Opinon individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphes
I. Prolégomènes ................................................................................................................... 1-6
II. Le principe neminem laedere et le devoir de réparer les dommages causés ................... 7-11
III. Le tout indissociable que forment la violation et la prompte réparation ....................... 12-15
IV. Le devoir de réparation : une obligation fondamentale et non «secondaire» ................ 16-19
V. Les réparations dans la pensée des «pères fondateurs» du droit des gens et l’héritage impérissable de ceux-ci ................................................................................. 20-28
VI. La réparation sous toutes ses formes (indemnisation et autres) ..................................... 29-37
VII. La réparation des dommages causés à l’environnement, la dimension intertemporelle et les obligations de faire prévues par les régimes de protection ......... 38-41
VIII. Le rôle central de la restitutio et les insuffisances de l’indemnisation .......................... 42-46
IX. L’incidence des considérations d’équité et l’enrichissement mutuel des jurisprudences ................................................................................................................ 47-53
X. Les dommages causés à l’environnement et la nécessité et l’importance de la restauration .................................................................................................................... 54-59
XI. La restauration au-delà de la simple indemnisation : la nécessité de réparations non pécuniaires .............................................................................................................. 60-65
XII. Considérations finales .................................................................................................... 66-82
XIII. Epilogue : une récapitulation ......................................................................................... 83-85
I. Prolégomènes
1. J’ai voté en faveur du présent arrêt (en date du 2 février 2018) que la Cour internationale de Justice a rendu sur la question de l’indemnisation due par la République du Nicaragua à la République du Costa Rica (dans le cadre de l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua)), dans lequel la Cour a suivi l’approche adéquate concernant la fixation de ladite indemnisation. Je souscris donc à la décision prise à cet égard, mais certains aspects de la question à l’examen ne sont pas abordés dans le présent arrêt.
2. Selon moi, le raisonnement qu’a suivi la Cour est bien trop strict, alors même qu’elle était pour la toute première fois appelée à se prononcer sur des réparations demandées pour des dommages causés à l’environnement. La Cour aurait dû élargir son horizon en s’intéressant également aux mesures de restauration, ainsi qu’à d’autres formes de réparation, complémentaires de l’indemnisation. Or, dans tout son raisonnement, elle s’est essentiellement attachée à l’indemnisation, comme si cela suffisait pour se prononcer sur les réparations à raison des dommages causés à l’environnement en la présente espèce. Telle n’est pas la manière dont, pour ma part, j’appréhende le problème dans sa globalité.
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3. Il existe en effet d’autres aspects à prendre en considération, auxquels j’accorde une importance particulière et qui ont été négligés dans le présent arrêt. La Cour aurait dû aller plus loin dans sa réflexion sur les réparations, comme elle l’avait fait dans son précédent arrêt sur la question (en date du 19 juin 2012), en l’affaire A.S. Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo). Selon moi, les réparations auraient dû, dans les deux affaires, être envisagées dans le cadre d’un régime international de protection : en l’affaire A.S. Diallo, la protection des droits de l’homme ; en la présente espèce, la protection de l’environnement.
4. Considérant qu’il était de mon devoir de revenir sur ces aspects connexes afin de préciser et de consigner par écrit les fondements de ma position personnelle à cet égard, j’ai jugé utile de joindre à l’arrêt de la Cour le présent exposé de mon opinion individuelle, dans lequel je me suis concentré sur lesdits aspects, dans le cadre conceptuel de la réparation des dommages causés. Je l’ai fait dans l’exercice scrupuleux de la fonction judiciaire internationale qui est la mienne, avec l’objectif ultime de réalisation de la justice, qui, selon moi, est intrinsèquement lié au règlement des différends.
5. Lesdits aspects sont les suivants : a) le principe neminem laedere et le devoir de réparer les dommages causés ; b) le tout indissociable que forment la violation et la prompte réparation ; c) l’obligation fondamentale, et non «secondaire», de réparation ; d) les réparations dans le cadre de l’héritage impérissable de la pensée des «pères fondateurs» du droit des gens ; e) la réparation sous toutes ses formes (indemnisation et autres) ; f) la réparation des dommages causés à l’environnement, la dimension intertemporelle et les obligations de faire prévues par les régimes de protection ; et g) la place centrale de la restitutio et les insuffisances de l’indemnisation.
6. Y font suite, en toute logique, les aspects suivants : h) l’incidence des considérations d’équité et l’enrichissement mutuel des jurisprudences ; i) les dommages causés à l’environnement, et la nécessité et l’importance de la restauration ; puis j) la réparation au-delà de la simple indemnisation et la nécessité de réparations non pécuniaires. Après avoir examiné ces différents aspects, le moment sera venu d’exposer mes considérations finales, avant de récapituler, en guise d’épilogue, l’ensemble des points développés dans le présent exposé de mon opinion individuelle.
II. Le principe neminem laedere et le devoir de réparer les dommages causés
7. Dans le présent arrêt, la Cour, en examinant les principes juridiques pertinents, se réfère à la jurisprudence constante  qui remonte à l’époque de la Cour permanente de Justice internationale, à compter de son célèbre dictum en l’affaire de l’Usine de Chorzów (1927), et s’est poursuivie jusqu’aux considérants de l’affaire A.S. Diallo (2010-2012)  suivant laquelle, en principe, la réparation doit mettre fin à toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir la situation telle qu’elle existait avant que la violation ne soit commise ; il s’agit là, précise-t-elle, d’un principe de droit international bien établi (par. 29).
8. La Cour commence par reconnaître qu’il convient tout d’abord de rechercher la restitutio in integrum avant, si cela se révèle impossible, de se tourner vers l’indemnisation (par. 31), mais elle se concentre ensuite sur l’indemnisation à raison des dommages causés à l’environnement, ainsi que sur les frais et dépenses engagés en conséquence. Or, il existe, selon moi, d’autres éléments à prendre en considération dans le cadre conceptuel du devoir fondamental de réparation.
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9. Je débuterai mon analyse des aspects que j’ai énumérés plus haut (par. 5-6 ci-dessus) par un rappel historique sur la question dans sa globalité. La notion de dommages  découlant d’un acte illicite  et la prompte réaction du système juridique en cause, qui exige une réparation (restitution et indemnisation), remontent historiquement à l’Antiquité puis, comme chacun sait, au droit romain, avec le Digeste de Justinien (530-533 apr. J.-C.). Y figure, au début du passage traitant du thème de justitia et de jure, l’affirmation des préceptes juridiques honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere1.
10. En réalité, le principe fondamental neminem laedere, selon la locution latine bien connue, trouve son origine dans des civilisations encore plus anciennes2, le contenu du Digeste de Justinien provenant de travaux bien antérieurs. La notion de devoir de réparation, profondément enracinée, devait réapparaître  et ce n’est guère étonnant  dix siècles plus tard, dans les origines mêmes du droit des gens (à partir du XVIe siècle  cf. section V ci-après).
11. Le principe général de droit naturel neminem laedere sous-tend la conceptualisation du devoir de réparation des dommages causés (résultant de violations du droit international), afin de préserver l’intégrité de l’ordre juridique proprement dit, tout en remédiant aux injustices. Le devoir de réparation (sous toutes ses formes) a été d’emblée confirmé en tant que complément indispensable de toute violation du droit international : les deux se complètent mutuellement, formant un tout indissociable.
III. Le tout indissociable que forment la violation et la prompte réparation
12. La réparation va effectivement de pair avec la violation, de sorte qu’il soit mis fin à l’ensemble des effets de cette dernière et que l’ordre juridique soit respecté. La violation initiale est inéluctablement liée au prompt respect de l’obligation de réparation. J’ai déjà défendu cette position à la Cour (comme, par exemple, dans l’exposé de mon opinion dissidente en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt du 3 février 2012).
13. Par la suite, dans ma déclaration qui a été jointe à l’ordonnance que la Cour a rendue le 1er juillet 2015 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), j’ai de nouveau indiqué que la violation et la prompte réparation, qui forment de fait un tout indissociable, n’étaient pas séparées dans le temps. Toute violation doit être promptement suivie de la réparation correspondante, afin de garantir l’intégrité de l’ordre juridique international lui-même ; la réparation ne peut être ni retardée ni ajournée.
