énonce au paragraphe 2 de son article 35.
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12. La majorité estime que les demandes sur lesquelles les Parties ont des vues divergentes ne sont pas susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention et, partant, que la Cour n’a pas compétence sur la base de l’article 35 de la convention de Palerme, la principale raison en étant qu’aucune disposition de cette convention ne fait expressément référence aux règles coutumières de l’immunité. Nous ne sommes pas d’accord avec cette conclusion.
13. Dans la pratique juridique internationale, il n’est pas rare que, dans le cadre de l’interprétation et de l’application d’une convention internationale, des règles du droit international coutumier ou des normes du droit international général puissent devenir applicables même si elles ne sont pas mentionnées expressément dans la convention en question. Un différend qui en résulte est et demeure un différend relatif à un traité. Par exemple, dans une affaire concernant la protection diplomatique, un différend peut surgir sur la question de savoir si les recours internes ont été épuisés. Même si le traité en question ne fait pas référence à l’épuisement de ces recours, cette règle coutumière interviendrait néanmoins nécessairement dans le contexte de son interprétation et de son application. Dans l’affaire de l’Elettronica Sicula, les Etats-Unis d’Amérique avaient cherché à prendre à leur compte une demande de protection diplomatique soumise au nom de deux sociétés américaines. Toutefois, l’Italie a contesté la recevabilité de l’affaire au motif que ces sociétés n’avaient pas épuisé les recours internes qui leur étaient ouverts sur son territoire avant que les Etats-Unis ne saisissent la Cour. Ceux-ci ont fait valoir que la règle de l’épuisement des recours internes n’était pas applicable en l’espèce car l’article XXVI, clause compromissoire du traité d’amitié, de commerce et de navigation de 1948 entre l’Italie et les Etats-Unis d’Amérique (ci-après «le traité de 1948»), n’y faisait pas expressément référence. Les Etats-Unis ont ainsi soutenu que, si elles avaient eu l’intention d’appliquer cette règle, les parties au traité de 1948 auraient employé des termes exprès à cet effet dans l’article XXVI. A cet égard, ils ont aussi mentionné l’accord de coopération économique conclu la même année entre les mêmes parties, qui prévoyait expressément qu’aucun des deux gouvernements ne ferait sienne une réclamation au titre de l’accord tant que son ressortissant n’aurait pas épuisé les recours dont il disposait devant les instances administratives et judiciaires du pays où était née la réclamation. La Chambre de la Cour a rejeté l’argument des Etats-Unis et déclaré :
«La Chambre ne doute pas que les parties à un traité peuvent convenir, dans son texte, soit que la règle de l’épuisement des recours internes ne s’appliquera pas aux demandes fondées sur de prétendues violations de ce traité, soit confirmer qu’elle s’appliquera. Mais la Chambre ne saurait accepter qu’on considère qu’un principe important du droit international coutumier a été tacitement écarté sans que l’intention de l’écarter soit verbalement précisée.» (Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (Etats-Unis d’Amérique c. Italie), arrêt, C.I.J. Recueil 1989, p. 42, par. 50.)
14. Après l’affaire de l’Elettronica Sicula l’on ne saurait, dans le cas d’espèce, renoncer aux importantes règles coutumières relatives à l’immunité de l’Etat étranger, qu’emporte nécessairement le principe de l’égalité souveraine des Etats mentionné au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, «sans que l’intention de [les] écarter soit verbalement précisée». L’article 4 de la convention de Palerme est une clause normative comportant des obligations conventionnelles spécifiques. Comme on le verra plus loin, les violations alléguées de cet article relèvent directement du champ d’application de l’article 35 de la convention et, par suite, de la compétence de la Cour ratione materiae.
II. CHAMP D’APPLICATION ET OBJET DE LA CONVENTION
15. Pour déterminer si le différend entre les Parties entre dans les prévisions de la convention de Palerme, la majorité avance trois raisons ayant trait au champ d’application et à l’objet de la convention qui fondent le rejet de la demande de la Guinée équatoriale. Premièrement, elle est
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d’avis que, étant donné qu’il ne fait pas expressément référence aux règles du droit international coutumier, l’article 4 n’impose pas aux Etats parties l’obligation de se comporter d’une manière compatible avec les nombreuses règles de droit international qui protègent la souveraineté en général, ainsi qu’avec toutes les conditions dont ces règles sont assorties. La majorité affirme également que l’article 4 se contente de renvoyer à des principes généraux du droit international. Deuxièmement, aucune des dispositions de la convention ne se rapporte expressément aux immunités des Etats et de leurs agents. Troisièmement, la convention a pour objet et pour but de promouvoir la coopération afin de prévenir et de combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée. L’interprétation de l’article 4 selon laquelle les règles coutumières relatives à l’immunité des Etats seraient incorporées dans la convention en tant qu’obligations conventionnelles, comme l’a fait valoir la Guinée équatoriale, est sans rapport avec l’objet et le but déclarés de l’instrument en question. Comme nous le verrons plus loin, ces raisons n’emportent pas la conviction.
16. Aux termes de l’article premier de la convention de Palerme, «[l]’objet de la présente [c]onvention est de promouvoir la coopération afin de prévenir et de combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée». Pour atteindre cet objectif, la convention fait obligation aux Etats parties d’incriminer et de poursuivre certains actes, d’établir leur compétence à l’égard de certaines infractions, d’extrader des personnes soupçonnées de certaines infractions, de s’accorder une entraide judiciaire et, de manière générale, de coopérer entre eux «en vue de renforcer l’efficacité de la détection et de la répression» de la criminalité transnationale organisée. C’est dans le contexte de ce cadre de coopération que l’article 4 a été adopté, comme suit:
«Article 4. Protection de la souveraineté
1. Les États Parties exécutent leurs obligations au titre de la présente [c]onvention d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale des États et avec celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États.
2. Aucune disposition de la présente [c]onvention n’habilite un Etat Partie à exercer sur le territoire d’un autre Etat une compétence et des fonctions qui sont exclusivement réservées aux autorités de cet autre Etat par son droit interne.»
17. La relation entre le principe de l’égalité souveraine des Etats, dont découlent les règles relatives à l’immunité de l’Etat, et le but de la convention est évidente : la coopération que la convention de Palerme cherche à instaurer entre les Etats parties doit être fondée sur le respect mutuel de la souveraineté des uns et des autres, conformément au droit international. Une telle coopération serait mise en échec si, dans le cadre de la prévention et de la répression de la criminalité transnationale organisée, des personnes de haut rang ayant droit à des immunités juridictionnelles étaient poursuivies dans un Etat étranger. Il en irait de même si des biens de l’Etat jouissant de l’immunité des mesures de contrainte étaient confisqués par un Etat étranger dans le cadre de la répression de l’infraction de blanchiment d’argent. De telles actions provoqueraient probablement des représailles de la part de l’Etat qui en fait l’objet et seraient perçues par d’autres Etats parties comme compromettant la coopération internationale, ce qui est contraire à l’objet et au but de la convention. La référence au principe de l’égalité souveraine figurant au paragraphe 1 de l’article 4 est donc indispensable au bon fonctionnement du système de coopération établi par la convention, et l’interprétation que la majorité a faite de cette disposition risque de dissuader les Etats de coopérer entre eux.
