Déclaration de M. le juge Tomka

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157-20180202-JUD-01-01-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE TOMKA
Recherche d’une solution équitable dans la délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental  Nécessité d’éviter que la frontière maritime ne produise un effet d’amputation marqué  Ajustement de la ligne d’équidistance provisoire  Recherche d’un juste équilibre entre les droits respectifs des Parties.
1. Bien que j’aie souscrit à toutes les conclusions de la Cour, je ne suis pas pleinement satisfait de la manière dont celle-ci a établi la frontière maritime entre les Parties dans la mer des Caraïbes. A mon sens, le premier segment de la ligne ainsi tracée a pour effet d’amputer les projections d’une partie non négligeable  voire substantielle  de la côte concave du Nicaragua dans la Bahía de San Juan del Norte.
2. Le droit applicable à la délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental entre le Costa Rica et le Nicaragua, tous deux Etats parties à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, se trouve aux articles 74 et 83, respectivement, de cet instrument. Ces deux articles quasiment identiques (la seule différence étant que le premier fait référence à la zone économique exclusive et le second au plateau continental) disposent ce qui suit :
«1. La délimitation [de la zone économique exclusive/du plateau continental] entre Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d’accord conformément au droit international tel qu’il est visé à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, afin d’aboutir à une solution équitable.
2. S’ils ne parviennent pas à un accord dans un délai raisonnable, les Etats concernés ont recours aux procédures prévues à la partie XV…».
3. De par leur caractère très général, ces dispositions ne disent pas clairement comment procéder. Les Etats sont censés négocier en vue de s’entendre sur une délimitation de la zone économique exclusive et du plateau continental qui leur permette d’aboutir à «une solution équitable». C’est à eux qu’il revient d’apprécier ce qui est «équitable». Mais dès lors qu’ils parviennent à un accord, ils sont réputés avoir trouvé «une solution équitable». Si toutefois ils ne parviennent pas à s’entendre, ils auront recours à des procédures de règlement des différends pour résoudre la question pendante de leur frontière maritime. Lorsque la Cour est choisie comme juridiction pour régler ce différend, sa mission se substitue en fait à celle qui incombait initialement aux Etats concernés, à savoir la recherche d’«une solution équitable». En pratique, il en résultera une ligne de délimitation qui permette d’emporter l’adhésion de la majorité des juges siégeant en l’affaire.
4. Cet exercice peut conduire à un résultat qui, bien que contraignant pour les parties, sera plus ou moins convaincant. La Cour a précisé sa jurisprudence afin de fournir des orientations sur la manière d’effectuer une délimitation maritime en gardant toujours à l’esprit que l’objectif est d’aboutir à «une solution équitable». Selon cette jurisprudence, une ligne frontière ne doit pas amputer les projections côtières de l’une ou l’autre des parties (voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 703-704, par. 215-216). Dans l’affaire relative à la Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), la Cour a expliqué que la ligne tracée par elle devait permettre «aux côtes adjacentes des Parties de produire leurs effets, en matière de droits maritimes, d’une manière raisonnable et équilibrée pour chacune d’entre elles» (arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 127, par. 201). Par ailleurs, la Cour a estimé qu’une
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ligne d’équidistance provisoire produisant un effet d’amputation devait être ajustée si cela était nécessaire pour aboutir à «une solution équitable» (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 703-704, par. 215). De même, le Tribunal international du droit de la mer, observant qu’en raison de la côte «manifestement concave» de l’une des parties, la ligne d’équidistance provisoire produisait «sur la projection maritime de la côte nord [de celle-ci] un effet d’amputation marqué», a conclu que cette situation constituait «une circonstance pertinente qui nécessit[ait] un ajustement de la ligne d’équidistance provisoire» (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 87, par. 323-324).
5. A mon sens, la Cour, en la présente espèce, n’a pas complètement réussi à éviter l’effet d’amputation produit par le premier segment de la ligne de délimitation dans la mer des Caraïbes. Le tracé de cette ligne est illustré ci-dessous sur le croquis A, qui est un agrandissement tiré du croquis no 11 figurant dans l’arrêt de la Cour :
6. Ce croquis montre que le segment initial de la ligne de délimitation a pour effet d’amputer les projections maritimes (non seulement radiales mais également frontales) générées par près de la moitié de la longue côte concave du Nicaragua dans la Bahía de San Juan del Norte. J’estime que le résultat obtenu n’est pas totalement équitable. La Cour aurait dû ajuster quelque peu la ligne dans la zone économique exclusive et sur le plateau continental, afin d’atténuer l’amputation produite. A mon avis, elle aurait dû, pour ce faire, relier par une ligne droite le point Lx (point terminal de la frontière maritime dans la mer territoriale) et le point P (signalé sur le croquis A).
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7. Cet ajustement aurait permis à la Cour d’assurer un équilibre plus juste entre les droits respectifs des Parties et d’aboutir à une solution globale plus équitable, d’autant qu’elle a décidé qu’«il ne sera[it] pas tenu compte … d’un quelconque droit qui découlerait» du cordon littoral séparant la lagune de Harbor Head de la mer des Caraïbes (arrêt, paragraphe 105). La souveraineté sur le cordon littoral et la lagune appartient au Nicaragua (ibid., paragraphe 205, point 2)). La Cour ne tranche pas la question de savoir si le cordon littoral génère un quelconque droit maritime au bénéfice du Nicaragua, se bornant à relever que «[s]i l’enclave devait se voir attribuer des eaux territoriales, celles-ci seraient peu utiles au Nicaragua, tout en brisant la continuité de la mer territoriale du Costa Rica» (ibid., paragraphe 105). Bien que l’on puisse comprendre qu’elle ait choisi cette approche pragmatique, l’on pouvait cependant s’attendre aussi à ce que la Cour apporte une solution plus équilibrée aux effets que produit la concavité marquée de la côte nicaraguayenne dans la Bahía de San Juan del Norte, combinée à la convexité du court segment de côte costa-ricienne qui lui est immédiatement adjacent.
(Signé) Peter TOMKA.
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