Déclaration de M. le juge Gevorgian

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150-20180202-JUD-01-04-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Dommages causés à l’environnement — Indemnités punitives ou exemplaires non admises en droit international — Conception holistique des dommages causés à l’environnement — Charge de la preuve — Eléments de preuve du Costa Rica n’emportant pas la conviction — Possibilité d’établir «par une déduction juste et raisonnable» l’étendue des dommages, mais non leur existence même.
1. J’ai voté en faveur de l’ensemble des points du dispositif, souscrivant notamment au montant de l’indemnité qu’il est prescrit à la République du Nicaragua de verser à la République du Costa Rica à raison des dommages environnementaux qu’elle lui a causés. Toutefois, étant donné que le présent arrêt est le premier dans lequel la Cour se soit prononcée sur l’indemnisation due pour des dommages causés à l’environnement et qu’il aura donc force de précédent, il me semble nécessaire de formuler une mise en garde au sujet de certains aspects du raisonnement de la Cour.
2. Il est à mon sens important que, dans son arrêt, la Cour ait, dans le contexte de l’indemnisation due pour les dommages causés à l’environnement, rappelé les règles et principes bien établis régissant la responsabilité internationale liée à la commission de faits illicites ainsi que les dispositions applicables du droit procédural. Le premier principe est que «l’indemnisation p[eut] constituer une forme appropriée de réparation, en particulier dans les cas où la restitution [est] matériellement impossible ou emport[e] une charge trop lourde»1. Le deuxième est que, «en règle générale, c’est à la partie qui allègue un fait à l’appui de ses prétentions qu’il appartient d’en démontrer l’existence»2. Le troisième est que «l’absence d’éléments de preuve suffisants quant à l’étendue des dommages matériels n’exclut pas [nécessairement] l’octroi d’une indemnisation pour ces derniers»3. Enfin, le quatrième est que «[l]’indemnisation ne doit … pas revêtir un caractère punitif ou exemplaire»4.
3. Pour déterminer le montant de l’indemnisation due, la Cour s’est livrée dans le présent arrêt à une «évaluation globale de la dégradation ou perte de biens et services environnementaux avant reconstitution» –– par opposition à une évaluation distincte pour chacune des catégories de biens et services environnementaux désignées par le Costa Rica5. Si la démarche holistique adoptée en l’espèce peut être tenue pour acceptable d’une manière générale, elle doit toutefois être mise en oeuvre en tenant dûment compte de la règle conférant la charge de la preuve à la partie qui invoque un fait, autrement le risque serait que des indemnités punitives ou exemplaires soient accordées, ce que la Cour entend éviter.
4. Dans la présente affaire, la charge de la preuve incombait au demandeur. Le fait que, dans son arrêt, la Cour ait indiqué que cette règle générale pouvait, «dans certaines circonstances», être
1 Voir le paragraphe 31 du présent arrêt (renvoyant à l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 103-104, par. 273).
2 Voir le paragraphe 33 du présent arrêt (citant Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 332, par. 15).
3 Voir le paragraphe 35 du présent arrêt (renvoyant à Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 337, par. 33).
4 Voir le paragraphe 31 du présent arrêt.
5 Voir le paragraphe 78 du présent arrêt ; les italiques sont de moi.
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appliquée avec «souplesse» risque d’être mal interprété6. Ces circonstances –– mentionnées dans l’affaire Diallo –– ne doivent pas être réputées avoir joué ici, étant donné que le Costa Rica jouissait de l’accès à son territoire qui était nécessaire pour apprécier l’étendue des dommages causés à l’environnement par le Nicaragua. Dans ces conditions, seule la règle générale trouvait à s’appliquer : pour évaluer les six catégories de biens et services environnementaux désignées par le Costa Rica, la Cour devait s’assurer que le demandeur avait prouvé sur le plan factuel l’existence du dommage et d’un lien de causalité.
5. Ces six catégories de dommages environnementaux concernaient : le bois sur pied, d’autres matières premières (fibres et énergie), la régulation des gaz et de la qualité de l’air, l’atténuation des risques naturels, la formation du sol et la lutte contre l’érosion, et enfin la biodiversité, du point de vue de l’habitat et du renouvellement des populations7. Dans son arrêt, la Cour a jugé que deux de ces six catégories de dommages n’étaient pas susceptibles d’indemnisation, à savoir celle relative à l’atténuation des risques naturels et celle relative à la formation du sol et à la lutte contre l’érosion. De mon point de vue, les éléments de preuve soumis par le demandeur à l’appui de deux des quatre catégories de dommages reconnues par la Cour n’emportaient pas non plus la conviction (il s’agit des deux catégories concernant les matières premières et la biodiversité).
6. Pour établir l’existence des dommages en question, la Fundación Neotrópica, dont le Costa Rica a produit le rapport, a tiré des déductions générales d’études relatives à d’autres écosystèmes qui n’étaient pas nécessairement transposables à la partie septentrionale d’Isla Portillos.