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III. INTERPRÉTATION DE L’OBLIGATION DÉCOULANT DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 4
18. La majorité a donné une interprétation assez étroite du sens du paragraphe 1 de l’article 4. Elle méconnaît la portée du principe de l’égalité souveraine des Etats dans le contexte de la présente espèce. Son approche porte à croire que, selon elle, les dispositions du paragraphe 1 de l’article 4 sont limitées par celles du paragraphe 2 du même article, qui mettent l’accent sur le principe de non-intervention. Etant donné que ni cet article, ni l’instrument dans son ensemble ne mentionnent les règles coutumières relatives aux immunités, la majorité conclut que la convention ne traite pas de la question des immunités. En conséquence, sa position est que les règles coutumières relatives à l’immunité de l’Etat sont sans rapport avec l’objet de la convention, qui est de promouvoir la coopération afin de prévenir et de combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée.
19. Cette interprétation est discutable. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 4, parmi les trois principes mentionnés, celui de l’égalité souveraine a un effet et une fonction distincts dans le contexte particulier de la convention de Palerme.
20. A la Conférence de San Francisco, l’expression «égalité souveraine» figurant au paragraphe 1 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies a été adoptée en tant que «terme nouveau» dénotant, selon une déclaration interprétative, i) que les Etats sont juridiquement égaux ; ii) qu’ils jouissent des droits inhérents à la pleine souveraineté ; iii) que la personnalité de l’Etat est respectée, ainsi que son intégrité territoriale et son indépendance politique ; iv) que l’Etat doit, conformément à l’ordre international, s’acquitter scrupuleusement de ses obligations et devoirs internationaux (voir Bruno Simma et al. (dir. publ.), The Charter of the United Nations: A Commentary, troisième édition, Oxford University Press, 2012, p. 153, note de bas de page 115).
21. Depuis lors, il est apparu clairement que l’expression «égalité souveraine des Etats», qui vise principalement à mettre l’accent sur le droit à l’égalité juridique pour tous les Etats, recouvre plusieurs éléments spécifiques.
22. La résolution 2625 adoptée en 1970 par l’Assemblée générale des Nations Unies, intitulée déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats (ci-après la «déclaration relative aux relations amicales»), reconnue comme reflétant le droit international coutumier, recense six éléments inclus dans le principe de l’égalité souveraine des Etats, à savoir :
a) les Etats sont juridiquement égaux ;
b) chaque Etat jouit des droits inhérents à la pleine souveraineté ;
c) chaque Etat a le devoir de respecter la personnalité des autres Etats ;
d) l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de l’Etat sont inviolables ;
e) chaque Etat a le droit de choisir et de développer librement son système politique, social, économique et culturel ;
f) chaque Etat a le devoir de s’acquitter pleinement et de bonne foi de ses obligations internationales et de vivre en paix avec les autres Etats.
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Les deux éléments supplémentaires sont les points d) et e) ci-dessus. Plus intéressant encore, la déclaration prévoit en tant qu’obligation distincte des dispositions relatives au devoir de ne pas intervenir dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un Etat, conformément à la Charte des Nations Unies.
23. Plusieurs points peuvent être soulevés au sujet du traitement du principe de l’égalité souveraine des Etats dans la déclaration interprétative de 1945 et la déclaration relative aux relations amicales. Tout d’abord, la jouissance par chaque Etat des droits inhérents à la pleine souveraineté, d’une part, et l’inviolabilité de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des Etats, de l’autre, sont présentés comme des éléments distincts. Ensuite, bien que la déclaration relative aux relations amicales ne prévoie ni ne mentionne expressément l’immunité de l’Etat, les éléments selon lesquels les Etats sont juridiquement égaux et jouissent des droits inhérents à la pleine souveraineté, communs aux deux instruments, donnent lieu à des immunités souveraines devant les tribunaux étrangers. Enfin, l’immunité de l’Etat est la quintessence d’une règle du droit international coutumier qui reflète le principe de l’égalité souveraine des Etats.
24. La notion qui prévaut dans le principe de l’égalité souveraine est l’égalité des Etats en tant que membres de la communauté internationale. Le lien intrinsèque entre les règles de l’immunité de l’Etat et le principe de l’égalité souveraine a été confirmé à maintes reprises dans le cadre du processus de développement progressif et de codification de la Commission du droit international (voir, par exemple, le commentaire de l’article 5 du projet d’articles relatif aux immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, Annuaire de la Commission du droit international (ci-après «Annuaire…») 1991, vol. II (deuxième partie), p. 23; commentaire du projet d’article 6 adopté provisoirement par la Commission du droit international à sa trente-deuxième session, Annuaire… 1980, vol. II (deuxième partie), p. 210 à 225). Dans son commentaire de l’article 4 du projet d’articles sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’Etat, la Commission du droit international a indiqué que «l’objectif que vise l’immunité ratione personae… a trait … à la protection de l’égalité souveraine de l’Etat» (commentaire du projet d’article 4 adopté provisoirement par la Commission du droit international à sa soixante-cinquième session, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante-cinquième session, Supplément n °10 (A/68/10), p. 71, par. 6).
25. Cette position est aussi réaffirmée par des décisions judiciaires. Dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), la Cour a dit que la règle de l’immunité de l’Etat «procède du principe de l’égalité souveraine des Etats qui, ainsi que cela ressort clairement du paragraphe 1 de l’article 2 de la Charte …, est l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique international» (Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 123, par. 57). Qui plus est, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a noté, en l’affaire Al-Adsani, que «l’immunité des Etats souverains est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un Etat ne peut être soumis à la juridiction d’un autre Etat» (Al-Adsani c. Royaume-Uni, requête n° 35763/97, [2001] CEDH 752, arrêt du 21 novembre 2001, p. 17, par. 54). De fait, l’adage latin par in parem non habet imperium signifie littéralement que des égaux ne peuvent exercer leur souveraineté l’un sur l’autre. Il existe donc une relation à la fois intrinsèque et symbolique entre la règle de l’immunité de l’Etat étranger et le principe de l’égalité souveraine des Etats.
26. Un autre problème lié à l’interprétation que la majorité fait du paragraphe 1 de l’article 4 tient au sens de l’expression «d’une manière compatible avec». De l’avis de la majorité, le paragraphe 1 de l’article 4 ne saurait être compris comme imposant «aux Etats parties, par sa référence à l’égalité souveraine, l’obligation de se comporter d’une manière compatible avec les
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nombreuses règles de droit international qui protègent la souveraineté en général, ainsi qu’avec toutes les conditions dont ces règles sont assorties». Cette interprétation ne prend pas acte du lien entre l’essence de ce principe et la manière dont les Etats parties s’acquittent de leurs obligations conventionnelles.
