Déclaration de M. le juge ad hoc Guillaume

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150-20180202-JUD-01-05-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC GUILLAUME
1. Dans son arrêt du 16 décembre 2015, la Cour a dit «que le Nicaragua a l’obligation
d’indemniser le Costa Rica à raison des dommages matériels qu’il lui a causés par les activités
illicites auxquelles il s’est livré sur le territoire costa-ricien» (par. 229, point 5) a)). Faute d’accord
intervenu entre les Parties sur le montant de l’indemnité due, il appartient aujourd’hui à la Cour de
procéder «au règlement de la question de l’indemnisation» (par. 229, point 5) b)).
2. Le Costa Rica évalue les dommages matériels qui lui ont été causés à 6 711 685,26 dollars
des Etats-Unis. Le Nicaragua les estime au maximum à 188 504 dollars. La Cour a rejeté la
majeure partie des conclusions du Costa Rica et fixé l’indemnité due au principal à
358 740,55 dollars. J’ai souscris à cette appréciation, mais souhaite préciser ma pensée sur certains
points.
3. Ainsi que la Cour l’a noté, «le Costa Rica demande à être indemnisé pour deux catégories
de dommages» (par. 36). Il sollicitait en premier lieu 2 880 745,82 dollars pour les «dommages
quantifiables que le Nicaragua a causés à l’environnement en creusant un premier caño en
2010 … puis le caño oriental de 2013». Il demandait en second lieu une somme de
3 828 031,14 dollars en remboursement de diverses dépenses qui lui auraient été occasionnées par
les activités illicites du Nicaragua.
4. Mes commentaires sur ce dernier point seront brefs. Ils seront plus développés sur le
premier.
LE DROIT APPLICABLE
5. La Cour, dans son arrêt, a rappelé dès l’abord les principes pertinents du droit de la
responsabilité internationale en soulignant que «la violation d’un engagement entraîne l’obligation
de réparer» (par. 29). Selon le dictum fameux de la Cour permanente dans l’affaire de l’Usine de
Chorzów, la réparation vise à «effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui
aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis» (Usine de Chorzów, fond,
arrêt no 13, 1928, C.P.J.I. série A no 17, p. 47). Comme l’a indiqué la Commission du droit
international dans son projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, la «réparation intégrale du
préjudice causé par le fait internationalement illicite prend la forme de restitution, d’indemnisation
et de satisfaction» (art. 34). Toutefois, chaque fois que cela est possible, il convient de privilégier la
restitution en nature (C.P.J.I. série A no 17, p. 47). Si ce mode de réparation «est matériellement
impossible ou emporte une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui en dériverait, la
réparation prend alors la forme de l’indemnisation ou de la satisfaction» (Usines de pâte à papier
sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010, p. 103, par. 273 ; voir
aussi le paragraphe 31 du présent arrêt).
6. Au cas particulier, la restitution, c’est-à-dire la remise en état des lieux par le Nicaragua,
n’a été envisagée par aucune des Parties. Aussi la mission de la Cour se limite-t-elle à fixer le
montant de l’indemnité due au Costa Rica.
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7. Lorsqu’elle statue sur une demande d’indemnisation,
«la Cour examine[] si l’existence du préjudice est établie. Ensuite, elle «recherche[] si
et dans quelle mesure le dommage invoqué par le demandeur est la conséquence du
comportement illicite du défendeur», en analysant «s’il existe un lien de causalité
suffisamment direct et certain entre le fait illicite … et le préjudice subi par le
demandeur» (Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt,
C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 233-234, par. 462). Une fois que l’existence du préjudice et
le lien de causalité avec les faits illicites [ont] été établis, la Cour procède[] à
l’évaluation de ce préjudice.» (Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée
c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012,
p. 332, par. 14 ; voir aussi le paragraphe 32 du présent arrêt.)
8. L’indemnité due a pour seul objet la réparation du préjudice subi. Elle est indépendante de
la gravité des faits reprochés. En conséquence et, comme la Cour l’a rappelé, l’«indemnisation ne
doit … pas revêtir un caractère punitif ou exemplaire» (par. 31).