14. Ainsi que le montrent les affaires ayant trait à des dommages causés à l’environnement, le tout indissociable que forment la violation et la réparation a une dimension temporelle dont il ne
1 C’est-à-dire «vivre honnêtement, ne pas faire de tort à autrui, donner à chacun ce qui lui revient» (livre I, titre I, par. 3), in : F.P.S. Justinianus, Institutas [do Imperador Justiniano] [533] (trad. J. Cretella Jr. et A. Cretella), 2e éd. rév., São Paulo, éd. Revista dos Tribunais, 2005, p. 21 ; [F.P.S. Justinianus] Digesto de Justiniano - Liber Primus (trad. H.M.F. Madeira), 5e éd. rév., São Paulo, éd. Revista dos Tribunais, 2010, p. 24; et in: The Institutes of Justinian [533] (trad. J.B. Moyle), 5e éd., Oxford, OUP/Clarendon Press, 1955 [réédition], p. 3.
2 Par exemple, dans les civilisations mésopotamiennes, comme l’illustrent certaines dispositions du code d’Hammourabi (circa 1750 av. J.C.) et des lois assyriennes (circa 1350 av. J.C.). S’agissant de l’attention accordée au devoir de réparation (notamment la restitution et la satisfaction), voir par exemple le code d’Hammourabi (Código de Hammurabi, trad. F. Lara Peinado), 4e éd. (réédition), Madrid, Tecnos, 2012, p. 18-19, 21, 23, 25 et 34-35 ; par. 79-87, 100, 125 et 178-179.
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saurait être fait abstraction. Il est, à mon avis, indispensable d’envisager à la fois le passé, le présent et l’avenir. La quête de la restitutio in integrum, par exemple, nécessite de se tourner vers le présent et le passé, tout autant que vers le présent et l’avenir. S’agissant des dimensions passée et présente, si la violation n’a pas été couplée à la réparation correspondante, cela donne lieu à une situation continue de violation du droit international.
15. Pour ce qui est des dimensions présente et future, la réparation vise à mettre fin à tous les effets cumulés, au fil du temps, du dommage causé à l’environnement. Il peut arriver que ce dommage soit irréparable, rendant la restitutio in integrum impossible, auquel cas l’indemnisation trouve à s’appliquer. En tout état de cause, la responsabilité à raison de dommages causés à l’environnement et de leur réparation ne saurait, de mon point de vue, occulter la dimension intertemporelle (voir section VII ci-après). Pareils dommages s’inscrivent, en définitive, dans la durée.
IV. Le devoir de réparation : une obligation fondamentale et non «secondaire»
16. La violation et le prompt respect du devoir de réparation formant un tout indissociable, il s’ensuit que ladite obligation est, selon moi, véritablement fondamentale et non simplement «secondaire», comme beaucoup le supposent de façon simpliste. Ainsi que je l’avais déjà souligné dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu par la Cour dans la précédente affaire portant sur des réparations, à savoir l’affaire A.S. Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo, indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I)), le devoir de réparation est réellement fondamental et revêt une importance cruciale puisqu’il constitue un «impératif de justice» (par. 97).
17. Même si les effets des dommages causés s’inscrivent dans la durée  à l’instar des dommages environnementaux (comme en la présente espèce) , le respect du devoir de réparation ne saurait être ajourné ou retardé. Ainsi que je l’ai également fait observer dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’arrêt rendu en l’affaire A.S. Diallo susmentionnée, la reparatio (du latin reparare, «rétablir») intégrale, n’«efface» pas les violations perpétrées, mais permet plus précisément de mettre fin à l’ensemble de leurs effets, en «évit[ant à tout le moins] l’aggravation du tort déjà causé tout en assurant le rétablissement … de l’ordre juridique» mis à mal par ces violations (par. 39). Je soulignais par ailleurs ce qui suit :
«Force est de constater qu’il est devenu courant dans les cercles juridiques, où s’expriment les conceptions généralement admises par les professionnels du droit, d’entendre que l’obligation de réparation, perçue comme une «obligation secondaire», vient après la violation du droit international. Ce n’est pas ainsi que je conçois les choses ; une pensée unique traduit en fait un manque de réflexion. De mon point de vue, la violation et la réparation vont de pair, formant un tout indissoluble : celle-ci est la conséquence ou le pendant indispensable de celle-là. L’obligation de réparation est fondamentale … Le tout indissoluble que forme le couple violation/réparation [ne saurait être mis à mal] … pour se soustraire à la conséquence inévitable de violations internationales engageant sa responsabilité : la réparation des dommages causés …» (par. 40).
18. A mon sens, les réparations doivent être appréciées dans le cadre conceptuel de la justice réparatrice, où elles apparaissent interdépendantes sous toutes leurs formes (cf. section IX ci-après). Or, dans le règlement judiciaire international des différends interétatiques devant la Cour, il existe une certaine propension à se concentrer plus particulièrement sur l’indemnisation et à
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éviter d’envisager d’autres formes de réparation (outre la restitutio in integrum, citons la satisfaction, la remise en état et les garanties de non-répétition), afin de ménager les susceptibilités pouvant se faire jour entre les Etats.
19. Je ne vois guère d’intérêt à cette approche ; une juridiction internationale ne devrait pas se préoccuper des susceptibilités interétatiques, mais seulement de la bonne administration de la justice, afin de parvenir à la réalisation de celle-ci sur le plan international, y compris dans des affaires opposant des Etats. S’agissant de la présente affaire, je soutiens, contrairement à ce que la Cour dit dans son arrêt (par. 31), que les réparations (indemnisation comprise) peuvent avoir, et ont bel et bien, un caractère exemplaire. L’importance des réparations exemplaires se trouve en outre accrue dans le cadre de régimes de protection (des êtres humains ou de l’environnement) et face à des dommages environnementaux, comme en la présente espèce.
V. Les réparations dans la pensée des «pères fondateurs» du droit des gens et l’héritage impérissable de ceux-ci
20. En droit des gens, la réparation est nécessaire pour préserver l’ordre juridique international, répondant ainsi à un véritable besoin universel, conformément à la recta ratio3. Celle-ci se retrouvait dans la pensée jusnaturaliste des «pères fondateurs» du droit international. De fait, j’ai rappelé l’héritage de ces derniers  qui englobe le devoir de réparation —, dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à deux décisions rendues par la Cour dans des affaires ayant trait aux réparations, qui avaient été introduites par deux Etats africains, la Guinée et la République démocratique du Congo.
21. Ainsi, dans l’exposé de mon opinion individuelle (par. 14-21 et 86-87) joint à l’arrêt rendu en l’affaire A.S. Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo, indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I)), j’ai jugé utile de rappeler que la raison d’être des réparations avait été explorée dans les écrits des «pères fondateurs» du droit des gens, à savoir : les pensées de F. de Vitoria, B. de Las Casas et A. Gentili au XVIe siècle ; suivies de celles de F. Suárez, H. Grotius, et S. Pufendorf au XVIIe siècle ; puis de celles de C. van Bynkershoek et C. Wolff au XVIIIe siècle.
22. Plus récemment, dans l’exposé de mon opinion individuelle (par. 11-16) joint à l’ordonnance rendue en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (ordonnance du 6 décembre 2016), je me suis une nouvelle fois penché sur la question de l’héritage des «pères fondateurs» du droit international en matière de réparation des dommages causés. Ainsi, au tout début du XVIe siècle, F. Vitoria a examiné le devoir de restitutio conformément à la recta ratio (dans sa célèbre deuxième Relectio - De Indis, 1538–1539, et dans le moins connu De Restitutione, 1534-1535).
23. La leçon De Restitutione de F. Vitoria faisait suite aux commentaires de cet auteur sur le chef d’oeuvre de Thomas d’Aquin du XIIIe siècle (la Summa theologiae, écrite entre 1265 et 1274, Secunda secundae). A cet égard, il convient de relever que le devoir de réparation a d’abord trouvé son expression dans la théologie avant d’être repris en droit (comme le montrent les leçons des «pères fondateurs» du droit des gens) ; et ce n’est pas le seul exemple.