27. Une telle interprétation est erronée à deux égards. En premier lieu, le principe de l’égalité souveraine, au côté des deux autres principes, n’est pas seulement un principe général figurant dans la convention, mais une exigence de fond qui fixe les limites que les Etats parties doivent respecter dans l’exécution de leurs obligations conventionnelles. Ce que recouvre ce principe, comme nous l’avons vu plus haut, n’est pas déterminé par les dispositions conventionnelles en tant que telles, mais par le droit international général, en ce compris les règles pertinentes du droit international coutumier. L’expression «d’une manière compatible avec» impose aux Etats parties l’obligation de s’acquitter d’une manière particulière des obligations découlant de la convention. Surtout, cette exigence ne porte pas sur certaines obligations découlant de la convention, mais sur la totalité d’entre elles. Autrement dit, il s’agit d’une exigence conventionnelle. Ce n’est qu’au stade du fond que l’on peut déterminer si la manière dont un Etat partie s’est acquitté de ses obligations conventionnelles au titre de la convention de Palerme est compatible avec le principe de l’égalité souveraine, en examinant les actes spécifiques qui font l’objet de la plainte à la lumière de ce principe. Et c’est exactement ce que la Guinée équatoriale, dans sa requête, a prié la Cour de faire.
28. En second lieu, l’immunité de l’Etat, tout comme l’immunité accordée aux ambassadeurs et aux membres d’une mission diplomatique, est de nature juridictionnelle. Les Etats souverains jouissent de l’immunité devant les juridictions des autres Etats. Lorsque des représentants de haut rang d’un Etat sont poursuivis sur le territoire d’un autre Etat, ou lorsque des biens appartenant à un Etat et situés sur le territoire d’un autre Etat font l’objet d’un différend ou sont susceptibles d’être saisis ou confisqués, des questions relatives à l’immunité de l’Etat se posent. En d’autres termes, si des poursuites pénales peuvent être engagées contre une personne qui a droit à l’immunité en vertu du droit international, ou si des mesures de contrainte peuvent viser des biens d’un Etat étranger sans le consentement de cet Etat, l’Etat poursuivant devrait s’abstenir d’engager de telles poursuites et d’imposer de telles mesures. A défaut, son attitude serait considérée comme incompatible avec le principe de l’égalité souveraine des Etats. Ce lien intrinsèque entre le principe de l’égalité souveraine et les règles de l’immunité de l’Etat n’est peut-être pas expressément reflété dans le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, tout comme, dans l’affaire de l’Elettronica Sicula, le traité de 1948 ne liait pas expressément la protection diplomatique à la règle coutumière de l’épuisement des recours internes. C’est ainsi que le paragraphe 1 de l’article 4 garantit que la manière dont les obligations conventionnelles sont exécutées peut être utilement examinée à la lumière des principes énoncés à l’article 4 de la convention.
29. Il ne fait aucun doute que les rédacteurs de la convention considéraient que, s’ils se recoupaient, les trois principes mentionnés au paragraphe 1 de l’article 4 remplissaient néanmoins des fonctions différentes ; dans le cas contraire, ils n’en auraient retenu qu’un, par exemple celui de l’égalité souveraine, ou celui de l’intégrité territoriale, ou celui de la non-intervention. Ce sont ces deux derniers principes qui offrent la plus grande protection contre l’intervention sur le territoire d’un autre Etat. Il s’ensuit que le terme «égalité souveraine» a une signification qui diffère ou vient en sus de celle des deux autres principes. Dans le cadre de la coopération internationale contre la criminalité transnationale organisée, un Etat partie doit, pour respecter le principe de l’égalité souveraine, s’abstenir d’exercer sa compétence, qu’elle soit judiciaire ou administrative, chaque fois que les règles de l’immunité de l’Etat deviennent applicables. Cette exigence s’applique tant à la compétence territoriale qu’à la compétence personnelle.
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30. Il convient de commenter ici l’observation de la majorité, selon qui les principes énoncés au paragraphe 1 de l’article 4 ne sauraient être compris comme imposant «aux Etats parties, par sa référence à l’égalité souveraine, l’obligation de se comporter d’une manière compatible avec les nombreuses règles de droit international qui protègent la souveraineté en général, ainsi qu’avec toutes les conditions dont ces règles sont assorties». Il va sans dire que l’on ne saurait prétendre que les trois principes ont cet effet. Leur effet est plutôt que seules les règles du droit international coutumier qui sont pertinentes pour l’interprétation et l’application de la convention deviennent applicables en tant que règles conventionnelles. En particulier, en vertu du principe de l’égalité souveraine des Etats, les règles coutumières relatives à l’immunité de l’Etat étranger sont incorporées dans la convention car la question à l’examen est celle de l’immunité d’un représentant de haut rang de l’Etat.
31. Au paragraphe 93, la majorité a dit que l’article 4 «se contente de renvoyer à des principes généraux du droit international». Or, ces principes incluent les règles du droit international coutumier, car ce sont en effet celles-ci qui donnent corps aux principes généraux du droit international. Par conséquent, le principe de l’égalité souveraine, en tant que principe général du droit international, consacre nécessairement les règles coutumières de l’immunité de l’Etat étranger avec lesquelles il entretient une relation organique.
32. Le sens ordinaire du paragraphe 1 de l’article 4 ne pourrait pas être plus clair. Ce qu’induit le principe de l’égalité souveraine dans le contexte de la convention et à la lumière de son objet et de son but, c’est que, lorsque les Etats parties s’acquittent de leurs obligations conventionnelles de prévenir et de combattre la criminalité transnationale organisée, leur compétence est limitée par les règles de l’immunité de l’Etat.
33. Compte tenu de l’objet et du but de la convention, le paragraphe 1 de l’article 4 devrait être interprété comme exigeant des Etats parties qu’ils s’acquittent des obligations que leur impose la convention d’une manière compatible avec les règles coutumières régissant l’immunité de l’Etat, reflétées dans le principe de l’égalité souveraine des Etats, afin d’assurer la coopération nécessaire à la lutte contre la criminalité transnationale organisée. En conséquence, l’application des règles coutumières relative à l’immunité de l’Etat étranger en tant qu’obligations conventionnelles est liée à l’objet et au but déclarés de la convention de Palerme. Comme on le verra ci-dessous, les travaux préparatoires du paragraphe 1 de l’article 4 confirment notre compréhension et notre interprétation de cet article.
