Opinon individuelle de Mme la juge Xue

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165-20180202-JUD-01-02-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE XUE
[Traduction]
1. Bien qu’ayant voté en faveur du point 4 du dispositif de l’arrêt, je tiens à indiquer que je ne souscris pas au raisonnement présidant au choix de l’emplacement du point de départ de la frontière terrestre entre les Parties, ni à la manière dont cette question est traitée dans le cadre de la délimitation maritime opérée en l’espèce.
2. Pour commencer, je considère que, en vertu du traité de limites de 1858, de la sentence Cleveland et des sentences Alexander, le point de départ de la frontière terrestre devrait être situé à l’extrémité nord-est de la lagune de Harbor Head, et non à celle de la flèche littorale d’Isla Portillos, à l’embouchure du fleuve San Juan (rive droite).
3. Dans cette affaire, composée de deux instances jointes, la définition du point de départ de la frontière terrestre constitue un enjeu essentiel, tant aux fins de la détermination de la souveraineté territoriale sur la côte en litige qu’à celles de la délimitation maritime entre les Parties dans la mer des Caraïbes. Les Parties ne disconviennent pas que le traité de limites de 1858, la sentence Cleveland et les sentences Alexander constituent les bases juridiques sur le fondement desquelles doit être tracée la frontière terrestre entre les deux pays. En dépit des changements que n’a cessé de connaître la géographie d’Isla Portillos au cours du dernier siècle et demi, leurs dispositions demeurent applicables. En d’autres termes, c’est conformément à ces instruments juridiques que doit être fixé le point de départ de la frontière terrestre.
4. Par son ordonnance du 31 mai 2016, la Cour a décidé de désigner deux experts, qu’elle a chargés de se rendre sur la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos et de lui donner leur avis sur l’état de celle-ci entre les points invoqués respectivement par le Costa Rica et le Nicaragua, dans leurs écritures, comme étant le point de départ de la frontière maritime dans la mer des Caraïbes. Les experts étaient ainsi priés de répondre aux questions suivantes :
«a) Quelles sont les coordonnées géographiques du point auquel la rive droite du fleuve San Juan rencontre la laisse de basse mer ?
b) Quelles sont les coordonnées géographiques du point terrestre le plus approchant de celui qui avait été défini dans la première sentence Alexander comme étant le point de départ de la frontière terrestre ?
c) Existe-t-il, entre les points visés aux litt. a) et b) ci-dessus, un banc de sable ou une quelconque formation maritime ? Si tel est le cas, quelles en sont les caractéristiques physiques ? En particulier, ces formations, ou certaines d’entre elles, sont-elles constamment découvertes, même à marée haute ? La lagune de Los Portillos/Harbor Head est-elle séparée de la mer ?
d) Dans quelle mesure est-il possible ou probable que la zone concernée subisse des modifications physiques importantes à court et long terme ?»
5. Dans leur rapport, les experts désignés par la Cour ont déterminé l’emplacement du point de départ d’origine de la frontière terrestre, désormais recouvert par la mer, eu égard aux dispositions du traité de 1858 et des sentences arbitrales, et relevé les coordonnées géographiques du point terrestre le plus approchant de celui qui avait été défini dans la première sentence Alexander comme étant le point de départ de la frontière terrestre.
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6. Le rapport établit que le segment initial de la frontière terrestre, y compris le point de départ de celle-ci, demeure identifiable et est, du reste, identifié. Ce qui subsiste de la lagune de Harbor Head constitue, avec le cordon littoral formé par accrétion qui sépare celle-ci de la mer, un fragment de cette frontière qui, s’en trouvant détaché, est désormais enclavé en territoire costa-ricien. En répondant à la première question posée, les experts ont en réalité désigné l’emplacement actuel du point où le fleuve San Juan atteint la mer  en d’autres termes, l’endroit où la continuité de la frontière terrestre d’origine s’interrompt.