3 Au sujet de la recta ratio en droit des gens, cf. A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind - Towards a New Jus Gentium, 2e éd. rév., Leyde/La Haye, Nijhoff/Académie de droit international de La Haye, 2013, p. 11-14, 141 et 143-144 ; A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e éd. rév., Belo Horizonte/Brazil, éd. Del Rey, 2015, p. 3-27, 101-111, 122 et 647-665.
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24. Au cours du XVIe siècle également, d’autres auteurs novateurs se sont penchés sur le sujet : les questions du devoir de restitutio et de la réparation des dommages ont été ainsi étudiées par B. de Las Casas (Brevísima Relación de la Destrucción de las Indias, 1552, et De Regia Potestate, 1571), ainsi que par J. Roa Dávila (De Regnorum Iustitia, 1591). F. Pérez s’est, quant à lui, intéressé au devoir d’indemnisation à la lumière de la doctrine du droit naturel (Apontamentos Prévios ao Tema da Restituição, 1588).
25. Au XVIe siècle déjà, F. Vitoria comme B. de Las Casas ont examiné la question de la restitutio conjuguée à celle de la satisfaction (en tant qu’autre forme de réparation), conscients qu’ils étaient de ce qu’un autre mode de réparation devait être envisagé puisqu’il existait des dommages irréparables, rendant donc la restitutio impossible. L’idéal, pour F. Vitoria, restait néanmoins la restitution, qui devait toujours être recherchée en priorité ; ce n’est que lorsque celle-ci se révèle impossible qu’il convient de se tourner vers d’autres formes de réparation, telles que la satisfaction ou bien l’indemnisation (ou le dédommagement ad arbitrium boni viri)4.
26. Toujours au XVIe siècle, la question de la restitution a été traitée par J. de la Peña (De Bello contra Insulanos, 1560-1561), et celles de la restitution et de l’indemnisation, par A. de São Domingos (De Restitutione, 1574). A la même époque, la question des réparations a également été abordée par A. Gentili (De Jure Belli Libri Tres, 1588-1589). Par la suite, au début du XVIIe siècle, J. Zapata y Sandoval a écrit sur l’obligation de restitution (De Justitia Distributiva et Acceptione Personarum ei Opposita Disceptatio, 1609).
27. Au cours du XVIIe siècle, H. Grotius s’est intéressé à la réparation des dommages, tout en gardant à l’esprit les préceptes de la recta ratio (De Jure Belli ac Pacis, 1625). Toujours au XVIIe siècle, S. Pufendorf a souligné l’importance de la restitutio (On the Duty of Man and Citizen According to Natural Law, 1673). Au XVIIIe siècle, d’autres auteurs ont examiné à leur tour le devoir de réparation, comme C. Wolff (Principes du droit de la nature et des gens, 1758).
28. La pensée des «pères fondateurs» du droit des gens constitue, de par sa clairvoyance, un héritage impérissable qui demeure aujourd’hui encore, en cette deuxième décennie du XXIe siècle, d’une grande actualité. Les enseignements tirés de cette pensée jusnaturaliste ont, de mon point de vue, contribué à façonner la place accordée à certains principes (tels que ceux qui sous-tendent le devoir de réparation) dans la doctrine juridique des pays d’Amérique latine, particulièrement influente dans le cadre du développement progressif du droit international5.
VI. La réparation sous toutes ses formes (indemnisation et autres)
29. Dans l’exposé de ma récente opinion individuelle susmentionnée (par. 11-16) qui a été joint à l’ordonnance rendue le 6 décembre 2016 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), j’ai passé en revue la pensée des «pères
4 Dans le cadre d’un projet mené par plusieurs universités de la péninsule ibérique (Espagne et Portugal) pendant dix ans (ayant pris fin en 2015), qui a consisté en de nouvelles recherches dans les propres archives historiques des établissements en question, des textes nouveaux et inconnus d’auteurs du XVIe siècle ont été découverts et divulgués ; cf. P. Calafate et R.E. Mandado Gutiérrez (éds.), Escola Ibérica da Paz / Escuela Ibérica de la Paz (préface de A. A. Cançado Trindade), Santander, éd. University of Cantabria, 2014, p. 25-409. Ce projet a été suivi par un autre (pour la période allant de 2016 à 2019), qui se concentre cette fois particulièrement sur la question de la restitution, étudiée là encore à partir de manuscrits de la péninsule ibérique du XVIe siècle, tout aussi inconnus jusqu’alors.
5 Cf. A. A. Cançado Trindade, «The Contribution of Latin American Legal Doctrine to the Progressive Development of International Law», Recueil des Cours de l’Académie de Droit International de La Haye, vol. 376 (2014) p. 19-92.
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fondateurs» du droit des gens en m’attachant aux différentes formes de réparation. Les leçons de ces derniers en matière de réparation (restitutio et autres formes de réparation) font partie de l’héritage impérissable qu’ils nous ont légué ; du XVIe siècle jusqu’à nos jours, c’est le courant de pensée jusnaturaliste qui, au cours des siècles, a accordé à la notion de prompte réparation l’attention voulue.
30. Dans une autre affaire susmentionnée dont la Cour a eu à connaître, l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) (indemnisation, arrêt du 19 juin 2012), je me suis également penché, dans l’exposé de mon opinion individuelle, sur les différentes formes de réparation (par. 50-51, 54, 80, 83 et 90), à savoir la restitutio in integrum, la satisfaction, l’indemnisation, la remise en état et les garanties de non-répétition des actes ou omissions contrevenant au droit international. J’ai traité de tous ces aspects, comme je le fais dans le présent exposé.
31. L’indemnisation — qu’il me soit permis de le rappeler ici — n’est qu’une des formes de réparation. Il n’y a aucune raison de négliger les autres ; au regard des circonstances d’une affaire donnée, elles peuvent en effet se révéler les plus appropriées. Or, dans le présent arrêt relatif à l’Indemnisation due par la République du Nicaragua à la République du Costa Rica, la Cour se contente d’établir brièvement un lien entre satisfaction et indemnisation (par. 27), d’une part, et entre restitution et indemnisation, d’autre part (par. 31) ; elle aurait pu ou dû développer davantage sa réflexion en ce qui concerne la réparation sous toutes ses formes.
32. Mon expérience m’a en effet appris que, en fonction des circonstances d’une affaire, certaines autres formes de réparation peuvent se révéler encore plus appropriées et importantes que l’indemnisation. Les différentes formes de réparation peuvent être plus clairement appréhendées dans le cadre de la justice réparatrice (voir sections IX-X infra), qui a beaucoup progressé au cours de ces dernières décennies. La réparation du préjudice moral, par exemple, nécessite des formes de réparations autres que la réparation pécuniaire (l’indemnisation), qui tiennent compte de considérations d’équité. Dans le cas de dommages causés à l’environnement, de telles considérations s’imposent également (cf. sections VIII-IX ci-après).
33. Selon moi, l’étude du devoir fondamental de réparation ne saurait se limiter à une seule forme que celui-ci peut revêtir, à savoir l’indemnisation. L’on pourrait être tenté de soutenir que, en la présente espèce, étant donné que les arguments avancés par les Parties avaient uniquement trait à l’indemnisation, la Cour devait se borner à se prononcer sur ce point. Je ne suis cependant pas du tout convaincu par une telle approche.
34. De fait, les arguments du Costa Rica (dans son mémoire) et du Nicaragua (dans son contre-mémoire) portaient exclusivement sur l’indemnisation. Cela n’impliquait toutefois pas, à mon sens, que la Cour — qui n’est pas un tribunal arbitral international — devait elle aussi s’en tenir à cet aspect. Aux fins de dire le droit (juris dictio) en ce qui concerne le devoir fondamental de réparation, la Cour ne saurait se limiter à la seule indemnisation, même si les parties à une affaire n’ont abordé que cette forme de réparation ; elle peut assurément aller au-delà des allégations des parties pour motiver solidement sa décision et persuader ainsi ces dernières que justice a été rendue.
