Déclaration de Mme la juge Sebutinde

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157-20180202-JUD-01-03-EN
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DÉCLARATION DE MME LA JUGE SEBUTINDE
[Traduction]
Application du principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata) tel que reflété aux articles 59 et 60 du Statut de la Cour  Questions du tracé précis de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos et de la souveraineté sur la plage d’Isla Portillos n’ayant ni l’une ni l’autre été réglées définitivement, avec effet de chose jugée, dans l’arrêt du 16 décembre2015  Nécessité pour la Cour de déterminer le tracé actuel de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos en se référant au traité de limites de 1858 tel qu’interprété par les sentences Cleveland et Alexander et en tenant compte des changements géomorphologiques intervenus depuis dans la région  Frontière terrestre ainsi définie comprenant deux segments distincts et trois points terminaux.
I. INTRODUCTION
1. Je me suis associée à la majorité pour voter en faveur de tous les points du dispositif (par. 205) du présent arrêt. Cependant, dans certains aspects de son raisonnement, la Cour ne me semble pas traiter de manière suffisamment exhaustive ou adéquate toutes les questions qui sous-tendent sa décision, en particulier s’agissant de l’affaire relative à la Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (partie III de l’arrêt). Premièrement, si je partage l’avis exprimé par la Cour au paragraphe 69, selon lequel la question de la souveraineté sur la côte d’Isla Portillos n’a pas été réglée définitivement, avec effet de chose jugée, dans son arrêt du 16 décembre 2015 en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) (ci-après l’«arrêt de 2015»)1, je considère toutefois qu’une autre question connexe importante entre les Parties est passée sous silence dans le présent arrêt (par. 59 à 69), celle de savoir si la Cour, dans l’arrêt de 2015, avait déterminé avec l’autorité de la chose jugée le tracé de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos. Selon moi, il est clair que ce dernier point, qui est l’un de ceux qui opposent les Parties, aurait dû être traité dans le présent arrêt. C’est pourquoi je m’emploierai à le faire dans la présente déclaration.
2. Deuxièmement, si j’approuve le tracé retenu pour la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, tel que représenté sur le croquis no 2 du présent arrêt, j’estime cependant que la Cour, dans le raisonnement qu’elle expose aux paragraphes 70 à73, n’explique pas suffisamment les changements géomorphologiques intervenus dans la région ni leur effet sur la frontière terrestre qui divisait celle-ci initialement, telle que décrite dans le traité de limites de 1858 et interprétée par le président Cleveland et le général Alexander. Je m’attacherai donc à le faire plus en détail dans la présente déclaration.
II. L’EFFET DE L’ARRÊT DU 16 DÉCEMBRE 2015 EN L’AFFAIRE RELATIVE À CERTAINES ACTIVITÉS ET L’AUTORITÉ DE LA CHOSE JUGÉE
3. Les deux Parties revendiquaient la souveraineté sur la plage/côte d’Isla Portillos qui borde la mer des Caraïbes sur trois kilomètres, entre la lagune de Harbor Head et l’embouchure du fleuve San Juan, y compris sur la partie de cette plage où est installé le poste militaire du Nicaragua. Le
1 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 665.
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Costa Rica fondait sa revendication sur l’arrêt de 20152, affirmant que la Cour y avait déjà jugé que la souveraineté territoriale sur ladite plage lui appartenait. En conséquence, le Costa Rica estimait que la question était chose jugée et qu’il ne restait à la Cour qu’à a) déterminer l’emplacement précis de la frontière terrestre séparant Isla Portillos de chacune des extrémités du cordon littoral (banc de sable) de la lagune de Harbor Head ; b) enclaver la lagune et le cordon littoral du Nicaragua, et c) déclarer que la présence militaire du Nicaragua sur la plage emporte violation de la souveraineté territoriale costa-ricienne3.