34. La majorité note que, pour autant qu’en témoignent les travaux préparatoires, il n’a pas été fait référence, durant le processus d’élaboration de la convention, aux immunités des Etats et de leurs agents en relation avec la rédaction de l’article 4. Elle cite deux occasions où la question de l’immunité de l’Etat a été soulevée. La première fois, il s’agissait d’une proposition tendant à inclure des dispositions relatives aux mesures de lutte contre la corruption des agents publics étrangers, fonctionnaires internationaux et magistrats ou fonctionnaires d’un tribunal international en tant que paragraphe 3 du projet d’article 4, qui n’a pas été retenue dans le texte final de la convention. La seconde fois, Singapour avait proposé d’insérer, dans l’article relatif à la confiscation et à la saisie, une disposition traitant de l’immunité d’exécution de la propriété de l’Etat. Si cette proposition non plus n’a pas été retenue dans le texte final de la convention, la note interprétative ci-après a néanmoins été insérée dans les travaux préparatoires :
«a) L’interprétation de l’article 12 devrait tenir compte du principe de droit international selon lequel un bien appartenant à un Etat étranger et utilisé à des fins non commerciales ne peut être confisqué sans l’autorisation dudit Etat. La [c]onvention n’a pas pour objet d’imposer des restrictions aux règles régissant
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l’immunité diplomatique ou l’immunité des Etats, ainsi que celle des organisations internationales.» (Travaux préparatoires, p. 119; voir aussi Rapport du comité spécial sur les travaux de ses première à onzième sessions (A/55/383/Add. 1), p. 5, par. 21.)
35. La majorité constate au paragraphe 98 que la note interprétative jointe à l’article 12 relatif à la confiscation et à la saisie est sans rapport avec l’article 4, et ne porte pas non plus à croire que ces règles sont incorporées par référence à la convention de Palerme. Nous ne sommes pas d’accord avec cette conclusion.
36. A notre avis, la lecture que fait la majorité des travaux préparatoires ne reflète pas pleinement les discussions tenues pendant le processus d’élaboration. Pour mieux comprendre ces travaux, il est nécessaire de revenir à certains documents originaux. A la quatrième session du comité spécial sur l’élaboration d’une convention contre la criminalité transnationale organisée, la France a présenté une proposition visant à ajouter un paragraphe à l’article 4 en tant que disposition distincte (comité spécial, quatrième session, propositions et contributions reçues des gouvernements sur le projet de convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, France: texte révisé du projet d’article 4 ter (A/AC.254/L.28), 28 juin 1999), rédigée comme suit :
«Tout Etat partie qui ne l’a pas encore fait prend, conformément à ses engagements internationaux, les mesures permettant de réprimer les actes visés au paragraphe 2 du présent article qui impliquent :
a) un agent public étranger ;
b) un fonctionnaire international ;
c) un juge ou un agent d’une cour internationale.»
37. En raison de l’opposition de certains Etats à ce projet de texte, la Belgique a soumis à la sixième session une proposition de compromis libellée comme suit: «Chaque Etat Partie envisage de prendre les mesures législatives et autres qui sont nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes visés au paragraphe 1 du présent article impliquant un agent public étranger ou un fonctionnaire international.» (comité spécial, septième session, Projet de [c]onvention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée : texte révisé, (A/AC.254/4/Rev.6), 24 décembre 1999, p. 14, projet de paragraphe 2 de l’article 4 ter , note de bas de page 66).
38. Ce projet a été adopté dans le texte final du paragraphe 2 de l’article 8 de la convention de Palerme :
«Article 8. Incrimination de la corruption
2. Chaque Etat Partie envisage d’adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale aux actes visés au paragraphe 1 du présent article impliquant un agent public étranger ou un fonctionnaire international. De même, chaque Etat Partie envisage de conférer le caractère d’infraction pénale à d’autres formes de corruption.»
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39. Ce compte rendu est révélateur pour deux raisons. En premier lieu, les rédacteurs avaient pleinement conscience qu’il pourrait y avoir des cas où des personnes pouvant bénéficier d’immunités juridictionnelles seraient impliquées dans des infractions pénales visées par la convention de Palerme. Pour s’assurer que ces représentants de l’Etat ou agents d’organisations internationales soient passibles de poursuites, il est nécessaire de leur retirer le privilège de l’immunité, s’il y a lieu. La proposition de la France avait pour but de servir cet objectif. Comme le montrent les travaux, en raison des préoccupations exprimées par certaines délégations quant aux immunités accordées par les instruments internationaux à certains de ces représentants ou agents, cette proposition n’a pas été acceptée. Cela signifie que la question des immunités de l’Etat est toujours d’actualité et pertinente pour l’interprétation et l’application de la convention de Palerme. En second lieu, le fait que la proposition de la France n’ait pas été retenue et que celle de la Belgique ne l’ait été qu’en tant que clause demandant aux Etats parties d’«envisager d’adopter» des mesures incriminant la corruption impliquant des agents publics étrangers ou des fonctionnaires internationaux, prouve, contrairement à l’interprétation de la majorité, que les règles de l’immunité de l’Etat étranger ne sont pas laissées en dehors de la convention ; elles restent applicables. En conséquence, les cas de corruption par des représentants de haut rang d’Etats étrangers seront régis par les règles coutumières relatives à l’immunité de l’Etat étranger découlant du principe de l’égalité souveraine des Etats en vertu de l’article 4.
40. Le fait que le paragraphe 2 de l’article 8 demande aux Etats parties d’envisager d’adopter des mesures incriminant la corruption impliquant un agent public étranger ou un fonctionnaire international suffit à démontrer que la question de l’immunité de l’Etat étranger était au premier rang des préoccupations des parties à la convention de Palerme.
41. Notre interprétation est en outre étayée par le compte rendu de la réunion où la question des immunités a été soulevée pour la seconde fois au cours des délibérations du comité spécial, en l’espèce par Singapour. Au lieu d’accepter la proposition de Singapour, le comité est convenu d’inclure la note interprétative susmentionnée dans les travaux (voir plus haut, paragraphe 34). A l’évidence, cette note révèle que les rédacteurs ont considéré que, dans l’application de la convention, la question de l’immunité pourrait être pertinente. Bien que la proposition de Singapour se rapportât spécifiquement à l’article 12, ce qu’envisage la note interprétative est fondé sur la condition fondamentale énoncée au paragraphe 1 de l’article 4 qui a une incidence sur la convention dans son ensemble. Celle-ci, comme l’a souligné le comité spécial, n’a pas pour objet d’imposer des restrictions aux règles régissant l’immunité des Etats. Le fait que la proposition de Singapour n’ait pas été retenue dans le projet de texte final du projet de convention ne peut avoir qu’une signification : les Etats parties n’ayant pas pu parvenir à un accord sur l’insertion d’une disposition excluant l’applicabilité des règles de l’immunité dans le contexte de la coopération dans la lutte contre la criminalité transnationale organisée, cette question reste régie par les règles du droit international coutumier.
42. Ces travaux montrent sans aucune équivoque que la question des immunités des représentants de l’Etat étranger a été un élément important dans l’élaboration de la convention de Palerme. Ils confortent la lecture du paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme comme une disposition établissant un lien conventionnel entre le principe de l’égalité souveraine et les règles coutumières relatives à l’immunité de l’État.