35. La restitutio constitue, certes, le mode de réparation par excellence ; de surcroît, elle n’est pas liée uniquement à l’indemnisation, cette dernière ne pouvant faire abstraction ou être détachée des autres formes de réparation. La raison commande donc de rechercher en premier lieu
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la restitutio, puisque celle-ci équivaut à un retour à la situation antérieure (statu quo ante), avant que ne survienne la violation, mais rien ne fait obstacle à ce qu’elle soit assortie d’une ou plusieurs autres formes de réparation.
36. De plus, selon moi — et contrairement aux idées reçues —, il n’existe pas de hiérarchie entre les différentes formes de réparation ; celles-ci se mêlent les unes aux autres, et la juridiction internationale saisie retiendra celle qui est la mieux adaptée pour remédier à la situation à l’examen, en fonction des circonstances de l’espèce. Puisqu’elles ne s’excluent pas mutuellement, des formes de réparation distinctes mais complémentaires pourront être prescrites simultanément.
37. L’exercice de la justice internationale en Amérique latine, à travers la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ci-après la «CIADH»)6, nous livre plusieurs exemples d’une telle solution. Dans le cadre de mes fonctions au sein de cette juridiction, il y a de cela plus d’une quinzaine d’années, au tournant du siècle, j’ai ainsi jugé opportun, dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu en l’affaire des Enfants des rues (Villagrán Morales et autres) c. Guatemala (réparations, arrêt du 26 mai 2001), de mettre en garde contre «le risque de réduire la vaste gamme des modalités de réparation» à la seule indemnisation ou réparation pécuniaire, ajoutant qu’il convenait également de garder à l’esprit, au-delà de la restitutio in integrum et de l’indemnisation, d’autres formes de réparation, telles que la satisfaction, la remise en état et les garanties de non-répétition des faits illicites (par. 28).
VII. La réparation des dommages environnementaux, la dimension intertemporelle et les obligations de faire prévues par les régimes de protection
38. Dans l’exposé de mon opinion individuelle susmentionnée, j’ai en outre brièvement présenté le principe neminem laedere, ainsi que le devoir de réparation compte tenu de l’écoulement du temps (par. 27). J’ai ensuite souligné la nécessité de considérer la réparation sous toutes ses formes, sans en limiter la détermination à la seule forme pécuniaire ou monétaire (par. 29-30)7. L’affaire de la Communauté de Moiwana c. Suriname (fond) présentait une nette dimension intertemporelle (point que j’ai déjà traité, dans la section III, ci-dessus) ; dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu le 15 juin 2005 par la CIADH, j’ai proposé, dans les circonstances de l’espèce, d’aller au-delà du préjudice moral, étant donné que, selon moi, était constitué un «préjudice spirituel» (par. 71-81).
39. Je me suis ensuite penché sur la spécificité de ce type de préjudice novateur, du point de vue de la réparation :
«Le développement de la notion de préjudice moral dans la science juridique a été fortement influencé par la théorie de la responsabilité civile, laquelle procède avant tout du principe fondamental neminem laedere ou alterum non laedere. Cette notion fondamentale a été transposée du droit interne au droit international, ce qui implique l’idée d’une réaction de l’ordre juridique international aux actes (ou omissions) préjudiciables …
6 Pour un compte rendu et une évaluation, voir A. A. Cançado Trindade, El Ejercicio de la Función Judicial Internacional — Memorias de la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 4e éd. rev., Belo Horizonte/Brésil, éd. Del Rey, 2017, p. 359-386.
7 En une autre occasion, dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu en l’affaire Cantoral Benavides c. Pérou (réparations, arrêt du 3 décembre 2001), j’ai une fois encore appelé l’attention sur l’étendue et les formes du devoir de réparation (par. 2-13).
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La détermination du préjudice moral qui en découle (selon le principe de droit romain de l’id quod interest) a, dans la pratique juridique (nationale et internationale), généralement pris la forme d’une «quantification» des dommages …
D’un point de vue historique, l’ensemble des débats doctrinaux relatifs au préjudice moral a été marqué par l’opposition stérile entre ceux qui admettaient la possibilité d’une réparation de ce préjudice (Calamandrei, Carnelutti, Ripert, Mazeaud et Mazeaud, Aubry et Rau, etc.) et ceux qui la réfutaient (Savigny, Massin, Pedrazzi, Esmein, etc.). L’élément que les uns et les autres ont cependant tous manqué, dans leurs querelles interminables sur le pretium doloris, c’est que la réparation ne se limitait et ne se limite pas à son aspect pécuniaire, à savoir l’indemnisation ; toute cette polémique était conditionnée par la théorie de la responsabilité civile.
Cela explique l’accent indûment mis sur la réparation pécuniaire, qui a alimenté ce long débat doctrinal et conduit, dans les systèmes juridiques internes, à des conceptions réductrices, lesquelles ont elles-mêmes ouvert la voie à des dispositifs de réparation «industriels», dépourvus de véritables valeurs humaines … Tenter de ressusciter les divergences doctrinales sur le pretium doloris semble n’avoir absolument aucun sens …
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Contrairement au préjudice moral, le préjudice spirituel ne saurait, selon moi, être «quantifié», et il ne peut être réparé qu’au moyen d’obligations de faire (obligaciones de hacer), sous forme de satisfaction…» (par. 73-77).
40. Dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu en l’affaire Gutiérrez Soler c. Colombie (fond, arrêt du 12 septembre 2005), j’ai exposé que la restitutio in integrum constituait le mode de réparation par excellence. J’ai toutefois précisé que, dans certaines circonstances, la simple quantification pécuniaire des dommages (en vue de l’indemnisation) se révélait insuffisante, nécessitant ainsi le recours à d’autres formes de réparation telles que la satisfaction (par. 5-6), par la prescription d’obligations de faire, tout en gardant à l’esprit la dimension intertemporelle (par. 10).
41. Les obligations de faire revêtent une importance particulière en matière de réparation dans le cadre des régimes de protection, tels que ceux touchant à l’environnement ou aux droits de la personne humaine. Certains développements qu’ont connus ces deux régimes de protection8 ont largement contribué à l’évolution du droit international public contemporain, notamment en matière de réparation. Les obligations de faire sont essentielles à la restauration.
VIII. Le caractère central de la restitutio et les insuffisances de l’indemnisation
42. Même si la Cour consacre presque la totalité du présent arrêt à la réparation pécuniaire (indemnisation), cette dernière ne permet pas de répondre à la question centrale qui se posait en la présente espèce et en constituait l’essence-même : comment remédier à un dommage environnemental, faire cesser les effets du préjudice causé et revenir à la situation qui existait avant la survenance de ce dommage ? L’indemnisation est insuffisante à cet effet.
8 Pour une étude sur ce sujet, cf. A. A. Cançado Trindade, «Human Rights and the Environment», in Human Rights : New Dimensions and Challenges (éd. J. Symonides), UNESCO/Dartmouth, Paris/Aldershot, 1998, p. 117-153 ; [Divers auteurs,] Derechos Humanos, Desarrollo Sustentable y Medio Ambiente / Human Rights, Sustainable Development and the Environment / Direitos Humanos, Desenvolvimento Sustentável e Meio Ambiente (éd. A. A. Cançado Trindade), 2e éd., San José C.R./Brasília, IIDH/BID, 1995, p. 1-414.
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43. La priorité vers laquelle il faut tendre est la restitution. Il convient, en particulier, de recourir à l’indemnisation lorsqu’il ne peut être remédié au préjudice causé, lorsqu’il est impossible de parvenir à la restitutio in integrum. Dans ce cas, l’indemnisation peut cependant être associée à d’autres formes de réparation (notamment non pécuniaires) ; tout dépend des circonstances de l’espèce, la nécessité de la restauration ne devant pas être perdue de vue. La justice réparatrice recouvre toutes les formes de réparation (cf. ci-dessus) et il convient donc de les garder toutes à l’esprit.