9. «[E]n règle générale», et selon une abondante jurisprudence, «c’est à la partie qui allègue
un fait à l’appui de ses prétentions qu’il appartient d’en démontrer l’existence». La Cour n’exclut
cependant pas la possibilité dans certains cas particuliers de «faire preuve de souplesse dans
l’application de cette règle générale», notamment lorsque le défendeur «pourrait être mieux à
même d’établir certains faits» (Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République
démocratique du Congo), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012, p. 332, par. 15 ; voir aussi le
paragraphe 33 du présent arrêt). Mais il n’en est rien en l’espèce puisque bien au contraire le
Costa Rica a seul accès à la zone litigieuse qui relève de sa souveraineté. Aussi est-ce à juste titre
que la Cour, en examinant un à un les chefs de préjudice allégués par le demandeur, a recherché si
celui-ci apportait la preuve de l’existence des dommages, de leur lien de causalité avec les activités
illicites du Nicaragua et de leur valeur.
10. Ces principes étant posés, il convient de passer à l’examen des conclusions du Costa Rica
concernant les dommages matériels subis. Je classerai ces conclusions en trois catégories :
a) les dépenses engagées ou à engager en vue de réduire les dommages causés à l’environnement
par des travaux appropriés ;
b) l’indemnité due pour les dommages qui subsisteraient en dépit de ces travaux ;
c) certaines dépenses annexes engagées entre 2010 et 2015 en vue notamment de visiter les lieux,
de les survoler et de s’en procurer des images satellite.
LES DÉPENSES EN VUE DE LA RESTAURATION DES LIEUX
11. Examinons en premier lieu les dépenses qui ont pu ou pourraient être engagées par le
Costa Rica pour la remise en état des lieux.
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12. A ce titre, le Costa Rica sollicite le remboursement de 195 671,02 dollars, dépensés à
l’occasion de la construction d’une digue sur le caño oriental de 2013, en vue d’éviter que celui-ci
relie le río San Juan à la mer. Le Nicaragua estime la dépense remboursable de ce chef à
153 517 dollars. La Cour a accordé 185 414,56 dollars (par. 146). Encore que cette évaluation me
semble généreuse, elle n’appelle pas d’objection de ma part.
13. Le Costa Rica sollicite en second lieu 54 925,69 dollars pour le remplacement du sol
excavé dans les caños. C’est à juste titre que la Cour a rejeté ces conclusions (par. 87). En effet, les
caños se sont largement comblés et revégétalisés naturellement. Dès lors on voit mal pourquoi près
de 10 000 mètres cubes de terre devraient être déversés aujourd’hui dans ces caños au risque de
détruire la végétation qui y a déjà repoussé. Aussi bien le Secrétariat de la convention de Ramsar
n’avait-il pas recommandé une telle restauration.
14. Restent les conclusions du Costa Rica tendant à l’allocation d’une indemnité de
2 708,39 dollars pour «restauration de la zone humide». Une telle restauration serait évidemment
souhaitable et de ce fait la demande du Costa Rica est en principe justifiée. Je note cependant que
le demandeur ne fournit aucune explication sur les travaux qu’il entend mener à ce titre et sur les
délais dans lesquels il compte y procéder. Tout en me ralliant à cet égard à l’opinion majoritaire de
la Cour (par. 87), je souhaiterai exprimer ici l’espoir que ces travaux seront effectivement planifiés
et exécutés.
L’INDEMNISATION DES DOMMAGES À L’ENVIRONNEMENT QUI SUBSISTENT
15. L’indemnisation de la construction de la digue et de la «restauration de la zone humide»
n’a pas permis de réparer tous les préjudices causés à l’environnement sur le territoire du
Costa Rica. Celui-ci évalue les préjudices subsistants à 2 148 820,82 dollars du fait du creusement
du premier caño en 2010 et à 674 290,92 dollars du fait du creusement du caño oriental de 2013,
soit au total 2 823 111,74 dollars. Il ne demande rien pour ce qui est du caño occidental creusé en
2013.
Usant d’une méthode d’évaluation différente, le Nicaragua estime pour sa part ce préjudice à
34 987 dollars au maximum. Les experts du Nicaragua ajoutent cependant que si l’on appliquait la
méthode d’évaluation du Costa Rica en rectifiant les erreurs commises, l’indemnité due s’élèverait
à 84 296 dollars.