43. On se souviendra que la seconde phrase de la note interprétative de l’article 12 de la convention de Palerme se lit comme suit : «[l]la [c]onvention n’a pas pour objet d’imposer des restrictions aux règles régissant l’immunité diplomatique ou l’immunité des Etats, ainsi que celle des organisations internationales». L’analyse de cette phrase par la majorité révèle malheureusement une incompréhension fondamentale de l’objet d’une disposition conservatoire, ce
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qu’est cette phrase. Une telle disposition a pour objet de préserver des droits et des prétentions qui, à défaut, ne seraient pas pris en considération. Ainsi, lorsqu’il est dit dans les travaux que la convention n’a pas pour objet d’imposer des restrictions aux règles régissant l’immunité diplomatique ou l’immunité des Etats, ainsi que celle des organisations internationales, cela signifie que ces règles sont préservées, en d’autres termes, qu’elles sont conservées pour être appliquées chaque fois que, comme c’est le cas en l’espèce, il devient nécessaire de s’appuyer sur elles. Cette seconde phrase très importante veut dire que sont conservées en vue de leur application non seulement la règle prévoyant la non-confiscation des biens d’un Etat étranger, spécifiquement visée à l’article 12, mais toutes les autres règles du droit international coutumier relatives à l’immunité de l’Etat étranger. Il ne fait aucun doute que ces règles incluent l’immunité de poursuite d’un représentant de haut rang d’un Etat étranger. Ainsi, la seconde phrase de la note interprétative a pour effet de sauvegarder ou de préserver l’applicabilité à l’ensemble de la convention des règles de l’immunité de l’Etat.
44. Il ressort clairement du paragraphe 1 de l’article 4 qu’un Etat partie, dans l’exécution des obligations qui lui incombent au titre de la convention, est tenu de respecter les règles de l’immunité de l’Etat en tant qu’elles expriment le principe de l’égalité souveraine.
IV. Instruments internationaux pertinents
45. Le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme reprend les termes du paragraphe 2 de l’article 2 de la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988 (ci-après «la convention de 1988 sur les stupéfiants»). De même, le paragraphe 2 de l’article 4 du premier instrument est très similaire au paragraphe 3 de l’article 2 du second. Le commentaire relatif au principe de l’égalité souveraine mentionné à l’article 2 de la convention de 1988 sur les stupéfiants ne laisse aucun doute quant au sérieux de l’objet de cette disposition, qui a trait à l’objet plus large de la convention de Palerme, à savoir promouvoir la coopération pour prévenir et combattre la criminalité transnationale organisée. Cet objet ne pourrait être réalisé si la disposition n’avait qu’un caractère exhortatoire, comme la France semble le laisser entendre. Il est expliqué dans le commentaire que cette disposition a été insérée parce que la convention de 1988 sur les stupéfiants allait beaucoup plus loin que les traités précédents concernant le contrôle des drogues dans des domaines comme la répression et l’entraide judiciaire. Après quelques exemples d’actes qui porteraient atteinte au principe de l’égalité souveraine des Etats, il est conclu qu’«[i]I serait futile de vouloir élaborer un répertoire complet des violations de ces principes qui pourraient résulter d’une application arbitraire et aveugle des dispositions spécifiques de la [c]onvention» (Commentaire de la [c]onvention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988, 20 décembre 1988, (E/CN.7/590), p. 40, par. 2.18).
46. A l’article 17 de la convention internationale de 1997 pour la répression des attentats terroristes à l’explosif figure une disposition similaire au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, et, à l’article 18, une disposition similaire au paragraphe 2 de ce même article 4. En 1999 a été adoptée la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme. Cet instrument contient, à l’article 20, une disposition similaire au paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, et, à l’article 22, une disposition similaire au paragraphe 2 de ce même article 4.
47. Une disposition identique au paragraphe 1 de l’article 4 figure aussi dans la convention des Nations Unies contre la corruption adoptée en 2003 (ci-après «la convention contre la corruption»), dont le paragraphe 1 de l’article 4 reprend les termes du paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme . L’article 16 de la convention contre la corruption vise la corruption
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d’agents publics étrangers. Dans les travaux préparatoires, il est expliqué que cet article n’a pas pour objet de déroger aux immunités dont jouissent ces agents en vertu du droit international (Travaux préparatoires des négociations en vue de l’élaboration de la convention des Nations Unies contre la corruption, p. 184, note de bas de page 15). Il est indiqué ce qui suit:
«cet article [n’a] pas pour objet de porter atteinte aux immunités dont les agents publics étrangers ou les fonctionnaires d’organisations internationales publiques [peuvent] jouir conformément au droit international. Les Etats Parties ont noté l’importance des immunités dans ce contexte et ont encouragé les organisations internationales publiques à renoncer à ces immunités dans les cas appropriés.».
48. Entre le moment où il a été inséré dans la convention de 1988 sur les stupéfiants et celui où il l’a été dans la convention internationale de 1997 pour la répression des attentats terroristes à l’explosif, la convention internationale de 1999 pour la répression du financement du terrorisme, dans la convention de Palerme de 2000 et la convention de 2003 contre la corruption, le principe de l’égalité souveraine des Etats a joué le rôle de médiateur conventionnel permettant de contrôler la conduite des Etats dans l’exercice de leur compétence, qu’elle soit territoriale ou extraterritoriale. Il est l’aune à laquelle doit s’apprécier la conduite des Etats dans l’exécution de leurs obligations conventionnelles.
49. Nous voyons à présent clairement la fonction de la mention du principe de l’égalité souveraine des Etats : c’est une façon concise de dire que des actes comme le non-respect de l’immunité d’un Etat étranger constituent une violation du principe de l’égalité souveraine des Etats tel qu’énoncé au paragraphe 1 de l’article 4. Il s’ensuit qu’un différend relatif à l’immunité juridictionnelle dans l’application de la convention de Palerme entre dans le champ de l’article 35 de cet instrument.
V. EMPIRE EXERCÉ DE MANIÈRE GÉNÉRALE PAR LE PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 4 SUR LES AUTRES DISPOSITIONS
50. Le paragraphe 1 de l’article 4 impose une obligation qui exerce un empire de manière générale en ce qu’il exige des Etats parties qu’ils s’acquittent de leurs obligations dans le respect des principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale des Etats et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres Etats. C’est l’un des deux seuls articles de la convention qui impose expressément une obligation ayant un rapport avec toutes les obligations des Etats parties découlant de la convention. L’autre disposition est le paragraphe 1 de l’article 34, qui exige des Etats parties qu’ils prennent les mesures nécessaires pour assurer l’exécution de leurs obligations en vertu de la convention. Le paragraphe 1 de l’article 4 a un effet très large, qui s’étend à toute disposition de la convention exigeant des Etats parties qu’ils agissent d’une certaine manière. Un moyen simple et aisé de repérer ces articles est de rechercher ceux qui sont rédigés au présent impératif, qui impose généralement une obligation.