4. Le Nicaragua fondait quant à lui sa revendication de souveraineté à l’égard de la plage d’Isla Portillos sur la lecture qu’il fait du traité de limites de 1858 (tel qu’interprété par les sentences Alexander et Cleveland), lequel lui a, selon lui, attribué la souveraineté sur ladite plage, y compris le segment où se trouve actuellement son campement militaire. En outre, le défendeur contestait que la question du tracé de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos fût chose jugée, arguant que, dans l’arrêt de 2015, la Cour a délibérément exclu de sa définition du «territoire litigieux» la plage située dans cette partie, de sorte que la «question ... demeur[ait] ouverte»4 et pouvait être tranchée dans la présente instance.
5. L’affaire relative à la Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos soulevait trois questions interdépendantes : a) dans l’arrêt de 2015, la Cour avait-elle réglé avec l’autorité de la chose jugée la question de la souveraineté sur le segment de plage situé au nord d’Isla Portillos, entre la lagune de Harbor Head et l’embouchure du fleuve San Juan, et, dans l’affirmative, avait-elle, par voie de conséquence, également déterminé le tracé de la frontière terrestre entre les deux Etats dans cette zone ; b) dans la négative, quel devait être le tracé de la frontière terrestre entre les deux Etats dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, compte tenu du traité de 1858, des sentences Cleveland et Alexander pertinentes et des changements géomorphologiques intervenus depuis dans la région ; et c) l’installation du poste d’observation militaire du Nicaragua sur la plage d’Isla Portillos emportait-elle violation de la souveraineté territoriale du Costa Rica ?
6. Le principe selon lequel une question qui a été examinée et tranchée par une juridiction compétente ne peut plus être poursuivie par les mêmes parties (autorité de la chose jugée) est reflété dans le texte et la structure des articles 59 et 60 du Statut de la Cour, qui disposent respectivement que «[l]a décision de la Cour n’est obligatoire que pour les parties en litige et dans le cas qui a été décidé», et que «[l]’arrêt est définitif et sans recours»5. La Cour a insisté sur le fait que, bien que l’élément contraignant d’un arrêt soit contenu dans l’énoncé final (dispositif) et non dans le raisonnement juridique (exposé des motifs), il pouvait être nécessaire, pour rechercher ce qui était force jugée, de déterminer le sens et la portée du dispositif en se référant au raisonnement exposé dans l’arrêt en question6. Elle a également précisé ce qui suit :
2 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 665.
3 Voir les conclusions finales du Costa Rica.
4 Contre-mémoire du Nicaragua (ci-après «CMN», par. 2.3, et conclusions finales du Nicaragua.
5 Demande en interprétation de l’arrêt du 11 juin 1998 en l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires (Nigéria c. Cameroun), arrêt, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 36, par. 12 ; Effet de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies accordant indemnité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1954, p. 53 ; et Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 90, par. 116.
6 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 95, par. 125.
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«[D]ans le cas d’un arrêt particulier, il peut se révéler nécessaire d’opérer une distinction entre, premièrement, les questions qui ont été tranchées, le cas échéant implicitement, avec force de chose jugée ; deuxièmement, les questions accessoires ou subsidiaires, ou obiter dicta ; troisièmement, celles qui n’ont pas été tranchées du tout ... Si un point n’a en fait pas été tranché, ni expressément ni par implication logique, l’arrêt n’a pas force de chose jugée sur celui-ci ; et il peut être nécessaire de lire une conclusion générale dans son contexte afin de déterminer si elle recouvre tel point en particulier.»7
7. Ainsi, pour qu’un moyen fondé sur l’autorité de la chose jugée puisse être retenu en l’espèce, la preuve doit être apportée que les conditions suivantes sont remplies : a) les Parties sont les mêmes en l’affaire relative à Certaines activités (ci-après la «première affaire»)8 et en l’affaire relative à la Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (ci-après la «seconde affaire»)9 (eadem personae) ; b) le différend ou la demande sont les mêmes dans les deux affaires (eadem petitum) ; c) les fondements juridiques qui sous-tendent le différend ou la demande sont les mêmes dans les deux affaires (eadem causa petendi) ; et d) le différend ou la demande qui font l’objet de la seconde affaire ont été tranchés par la Cour de manière finale et définitive dans la première affaire10.