La Cour a accordé à ce titre au Costa Rica 120 000 dollars (par. 86).
16. Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation des Parties, rappelons que le
premier caño creusé en 2010 avait pour but de relier le río San Juan à la lagune de Harbor Head. Il
était long d’un peu plus d’un kilomètre, large d’au plus 15 mètres et avait été creusé pour les
deux tiers sur des terres de pâture. Les travaux menés par le Nicaragua avait cependant conduit à
l’abattage d’arbres de taille variable couvrant au total environ deux hectares et demi.
Quant au caño oriental creusé en 2013, beaucoup moins long que le premier, il était destiné à
relier le río San Juan à la mer, mais son creusement fut interrompu avant que cette liaison ait été
établie, puis une digue fut construite, comme nous l’avons vu, pour éviter tout risque de
communication entre le fleuve et l’océan.
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On sait enfin que le río San Juan charrie d’abondants sédiments qui ont conduit à une
extension considérable de son delta. En l’absence de tout curage, ces sédiments se sont bien
entendu accumulés dans les caños qui se sont naturellement obstrués. Les images satellite
permettent de constater que les deux zones sont aujourd’hui complètement revégétalisées.
Il convient d’avoir ces données à l’esprit lors de l’examen des conclusions des Parties.
17. Le Costa Rica soutient que les activités illégales du Nicaragua ont causé la perte des
biens et services écosystémiques suivants :
a) bois sur pied ;
b) autres matières premières ;
c) régulation des gaz ;
d) atténuation des risques naturels ;
e) formation du sol et lutte contre l’érosion ; et
f) biodiversité, en matière d’habitats et de zones de reproduction.
18. Le Costa Rica évalue la perte liée à ces différents biens et services en se référant à des
valeurs tirées en d’autres lieux de la documentation existante et en appliquant ces valeurs au cas
particulier. Il use ainsi de la méthode généralement dénommée de «transfert des bénéfices». Il
recourt cependant à une méthode différente notamment en ce qui concerne l’évaluation des pertes
de bois sur pied en se fondant sur le prix du marché local du bois.
19. Le Nicaragua ne nie pas que ces divers dommages soient susceptibles d’indemnisation,
mais il souligne que certains d’entre eux sont inexistants et qu’en ce qui concerne les autres, la
méthode d’évaluation retenue par le Costa Rica est erronée. Il ajoute que le demandeur a commis
de graves erreurs dans l’application de sa propre méthode.
Il propose pour sa part d’évaluer les dommages subis en déterminant globalement les «coûts
de remplacement», à savoir le «prix qui devrait être payé pour financer la conservation d’une zone
équivalente jusqu’à ce que les services fournis par la zone touchée soient de nouveau assurés».
20. Le droit international n’impose aucune méthode particulière d’évaluation des dommages.
On doit cependant relever que la Commission d’indemnisation des Nations Unies constituée à la
suite de l’invasion du Koweït par l’Iraq a retenu la méthode préconisée par le Nicaragua. On peut
aussi noter que cette méthode est celle adoptée par la législation américaine dans l’Oil Pollution
Act et par la directive de l’Union européenne sur la responsabilité environnementale. Mais en tout
état de cause, il appartient à la Cour de déterminer les indemnités dues en procédant à une
évaluation aussi exacte que possible, sans s’embarrasser de querelles de méthode.
21. L’examen attentif des calculs opérés par les Parties me conduit à penser que chacune de
ces méthodes comporte en effet des risques sérieux d’erreur.
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22. Commençons par les calculs du Costa Rica. Le premier chef de préjudice allégué
concerne les arbres abattus lors du creusement des caños. Le Costa Rica estime que 50 % de ce
bois d’oeuvre aurait pu être immédiatement vendu et en évalue la valeur au prix du marché. Puis il
indique que la moitié de la croissance annuelle des arbres aurait également pu être exploitée.