51. L’un des moyens prévus par la convention pour atteindre l’objectif de lutte contre la criminalité transnationale organisée est, comme le précise le paragraphe 1 de l’article 3, «la prévention, [les] enquêtes et [les] poursuites» (c’est nous qui soulignons) concernant certaines infractions. La poursuite de personnes pour des infractions visées par la convention est peut-être l’outil le plus important dans la lutte contre la criminalité transnationale organisée. Cela étant, la convention est un accord international entre Etats souverains, qui ont tous leurs propres lois et procédures relatives à la poursuite des infractions. Il existe clairement une limite au-delà de laquelle la convention ne peut pas aller pour chercher à imposer des exigences qui pourraient porter atteinte à l’indépendance de la magistrature et au principe du pouvoir discrétionnaire en matière de
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poursuites qui existe dans la plupart des pays. Néanmoins, toute convention internationale traitant de l’incrimination de certains comportements cherchera à établir certains principes et normes fondamentaux qui lieront les Etats parties dans l’exercice de leur compétence pénale. Naturellement, ces principes et normes auront fait l’objet de débats intenses au cours du processus de négociation. L’un de ces principes est celui de l’égalité souveraine des Etats.
52. L’empire exercé par le principe de l’égalité souveraine mentionné au paragraphe 1 de l’article 4 a des incidences sur toutes les obligations prévues par la convention, même celles énoncées dans les dispositions réservant certaines questions au droit interne. Si les articles 5 et 6 exigent des Etats parties qu’ils adoptent des mesures visant à incriminer certaines activités, les mesures adoptées et mises en oeuvre doivent être conformes au principe de l’égalité souveraine. De même, lorsque, en vertu du paragraphe 6 de l’article 15, les Etats exercent une compétence établie conformément à leur droit interne, cet exercice doit être conforme au principe de l’égalité souveraine des Etats non seulement en raison du renvoi au droit international général dans le même paragraphe, mais aussi en raison de l’empire exercé de manière générale par l’article 4.
53. La majorité s’appuie largement sur le paragraphe 6 de l’article 11 pour souligner le rôle du droit interne en l’affaire contre M. Teodoro Nguema Nguema Obiang Mangue devant les tribunaux français. Ce paragraphe se lit comme suit :
«Aucune disposition de la présente [c]onvention ne porte atteinte au principe selon lequel la définition des infractions établies conformément à celle-ci et des moyens juridiques de défense applicables ainsi que d’autres principes juridiques régissant la légalité des incriminations relève exclusivement du droit interne d’un Etat Partie et selon lequel lesdites infractions sont poursuivies et punies conformément au droit de cet Etat Partie.».
Bien que les domaines mentionnés dans ce paragraphe soient réservés au droit interne, rien dans la convention ne dit que les principes énoncés au paragraphe 1 de l’article 4 ne s’appliqueraient pas à ce paragraphe. En fait, le paragraphe 1 de l’article 4 a pour effet que, lorsqu’il décrit les infractions établies conformément à la convention et énonce les moyens juridiques de défense applicables, l’Etat partie doit veiller à ce que ses actes ne soient pas incompatibles avec ces principes fondamentaux ni avec les règles pertinentes relatives à l’immunité de l’Etat étranger qui y figurent.
54. La situation est la même en ce qui concerne le paragraphe 9 de l’article 12, aux termes duquel «[a]ucune disposition du présent article ne porte atteinte au principe selon lequel les mesures qui y sont visées sont définies et exécutées conformément au droit interne de chaque Etat Partie et selon les dispositions dudit droit». Là encore, comme au paragraphe 6 de l’article 11, lorsque la convention est prise dans son ensemble, il apparaît clairement que, lorsqu’ils donnent effet au paragraphe 9 de l’article 12, les Etats parties ne sont pas exemptés de l’obligation de veiller à ce que les mesures qu’ils adoptent pour permettre la confiscation soient compatibles avec les règles de l’immunité de l’Etat en tant qu’expression du principe de l’égalité souveraine. En outre, cette conclusion est renforcée par les travaux qui précisent qu’il convient de tenir compte des règles régissant l’immunité diplomatique ou l’immunité des Etats dans le cadre de la confiscation des biens de l’Etat.
55. La manière dont la majorité interprète le paragraphe 6 de l’article 11 n’a rien d’évident. Le fait même que tout a été fait pour y préciser que certains aspects du droit pénal relèvent exclusivement du droit interne d’un Etat partie suggère que d’autres aspects de ce droit peuvent être régis exclusivement par la convention  par exemple, en vertu du paragraphe 6 de l’article 12,
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les Etats parties sont tenus d’habiliter leurs tribunaux à ordonner la saisie de documents bancaires, financiers ou commerciaux. De même, ils sont tenus de ne pas invoquer le secret bancaire pour refuser de le faire. Ces dispositions du paragraphe 6 de l’article 12 suffisent à contredire la conclusion à laquelle parvient la majorité au paragraphe 114 de l’arrêt, à savoir que «[c]onformément à ce principe général, la convention aide à coordonner, mais ne régit pas, les mesures prises par les Etats parties dans l’exercice de leur compétence nationale». Les Etats parties sont tenus par la convention et ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de leur compétence nationale en la matière. Ainsi, un Etat partie qui refuserait de fournir à un autre Etat partie des documents bancaires, financiers ou commerciaux au motif qu’il n’a pas pris, en raison du secret bancaire, les mesures nécessaires pour habiliter ses tribunaux à ordonner la mise à disposition de ces documents, commettrait sans doute possible une violation du paragraphe 6 de l’article 12.
56. En fait, une lecture correcte de la convention montre que d’autres dispositions de cet instrument peuvent avoir une incidence sur l’application du droit interne aux questions que le paragraphe 6 de l’article 11 fait relever exclusivement de ce droit. Ainsi, même si, conformément au paragraphe 6 de l’article 11, la définition des moyens juridiques de défense relève exclusivement d’un Etat partie, un tel Etat ne pourrait pas, du fait de l’obligation très spécifique énoncée au paragraphe 6 de l’article 12, répondre à la demande de présentation de documents financiers se trouvant dans une banque qui lui serait soumise par un autre Etat partie en faisant valoir que le paragraphe 6 de l’article 11 fait relever la définition des moyens juridiques de défense exclusivement du droit interne et que celui-ci contient une disposition sur le secret bancaire empêchant cette présentation. L’Etat partie requis violerait la convention, car lorsque celle-ci est prise dans son ensemble, il est clair qu’en ce qui concerne la présentation de documents financiers, les prévisions du paragraphe 6 de l’article 11 doivent être lues comme étant subordonnées à celles du paragraphe 6 de l’article 12. Cette conclusion est renforcée par la disposition du paragraphe 8 de l’article 18 interdisant aux Etats parties d’invoquer le secret bancaire pour refuser de faire droit à une demande d’entraide judiciaire. Il devient donc évident que, en ce qui concerne les documents bancaires, financiers ou commerciaux, la convention de Palerme ne se borne pas à harmoniser la législation des Etats parties, comme le soutient la France, ni à coordonner les mesures prises par les Etats parties, comme le soutient la majorité. Il ne fait aucun doute que la convention adopte cette approche parce que le secret bancaire serait l’un des principaux obstacles sinon le principal  à la mise en place du cadre international de coopération qu’elle établit pour lutter contre la criminalité transnationale organisée. En somme, la majorité a exagéré la liberté laissée aux Etats parties en ce qui concerne l’application de la convention dans leur droit interne. La preuve la plus éclatante en est l’insertion du paragraphe 9 de l’article 12, qui est l’une des cinq dispositions prévoyant que certaines questions relèvent exclusivement du droit interne. Et c’est d’autant plus paradoxal que, comme nous l’avons vu, lorsqu’il s’acquitte des obligations qui découlent de l’article 12, l’Etat partie voit, en ce qui concerne les documents bancaires, financiers ou commerciaux, sa liberté sévèrement restreinte par les dispositions du paragraphe 6 de l’article 12 de la convention. Il va sans dire que le paragraphe 9 de l’article 12 a bel et bien l’effet qu’il énonce. Mais il semble que la majorité, lorsqu’elle s’est référée à ce paragraphe, n’a pas tenu compte de l’effet contraignant du paragraphe 6 de l’article 12.