8. Les paragraphes en litige (69, 70 et 229) de l’arrêt de 2015 se lisent comme suit :
«69. Puisqu’il n’est pas contesté que le Nicaragua a mené certaines activités dans le territoire litigieux, il y a lieu, pour rechercher si la souveraineté territoriale du Costa Rica a été violée, de déterminer lequel des deux Etats a souveraineté sur ce territoire. Dans son ordonnance du 8 mars 2011 portant indication de mesures conservatoires, la Cour a défini le «territoire litigieux» comme «la partie septentrionale [d’]Isla Portillos, soit la zone humide d’environ trois kilomètres carrés comprise entre la rive droite du caño litigieux, la rive droite du fleuve San Juan lui-même jusqu’à son embouchure dans la mer des Caraïbes et la lagune de Harbor Head.» (C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 19, par. 55.) Le caño dont il est ici question est celui que le Nicaragua a dragué en 2010. Ce dernier n’a pas contesté cette définition du «territoire litigieux» et le Costa Rica l’a expressément adoptée dans ses conclusions finales (point 2 a)). La Cour s’en tiendra à la définition du «territoire litigieux» qu’elle a énoncée dans son ordonnance de 2011. Elle rappelle que, dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 22 novembre 2013, elle a précisé qu’un campement militaire nicaraguayen «se trouv[ant] sur la plage elle-même à la lisière de la végétation», à proximité d’un des caños dragués en 2013, était «situé sur le territoire litigieux tel que défini par elle dans son ordonnance du 8 mars 2011» (C.I.J. Recueil 2013, p. 365, par. 46).
70. La définition précitée du «territoire litigieux» ne traite pas spécifiquement du segment de la côte caraïbe qui s’étend entre la lagune de Harbor Head, dont les deux Parties admettent qu’elle est nicaraguayenne, et l’embouchure du San Juan. Les
7 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 95, par. 126.
8 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015.
9 Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua) et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua).
10 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 126, par. 59.
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Parties ont bien, dans leurs plaidoiries, exprimé des vues divergentes sur ce point, mais elles n’ont pas abordé la question de l’emplacement précis de l’embouchure du fleuve, et n’ont pas davantage présenté d’information détaillée concernant la côte. Elles n’ont ni l’une ni l’autre demandé à la Cour de préciser le tracé de la frontière par rapport à cette côte. La Cour s’abstiendra donc de le faire11. [Les italiques sont de moi.]
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229. La Cour,
1) Par quatorze voix contre deux,
Dit que le Costa Rica a souveraineté sur le «territoire litigieux», tel que défini par la Cour aux paragraphes 69-70 du présent arrêt.»12
9. S’il est exact que les parties à l’affaire relative à Certaines activités (la première affaire) sont bien les mêmes que celles qui s’opposent en l’espèce (la seconde affaire), aucune des autres conditions requises pour que l’argument tiré du principe de l’autorité de la chose jugée puisse être retenu n’est toutefois remplie. Premièrement, la demande ou le différend dans la première affaire (petitum) se rapportait à la souveraineté territoriale sur une zone particulière d’Isla Portillos, clairement définie dans cette affaire comme étant le «territoire litigieux» où le Nicaragua avait mené les activités en cause, tandis que la seconde affaire a trait à la démarcation de la frontière terrestre entre les Parties dans une zone légèrement différente, ainsi qu’à la souveraineté sur la plage d’Isla Portillos. Bien que la Cour ait examiné la question de la frontière terrestre entre les Parties dans la première affaire, il ne s’agissait alors que d’identifier ou de définir le «territoire litigieux» où étaient menées les activités en cause, et non pas de procéder à une démarcation finale ou définitive de cette frontière terrestre.