7. La Cour considère, en l’espèce, qu’elle a déterminé le point de départ de la frontière terrestre dans son arrêt de 2015 en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la zone frontalière, où elle a conclu de son analyse du traité de 1858 «que le territoire relevant de la souveraineté du Costa Rica s’étend[ait] à la rive droite du cours inférieur du San Juan jusqu’à l’embouchure de celui-ci dans la mer des Caraïbes» (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 703, par. 92). Or, un examen plus attentif des paragraphes pertinents de l’arrêt de 2015 jette un doute sur le bien-fondé d’une telle interprétation.
8. Premièrement, la question de l’emplacement du point de départ de la frontière terrestre ne relevait pas de la compétence de la Cour dans l’affaire susmentionnée. Cet emplacement, en effet, serait fonction de la souveraineté sur la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos : qu’elle soit attribuée au Nicaragua, et la frontière terrestre se poursuivrait vers l’est jusqu’à la lagune de Harbor Head ; qu’elle soit attribuée au Costa Rica, et la frontière partirait de l’embouchure du fleuve, à l’ouest d’Isla Portillos. Or, pour attribuer la souveraineté sur la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos, il aura fallu, en l’espèce, déterminer si le cours d’eau qui reliait le fleuve San Juan à la lagune de Harbor Head existait toujours. Interprétant les paragraphes 69 et 70 de l’arrêt de 2015, la Cour affirme ne pas «s[’être] prononcée [alors] sur la souveraineté à l’égard de la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos[, c]e point a[yant] été expressément exclu». Il s’ensuit que le statut du dernier segment de la frontière terrestre, y compris son point de départ, tel que défini par le général Alexander, restait à déterminer.
9. En outre, si la Cour avait déterminé, dans son arrêt de 2015, que le point de départ de la frontière terrestre était situé à l’embouchure du fleuve San Juan, pourquoi aurait-elle chargé les experts d’en retrouver le point de départ d’origine et de relever les coordonnées géographiques du point terrestre le plus approchant de celui qui avait été défini par le général Alexander ? La frontière suivrait alors le cours naturel du fleuve San Juan jusqu’à la mer et, partant, il n’y aurait aucune raison de déterminer l’emplacement de ces points.
10. Bien que les auteurs du traité de 1858 et des sentences arbitrales eussent anticipé que la frontière terrestre subirait nécessairement les effets de changements graduels ou soudains de la configuration côtière, ils n’ont pas expressément spécifié quels seraient les principes de droit international qui trouveraient alors à s’appliquer. S’il était indiqué que «[l]a propriété de tous atterrissements à Punta de Castilla sera[it] régie par le droit applicable en la matière» (voir la sentence Cleveland de 1888, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVIII, p. 209 [traduction du Greffe]), le cas présent, celui de la disparition partielle du cours d’eau, n’était pas envisagé.
11. Le général Alexander avait certes clairement précisé que, pour interpréter le traité de 1858 dans la pratique, le fleuve San Juan devait être considéré comme un fleuve navigable. Toutefois, si le point de départ de la frontière devait automatiquement être défini par référence à celui où le fleuve débouche en mer, il serait difficile de comprendre pourquoi les deux Parties sont convenues que la lagune de Harbor Head appartient au Nicaragua, et non au Costa Rica ; vu
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l’emplacement actuel de l’embouchure du San Juan, tout ce qui se trouve à droite du fleuve, y compris la lagune de Harbor Head, devrait nécessairement être rattaché au territoire costa-ricien.
12. Le constat de la disparition du chenal reliant le fleuve San Juan à la lagune de Harbor Head, que fait la Cour sur la base du rapport des experts, et qui l’amène à conclure que la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos relève du Costa Rica, implique que la continuité de la frontière terrestre s’est trouvée brisée au niveau de l’embouchure du fleuve San Juan, par suite de l’évolution naturelle de la configuration côtière (voir le croquis no 2 de l’arrêt, reproduit ci-dessous).
13. Si la Cour a décidé de reconnaître au Nicaragua la souveraineté sur la lagune de Harbor Head et le cordon littoral qui sépare celle-ci de la mer des Caraïbes (par. 73), ce n’est pas uniquement sur le fondement de l’accord des Parties, mais essentiellement parce que le Costa Rica a reconnu que le pourtour de la lagune de Harbor Head constituait toujours, nonobstant cette solution de continuité, un segment de la frontière terrestre.