44. A cet égard, il me semble opportun de rappeler que, à plusieurs reprises, comme dans l’arrêt qu’elle a rendu le 20 avril 2010 en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay qui opposait deux Etats d’Amérique du sud (l’Argentine et l’Uruguay), la Cour a estimé que, lorsqu’il n’a pas été remédié par voie de restitutio au préjudice causé par un fait illicite, l’Etat responsable était tenu de réparer sous la forme de l’indemnisation ou de la satisfaction (par. 273).
45. Il y a déjà une vingtaine d’années, l’Institut de droit international a, dans sa résolution relative à «[l]a responsabilité en droit international en cas de dommages causés à l’environnement», — adoptée à sa session de Strasbourg, en 1997, — défendu «un concept large de la réparation» au titre des dommages causés à l’environnement, «comprenant la cessation de l’activité en cause, la restitution en nature, l’indemnisation et, si nécessaire, la satisfaction». Il ajoutait en outre, que l’indemnisation «devrai[t] couvrir à la fois les pertes économiques et le coût de mesures de réhabilitation et de remise en état» (art. 24)9.
46. La résolution précisait ensuite que certains dommages environnementaux étaient «irréparable[s] ou non quantifiable[s]», ce qui appelait d’autres mesures de réparation, y compris des considérations d’équité et «l’équité inter-générationnelle» (art. 25)10. L’adoption de ce texte a été précédée d’un long travail préparatoire11, au cours duquel a été notamment examinée avec attention, au côté de ces questions, celle de savoir s’il convenait d’imposer des «indemnités exemplaires et punitives»12, et ce, d’emblée dans «un cadre de réparation plus vaste» et eu égard au «rôle de la réparation collective»13.
IX. L’incidence des considérations d’équité et l’enrichissement mutuel des jurisprudences
47. Dans le présent arrêt relatif à l’Indemnisation due par la République du Nicaragua à la République du Costa Rica, la Cour n’est pas allée aussi loin que dans son précédent arrêt sur les réparations en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) (2012), dans lequel elle s’était exprimée de manière bien plus affirmative en ce qui concerne les considérations d’équité (par. 24, 33 et 36) et les enseignements qu’elle pouvait tirer de la jurisprudence d’autres juridictions internationales (par. 13, 18, 24, 33, 40, 49 et 56). En la présente espèce, la Cour aurait pu et dû se montrer aussi clairvoyante que dans l’affaire A.S. Diallo. Le fait de s’être estimée contrainte de ne traiter que de l’indemnisation dans le présent arrêt parce qu’elle en avait décidé ainsi dans son arrêt de 2015 sur le fond me laisse doublement sceptique.
9 In : Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 67 (Session de Strasbourg, 1997), tome II, p. 506 et 508.
10 Ibid., p. 508.
11 Cf. ibid., p. 234, 238, 247, 251-252, 356-357, 359-360, 367, 370-371, 439, 442, 449, 452-453, 499 et 506-509.
12 Cf. ibid., p. 391-392.
13 Cf., auparavant, Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 67 (Session de Strasbourg, 1997), tome I, p. 326-327, 335-339, 351 et 354.
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48. Dans son arrêt de 2015, la Cour a certes prescrit une indemnisation (point 5 a) et b) du dispositif), mais elle a également — il convient de le rappeler — examiné la question de la satisfaction (par. 139 et 224). Dans le présent arrêt, elle n’y fait toutefois que brièvement allusion (par. 27), alors qu’elle aurait pu et dû traiter de l’indemnisation également dans son rapport avec toutes les autres formes de réparation. En comparaison avec le précédent arrêt qu’elle a rendu sur les réparations en l’affaire A.S. Diallo (2012), la Cour, dans le présent arrêt, ne fait qu’évoquer que les considérations d’équité (par. 35), et prête beaucoup moins d’attention à l’apport des décisions rendues par d’autres juridictions internationales.
49. Sur ce dernier point, dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les réparations le 16 juin 2012 en l’affaire A.S. Diallo, la Cour a par exemple indiqué clairement que,
«l’octroi d’intérêts moratoires [était] conforme à la pratique d’autres juridictions internationales (voir, par exemple, Navire «Saiga» (no 2) (Saint-Vincent-et-les Grenadines c. Guinée), arrêt du 1er juillet 1999, TIDM, par. 175 ; Bámaca-Vélasquez c. Guatemala, arrêt du 22 février 2002 (réparations et frais), CIADH, série C, no 91, par. 103 ; Papamichalopoulos et autres c. Grèce (art. 50), requête no 33808/02, arrêt du 31 octobre 1995, CEDH, série A, no 330-B, par. 39 ; Lordos et autres c. Turquie, requête no 15973/90, arrêt du 10 janvier 2012 (satisfaction équitable), CEDH, par. 76 et point 1 b) du dispositif)…» (par. 56).
50. Dans le présent arrêt, la Cour semble n’avoir pour unique préoccupation que l’indemnisation, perdant de vue la relation étroite qui existe entre celle-ci et les autres formes de réparation. Sa vision de la réparation est largement et indûment axée sur la seule indemnisation  la réparation pécuniaire  ou limitée à celle-ci. Or, l’indemnisation est insuffisante lorsque les violations sont assorties de circonstances aggravantes ; en cas de dommages environnementaux, il convient, selon moi, de statuer sur la réparation en élargissant notre horizon.
51. Je tiens à rappeler ici que la CIADH, pour sa part, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 22 février 2002 sur les réparations en l’affaire Bámaca-Vélasquez c. Guatemala, a, après avoir précisé que même la réparation pécuniaire était établie «en équité», examiné d’autres formes de réparation non pécuniaires, à savoir certaines obligations de faire (par. 56, 60, 73, 78 et 81-85). Il convient de relever que, dans le dispositif de l’arrêt novateur qu’elle a rendu dans cette affaire, la CIADH a prescrit, d’abord, quatre réparations non pécuniaires sous la forme d’obligations de faire (points 1 à 4), et seulement ensuite des réparations pécuniaires (monétaires) (points 5 à 7).
52. L’on ne saurait minimiser l’importance des considérations d’équité (comme les positivistes tentent vainement de le faire), puisque celles-ci aident la juridiction internationale concernée à adapter les normes et règles aux circonstances de l’espèce et à statuer ex aequo et bono14. Les juridictions internationales, notamment celles qui interviennent dans le cadre de régimes internationaux de protection, ne manquent pas de recourir à des considérations d’équité15. Or, la Cour elle aussi peut être appelée à trancher des questions relevant de tels régimes, ainsi que le montrent la présente espèce et l’affaire A.S. Diallo en ce qui concerne le devoir de réparation.
14 A. A. Cançado Trindade, Princípios do Direito Internacional Contemporâneo, 2e éd. rev., Brasília, FUNAG, 2017, p. 96-99.
15 Cf., par exemple, CIADH, affaire Cantoral Benavides c. Pérou (réparations, arrêt du 3 décembre 2001), par. 80 et 87 ; dans le dispositif de cet arrêt, la CIADH a, une fois encore, prescrit des réparations pécuniaires et non pécuniaires sous la forme d’obligations de faire (points 1–3 et 4–9, respectivement).
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X. Les dommages environnementaux et la nécessité et l’importance de la restauration
53. En résumé, l’indemnisation n’est pas une fin en soi ; elle est indissociable d’autres formes de réparation et de la restauration de manière générale (voir également la section XI, ci-après). Les sommes allouées par la Cour dans la présente affaire au titre de l’indemnisation (par. 86-87, 106, 131 et 146) sont directement liées, dans une plus ou moins grande mesure, à la restauration. Face à des dommages environnementaux, cet aspect ne saurait passer inaperçu ; il convient de le mettre en évidence pour chaque somme monétaire prescrite par la Cour. Seules des mesures de restauration permettront de rendre à l’environnement endommagé son état antérieur (restitutio au moyen de travaux de restauration).
