Déclaration de M. le juge Gevorgian

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos  Traité de limites de 1858  Punta de Castilla comme point de départ de la frontière  Sentences Cleveland et Alexander  Experts désignés par la Cour s’étant référés aux «restes» d’un ancien chenal  Caractère stable et définitif des frontières  Campement militaire nicaraguayen  Nul besoin de conclure à une atteinte à la souveraineté  Zone constituant un territoire litigieux  Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes  «Point Alexander» comme point de départ de la frontière maritime  Droit du Nicaragua à une mer territoriale dans la lagune de Harbor Head.
1. J’ai voté contre deux des conclusions de la Cour relatives à la frontière terrestre : premièrement, celle selon laquelle «la République du Costa Rica a souveraineté sur toute la partie septentrionale d’Isla Portillos, y compris sa côte jusqu’[à l’embouchure] du fleuve San Juan» (arrêt, point 2 du dispositif) ; deuxièmement, celle selon laquelle, «en établissant et en maintenant un campement militaire sur le territoire costa-ricien, la République du Nicaragua a violé la souveraineté de la République du Costa Rica» (arrêt, point 3 du dispositif). Dans la présente déclaration, j’expliquerai les raisons de mon vote et commenterai certains aspects de la délimitation effectuée par la Cour dans la mer des Caraïbes.
I. LA FRONTIÈRE TERRESTRE
2. Le général Alexander, lorsqu’il a entrepris de démarquer la frontière entre le Costa Rica et le Nicaragua en 1897, a pris comme référence Punta de Castilla (et non l’embouchure du fleuve San Juan ni quelque autre point). Dans sa première sentence, particulièrement éloquente à cet égard, il a exposé avec force détails les raisons pour lesquelles les rédacteurs du traité de limites conclu le 15 juillet 1858 entre le Costa Rica et le Nicaragua (ci-après le «traité de limites de 1858») et le président Cleveland avaient choisi de faire partir la frontière de Punta de Castilla (point «dépourvu d’importance, politique ou commerciale»)1. Selon lui, «les auteurs du traité entendaient désigner le continent à l’est du port» afin de maintenir toutes les formations géomorphologiques situées entre ce continent et Punta Arenas sous la souveraineté nicaraguayenne2. Ainsi que l’a précisé le général Alexander, il était «inconcevable que le Nicaragua ait concédé ce vaste et important territoire au Costa Rica»3.
3. A l’époque, la région avait subi d’importants changements géomorphologiques par rapport à la situation qui prévalait en 1858. Comme l’a fait observer le général Alexander, «l’emplacement exact où était l’extrémité du promontoire de Punta de Castillo [sic] le 15 avril 1858 est depuis longtemps recouvert par la mer des Caraïbes»4. De plus, la région avait perdu depuis longtemps son importance économique d’antan. Malgré ces changements, le général Alexander a fait partir la frontière du point qui présentait les caractéristiques géographiques les plus proches de celles du
1 Première sentence arbitrale en vertu de la convention entre le Costa Rica et le Nicaragua du 8 avril 1896 pour la démarcation de la frontière entre les deux Républiques, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVIII, p. 217.
2 Ibid., p. 219.
3 Ibid. ; les italiques sont de moi.
4 Ibid., p. 220.
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point de Punta de Castilla tel que défini dans le traité de limites de 1858. Il s’agissait du point «qui constitu[ait alors] en pratique le promontoire ..., à savoir l’extrémité nord-ouest ... sur la rive est de la lagune de Harbor Head»5. Le général a ensuite défini la direction de la frontière en fonction du «premier chenal rencontré», qui était une voie d’eau continue reliant la lagune de Harbor Head au «fleuve proprement dit»6. Enfin, en prévision d’éventuels changements géomorphologiques, il a déclaré que la frontière terrestre devait suivre les fluctuations du fleuve conformément aux règles pertinentes du droit international7.
4. Selon moi, l’approche suivie par le général Alexander reste valable aujourd’hui. En dépit des changements géomorphologiques qui n’ont cessé de se produire dans la région, Punta de Castilla demeure essentiel en tant que point de départ de la frontière désigné à l’article II du traité de limites de 1858, tel qu’interprété dans les sentences Cleveland et Alexander. Il est en effet toujours possible de retrouver le tracé de la ligne de démarcation du général Alexander dans la configuration géographique actuelle de la région.