L’addition de ces deux valeurs donne 19 558,64 dollars pour le caño de 2010 et 1970,35 dollars
pour le caño oriental de 2013, soit au total 21 528,99 dollars pour la première année. Considérant
que la plantation ne sera pas reconstituée naturellement avant cinquante ans et utilisant un taux
d’actualisation de 4 %, le Costa Rica sollicite finalement le versement à ce titre de 462 490 dollars.
23. Ce calcul soulève trois difficultés d’importance inégale :
a) Observons en premier lieu que ce calcul n’a pas pour objet de déterminer le préjudice résultant
pour l’environnement de la disparition des arbres (par exemple, du fait du rôle que ceux-ci
peuvent jouer dans l’absorption du carbone). En l’espèce il s’agit seulement, pour reprendre les
termes mêmes du Costa Rica, du préjudice résultant de la disparition de «bois d’oeuvre» lui
appartenant. On peut s’étonner de voir le Costa Rica demander réparation d’un tel préjudice,
alors que ces arbres faisaient partie d’une zone humide protégée dans laquelle toute exploitation
forestière est interdite. En l’absence de toute action du Nicaragua, ce bois d’oeuvre n’aurait
jamais été vendu et le Costa Rica n’en aurait tiré aucun profit. Le défrichement opéré par le
Nicaragua ne l’a donc privé d’aucun capital générateur de revenus. De ce fait, la demande du
Costa Rica sur ce point soulève une difficulté sérieuse. La Cour l’a constaté en se refusant à
user de ce mode de calcul (par. 76 et 78-79).
b) Le Costa Rica me semble en deuxième lieu faire erreur en fondant son calcul sur l’idée que
chaque année pendant cinquante ans les arbres auraient pu être coupés et vendus. En effet, une
fois cette coupe et cette vente effectuées, les arbres mettront un certain temps à repousser. Ils ne
pourront être coupés à nouveau tous les ans et leur bois vendu à nouveau tous les ans pendant
quarante-neuf ans. Le préjudice subi du fait de la disparition du bois d’oeuvre n’est pas un
préjudice annuel.
Le Costa Rica le conteste d’ailleurs à peine dans sa réplique sur la question de l’indemnisation
et se borne à exposer qu’en termes de comptabilité nationale, la valeur des arbres abattus
disparaîtra de l’actif de la nation pendant cinquante ans (sous réserve de sa reconstitution
progressive). A juste titre ce raisonnement n’a pas convaincu la Cour. Une fois abattus, les
arbres cessent de figurer à l’actif de la nation. Une fois l’indemnité compensatoire réglée, cette
dernière figurera à son tour à l’actif et les comptes seront en ordre.
c) Au-delà de ces remarques fondamentales, j’observerai que les calculs auxquels s’est livré le
demandeur sont contestables sur certains autres points.
Le Costa Rica décompte un certain nombre d’arbres ayant un tronc d’un diamètre supérieur à
dix centimètres. Il évalue l’ancienneté de ces arbres pour aboutir à une moyenne de 115 ans
pour le caño de 2010. Ce décompte est contestable : l’ancienneté des arbres sur ce caño a
certainement été indûment majorée, puisque les experts du Costa Rica ont calculé la moyenne
d’âge des arbres sans prendre en compte les arbres les plus jeunes. En outre, ils ont, me
semble-t-il, cru pouvoir identifier des arbres plus anciens que le sol même sur lequel ils auraient
grandi. Quant aux arbres du caño oriental de 2013, ils étaient à l’évidence plus jeunes. Sur ces
bases, le Costa Rica fixe la durée de reconstitution de la forêt à cinquante ans. Les experts du
Nicaragua retiennent vingt à trente ans. La vérité est probablement entre les deux.
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Par ailleurs il convient de tenir compte du fait que cette reconstitution sera progressive. Le
Costa Rica prétend dans sa réplique sur la question de l’indemnisation que le
taux d’actualisation de 4 % prend en considération ce facteur. Mais ceci est inexact : le taux
d’actualisation a normalement pour objet de tenir compte du fait que, au lieu de recevoir une
indemnité chaque année pendant toute la période de reconstitution, le Costa Rica recevra une
seule indemnité en 2018 correspondant à la valeur actuelle de ces indemnités annuelles.