10. Deuxièmement, et c’est là un aspect plus important encore, la Cour, au paragraphe 70 de l’arrêt de 2015 cité plus haut, a délibérément exclu de sa définition du «territoire litigieux» le segment de la côte caraïbe qui s’étend entre la lagune de Harbor Head, dont les deux Parties admettent qu’elle est nicaraguayenne, et l’embouchure du San Juan, soit la zone aujourd’hui en litige, et a expressément refusé de préciser le tracé de la frontière terrestre par rapport à cette côte. Si elle ne l’a pas fait, c’est parce que, dans la première affaire, les parties ne lui avaient pas présenté d’information détaillée concernant la configuration géographique de la côte, pas plus qu’elles ne l’avaient priée de préciser le tracé de la frontière terrestre par rapport à cette côte13. En conséquence, lorsqu’elle a jugé dans le dispositif (par. 229) que «le Costa Rica a[vait] souveraineté sur le «territoire litigieux», tel que défini par [elle] aux paragraphes 69-70 [de l’arrêt de 2015]», la Cour n’a pas inclus dans ce territoire le segment de la côte caraïbe s’étendant entre la lagune de Harbor Head et l’embouchure du fleuve San Juan, zone aujourd’hui en litige ; la Cour n’a pas non plus déterminé le tracé de la frontière terrestre qui sépare les Parties dans cette zone.
11. En conclusion, ni la question du tracé précis de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, ni celle de savoir quel Etat détient la souveraineté sur le segment de
11 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 696-697, par. 69-70.
12 Ibid., p. 740, par. 229, point 1) du dispositif.
13 Ibid., p. 697, par. 70.
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la côte caraïbe qui s’étend entre la lagune de Harbor Head et l’embouchure du fleuve San Juan, n’a fait l’objet d’un règlement final ou définitif dans l’arrêt de 2015. Le moyen du Costa Rica fondé sur l’autorité de la chose jugée devait donc être rejeté pour l’une comme pour l’autre, et la demande du Nicaragua concernant la souveraineté sur la côte septentrionale d’Isla Portillos était recevable.
III. LE TRACÉ DE LA FRONTIÈRE TERRESTRE DANS LA PARTIE SEPTENTRIONALE D’ISLA PORTILLOS
12. Les Parties s’accordent à dire que, dans le traité de limites de 1858, elles ont accepté une «frontière fluctuante» dont le tracé varierait en fonction de la configuration géographique de la région14. Elles conviennent dès lors également que la Cour devait, pour déterminer le tracé actuel de la frontière terrestre le long du segment de côte en litige, tenir compte du traité de limites de 1858, tel qu’interprété par les sentences Alexander et Cleveland, ainsi que de tous changements géographiques susceptibles de justifier un ajustement de la frontière historique15. Les Parties sont toutefois en désaccord sur l’ampleur de ces changements et l’effet qu’ils ont eu sur le tracé de la frontière historique.
13. Le Nicaragua estime que la Cour devait maintenir le point de départ de la frontière terrestre à son emplacement historique, à savoir «à l’extrémité de Punta de Castilla à l’embouchure du fleuve San Juan de Nicaragua, en leur état respectif au 15 avril 1858»16. Il soutient en outre que la frontière franchit ensuite le cordon littoral qui traverse la lagune de Harbor Head et suit le contour de celle-ci jusqu’à atteindre le chenal qui la relie au cours inférieur du San Juan (le «premier chenal rencontré» du général Alexander). Selon lui, la frontière terrestre devrait séparer Isla Portillos, qui appartient au Costa Rica, et la côte ou plage de sable de ce promontoire bordant directement la mer des Caraïbes, côte qui est nicaraguayenne sur toute son étendue17.