A l’appui de la conclusion opposée  celle selon laquelle, comme suite aux changements géomorphologiques intervenus dans la région, Punta de Castilla et la ligne du général Alexander ne sont plus pertinents , l’arrêt accorde un poids considérable à deux constatations des experts désignés par la Cour : premièrement, le fait que, «[a]u large du littoral, il n’existe aucune formation émergée, pas même à marée basse» ; deuxièmement, le fait que, à l’ouest de la lagune de Harbor Head, «le littoral est constitué d’une large plage de sable dont la partie haute comporte des lagunes fermées, discontinues et parallèles à la côte»8. L’arrêt passe toutefois sous silence que les experts ont relevé l’existence d’une série de «lagunes discontinues parallèles à la côte» qui sont «essentiellement des restes de la passe formant une sorte de chenal qui existait, dans un passé récent, entre Isla Portillos et la langue de sable qui courait alors le long de la lagune de Los Portillos/Harbor Head»9. Une telle constatation me paraît importante puisqu’il ressort du dossier soumis à la Cour qu’au cours du siècle écoulé le chenal mentionné par les experts n’a pas été englouti par la mer, mais qu’il existe toujours, même s’il s’est déplacé vers le sud du fait du recul de la côte10. Il s’ensuit que les «restes» observés par les experts sont issus du «premier chenal rencontré» du général Alexander, de sorte qu’il est possible de retrouver dans la configuration géomorphologique actuelle le tracé de la ligne établie par celui-ci. La Cour aurait dû s’efforcer de tenir compte du caractère «stable et définitif» de cette frontière11.
5 Première sentence arbitrale en vertu de la convention entre le Costa Rica et le Nicaragua du 8 avril 1896 pour la démarcation de la frontière entre les deux Républiques, Nations Unies, RSA, vol. XXVIII, p. 220.
6 Ibid.
7 Voir les deuxième et troisième sentences du général Alexander pour la démarcation de la frontière entre le Costa Rica et le Nicaragua (1897-1898). Voir également la sentence de 1888 du président des Etats-Unis d’Amérique relative à la validité du traité de limites entre le Costa Rica et le Nicaragua (ci-après la «sentence Cleveland»). Le général Alexander et le président Cleveland se sont tous deux référés à certains «principes» ou «règles» de droit international régissant, selon eux, les éventuelles fluctuations du fleuve San Juan (voir, respectivement, RSA, vol. XXVIII, p. 208-211 [sentence Cleveland], p. 223-225 [deuxième sentence Alexander] et p. 227-230 [troisième sentence Alexander]).
8 Voir le paragraphe 71 du présent arrêt.
9 «Rapport des experts désignés par la Cour», CRNIC-CRNIP 2017/18 (1er mai 2018), par. 106 et fig. 26 (les italiques sont de moi) et «Question posée aux experts par M. le juge Tomka : réponse des experts désignés par la Cour», CRNIC-CRNIP 2017/29 (15 juin 2017).
10 Voir en particulier les photographies aériennes prises en 1960, 1961 et 1981 (contre-mémoire du Nicaragua (ci-après «CMN», p. 30, 41 et 42) et la carte de 1966 de l’US Corps of Engineers (CMN, p. 39). Voir également les cartes topographiques établies respectivement par l’Instituto Geológico Nacional du Costa Rica et l’INETER du Nicaragua en 1970 et en 1988 (rapport des experts désignés par la Cour, p. 27, fig. 26).
11 Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 34. Voir également la troisième sentence du général Alexander, RSA, vol. XXVIII, p. 228.