54. Dans une affaire portant sur des dommages environnementaux telle que la présente espèce, il me semble que la réparation intégrale ne peut être obtenue que dans le cadre de la justice réparatrice. La réparation intégrale exige d’envisager non seulement une indemnisation pécuniaire, mais également — ainsi que je l’ai déjà fait valoir (cf. ci-dessus) — d’autres formes de réparation, à commencer par la restitutio, ainsi que la satisfaction, la remise en état et les garanties de non-répétition des dommages causés.
55. Toute indemnisation allouée au titre de dommages environnementaux doit être employée à des fins de restauration. Les formes de réparation dans une situation de ce type pourraient en outre consister en la formulation d’excuses, solution tout à fait adaptée, notamment dans le cadre d’un régime de protection (cf. section VII, supra). En tout état de cause, les dommages environnementaux exigent selon moi de rechercher en premier lieu une restitutio in integrum, l’indemnisation, strictement limitée au préjudice matériel et ayant pour but la restauration de l’environnement, n’intervenant qu’en second lieu.
56. Dans la présente affaire, il convenait de réaliser une justice réparatrice en remédiant au préjudice causé à l’environnement par le percement des caños (en 2010-2011 et en 2013). Dans son mémoire, le Costa Rica précisait que le préjudice environnemental au titre duquel il demandait que lui soit versée une indemnisation était constitué par les dommages matériels «quantifiables» résultant du percement par le Nicaragua du premier caño en 2010-2011 puis d’un autre caño (oriental) en 2013 (par. 2.2 et 3.44 a))16.
57. Dans l’arrêt qu’elle a rendu au fond le 16 décembre 201517, la Cour, après avoir jugé que le percement des trois caños par le Nicaragua contrevenait au droit international (conclusion qu’elle avait déjà formulée dans l’ordonnance qu’elle avait rendue le 8 mars 2011 sur la demande en indication de mesures conservatoires — points 2 et 3 du dispositif), a estimé que le Nicaragua avait l’obligation d’indemniser le Costa Rica (point 5 du dispositif). Elle a en outre ajouté que le fait qu’elle ait constaté les violations commises par le Nicaragua constituait une «satisfaction appropriée» (notamment en ce qui concerne le préjudice immatériel) (par. 139).
58. Dans le présent arrêt relatif à l’Indemnisation due par la République du Nicaragua à la République du Costa Rica (qui s’inscrit dans le cadre de l’affaire relative à Certaines activités
16 Dans son mémoire, le Costa Rica fait état du dragage de trois caños (le premier entre octobre 2010 et mars 2011, et les deux autres en 2013) (par. 3.6), ce que le Nicaragua a admis.
17 Dans les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), dont les instances ont été jointes ; le présent arrêt relatif à l’indemnisation concerne la première affaire.
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menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua)), la Cour s’intéresse exclusivement à l’indemnisation. Elle qualifie spécifiquement de dommages environnementaux le percement du premier caño (2010-2011) et du caño oriental (2013) (par. 51-52 et 55-56), dans le cadre de l’évaluation du préjudice que constitue l’abattage des arbres. Or, remédier à pareils dommages nécessite d’aller au-delà de la seule indemnisation et d’envisager, à cet effet, des mesures de restauration.
XI. La restauration au-delà de la simple indemnisation : la nécessité de réparations non pécuniaires
59. A mon sens, la simple indemnisation pécuniaire — la seule que la profession juridique a coutume de réclamer, sans trop y réfléchir —, ne saurait en aucun cas être dissociée des efforts de restauration, et ce, de manière à remédier véritablement aux dommages environnementaux. J’estime qu’il convient d’envisager — et donc de prescrire — ensemble les diverses formes de réparation, en conservant à l’esprit la nécessité et l’importance de la restauration.
60. De surcroît, la déclaration de Rio de Janeiro de 1992 sur l’environnement et le développement nous enseigne qu’êtres humains et environnement vont de pair et que l’on ne saurait faire abstraction ni des uns ni de l’autre ; la vie et la santé humaines doivent être en harmonie avec la nature (principe 1)18 (cf. infra). Les dommages environnementaux concernent les populations, et la protection des êtres humains et celle de leur environnement sont indissociables.
61. Dans le présent arrêt, la Cour ne mentionne qu’en passant la restauration (par. 42-43, 53, 72 et 87) et, lorsqu’elle le fait, c’est en invoquant simultanément l’indemnisation au titre de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux19 ; elle associe en outre la restauration au versement d’une indemnité au titre des dommages environnementaux20. La Cour ne fait qu’une seule fois mention de «mesures de restauration» proprement dites21, mais sans développer ce sujet plus avant.
62. En tout état de cause, la Cour prête une attention bien plus grande, tout au long du présent arrêt, à l’indemnité due au titre de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux. La conception qu’elle a de la «restauration» est donc par trop réductrice ; elle devrait, à mon sens, être bien plus large. La restauration d’un environnement endommagé mérite assurément une plus grande attention, allant bien au-delà de l’indemnisation pécuniaire. La justice réparatrice recouvre toutes les formes de réparation, dont la remise en état et la satisfaction.
18 Pour une étude ancienne de cette nécessaire vision anthropocentrique, cf. A. A. Cançado Trindade, Direitos Humanos e Meio-Ambiente: Paralelo dos Sistemas de Proteção Internacional, Porto Alegre/Brésil, S.A. Fabris (éd.), 1993, p. 1-351 ; cf. ensuite, A. A. Cançado Trindade, «Правата на човека и околната среда» [«Les droits de l’homme et l’environnement»] in Правата на човека: нови измерения и предизвикателства [Droits de l’homme : Nouvelles dimensions et défis], Bourgas/Bulgarie, Université libre de Bourgas, 2000, p. 126-161 (édition bulgare) ; et cf., plus récemment, par exemple, A. A. Cançado Trindade, «A Proteção de Grupos Vulneráveis na Confluência do Direito Internacional dos Direitos Humanos e do Direito Ambiental International», in Evaluación Medioambiental, Participación y Protección del Medio Ambiente (éd. G. Aguilar Cavallo), Santiago du Chili, Librotecnia, 2013, p. 267-277.
19 Au paragraphe 53, la Cour mentionne, dans l’ordre qui convient, la «restauration de l’environnement endommagé», puis l’indemnisation au titre de la «dégradation ou [de la] perte de biens et services environnementaux» ; pourtant, au paragraphe 42, elle mentionne dans l’ordre inverse, et donc erroné, l’«indemnité pour la dégradation ou la perte de biens et services environnementaux», puis l’«indemnité pour la restauration de l’environnement endommagé».
20 Par. 87.
21 Par. 43.
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63. Dans le cadre de mes fonctions à la Cour, j’ai, à plusieurs reprises, appelé à l’attention sur l’impératif de réalisation de la justice. Ainsi, dans l’exposé de mon opinion individuelle qui a été joint à l’arrêt rendu au fond le 20 juillet 2012 en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), j’ai estimé que la réalisation de la justice était essentielle à la réadaptation des victimes (par. 118, 171-172 et 181) et à la garantie de non-répétition des violations (par. 120), ajoutant que l’on trouvait des éléments de justice réparatrice dans la présence, depuis les traditions juridiques et culturelles les plus anciennes jusqu’à l’époque moderne, du devoir de réparation sous toutes ses formes (pas uniquement l’indemnisation).
64. Les racines de la justice réparatrice sont anciennes, et je ne considère pas que celle-ci soit nécessairement liée à la réconciliation (une tendance qui est seulement apparue au cours des trente dernières années, dans un contexte factuel bien précis) (par. 172 et 180). La décision novatrice que la Cour a formulée dans l’arrêt de 2012 susmentionné en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) au sujet de l’application du principe de la compétence universelle n’est, à mon sens, pas sans incidence sur la justice réparatrice (la réalisation de la justice elle-même).
65. De fait, la réalisation de la justice, qui vise à mettre fin aux effets des actes préjudiciables, peut être perçue en soi comme une forme de réparation, lorsqu’elle procure satisfaction aux victimes. La justice réparatrice revêt à cet égard une importance considérable : même si la resitutio in integrum n’est pas réalisable, d’autres formes de réparation telles que la remise en état et la satisfaction doivent être recherchées de manière à parvenir à la restauration. Il s’agit là de deux formes de réparation non pécuniaires, qui impliquent des obligations de faire (cf. section VII ci-dessus) en vue d’assurer la restauration, et auxquelles peuvent être ajoutées les garanties de non-répétition des violations.