Après avoir corrigé certaines des erreurs ainsi commises par le Costa Rica, les experts du
Nicaragua, en appliquant la méthode même du demandeur, aboutissent à la conclusion que
l’indemnité due à ce titre ne saurait dépasser 30 175 dollars. Ce chiffre est un peu faible, mais il
donne une idée approximative du préjudice subi à ce titre.
24. Poursuivant l’examen des chefs de préjudice invoqués par le Costa Rica, je passerai aux
autres matières premières perdues (fibre et énergie). Le Costa Rica évalue le préjudice résultant de
la perte de ces matières premières à 832,20 dollars pour la première année. Il fonde ensuite son
calcul sur l’hypothèse que la reconstitution des matières premières prendra cinquante ans, adopte
un taux d’actualisation de 4 % et sollicite finalement le versement de 17 877 dollars.
J’ai les plus grands doutes sur l’évaluation de ce préjudice. Rien ne nous prouve que la
végétation coupée au sol par le Nicaragua était utilisée localement pour ses fibres (par exemple,
pour fabriquer des paniers) ou comme combustible et qu’elle était capable de fournir de tels
services. Le préjudice allégué est en outre évalué par la méthode des transferts de bénéfices selon
des critères mal identifiés. Quant à la période de cinquante ans, elle se justifie d’autant moins que
cette végétation se reconstitue sur une période beaucoup plus brève que celle de croissance des
arbres, ainsi que la Cour l’a reconnu (par. 76 et 82).
Il n’en reste pas moins que cette végétation contribuait au maintien de l’écosystème existant
dans cette zone humide protégée par la convention de Ramsar. Une indemnité est due à ce titre.
25. Une question plus délicate concerne la régulation des gaz et la qualité de l’air. Le
Costa Rica évalue le dommage correspondant sur une année à 43 641,24 dollars. Puis, tenant
compte d’une période de reconstitution de cinquante ans et appliquant un taux d’actualisation de
4 %, il réclame 937 509 dollars.
Le Costa Rica a probablement droit à une indemnité à ce titre. Mais le calcul opéré souffre
de plusieurs erreurs :
a) Ce calcul est effectué par la méthode de transfert des bénéfices en retenant une valeur de base
de presque 15 000 dollars à l’hectare provenant d’une thèse d’un étudiant costa-ricien qui
adopte un chiffre nettement supérieur à ceux retenus d’ordinaire.
b) Le Costa Rica retient ce chiffre pour le caño oriental creusé en 2013 comme pour celui creusé
en 2010, alors qu’il n’est pas contesté que la végétation y était fort différente.
c) Plus grave encore, il procède à tort à l’évaluation en appliquant le chiffre calculé pour la
première année à toute la période de reconstitution de cinquante ans. Or, il convient de
distinguer entre :
 le stock de carbone existant sur le site qui a été réduit du fait de la destruction de la végétation
(qu’il convient de décompter une fois pour toutes) et ;
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 la diminution de la séquestration annuelle de carbone qui surviendra par la suite.
De plus il doit être tenu compte du fait qu’au fur et à mesure de la reconstitution des
plantations, des quantités accrues de carbone seront progressivement séquestrées. Ce
phénomène pourrait même être rapide, car les jeunes arbres en croissance séquestrent
davantage de carbone que ceux parvenus à maturité.
Les experts du Nicaragua ont recalculé l’indemnité due selon la méthode préconisée par le
Costa Rica en retenant la valeur à l’hectare avancée par le demandeur et en se bornant à rectifier les
erreurs commises. Ils sont parvenus au chiffre de 47 778 dollars, qui me paraît plus proche de la
réalité.
26. Enfin, il n’est pas contestable que le creusement des caños a porté atteinte à la
biodiversité de la zone humide protégée par la convention de Ramsar. Une indemnité est due à ce
titre. Il est cependant difficile de procéder à son évaluation, car le Costa Rica ne fournit que de
maigres indications sur l’état des lieux avant 2010 et 2013, sur les conséquences des travaux
entrepris par le Nicaragua et sur les mesures de restauration envisagées (voir le paragraphe 14
ci-dessus).