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5. Cette conclusion est étayée par deux autres considérations importantes. Premièrement, devant la Cour, le Costa Rica n’a pas contesté que le Nicaragua ait exercé pendant des décennies la souveraineté sur le chenal reliant la lagune à l’embouchure du fleuve, bien qu’il ne s’agisse plus d’un débouché en mer pour le commerce au sens de l’article VI du traité de limites de 185812. Cela montre l’importance qu’a continué de revêtir la ligne du général Alexander tout au long des années, en dépit des changements géomorphologiques qui se sont produits dans la région. Deuxièmement, si l’on suivait la logique du demandeur, la lagune de Harbor Head serait costa-ricienne. Au lieu de cela, en 2015, la Cour a tenu compte des positions des Parties en décidant d’exclure la lagune de la définition du «territoire litigieux»  c’est pourquoi, bien qu’ayant voté contre le point 2 du dispositif, je souscris pleinement au dernier membre de phrase, qui attribue au Nicaragua la souveraineté sur la lagune de Harbor Head.
6. En conséquence, j’estime qu’il aurait fallu déclarer que non seulement la lagune mais aussi la plage située dans la partie septentrionale d’Isla Portillos relèvent de la souveraineté du Nicaragua conformément à l’article premier du traité de limites de 1858.
II. LE CAMPEMENT MILITAIRE
7. Je ne peux non plus me rallier à la conclusion de la Cour, selon qui l’établissement du campement militaire nicaraguayen constituait une violation de la souveraineté costa-ricienne. Dans son arrêt en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) (ci-après «l’arrêt de 2015»), la Cour s’est en tenue à la définition du territoire litigieux qu’elle avait employée pour la première fois dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 8 mars 2011, décrivant ledit territoire comme comprenant «la zone humide d’environ trois kilomètres carrés comprise entre la rive droite du caño litigieux, la rive droite du fleuve San Juan lui-même jusqu’à son embouchure dans la mer des Caraïbes et la lagune de Harbor Head»13. Dans le même temps, elle a exclu de cette définition le «segment de la côte caraïbe qui s’étend entre la lagune de Harbor Head ... et l’embouchure du San Juan», notamment parce que les Parties n’avaient pas «présenté d’information détaillée concernant la côte»14.
Cela montre, ainsi qu’il est expliqué dans le présent arrêt, que
«la Cour ne s’est pas prononcée, dans son arrêt de 2015, sur la souveraineté à l’égard de la côte de la partie septentrionale d’Isla Portillos. Ce point a[yant] en effet été expressément exclu ... la question de la souveraineté sur cette partie du littoral ne peut être chose jugée. Ainsi, la Cour ne saurait déclarer irrecevable la demande du Nicaragua concernant la souveraineté sur ce segment de la côte d’Isla Portillos.»15
12 Voir CR 2017/8, p. 34, par. 42 (Kohen) : «Il n’est d’aucune aide pour le Nicaragua d’invoquer les cartes costa-riciennes établies à partir de photographies aériennes prises dans les années 1960, lorsqu’un chenal existait et que l’argument qu’il tente de faire valoir possédait au moins un certain fondement factuel» ; les italiques sont de moi.
Aux termes de l’article VI du traité de 1858,
«[l]a République du Nicaragua aura le dominium et l’imperium exclusifs sur les eaux du fleuve San Juan depuis son origine dans le lac jusqu’à son embouchure dans l’océan Atlantique ; la République du Costa Rica aura toutefois un droit perpétuel de libre navigation sur lesdites eaux, entre l’embouchure du fleuve et un point situé à trois milles anglais en aval de Castillo Viejo».
13 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 697, par. 69 (citant C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 19, par. 55).
14 Ibid., p. 697, par. 70.
15 Voir le paragraphe 69 du présent arrêt.
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En résumé, le territoire en cause était un territoire litigieux16.
8. La déclaration que j’ai jointe à l’arrêt de 2015 traitait déjà des problèmes soulevés par la décision de la Cour relative à la souveraineté sur le territoire litigieux. J’y précisais que je n’étais pas d’accord pour déclarer que «le Costa Rica avait souveraineté sur ce territoire, dont les limites [étaient] pourtant loin d’être claires», et soulignais qu’une telle décision risquait, «à l’avenir, de semer la discorde entre les Parties»17. Selon moi, ces vues s’appliquent a fortiori en la présente espèce. Une déclaration sur la souveraineté, accompagnée d’une injonction de retirer le campement nicaraguayen du territoire costa-ricien, aurait constitué un remède suffisant pour le demandeur. Pareille décision aurait été plus proche des réalités sur le terrain, car ce n’est que depuis le 2 février 2018 (soit la date du prononcé du présent arrêt) qu’a été établie la souveraineté du Costa Rica sur le territoire où se trouvait le campement du Nicaragua18. Cela aurait également été conforme à l’arrêt rendu en l’affaire Cameroun c. Nigéria, dans lequel la Cour a jugé (pour ce qui était de la présence de forces nigérianes sur un territoire litigieux) que, «du fait même du présent arrêt et de l’évacuation du territoire camerounais occupé par le Nigéria», le préjudice subi par le Cameroun avait été pris en compte19.