XII. Considérations finales
66. J’en viens à présent à mes considérations finales. Les réparations, leur raison d’être et toutes les formes qu’elles revêtent ont été reconnues et se sont développées à partir du principe général neminem laedere, à la lumière de la pensée jusnaturaliste. Elles sont désormais profondément enracinées dans la pensée juridique internationale la plus lucide. Les différentes formes de réparation sont des éléments constitutifs distincts de l’obligation de remédier promptement aux dommages causés pour mettre fin à leurs conséquences. Violation et réparation forment donc un tout indissociable.
67. Ainsi que je l’ai déjà indiqué, l’examen de la réparation des dommages environnementaux ne saurait faire l’économie de considérations d’équité (par. 32 ci-dessus). Or, dans le présent arrêt, la Cour, bien que s’étant brièvement référée à l’équité (par. 35) et au caractère raisonnable (par. 142), semble avoir attaché une trop grande importance à la quantification des dommages environnementaux et aux frais et dépenses engagés en conséquence (avec une preuve de causalité directe).
68. Selon moi, l’on ne saurait raisonnablement accorder autant de poids à l’onus probandi incumbit actori (en ce qui concerne les frais et dépenses) aux fins de la réparation de dommages environnementaux. Tout bien considéré, de tels dommages peuvent-ils être évalués et quantifiés avec précision en des termes financiers ou pécuniaires ? Certainement pas. Dans ce domaine, c’est à la restitutio que priorité doit être donnée, les considérations d’équité n’étant pas sans incidence à cet égard.
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69. La quête prioritaire de la restitutio vise à revenir au statu quo ante, c’est-à-dire à la situation qui existait avant que les dommages ne soient causés. L’indemnisation ne peut intervenir que dans un second temps, et doit être évaluée et déterminée sur la base de considérations d’équité. Il en va a fortiori ainsi en ce qui concerne les dommages environnementaux que la Cour a eu à examiner dans le contexte factuel de la présente espèce, dommages dont la réparation intégrale ne pouvait être atteinte par le seul moyen d’une indemnisation.
70. Ne traiter la question de la réparation des dommages environnementaux que sous l’angle d’une indemnisation financière est tout à fait insatisfaisant. Il convient en effet de garder à l’esprit la valeur intrinsèque que revêt l’environnement pour les populations, les dommages causés à celui-ci ne pouvant être réparés uniquement par la fixation d’une indemnité financière. S’agissant, par exemple, de la question de la réparation des dommages causés aux zones humides, la convention de Ramsar de 1971 relative aux zones humides d’importance internationale, particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, précise d’emblée que la perte de zones humides «serait irréparable», et appelle l’attention sur l’interdépendance de l’homme et de son environnement. Il convient donc ici de dépasser la perspective strictement interétatique en tenant compte des populations des pays concernés.
71. En d’autres circonstances également, lorsqu’elle a affaire à un grand nombre de victimes, la Cour ne saurait se contenter de la voie de l’indemnisation. L’indemnisation (des dommages environnementaux et des frais et dépenses engagés en conséquence) n’est qu’un des aspects (ou éléments) de la question. En définitive, les dommages environnementaux affectent également les populations concernées (les collectivités humaines que représentent les Etats)22, ce qui ne saurait être ignoré aux fins de parvenir à une réparation intégrale.
72. Les dommages environnementaux ont en outre des conséquences sur le droit de vivre. Face au mystère de l’existence et à la possibilité de sa destruction, la vie humaine et la nature environnante sont source tantôt de pessimisme, tantôt d’optimisme. C’est ce qu’expriment les poèmes de l’écrivain d’Amérique centrale (né au Nicaragua) Ruben Darío (1867-1916). Ainsi, en 1905, la contemplation des arbres inspire à l’auteur une méditation pessimiste sur la fatalité :
«Dichoso el árbol que es apenas sensitivo, y más la piedra dura, porque ésta ya no siente, pues no hay dolor más grande que el dolor de ser vivo, ni mayor pesadumbre que la vida conscient.»23
73. L’espoir, cependant, ne s’éteint jamais tout à fait, les poèmes de Ruben Darío mêlant joie et mélancolie. Alors qu’il contemple de nouveau les arbres dans un environnement enchanteur, ce dernier se laisse ainsi aller, deux années plus tard, à un élan d’optimisme :
22 A cet égard, voir notamment Julio Barbosa (rapporteur spécial), CDI, onzième rapport sur la responsabilité internationale pour les conséquences préjudiciables découlant d’activités qui ne sont pas interdites par le droit international (CDI 47e session, 1995), annuaire de la CDI (1995)-II, p. 60, par. 20.
23 Ruben Darío, “Lo Fatal” [1905], in : Ruben Darío, Poesías Completas, 11e éd., Madrid, Aguilar, 1968, p. 688 ; et in: Ruben Darío, Poesía - Libros Poéticos Completos, 1ère éd., Mexico/Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1952, p. 305 :
«Heureux est l’arbre, qui ne sent presque rien, Plus heureuse encore est la pierre, qui ne sent rien, Il n’est rien de plus douloureux que de vivre, Il n’est plus lourd fardeau que d’avoir conscience d’être en vie.» [Traduction du Greffe].
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«Oh pinos, oh hermanos en tierra y ambiente,
yo os amo! Sois dulces, sois buenos, sois graves.
Diríase un árbol que piensa y que siente,
mimado de auroras, poetas y aves.»24
74. En dernière analyse, le droit de vivre met en avant la nécessité et l’importance de la restauration (cf. ci-dessus) au moyen d’une réparation sous toutes ses formes (ainsi que cela a déjà été indiqué ci-dessus), à commencer par la restitutio ; à cette fin, je le répète, les considérations d’équité sont d’un grand secours. Dans le contexte factuel de la présente espèce, la Cour — comme je l’ai déjà indiqué (par. 61 ci-dessus) — s’est brièvement référée à la restauration dans son arrêt, mais sans en tirer toutes les conséquences.
75. Ainsi que cela a été reconnu dans la déclaration précitée de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement de 1992, la restauration d’un environnement endommagé en vue de le rétablir en son état antérieur peut être compliquée par le caractère souvent irréversible des dommages environnementaux (Principe 15)25. Cette déclaration traite également de la responsabilité et de l’indemnisation à raison de pareils dommages (Principe 13). Elle met en outre l’accent sur la nécessité d’accorder une attention particulière aux situation de vulnérabilité environnementale (Principe 6), et de garantir une vie saine en harmonie avec la nature (Principe 1).
76. Toujours dans les années 1990, l’interdépendance entre la protection de l’environnement et le droit de vivre n’a pas échappé à l’attention de la Cour elle-même. Dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la Menace ou l’emploi d’armes nucléaires, celle-ci a indiqué ce qui suit : «l’environnement n’est pas une abstraction, mais bien l’espace où vivent les êtres humains et dont dépendent la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les générations à venir» (par. 29). Pourtant, alors même qu’elle avait ainsi reconnu, en exposant les motifs de son avis, l’importance crucial que revêt l’environnement pour le bien-être des êtres humains en tant que collectivité, la Cour n’a pas dépassé la perspective interétatique qui lui est coutumière (comme le démontre le point 2 E du dispositif).
77. Vingt ans plus tard, la Cour s’étant déclarée incompétente pour connaître des trois affaires concernant des Obligations relatives au désarmement nucléaire (qui avaient été introduites par les Iles Marshall) au motif que, selon elle, il n’existait pas de différend entre les parties (arrêts du 5 octobre 2016), j’ai joint à ces décisions l’exposé détaillé de mon opinion dissidente, dans lequel j’insistais sur la nécessité d’une approche centrée sur les populations (par. 153-171 et 319) et établissais le lien entre le dommage potentiel en cause et le droit fondamental à la vie (par. 172-185) ; j’y rejetais en outre la stricte perspective interétatique, selon moi dépassée
24 Ruben Darío, «La Canción de los Pinos» [1907], in : Ruben Darío, Poesías Completas, op. cit. ci-dessus note no 23, p. 735 ; et in : Ruben Darío, Poesía - Libros Poéticos Completos, op. cit. ci-dessus note no 23, p. 335 :
«Ô les pins, Ô mes frères qui m’entourez sur cette terre, Je vous aime tous ! Vous êtes doux, vous êtes bons, vous êtes sombres. Arbres pensants et sensibles, Choyés que vous êtes par l’aurore, le poète et les oiseaux.» [Traduction du Greffe].