14. La situation, dans le cas des frontières fluviales, varie d’un cas sur l’autre. Il n’y a, en droit international coutumier, pas de règle établie régissant l’effet juridique que l’évolution d’un cours d’eau est susceptible d’avoir sur une frontière (voir, par exemple, Anzilotti, Bardonnet, Bouchez, Caflisch)1. En la présente espèce, pour ce qui est de la frontière terrestre, deux facteurs sont pertinents et doivent, à cet égard, être pris en compte. Premièrement, le point de départ de la frontière terrestre, même tel que redéfini, demeure instable. Comme les experts l’ont relevé dans leur rapport,
1 D. Bardonnet, «Frontières terrestres et frontières maritimes», Annuaire français de droit international, vol. 35, 1989, p. 10-11, citant l’étude de D. Anzilotti sur la pratique étatique (1914) parue dans la Rivista italiana di diritto internazionale ; L. J. Bouchez, “The Fixing of Boundaries in International Boundary Rivers”, International and Comparative Law Quarterly, vol. 12, 1963, p. 807 ; L. Caflisch, Règles générales du droit des cours d’eau internationaux, Recueil des cours, vol. 219, 1989, p. 82.
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«l’emplacement de l’embouchure du fleuve San Juan ne cesse de varier, essentiellement en raison des modifications de la langue de sable (ou flèche littorale) d’Isla Portillos, modifications qui prennent tantôt la forme d’une expansion vers l’ouest par accumulation de sable, tantôt celle d’une destruction par érosion … L’expansion de la langue de sable par accrétion de sédiments est un processus progressif, tandis que sa destruction, y compris l’ouverture de chenaux, peut survenir rapidement en cas de fortes houles (lors d’ouragans, par exemple) ou de crues du fleuve San Juan. Par conséquent, l’embouchure du fleuve et sa rive droite sont extrêmement mouvantes.» (Rapport des experts désignés par la Cour, 30 avril 2017, p. 42, par. 117 ; les italiques sont de moi.)
Pour garantir la stabilité de la frontière, et éviter l’incertitude, il conviendrait de donner au titre juridique qui fonde cette frontière plus de poids qu’à l’évolution factuelle de la géographie locale. Deuxièmement, l’enclave résultant du morcellement de la frontière terrestre n’est pas une formation géographique autonome en tant que telle ; avant que, dans le présent arrêt, la Cour n’attribue au Costa Rica la souveraineté sur la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos, elle faisait formellement partie de la frontière terrestre. Quand bien même la lagune de Harbor Head et le cordon littoral qui en barre l’accès seraient appelés à disparaître du fait du recul de la côte, comme le soutient le Costa Rica, l’enclave, en son état actuel, devrait être considérée, aux fins de la délimitation maritime, comme l’une des circonstances propres à la géomorphologie de la côte, point sur lequel je reviendrai maintenant.
15. L’emplacement du point de départ de la frontière terrestre ne pose guère problème. Peu importe, à cet égard, où on le situe ; qu’on place ce point au niveau du promontoire est de la lagune de Harbor Head ou de l’embouchure du fleuve San Juan par suite de la disparition du chenal, la frontière terrestre continue, même si le segment initial se trouve séparé du reste de la ligne qui en marque le tracé, de dûment servir les fins auxquelles elle répond. Ce qui importe, en l’espèce, c’est l’incidence de l’évolution de la configuration côtière sur la délimitation maritime. Bien que la Cour prenne acte de la grande instabilité du littoral aux environs de l’embouchure du fleuve San Juan, elle ne tient pas suffisamment compte de la relation côtière entre les Parties. La côte du Costa Rica étant désormais flanquée de part et d’autre de territoires nicaraguayens  la lagune de Harbor Head, à l’est, et l’embouchure du fleuve, à l’ouest , il serait difficile, sinon impossible, de retenir un point de départ, sur la terre ferme, qui constitue véritablement un point médian. Dans tous les cas, l’une des Parties subirait un effet d’amputation  amputation de la projection en mer soit de la côte costa-ricienne, si l’on retient le point de départ de la frontière maritime préconisé par le Nicaragua, soit de l’enclave nicaraguayenne, si l’on retient celui revendiqué par le Costa Rica.