III. LA FRONTIÈRE MARITIME DANS LA MER DES CARAÏBES
9. S’agissant de la frontière maritime dans la mer des Caraïbes, j’approuve globalement la ligne de délimitation tracée par la Cour. Toutefois, dans le droit fil du raisonnement que j’ai suivi précédemment en ce qui concerne le point de départ de la frontière terrestre, je suis porté à penser que la frontière maritime aurait dû débuter au point dit «Alexander» (c’est-à-dire celui duquel le général Alexander a fait partir la frontière terrestre). Une telle solution aurait été pleinement conforme au traité de limites de 1858 ainsi qu’aux sentences Cleveland et Alexander. Le point de départ retenu dans le présent arrêt n’entraînant pas, dans la pratique, de modification importante du tracé de la frontière que l’on aurait ainsi obtenue20, j’ai néanmoins voté en faveur du point 4 du dispositif.
Certains autres aspects de l’affaire auraient aussi pu être traités différemment. En particulier, j’estime que la lagune de Harbor Head, en tant que territoire relevant de la souveraineté du Nicaragua, génère un droit à une mer territoriale au bénéfice de cet Etat. La Cour, en revanche, a conclu que l’«instabilité» du cordon littoral séparant la lagune de la mer des Caraïbes et sa situation d’«enclave de petite taille en territoire costa-ricien» justifiaient la conclusion opposée21. Abstraction faite des problèmes que soulève ce raisonnement, il me semble injustifié de ne pas donner de compensation au Nicaragua pour le territoire que celui-ci a perdu dans la zone maritime générée par le cordon littoral situé devant la lagune.
16 Cela est confirmé par l’évolution rapide des conditions géomorphologiques de la région, caractérisée par la présence de chenaux temporaires qui relient la lagune de Harbor Head à la mer des Caraïbes (rapport des experts désignés par la Cour, p. 29, fig. 29).
17 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), déclaration de M. le juge Gevorgian, p. 831-832, par. 4 et 6.
18 Je suis conscient que la Cour a dit en l’affaire du Différend frontalier que toute décision judiciaire rendue dans le cadre d’un différend territorial consistait à «clarifier une situation juridique déterminée avec effet déclaratoire à la date du titre juridique retenu par l’organe juridictionnel» (Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 563, par. 17). Cette conclusion ne devrait toutefois pas être poussée jusqu’à ses extrêmes limites. En tirant la conclusion opposée, la Cour a donné plein effet à la fiction juridique de la rétroactivité.
19 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 452, par. 319.
20 Voir le croquis no 5.
21 Voir le paragraphe 105 du présent arrêt.
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10. D’autres questions pertinentes concernent les différences d’ordre pratique entre les méthodes employées pour délimiter la mer territoriale, la zone économique exclusive et le plateau continental, les effets juridiques du traité de 1977 sur la délimitation des aires marines et sous-marines et la coopération maritime entre le Costa Rica et la Colombie (non encore ratifié mais scrupuleusement appliqué pendant plus de quarante ans par le Costa Rica), les effets juridiques du traité bilatéral conclu en 1980 entre le Panama et le Costa Rica (auquel ce dernier s’est référé, mais qui n’a jamais été enregistré conformément au paragraphe 1 de l’article 102 de la Charte des Nations Unies) et le recours limité, dans la jurisprudence internationale, aux projections radiales aux fins de la détermination des zones pertinentes. Il s’agit là assurément de questions importantes que la Cour aurait pu traiter plus en détail. Dans l’ensemble, je considère toutefois que l’arrêt établit un juste équilibre entre les droits respectifs des deux Parties dans la mer des Caraïbes et dans l’océan Pacifique.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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