S’agissant, par exemple, des matières premières :
La première étude (Camacho-Valdez et al. (2014)) a été établie à partir d’une base de données agrégeant les résultats d’études concernant diverses parties du monde. Ses auteurs se sont servis de ces informations générales pour attribuer une valeur à différents types de sol ; cependant, ils n’ont pas précisé quel type de sol ils ont attribué à Isla Portillos, ni les raisons pour lesquelles ces valeurs générales sont selon eux transposables à l’écosystème concerné en l’espèce.
La deuxième étude (Mendoza-González et al. (2012)), qui est axée sur le golfe central du Mexique et repose principalement sur des études menées au Mexique, associe différents écosystèmes dont elle estime en partie la valeur sur la base de facteurs étrangers à Isla Portillos, comme les loisirs, l’approvisionnement en nourriture et en substances médicinales, ou encore le traitement des résidus. Elle ne semble pas rendre compte de la valeur particulière de chacun de ces facteurs, et Neotrópica ne précise pas non plus la source de la valeur qu’elle attribue aux matières premières sur la base de cette étude.
La troisième étude (White, Ross et Flores (2000)) porte essentiellement sur le tourisme et la pêche dans les récifs coralliens et sur leurs conséquences pour les populations locales de l’île d’Olango aux Philippines, ce dont il n’est évidemment pas question dans la présente affaire.
En ce qui concerne la perte de biodiversité, les études sur lesquelles la Fundación Neotrópica s’est fondée concernent principalement le tourisme et la pêche (Camacho-Valdez et al. (2014), Samonte-Tan et al. (2007), Barbier et al. (2002))8.
6 Voir le paragraphe 33 du présent arrêt.
7 Mémoire du Costa Rica sur la question de l’indemnisation, par. 3.16.
8 Voir le mémoire du Costa Rica sur la question de l’indemnisation, vol. I, annexe 1, p. 158.
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Partant, ces études ne fournissent ni données de référence fiables ni preuve que les activités du Nicaragua ont porté atteinte aux biens et services en question.
7. En outre, je n’ai pas été convaincu par le raisonnement du Costa Rica concernant les dommages prétendument causés par le Nicaragua aux services de régulation des gaz et de la qualité de l’air. En demandant une indemnisation à cet égard, le Costa Rica semble postuler qu’il était le bénéficiaire exclusif de ces services et le seul Etat lésé par la libération de carbone dans l’atmosphère9. Or, ainsi que le Nicaragua l’a fait valoir, pour autant qu’un dommage a été causé à ces services, le Costa Rica n’a droit qu’à une «minuscule» part de sa valeur estimée au niveau mondial10.
8. A mon sens, la Cour n’a pas traité ces questions de manière appropriée dans le présent arrêt, s’étant bornée à conclure (sans préciser sa pensée) que les activités du Nicaragua «ont sensiblement affecté la capacité des deux sites touchés de fournir les biens et services environnementaux susmentionnés … [et] que la dégradation ou la perte de ces quatre catégories de biens et services est … la conséquence directe des[dites] activités»11. A mes yeux, cette conclusion n’est pas suffisamment motivée.
9. Il eût été nécessaire d’éviter que l’«évaluation globale» des dommages environnementaux puisse être interprétée comme revêtant un caractère «punitif ou exemplaire». C’est une chose que d’apprécier l’étendue des dommages «par une déduction juste et raisonnable», comme la Cour l’a fait dans le présent arrêt en évaluant les dommages environnementaux occasionnés par le Nicaragua. Mais c’en est une autre que de suivre la même logique pour établir l’existence de dommages qui sont contestés par le défendeur, ou pour accorder à un seul Etat une indemnisation à raison d’un préjudice causé erga omnes par un autre Etat. De mon point de vue, la décision de la Cour ne doit pas se voir accorder une portée si vaste, autrement le règlement pacifique des différends environnementaux pourrait s’en trouver compromis.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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9 Aux termes de l’article 46 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat, «[l]orsque plusieurs Etats sont lésés par le même fait internationalement illicite, chaque Etat lésé peut invoquer séparément la responsabilité de l’Etat qui a commis le fait internationalement illicite». Il est précisé dans le commentaire que, «[l]orsqu’il y a plus d’un Etat lésé à réclamer une indemnisation pour son propre compte …, celle-ci sera naturellement limitée pour chacun d’eux au dommage effectivement subi». (Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-troisième session, Nations Unies, doc. A/56/10, Annuaire de la Commission du droit international 2001, vol. II, deuxième partie, commentaire de l’article 46, par. 4, p. 132 ; les italiques sont de moi).
10 Contre-mémoire du Nicaragua sur la question de l’indemnisation, par. 4.26, et duplique du Nicaragua sur la question de l’indemnisation, par. 2.23.
11 Voir le paragraphe 75 du présent arrêt.

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