14. Pour sa part, le Costa Rica affirme que la partie septentrionale d’Isla Portillos a subi d’importants changements géomorphologiques qui ont eu une incidence sur le tracé de la frontière terrestre historique, le plus notable étant que le chenal qui reliait autrefois la lagune de Harbor Head au cours inférieur du San Juan a aujourd’hui disparu et que l’ancienne rive gauche ou septentrionale de ce chenal (et, partant, la frontière avec le Nicaragua) a disparu sous l’effet de l’érosion, de sorte qu’il ne subsiste, immédiatement devant la plage d’Isla Portillos, aucune formation susceptible de constituer un territoire appartenant à un Etat. Le Costa Rica argue qu’Isla Portillos est par conséquent devenue un territoire côtier avec une façade directe sur la mer des Caraïbes, et que la frontière terrestre entre les Parties atteint désormais la mer des Caraïbes en trois points, à savoir sur la rive droite du fleuve San Juan à son embouchure et à chacune des extrémités du cordon littoral séparant la lagune de la mer18. Selon lui, la frontière terrestre devrait aller de l’extrémité nord-est de la lagune de Harbor Head à la mer des Caraïbes par la ligne la plus courte, et de l’extrémité nord-ouest de la lagune à la mer des Caraïbes par la ligne la plus courte. Le Costa Rica revendique donc la souveraineté sur la plage d’Isla Portillos et soutient que le seul territoire nicaraguayen situé dans la zone est constitué par la lagune de Harbor Head et le cordon littoral situé devant (pour autant que celui-ci soit émergé en permanence et susceptible
14 Mémoire du Costa Rica (ci-après «MCR», par. 2.2, 2.55 et 2.57 ; et CMN, par. 2.21 à 2.25.
15 MCR, par. 2.2, 2.55 et 2.57 ; et CMN, par. 2.21 à 2.25.
16 CMN, par. 2.4, 2.21, 2.23 et 3.10 à 3.23.
17 CMN, par. 4.9 à 4.19 ; CMN, par. 4.20 ; CMN, fig. 4.16.
18 MCR, par. 2.5 à 2.10, 2.36 et 2.52-2.53.
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d’appropriation), territoire que la Cour devrait selon lui enclaver19. Aussi le Costa Rica a-t-il prié la Cour de
«déterminer l’emplacement précis de la frontière terrestre séparant Isla Portillos des deux extrémités du banc de sable de la lagune de Los Portillos/Harbor Head et, ce faisant, de déclarer que le seul territoire nicaraguayen existant à ce jour dans la zone d’Isla Portillos se limite à l’enclave comprenant la lagune de Los Portillos/Harbor Head et le banc de sable qui sépare la lagune de la mer des Caraïbes, pour autant que ce banc de sable soit émergé en permanence et que cette enclave puisse de ce fait constituer un territoire appartenant à un Etat»20.
Le Costa Rica a ajouté que, la géographie de cette zone côtière étant susceptible de continuer à changer, il n’était pas approprié de décrire la frontière à l’aide de coordonnées exactes ; une description verbale était, selon lui, suffisamment précise et aurait permis d’adapter la ligne à la géographie, comme le prévoyait la deuxième sentence Alexander21.
a) Le tracé initial de la frontière terrestre selon le traité de 1858 et les sentences Alexander et Cleveland
15. Pour déterminer le tracé de la frontière terrestre dans la zone côtière litigieuse, il convenait, selon moi, de commencer par examiner le traité de limites de 1858 et les sentences pertinentes, avant de tenir compte, si besoin est, des changements géographiques intervenus dans la région. Aux termes de l’article II du traité de 1858,
«[l]a limite entre les deux républiques, à partir de la mer du Nord, partira de l’extrémité de Punta de Castilla, à l’embouchure du fleuve San Juan de Nicaragua, puis suivra la rive droite de ce fleuve jusqu’à un point distant de trois milles anglais de Castillo Viejo»22.
Cependant, lorsqu’il a interprété cette disposition dans sa première sentence, le général Alexander a relevé ceci :
«[L]’emplacement exact où était l’extrémité du promontoire de Punta de Castillo le 15 avril 1858 est depuis longtemps recouvert par la mer des Caraïbes et il n’y a pas assez de convergence dans les cartes anciennes sur le tracé du rivage pour déterminer avec une certitude suffisante sa distance ou son orientation par rapport au promontoire actuel. Il se trouvait quelque part au nord-est et probablement à une distance de 600 à 1600 pieds, mais il est aujourd’hui impossible de le situer exactement. Dans ces conditions, la meilleure façon de satisfaire aux exigences du traité et de la sentence arbitrale du président Cleveland est d’adopter ce qui constitue en pratique le promontoire aujourd’hui, à savoir l’extrémité nord-ouest de ce qui paraît être la terre ferme, sur la rive est de la lagune de Harbor Head.