27. Les deux derniers chefs de préjudice invoqués par le Costa Rica ne me retiendront pas
longtemps, car ces préjudices ne me paraissent pas établis et il n’y a donc pas lieu à calcul :
a) La Cour a estimé que le Costa Rica n’avait pas démontré que, du fait des travaux effectués par
le Nicaragua, la capacité de la zone en question d’atténuer les risques naturels, tels que
tremblements de terre ou inondations, avait été affaiblie (par. 74). Je partage cette appréciation.
Aussi bien et à supposer que de tels risques soient apparus à la suite du creusement des caños,
les mesures adoptées et l’évolution naturelle des lieux les ont fait disparaître. Du fait de la
construction de la digue sur le caño oriental de 2013, il n’existe en particulier plus de risque
d’érosion côtière ou d’intrusion d’eau de mer dans le fleuve, ce que le rapport de la mission
consultative Ramsar no 77 d’août 2014 paraît corroborer.
b) Comme la Cour en a jugé (par. 74), il en est de même de la formation des sols et de la lutte
contre l’érosion. Aussi bien le Costa Rica ne nie-t-il pas que les caños soient en voie de
comblement naturel. Il se borne à faire valoir que la terre apportée par le fleuve serait différente
de celle excavée. Le Costa Rica n’a cependant pas apporté la preuve que cette différence, à la
supposer établie, ait des conséquences perceptibles sur l’environnement.
En définitive, si l’on retient la méthode d’évaluation du Costa Rica après lui avoir apporté
les corrections nécessaires, on aboutit à un chiffre de l’ordre de 85 000 dollars, ainsi que la Cour l’a
noté (par. 84).
28. La méthode retenue par le Nicaragua me paraît dans son principe plus satisfaisante, mais
il n’est pas aisé au cas particulier de déterminer le coût de remplacement. Le Nicaragua y procède
en se référant au régime de protection costa-ricien des forêts dans lequel une indemnité de
309 dollars par hectare et par an est versée aux propriétaires de forêts qui acceptent d’appliquer des
mesures conservatoires ou de prévention afin que leurs forêts continuent de fournir des services
environnementaux à la société et soient préservées à l’intention des générations futures. Appliquant
ce chiffre aux 6,19 hectares endommagés sur une période de trente ans et utilisant un taux
d’actualisation de 4 %, les experts du Nicaragua évaluent le coût de remplacement à un maximum
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de 34 987 dollars. Ce procédé n’est pas plus satisfaisant que celui retenu par le Costa Rica. En
effet, comme la Cour (par. 77), je doute que les sommes versées par le Costa Rica pour encourager
les propriétaires à préserver leurs forêts correspondent exactement au préjudice subi par
l’environnement dans la zone humide protégée.
29. Au total, il me paraît difficile d’aboutir en l’espèce à une évaluation parfaitement exacte
du préjudice. En pareille hypothèse, le montant de l’indemnité due ne doit pas être établi par simple
spéculation ou conjecture. L’ampleur des dommages doit être démontrée, mais elle peut l’être par
une déduction juste et raisonnable quand bien même le résultat n’en serait qu’approximatif (voir le
paragraphe 35 de l’arrêt). Dans ces circonstances, c’est à bon droit que la Cour, en retenant certains
éléments de l’évaluation du Costa Rica telle que corrigée par le Nicaragua (par. 86), a alloué une
indemnité de 120 000 dollars à laquelle, compte tenu des incertitudes inhérentes à l’évaluation de
ce type de préjudice, j’ai pu me rallier.
LES DÉPENSES ANNEXES ENGAGÉES ENTRE 2010 ET 2015
30. A titre accessoire, le Costa Rica réclame une indemnité de 80 926,45 dollars en
remboursement des dépenses engagées entre octobre 2010 et mars 2011, en vue de déterminer la
nature et l’étendue des activités illicites menées par le Nicaragua sur le territoire litigieux (survols,
premier rapport de l’UNITAR/UNOSAT, salaires, images satellite). La Cour a estimé les dépenses
remboursables à ce titre à 21 647,20 dollars (par. 106). Cette appréciation me semble justifiée.