57. De même, l’exigence énoncée au paragraphe 1 de l’article 4 instaure une obligation générale qui s’applique même au paragraphe 6 de l’article 11. Par conséquent, lorsqu’ils définissent les infractions établies conformément à la convention et les moyens juridiques de défense applicables, les Etats parties restent soumis à l’obligation de le faire conformément aux règles régissant l’immunité de l’Etat étranger en tant qu’expression du principe de l’égalité souveraine des Etats. Rien dans la convention n’exempte un Etat partie de cette obligation.
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VI. ARTICLES INVOQUÉS PAR LA GUINÉE ÉQUATORIALE POUR ÉTABLIR L’EXISTENCE D’UN DIFFÉREND ENTRE LES PARTIES AU SUJET DE LA CONVENTION DE PALERME
58. Nous allons maintenant examiner les affirmations de la Guinée équatoriale, selon qui la présente affaire concerne l’interprétation et l’application de l’article 4 de la convention de Palerme, lu conjointement avec plusieurs autres dispositions, à savoir les articles 6, 11, 12, 14, 15 et 18.
59. Nous notons que la majorité, lorsqu’elle a examiné les différents articles invoqués par la par la Guinée équatoriale, a établi une distinction entre les articles 6 et 15, d’une part, et les articles 11, 12, 14 et 18, de l’autre. La Guinée équatoriale s’est fondée pour toutes ses demandes sur le principe de l’égalité souveraine des Etats énoncé au paragraphe 1 de l’article 4, lu conjointement avec ces articles.
60. L’article 6, qui a trait à l’incrimination du blanchiment des produits de la criminalité, se lit comme suit: «Chaque Etat Partie adopte, conformément aux principes fondamentaux de son droit interne, les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, lorsque l’acte a été commis intentionnellement».
61. L’article 6 fait obligation aux Etats parties d’adopter une législation incriminant le blanchiment d’argent. M. Teodoro Nguema Obiang Mangue a été poursuivi pour blanchiment d’argent. La poursuite de M. Teodoro Nguema Obiang Mangue constitue un exercice de la compétence pénale établie par la France conformément à sa législation. De l’avis de la Guinée équatoriale, cet exercice enfreint les dispositions du paragraphe 6 de l’article 15 en ce qu’il contrevient aux règles du droit international général et du droit international coutumier régissant l’immunité de l’Etat étranger, découlant du principe de l’égalité souveraine des Etats consacré au paragraphe 1 de l’article 4. La France n’est pas d’accord avec cette assertion. Il y a donc un désaccord entre les Parties concernant l’interprétation ou l’application de la convention de Palerme.
62. En ce qui concerne l’article 11 de la convention de Palerme relatif aux poursuites judiciaires, au jugement et aux sanctions, les Parties ont des vues divergentes quant à l’application de ses paragraphes 2 et 6. Aux termes du paragraphe 2 de l’article 11, les Etats parties sont tenus de «s’efforce[r] de faire en sorte que tout pouvoir judiciaire discrétionnaire conféré par [leur] droit interne et afférent aux poursuites judiciaires … soit exercé de façon à optimiser l’efficacité des mesures de détection et de répression de ces infractions, compte dûment tenu de la nécessité d’exercer un effet dissuasif en ce qui concerne leur commission». L’obligation imposée par ce paragraphe a un caractère impératif, même s’il s’agit d’une obligation de veiller à ce que les pouvoirs discrétionnaires en matière de poursuites soient exercés d’une manière particulière et dans un but particulier. Les Parties diffèrent quant à la question de savoir si cette obligation est soumise aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 4, en particulier le principe de l’égalité souveraine, sur le fondement duquel s’appliquent les règles de l’immunité de l’Etat. De l’avis de la Guinée équatoriale, l’exécution des obligations qu’impose le paragraphe 2 de l’article 11 est liée à l’exigence générale figurant au paragraphe 1 de l’article 4, tandis que la France n’admet pas que le paragraphe 2 de l’article 11 impose une quelconque obligation de poursuivre et est en désaccord avec l’interprétation que fait la Guinée équatoriale de l’importance du paragraphe 1 de l’article 4. Leurs divergences d’opinions concernent indiscutablement l’interprétation et l’application de la convention de Palerme.
63. L’article 12 a trait à la confiscation et à la saisie. Selon la Guinée équatoriale, conformément au paragraphe 1 de l’article 4 la France est tenue, lorsqu’elle s’acquitte des
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obligations que lui impose cet article, de respecter les règles coutumières de l’immunité de l’Etat en exemptant la Guinée équatoriale de mesures de contrainte visant des biens appartenant à l’Etat équato-guinéen et situés en France. La France n’accepte pas l’interprétation que fait la Guinée équatoriale du paragraphe 1 de l’article 4 et de sa relation avec l’article 12. Elle soutient que, une fois qu’il a adopté dans son droit interne des règles permettant la confiscation du produit du crime, un Etat s’est acquitté de l’obligation qui lui incombe au titre de la convention de Palerme. Elle prétend que, lorsqu’elle a pris des mesures de saisie et de confiscation visant le bâtiment sis au 42 avenue Foch, elle a appliqué son droit interne et non la convention. A notre avis, il existe des divergences entre les Parties quant à l’interprétation et à l’application de l’article 12 et à sa relation avec le paragraphe 1 de l’article 4. En tout état de cause, même si l’article 12, à l’exclusion de toute relation avec l’article 4, s’applique de manière indépendante, la question de l’immunité se poserait toujours parce que, comme nous l’avons vu, les travaux préparatoires prévoient que les règles de l’immunité de l’Etat continuent de s’appliquer. Les Parties ont à l’évidence des vues divergentes sur la question de l’immunité du bâtiment sis 42 avenue Foch vis-à-vis des mesures de contrainte.
64. En ce qui concerne l’article 14 relatif à la disposition des produits du crime ou des biens confisqués, les Parties ont des vues divergentes sur la disposition par la France des objets confisqués qu’elle a trouvés dans le bâtiment sis au 42 avenue Foch. Suivant le raisonnement exposé dans le paragraphe précédent, le différend entre les Parties concerne l’interprétation et l’application de l’article 14 lu conjointement avec l’article 4 de la convention de Palerme.