J’ai en conséquence personnellement inspecté cette zone et je déclare que la ligne initiale de la frontière sera la suivante :
19 MCR, par. 2.1-2.2 et 2.54.
20 Requête introductive d’instance du Costa Rica, par. 22 ; MCR, p. 59, et conclusions finales du Costa Rica.
21 MCR, par. 2.56 à 2.58.
22 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 697, par. 71.
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Son orientation sera nord-est sud-ouest, à travers le banc de sable, de la mer des Caraïbes aux eaux de la lagune de Harbor Head. Elle passera au plus près à 300 pieds au nord-ouest de la petite cabane qui se trouve actuellement dans les parages. En atteignant les eaux de la lagune de Harbor Head, la ligne frontière obliquera vers la gauche, en direction du sud-est, et suivra le rivage autour du port jusqu’à atteindre le fleuve proprement dit par le premier chenal rencontré. Remontant ce chenal et le fleuve proprement dit, la ligne se poursuivra comme prescrit dans le traité.»
16. Ainsi qu’il est relevé au paragraphe 74 de l’arrêt de 2015, le général Alexander envisageait, dans sa deuxième sentence, la possibilité «non seulement que [l]es rives [du fleuve San Juan] s’élargissent ou se resserr[assent] de manière progressive, mais aussi que ses chenaux [fussent] radicalement modifiés». Il a également fait observer ce qui suit :
«De tels changements, qu’ils soient progressifs ou soudains, auront nécessairement des incidences sur la ligne frontière actuelle. Mais, concrètement, les conséquences ne pourront être déterminées qu’en fonction des circonstances particulières à chaque cas, conformément aux principes du droit international applicables.
Le mesurage et la démarcation proposés de la ligne frontière seront sans incidence sur l’application desdits principes.»23
17. Dans sa troisième sentence, le général Alexander en a conclu ceci :
«Permettez-moi de résumer brièvement et d’exposer plus clairement la situation dans son ensemble, conformément aux principes formulés dans ma première sentence, à savoir que, pour interpréter le traité de 1858 dans la pratique, le San Juan doit être considéré comme un fleuve navigable. Je décide donc que la ligne de séparation exacte entre les juridictions des deux pays est la rive droite du fleuve, lorsque l’eau est à son niveau ordinaire et que le fleuve est navigable par des bateaux et des embarcations d’usage général. Lorsque tel est le cas, toute partie des eaux du fleuve se trouve sous la juridiction du Nicaragua et toute parcelle de terre située sur la rive droite, sous celle du Costa Rica.»24 [Les italiques sont de moi.]
Il ressort clairement de ce qui précède que, à l’époque où le général Alexander a rendu ses cinq sentences fixant la frontière terrestre entre les Parties en 1897, d’importants changements géomorphologiques s’étaient déjà produits près de l’embouchure du cours inférieur du fleuve San Juan. Le général s’attendait à ce qu’il s’en produise d’autres, qui modifieraient les rives et chenaux du San Juan, ainsi que le tracé de la frontière historique.
18. Plus d’un siècle plus tard, dans son arrêt de 2015, la Cour a conclu ce qui suit lorsqu’elle a interprété le traité de 1858 à la lumière des sentences Cleveland et Alexander :
«[L]e traité de 1858 et les sentences rendues par le président Cleveland et le général Alexander amènent à conclure que l’article II dudit traité, qui place la frontière sur la «rive droite d[u] ... fleuve», doit s’interpréter à la lumière de l’article VI (cité en
23 Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVIII, p. 224, cité dans Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 699, par. 74.
24 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 700, par. 75.