31. Le Costa Rica sollicite en dernier lieu une indemnité de 3 551 433,67 dollars au titre de
dépenses engagées pour la surveillance du territoire litigieux entre mars 2011 et décembre 2015. La
Cour a seulement alloué au Costa Rica une somme de 28 970,40 dollars pour des survols, l’achat
d’images satellite et le second rapport de l’UNITAR/UNOSAT (par. 131).
32. Je souscris à cette appréciation. C’est notamment à bon droit qu’à mon avis la Cour s’est
refusée à rembourser au Costa Rica diverses dépenses de police engagées par ce dernier. Le
Costa Rica a prétendu avoir établi deux postes de police proches du territoire litigieux pour
s’acquitter de ses obligations en vertu de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du
8 mars 2011 (Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica
c. Nicaragua), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 2011, p. 6). Or, le premier poste de police à
Laguna de Agua Dulce avait déjà été établi en décembre 2010. De plus, le rapport de fin de mandat
du ministre de la sécurité publique du Costa Rica, couvrant la période entre mai 2010 et avril 2011,
explique que le Costa Rica a lancé un programme de protection de sa frontière terrestre tant
septentrionale que méridionale comportant le rétablissement d’une police des frontières affectée à
45 avant-postes.
L’établissement des postes de police s’inscrivait donc dans le cadre d’une politique du
Costa Rica tendant à assurer de manière générale la défense de son territoire. Leur création n’avait
pas pour objet de répondre aux préoccupations exprimées par la Cour au paragraphe 78 de
l’ordonnance du 8 mars 2011 encourageant les Parties à coopérer en vue d’éviter le développement
d’activités criminelles dans le territoire litigieux (ibid., p. 25).
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Ainsi le Costa Rica n’établit pas que la création des postes de police avait pour cause directe
et certaine les activités illicites reprochées au Nicaragua. Comme la Cour en a jugé (par. 127), ces
dépenses ne sont pas remboursables.
33. En tout état de cause, les dépenses de personnel correspondantes ne pourraient être
remboursées, car les traitements des intéressés leur auraient de toute manière été versés, même en
l’absence d’action du Nicaragua. En effet il résulte des déclarations mêmes du ministre de la
sécurité du Costa Rica d’alors, M. Mario Zamora Cordero, que les policiers déployés à
Isla Portillos étaient des agents qui avaient simplement fait l’objet d’une réaffectation. L’unité de
police des frontières spécialement créée avait, au dire même du ministre, «été mise sur pied en
prélevant des ressources humaines et financières sur d’autres structures opérationnelles de la
police». Le Costa Rica n’allègue pas avoir payé des indemnités spéciales ou des
heures supplémentaires aux intéressés. Ces derniers ont tout simplement reçu leur traitement
habituel. Leur réaffectation n’a causé aucune dépense supplémentaire au Costa Rica.
Conformément à la jurisprudence de la Commission d’indemnisation des Nations Unies créée à la
suite de l’invasion du Koweït par l’Iraq, qui me semble devoir être approuvée, aucun
remboursement n’est dû à ce titre au Costa Rica.
34. Les mêmes conclusions s’imposent pour les mêmes raisons en ce qui concerne
l’équipement de la station biologique et la rémunération des agents affectés à cette station, comme
celle des garde-côtes et des pilotes costa-riciens.
LES INTÉRÊTS COMPENSATOIRES
35. Pour la première fois la Cour a accordé en l’espèce des intérêts compensatoires au
demandeur. Elle a précisé à cette occasion que «des intérêts compensatoires peuvent être alloués
s’ils sont nécessaires pour assurer la réparation intégrale du préjudice causé par un fait
internationalement illicite» (par. 151). Au cas particulier, la Cour s’est refusée à allouer de tels
intérêts sur les sommes accordées en réparation des préjudices causés à l’environnement, car ces
sommes assuraient déjà la réparation intégrale de ces préjudices. En revanche, elle a alloué de tels
intérêts sur les dépenses effectuées par le Costa Rica en vue notamment de prévenir de nouveaux
dommages. Cette solution justifiée par les circonstances particulières de l’affaire me paraît
judicieuse et laisse la place pour l’avenir à des appréciations diverses selon les cas.
(Signé) Gilbert GUILLAUME.
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