65. L’article 15 traite de l’obligation qu’ont les Etats parties d’établir leur compétence à l’égard de certaines infractions. La disposition la plus importante de cet article est le paragraphe 6, qui prévoit que «[s]ans préjudice des normes du droit international général, la présente [c]onvention n’exclut pas l’exercice de toute compétence pénale établie par un Etat Partie conformément à son droit interne». La majorité n’a pas examiné la signification de ce paragraphe. A l’évidence, cette disposition n’empêche pas la France d’exercer toute compétence pénale qu’elle a établie conformément à son droit interne. Cependant, il convient de noter trois points en ce qui concerne cette disposition. Tout d’abord, les Etats parties sont tenus de veiller à ce que l’exercice de leur compétence pénale ne porte pas atteinte aux «normes du droit international général», dont font partie les règles relatives à l’immunité de l’Etat étranger. Ensuite – et cela vaut pour l’affirmation de la France qui fait valoir qu’elle a toujours agi sur son territoire – il ne fait pas davantage de doute que la disposition s’applique à toute juridiction pénale, qu’elle soit territoriale ou extraterritoriale. Enfin, la question de l’immunité peut être examinée sous l’angle des normes du droit international général. Les Parties ont des vues divergentes sur la question de savoir si l’exercice de la compétence pénale par les tribunaux français qui ont engagé et mené une procédure pénale contre M. Teodoro Nguema Obiang Mangue est conforme aux «normes du droit international général» mentionnées au paragraphe 6 de l’article 15 et si ces normes incluent les règles de l’immunité de l’Etat.
66. Le paragraphe 5 de l’article 15 traite de l’obligation de consultation et l’article 18 de l’entraide judiciaire. La Guinée équatoriale soutient que, depuis 2010, la France n’a pas tenu compte des informations communiquées par les autorités de Guinée équatoriale au sujet de l’enquête et des poursuites visant M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, qu’«aucune des infractions principales alléguées n’a été commise en Guinée équatoriale» et que les biens ayant fait l’objet d’une saisie pénale immobilière par les tribunaux français ont été acquis légalement. Sur cette base, la Guinée équatoriale fait valoir que la France était tenue d’accepter les constatations qui lui avaient été soumises, à savoir qu’aucune infraction principale n’avait été commise sur le territoire équato-guinéen et, partant, de mettre fin aux procédures pénales engagées contre le vice-président.
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67. La France allègue que la demande de la Guinée équatoriale ne relève pas du champ du différend. Elle fait valoir que, bien que sa demande d’entraide judiciaire mentionne expressément la convention de Palerme, il n’y a pas de différend concernant l’article 18 étant donné que la Guinée équatoriale s’est conformée à cette demande. La France soutient qu’elle a respecté son obligation de consultation et que celle-ci n’impose pas à un Etat partie de mettre fin aux procédures pénales.
68. Les Parties ont des vues divergentes sur la question de savoir si la France, conformément aux dispositions du paragraphe 5 de l’article 15 et de l’article 18, est tenue d’accepter les conclusions de la Guinée équatoriale, qui affirme qu’aucune infraction principale n’a été commise sur son territoire et, par voie de conséquence, de mettre fin aux procédures pénales contre le vice-président. A cet égard, nous sommes en désaccord avec l’observation de la Cour, qui indique au paragraphe 73 de l’arrêt que les assertions de la Guinée équatoriale ne peuvent être considérées que comme des arguments supplémentaires qui ne constituent pas des demandes distinctes formulées au titre de la convention de Palerme.
69. La France a fait valoir que, dans la procédure pénale engagée contre M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, elle agissait exclusivement sur la base de son droit interne et non sur celle de la convention. Cet argument est intenable. En premier lieu, il est admis que la France a sollicité l’entraide judiciaire de la Guinée équatoriale. Etant donné que cette demande a été formulée par la France expressément sur la base de la convention de Palerme, il ne fait aucun doute que, à tout le moins en ce qui concerne cette demande, la France a agi sur la base de la convention de Palerme. Plus important encore, un Etat partie qui a ratifié la convention de Palerme est lié par les dispositions de cette convention du fait de cette ratification, et non parce que sa législation interne est antérieure ou postérieure à la convention. D’ailleurs, chaque Etat partie à la convention de Palerme est tenu d’engager des poursuites pénales conformément à son droit interne. Il serait absurde de conclure que seuls les Etats parties dont le droit pénal est postérieur à la convention sont liés par celle-ci.
70. La France a aussi fait valoir que son droit pénal prévoyait déjà les dispositions requises et qu’elle n’avait donc pas eu besoin d’en adopter pour donner effet à la convention. En droit conventionnel, une fois que la convention de Palerme est entrée en vigueur pour la France, celle-ci est devenue liée par ses dispositions.
CONCLUSION
71. Nous concluons que l’objet du différend pour lequel la demanderesse a invoqué la convention de Palerme comme base de compétence est le point de savoir si la France, en poursuivant le vice-président de la Guinée équatoriale pour l’infraction de blanchiment d’argent et en prenant des mesures de contrainte visant le bâtiment sis au 42 avenue Foch, qui, selon la Guinée équatoriale, est un bien de l’Etat, a agi d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre Etat. Ce différend concerne sans conteste l’interprétation et l’application de la convention de Palerme au sens de son article 35 et la Cour aurait dû conclure qu’elle est compétente pour en connaître.
72. Nous tenons pour inconcevable l’idée que la poursuite d’un représentant de haut rang, vice-président d’un Etat partie à la convention de Palerme, dans un Etat étranger qui est également partie à la convention de Palerme, ne soulève pas la question de l’immunité de l’Etat étranger dans le contexte d’une convention qui consacre le principe de l’égalité souveraine des Etats dans
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l’exécution des obligations qu’elle impose aux Etats parties. A tout le moins, la Cour aurait dû se prévaloir de la possibilité d’entendre les parties sur le fond avant d’écarter sommairement cette question importante s’il en est.
73. Nous craignons que, en conséquence de cet arrêt, les représentants étrangers de haut rang qui ont droit à l’immunité soient davantage susceptibles de faire l’objet de poursuites pénales devant des tribunaux étrangers, ce qui porterait atteinte au principe de l’égalité souveraine des Etats.
74. L’exposé de la présente opinion dissidente commune est l’expression de nos vues sur la compétence de la Cour dans l’instance introduite par la Guinée équatoriale contre la France. Elle ne reflète en aucune façon nos vues sur le fond de la procédure instituée contre M. Teodoro Nguema Obiang Mangue par les autorités françaises.
(Signé) Hanqin XUE. (Signé) Julia SEBUTINDE. (Signé) Patrick ROBINSON. (Signé) James KATEKA.
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Opinion dissidente commune de Mme la vice-présidente Xue, Mme la juge Sebutinde, M. le juge Robinson et M. le juge <i>ad hoc </i> Kateka

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