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entier au paragraphe 133 [de l’arrêt de 2015]), aux termes duquel «la République du Costa Rica aura ... un droit perpétuel de libre navigation sur les ... eaux [du fleuve], entre l’embouchure [de celui-ci] et un point situé à trois milles anglais en aval de Castillo Viejo». Ainsi que le général Alexander l’a fait observer lorsqu’il a procédé à la démarcation de la frontière, le fleuve est, dans le traité de 1858, considéré, «dans des conditions d’eau moyennes», comme un «débouché en mer pour le commerce» (voir le paragraphe 73 [de l’arrêt de 2015]). De l’avis de la Cour, il découle des articles II et VI, lus conjointement, que, pour que la rive droite d’un chenal du fleuve constitue la frontière, ce chenal doit être navigable et offrir un «débouché en mer pour le commerce». Il apparaît ainsi que les droits de navigation du Costa Rica et la souveraineté sur la rive droite, qui a clairement été attribuée à ce dernier jusqu’à l’embouchure du fleuve, sont liés.»25 [Les italiques sont de moi.]
19. Ce qui précède indique clairement que, pour déterminer le tracé actuel de la ligne frontière dans la zone côtière litigieuse, y compris les éventuels ajustements devant y être apportés, la Cour devait, dans toute la mesure du possible, rester fidèle au traité de 1858 en veillant à ce que a) le fleuve San Juan demeure «navigable» et continue d’offrir un «débouché en mer pour le commerce», et b) les droits de navigation du Costa Rica tels que prévus par le traité de 185826, dont la Cour a dit qu’ils étaient indissociablement liés à la souveraineté costa-ricienne sur la rive droite du fleuve San Juan jusqu’à l’embouchure de celui-ci27, soient préservés.
b) Les changements géomorphologiques intervenus dans la partie septentrionale d’Isla Portillos
20. Afin de vérifier la topographie actuelle dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, la Cour a désigné un groupe d’experts qui a effectué deux visites sur les lieux (en décembre 2016 et en mars 2017). Ces experts lui ont soumis, ainsi qu’aux Parties, un rapport28 dans lequel ils ont recensé un certain nombre de changements géographiques ou géomorphologiques qui se sont produits au fil des années dans la partie septentrionale d’Isla Portillos, les plus importants étant les suivants :
 le point défini par le général Alexander et les commissions de démarcation des Parties comme le point de départ de la frontière terrestre en 1897 se trouve désormais dans la mer des Caraïbes du fait de l’érosion côtière29. Cependant, bien qu’il ait considérablement reculé sous l’effet de ce phénomène, le promontoire de Punta de Castilla demeure un élément géomorphologique et géographique du relief30 ;
 le chenal reliant la lagune de Harbor Head au cours inférieur du San Juan (décrit par le général Alexander comme le «premier chenal rencontré»), autrefois navigable, a presque
25 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 700, p. 700, par. 76.
26 En particulier les articles II et VI du traité de 1858.
27 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 700, par. 76.
28 Rapport des experts désignés par la Cour en date du 30 avril 2017.
29 Ibid., par. 132.
30 Ibid., par. 131.
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entièrement disparu, remplacé par une série de «lagunes discontinues parallèles à la côte» et «allongées» qui, elles, ne sont pas navigables31 ;
 ce qui formait autrefois la rive gauche ou septentrionale de ce chenal (et comprenait un territoire nicaraguayen) est totalement érodé, et il n’existe, immédiatement devant la plage d’Isla Portillos, aucune formation susceptible de constituer un territoire appartenant à un Etat32 ;
 en conséquence, Isla Portillos est devenue un territoire côtier avec une «plage de sable large et continue» directement adjacente à la mer des Caraïbes et couverte de végétation arborée33 ;
 le cours inférieur du fleuve San Juan ne coule plus vers l’est via un chenal pour se jeter dans la lagune de Harbor Head, mais vers le nord-ouest pour se déverser directement dans la mer des Caraïbes34 ;
 la lagune de Harbor Head, dont la superficie a considérablement diminué, ne s’ouvre plus sur la mer des Caraïbes, mais est fermée par un cordon littoral «parallèle à la côte en forme de ruban», dépourvu de végétation35.