16. En l’affaire Nicaragua c. Honduras, la Cour a dit que
«[r]ien dans l’énoncé de l’article 15 ne permet[tait] de conclure que des problèmes géomorphologiques ne [pouvaient] en tant que tels constituer des «circonstances spéciales» … , ni que de telles «circonstances spéciales» ne pu[ssent] être invoquées que pour corriger une ligne déjà tracée» (Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 744, par. 280).
En la présente espèce, c’est de ce type de circonstances que relèvent la géomorphologie de la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos et la solution de la continuité de la frontière terrestre.
17. Je conviens avec la majorité qu’il était raisonnable et équitable, compte tenu des caractéristiques actuelles de la côte et de l’emplacement présent de l’embouchure du fleuve San Juan, de tracer la ligne médiane provisoire à partir du littoral à l’ouest d’Isla Portillos, près de
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l’embouchure du fleuve San Juan. Toutefois, je nourris des doutes quant à l’opportunité de retenir comme point de départ de la frontière maritime le point le plus proche, sur la terre ferme, de l’embouchure du fleuve, appelé ici le point Pv. En effet, le choix de ce point, au reste lui aussi instable, revient à faire peu de cas de l’accès du Nicaragua à la lagune de Harbor Head.
18. Au paragraphe 105 de l’arrêt, la Cour reconnaît que la situation de l’enclave constitue une circonstance spéciale appelant une «solution particulière». Pour autant, elle affirme que, «[s]i l’enclave devait se voir attribuer des eaux territoriales, celles-ci seraient peu utiles au Nicaragua, tout en brisant la continuité de la mer territoriale du Costa Rica». En conséquence, il n’est pas tenu compte, aux fins de la délimitation de la mer territoriale entre les Parties, d’un quelconque droit qui en découlerait. Or, d’après moi, ce n’est pas là une raison convaincante pour faire abstraction du droit que le Nicaragua tire de l’enclave, aussi limité soit-il.
19. La principale caractéristique de la côte est son instabilité. La Cour, lorsqu’elle examine les circonstances spéciales aux fins de délimiter la mer territoriale, n’accorde guère d’importance au fait que, selon les experts, la configuration côtière, dans son ensemble, ne cessera d’évoluer sous l’effet de l’érosion, et qu’il est impossible de prédire si l’embouchure du fleuve San Juan se déplacera vers l’ouest ou vers l’est. De fait, la Cour ne peut fonder sa décision sur des changements anticipés, mais doit se baser sur la situation telle qu’elle existe aujourd’hui dans les faits. Reste que ce n’est pas, selon moi, une «solution particulière» que de considérer l’enclave comme quantité négligeable.
20. Afin de pallier la difficulté liée au fait que la disparition du cours d’eau le long de la côte a conduit à déplacer le point de départ de la frontière terrestre au niveau de l’embouchure du fleuve San Juan, les points de départ des délimitations maritime et terrestre pourraient, selon moi, être dissociés. Pour ménager au Nicaragua un accès à la lagune de Harbor Head, compte tenu de la géographie de la côte, la frontière maritime pourrait partir d’un point fixe (le même que celui faisant office de pivot) sur la ligne médiane, à une distance de 2 milles marins de la côte, qui ne serait pas relié par une ligne mobile à un point situé sur la terre ferme. La mer territoriale demeurerait certes non délimitée sur 2 milles marins, mais cette solution n’en placerait pas moins les Parties en meilleure position pour gérer leurs relations côtières, et particulièrement les questions relatives à la navigation. Du reste, ce ne serait pas la première fois qu’une délimitation commencerait à une certaine distance en mer ; la pratique judiciaire et arbitrale justifie un tel procédé, lorsque le point terminal de la frontière terrestre est incertain (voir, par exemple, Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 756, par. 311 ; Affaire de la délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau, sentence du 14 février 1985, Nations Unies, RSA (vol. XIX, p. 149-196)).
(Signé) XUE Hanqin.
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