Déclaration de M. le juge ad hoc Simma

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165-20180202-JUD-01-06-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC SIMMA
[Traduction]
Traité de 1980 concernant la délimitation des zones marines et la coopération maritime entre la République du Costa Rica et la République du Panama  Pertinence en l’espèce  Obligations découlant de l’article 102 de la Charte des Nations Unies.
1. J’ai voté en faveur de chacun des points du dispositif de l’arrêt et je souscris pour l’essentiel au raisonnement de la Cour. Je souhaite, dans cette déclaration, commenter brièvement un point qui n’a pas été traité dans l’arrêt et qui concerne l’article 102 de la Charte des Nations Unies.
2. Ledit article dispose ce qui suit :
«1. Tout traité ou accord international conclu par un Membre des Nations Unies après l’entrée en vigueur de la présente Charte sera, le plus tôt possible, enregistré au Secrétariat et publié par lui.
2. Aucune partie à un traité ou accord international qui n’aura pas été enregistré conformément aux dispositions du paragraphe 1 du présent article ne pourra invoquer ledit traité ou accord devant un organe de l’Organisation.»
3. Dans la présente affaire, les deux Parties ont fait référence au traité concernant la délimitation des zones marines et la coopération maritime entre la République du Costa Rica et la République du Panama, signé le 2 février 1980 et entré en vigueur le 11 février 1982 (ci-après le «traité de 1980») (voir arrêt, par. 57). Si le texte de ce traité est consultable sur le site Internet de la division des affaires maritimes et du droit de la mer de l’Organisation des Nations Unies (et est reproduit à l’annexe 2 du mémoire du Costa Rica en l’affaire relative à la Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua), il ne semble toutefois pas avoir été enregistré conformément au paragraphe 1 de l’article 102 de la Charte.
4. Au cours de la procédure, les Parties ont l’une et l’autre reconnu la pertinence du traité de 1980 s’agissant des frontières maritimes déjà établies par le Costa Rica. Elles en ont tenu compte dans leurs délimitations respectives de la partie méridionale de la zone pertinente dans la mer des Caraïbes (voir arrêt, par. 117 à 119), la Cour ayant finalement retenu à cet égard la solution proposée par le Costa Rica (arrêt, par. 164).
5. Le Costa Rica, lorsqu’il a fait valoir qu’il subissait dans la mer des Caraïbes un effet d’amputation généré par la «concavité formée par les côtes de trois Etats», a insisté, non pas sur la frontière délimitée dans le traité de 1980, mais sur les lignes d’équidistance créant cet effet (voir aussi arrêt, par. 150). Le Nicaragua, en revanche, a rappelé les dispositions de ce traité, et le Costa Rica a reconnu qu’une partie de sa frontière maritime avec le Panama était effectivement délimitée par cet instrument.
6. Le Nicaragua a également tiré un autre argument du traité de 1980, rappelant que «[l]es termes [en] [étaient] contraignants et ne sauraient être contournés ; [et qu’]il conv[enait] d’en tenir compte et de leur accorder leur juste poids», afin de faire valoir que les traités signés par le
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Costa Rica étaient pertinents pour la délimitation des espaces maritimes entre les Parties dans la mer des Caraïbes (voir aussi arrêt, par. 123 à 129).
7. Aux termes du paragraphe 2 de l’article 102, «[a]ucune partie à un traité [non enregistré] ou accord international qui n’aura pas été enregistré … ne pourra invoquer ledit traité ou accord devant un organe de l’Organisation». La Cour étant, en vertu de l’article 92 de la Charte, «l’organe judiciaire principal des Nations Unies», un traité non enregistré ne saurait être invoqué devant elle1. En revanche, ainsi qu’elle l’a fait observer, ce défaut d’enregistrement est «sans conséquence sur la validité même de l’accord, qui n’en lie pas moins les parties» (Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahrein, compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J Recueil 1994, p. 122, par. 29).
8. Il y a «invocation» au sens de l’article 102 de la Charte dès lors qu’une «partie se réclame d’un traité pour fonder sa requête ou sa demande reconventionnelle, ou que le droit particulier dont elle allègue la violation découle des termes de ce traité»2. En l’espèce, le Costa Rica ne semble pas avoir invoqué le traité de 1980 à cette fin.
9. Le Nicaragua, en revanche, semble s’être fondé sur le traité de 1980 pour démontrer, au moins indirectement, que le Costa Rica avait renoncé à certains droits maritimes dont il pourrait se prévaloir (voir arrêt, par. 124 à 134). Nul besoin, cependant, de déterminer en l’espèce si le Nicaragua a «invoqué» le traité au sens du paragraphe 2 de l’article 102 de la Charte, car n’y étant pas partie, cette disposition ne lui est pas applicable s’agissant de ce traité3.
10. Bien que, par conséquent, aucune des deux Parties ne soit probablement concernée par le paragraphe 2 de l’article 102 de la Charte, il reste que cette disposition joue, dans son ensemble, un rôle important dans le maintien de la primauté du droit au niveau international4 et que les Etats devraient respecter les obligations qui en découlent. Il est donc dommage que les parties au traité de 1980 semblent avoir pris lesdites obligations quelque peu à la légère, et que la Cour n’ait pas saisi cette occasion pour se pencher sur cette question dans son arrêt.
(Signé) Bruno SIMMA.
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1 Voir, par exemple, la réflexion sur ce sujet de E. Martens dans «Article 102», in B. Simma et al (dir. publ.) The Charter of the United Nations: A Commentary (3e éd., 2012, Oxford University Press), vol. II, p. 2106 à 2109.
2 Ibid., p. 2106, citant M. Brandon, «The Validity of Non-Registered Treaties» (1952), British Yearbook of International Law, vol. 29, p. 198.
3 Voir E. Martens, note 1 ci-dessus, p. 2106 («Seules les parties à un accord non enregistré sont ainsi sanctionnées. Les tiers sont libres d’invoquer un tel accord à tout moment, sous réserve, bien entendu, de la règle de res inter alios acta»).[Traduction du Greffe.] Voir aussi M. Brandon, note 2 ci-dessus, p. 192 ; J.-P. Jacque, «Article 102» in J.-P. Cot et al (dir. publ.) La Charte des Nations Unies : Commentaire article par article (3e éd., 2005), Economica, vol. II, p. 2130.
4 Voir, par exemple, la résolution 70/118 de l’Assemblée générale des Nations Unies, en date du 14 décembre 2015, intitulée «L’état de droit aux niveaux national et international» (par. 8 b)).

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Déclaration de M. le juge <i>ad hoc</i> Simma

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