21. Il ressort clairement des constatations susmentionnées des experts que le tracé initial de la frontière terrestre, tel que prévu par le traité de limites de 1858 et les sentences pertinentes, devait inévitablement être ajusté, sur la base des changements géomorphologiques décrits plus haut. La frontière terrestre résultant d’un tel ajustement comprend deux segments ou secteurs distincts et trois points terminaux, ainsi qu’on peut le voir sur le croquis no 2 de l’arrêt.
c) Les trois points terminaux de la frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos
22. Lorsqu’il a interprété le traité de 1858, le général Alexander prévoyait que le point de départ de la frontière terrestre serait placé sur la terre ferme et stable de ce qui était alors «le promontoire [de Punta de Castilla], à savoir l’extrémité nord-ouest de ce qui para[issait] être la terre ferme, sur la rive est de la lagune de Harbor Head». En raison des changements géomorphologiques susvisés, il ne serait aujourd’hui pas possible ou approprié de retenir Punta de Castilla ou la borne initiale (à présent submergées) comme point de départ de la frontière terrestre. Les experts ont toutefois souligné que, bien qu’il eût considérablement reculé du fait de l’érosion côtière, le «promontoire de Punta de Castilla» demeurait un élément géomorphologique et géographique du relief36. Selon moi, la Cour aurait dû prendre comme point de départ du premier segment de la frontière terrestre l’extrémité nord-ouest de ce qui paraît être la terre ferme, sur la rive est de la lagune de Harbor Head telle qu’elle existait en 2017. Ce point est appelé Ple2 sur le croquis n° 2. Le deuxième point terminal du premier segment est le point Plw2, situé à l’ouest du cordon littoral, indiqué sur ce même croquis37. Quant au point que la Cour désigne, dans l’arrêt, comme étant le «point de départ de la frontière terrestre», et qui est actuellement situé à l’extrémité de la flèche littorale jouxtant le fleuve San Juan là où «[sa] rive droite rejoint la laisse de basse mer
31 Rapport des experts désignés par la Cour en date du 30 avril 2017, p. 33, par. 106, et fig. 41-42.
32 Ibid., p. 33, par. 105-106.
33 Ibid., p. 36 à 39.
34 Ibid., p. 33, par. 103, et fig. 21.
35 Ibid., p. 25, par. 99, et fig. 21.
36 Ibid., par. 131.
37 Voir les coordonnées de ces deux points terminaux au paragraphe 73 du présent arrêt.
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de la côte de la mer des Caraïbes» (par. 71), il s’agit plutôt, à mon sens, du point de départ du second segment de la frontière terrestre. Pour les raisons indiquées dans l’arrêt, je suis d’accord avec la majorité pour considérer que ce point doit être aussi celui d’où part, en principe, la délimitation maritime dans la mer des Caraïbes.
d) Le tracé du premier segment de la frontière terrestre
23. Selon moi, le premier segment de la frontière terrestre doit avoir le tracé ci-après. Il suit une direction nord-est sud-ouest, à travers le cordon littoral, de la mer des Caraïbes aux eaux de la lagune de Harbor Head, puis passe au plus près au point Ple2 (dont les coordonnées sont indiquées au paragraphe 73 de l’arrêt). En atteignant les eaux de la lagune de Harbor Head, la ligne frontière suit le rivage de celle-ci jusqu’à atteindre son extrémité nord-ouest où elle traverse le cordon littoral pour se jeter dans la mer des Caraïbes, au point Plw2 (dont les coordonnées sont indiquées au paragraphe 73 de l’arrêt). Ce premier segment de la frontière terrestre enclave les eaux de la lagune de Harbor Head et garantit que celle-ci, ainsi que le cordon littoral situé devant elle, demeurent nicaraguayens, conformément aux dispositions du traité de 1858.
e) Le tracé du second segment de la frontière terrestre
24. Le «premier chenal rencontré» du général Alexander n’existant plus, le second segment de la frontière terrestre est dissocié du premier, dont il est séparé par la plage d’Isla Portillos. Ce second segment doit partir de l’extrémité nord-ouest d’Isla Portillos à l’embouchure du San Juan proprement dit, sur la terre ferme à la base de la flèche littorale, au point où la rive droite du fleuve rejoint la laisse de basse mer de la côte de la mer des Caraïbes. La ligne continue ensuite de remonter le fleuve proprement dit de la manière prescrite dans le traité de 1858.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
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Déclaration de Mme la juge Sebutinde

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