25 Pour une réexamen récent du Principe 15 de la déclaration de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement de 1992, voir A. A. Cançado Trindade «Principe 15 — précaution», in The Rio Declaration on Environment and Development — A Commentary (dir. pub. J. E. Viñuales), Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 403-428.
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(par. 190, 319 et 326), le demandeur ayant insisté sur les dommages potentiels causés à la santé humaine et à l’environnement (par. 175-177)26.
78. S’agissant de la présente espèce, je me suis employé, dans cet exposé de mon opinion individuelle, à tirer de l’arrêt rendu par la Cour les leçons qui me semblent pertinentes, et ce, dans le cadre plus général de la restauration, avec toutes ses exigences et implications. J’ai également voulu démontrer la nécessité de recourir, aux fins de parvenir à une réparation intégrale, à des considérations d’équité (cf. supra).
79. Dans le présent arrêt, la Cour ne s’est attachée qu’à l’indemnisation ; or, cet élément doit lui aussi être considéré dans son rapport avec la restauration. Ainsi, deux des sommes monétaires prescrites par la Cour27 ont trait à l’indemnisation des dommages environnementaux et aux mesures de restauration nécessaires pour rétablir, autant que faire se peut, la zone humide en son état antérieur auxdits dommages. Le Costa Rica pourrait donc, entre autres mesures de restauration, utiliser ces sommes pour planter des arbres ou d’autre végétaux afin de restaurer la biodiversité et d’améliorer à l’avenir la fourniture de services tels que la régulation des gaz et de la qualité de l’air ou les matières premières.
80. L’autre somme monétaire prescrite dans le présent arrêt28 l’a été en tant qu’indemnisation au titre de la restauration (mesures de remise en état) déjà entreprise, à savoir la construction de la digue (et la surveillance des survols), en vue de permettre une régénération de la zone touchée par les dommages environnementaux. Tout bien considéré, il convient de garder à l’esprit l’ensemble des formes de réparation (indemnisation et autres), de sorte à parvenir à restaurer l’environnement en remédiant aux dommages qui lui ont été causés.
81. L’indemnisation monétaire a clairement ses limites. Elle doit être associée à des mesures de restauration afin de minimiser les dommages, et ce, même si la restitutio n’est pas tout à fait atteignable. Restaurer un environnement endommagé peut, dans la mesure du possible, réparer les dommages causés. La restauration ouvre en outre la voie à une remise en état et renvoie aux garanties de non-répétition des dommages. La réparation doit être envisagée et recherchée sous toutes ses formes.
82. Enfin, et ce n’est pas le moins important, je conclurai en soulignant que les enseignements du passé n’ont hélas pas encore été tirés. Le devoir de réparation est un sujet d’étude (cf. section V ci-dessus) depuis les origines du droit des gens, au XVIe siècle (voir ci-dessus). Et pourtant, dans le droit international contemporain de cette deuxième décennie du XXIe siècle, l’application de cette obligation apparaît encore balbutiante. Dans le cadre plus large de la restauration, la quantification monétaire ou pécuniaire d’un dommage environnemental ne permet pas en soi, d’aboutir à une réparation intégrale. Un long chemin reste aujourd’hui à parcourir dans le développement progressif du droit international en matière de réparation.
26 La numérotation des paragraphes auxquels il est ici renvoyé correspond à l’une des trois affaires à l’examen, à savoir celle qui opposait les Iles Marshall au Royaume-Uni ; les mêmes considérations se retrouvent néanmoins dans l’exposé de mon opinion dissidente dans les trois affaires susmentionnées.
27 Cf. par. 86-87, et point 1 a) et b) du dispositif.
28 Cf. par. 142-143 et 145-146, et point 2 du dispositif.
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XIII. Epilogue : une récapitulation
83. Au vu de toutes les considérations qui précèdent, il est on ne peut plus clair que mon propre raisonnement va bien au-delà de celui de la Cour dans le présent arrêt. Dès lors, j’estime utile à ce stade, par souci de clarté, de récapituler l’ensemble des points que j’ai traités dans cet exposé de mon opinion individuelle, en gardant à l’esprit que la présente affaire est la première dans laquelle la Cour a été appelée à se prononcer sur des réparations à raison de dommages environnementaux.
84. Primus : selon un principe de droit international bien établi, la réparation doit mettre fin à toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir la situation qui existait avant que la violation ne soit commise. Secundus : il faut recourir, en premier lieu, à la restitutio in integrum, et, si cela se révèle impossible, se tourner vers l’indemnisation. Tertius : l’idée d’un devoir de réparation à raison des dommages causés a des origines historiques profondément enracinées, qui remontent à l’antiquité et au droit romain ; elle est inspirée par le principe général de droit naturel neminem laedere.
85. Quartus : la violation causant le dommage génère promptement le devoir de réparation ; violation et prompte réparation forment un tout indissociable. Quintus : en matière de responsabilité et de réparation à raison de dommages environnementaux, l’aspect temporel ne saurait être ignoré ; pareille responsabilité s’inscrit en effet immanquablement dans la durée. Sextus : le devoir de prompte réparation est une obligation fondamentale, et non «secondaire» : c’est un impératif de justice.
86. Septimus : les réparations doivent être dûment appréciées dans le cadre conceptuel de la justice réparatrice. Octavus : les réparations exemplaires existent et prennent de l’importance au sein des régimes de protection et dans le contexte des dommages environnementaux. Nonus : dans le domaine du droit des gens, la réparation est nécessaire à la préservation de l’ordre juridique international, répondant ainsi à un véritable besoin international, conformément à la recta ratio ; cette dernière, ainsi que la raison d’être des réparations, ont déjà été explorées dans les écrits des «pères fondateurs» du droit des gens (à partir du XVIe siècle).
87. Decimus : les pères fondateurs, dans leurs écrits, se sont également intéressés aux différentes formes de réparation (à savoir la restitutio in integrum, la satisfaction, l’indemnisation, la remise en état et les garanties de non-répétition des actes ou omissions violant le droit international). Tous ces éléments font partie de leur héritage impérissable en matière de prompte réparation, dans le droit fil de la pensée jusnaturaliste. Undecimus : selon les circonstances de l’affaire en cause, certaines autres formes de réparation peuvent, dans le cadre d’une justice réparatrice, se révéler plus appropriées et importantes que l’indemnisation.
88. Duodecimus : pour dire le droit (juris dictio) en ce qui concerne le devoir fondamental de réparation, la Cour ne saurait se limiter à l’indemnisation, même si les parties elles-mêmes se sont contentées d’aborder cette forme de réparation. Tertius decimus : la restitutio in integrum est le mode de réparation par excellence, celui qu’il convient de rechercher en premier. Toutes les formes de réparation (voir ci-dessus) se complètent. Quartus decimus : il est des circonstances dans lesquelles la simple quantification des dommages (à des fins d’indemnisation) est insuffisante, rendant nécessaires d’autres formes de réparation.
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89. Quintus decimus : les obligations de faire  qui sont essentielles à la restauration  revêtent une importance particulière lorsqu’est examinée la question des réparations dans le cadre de régimes de protection (tels que celui de l’environnement). Sextus decimus : il convient de garder dûment à l’esprit que la justice réparatrice englobe les réparations sous toutes leurs formes (à commencer par la restitutio). L’indemnisation ne se suffit pas à elle-même ; elle est étroitement liée aux autres formes de réparation et à la restauration en général. Septimus decimus : ce n’est que par des mesures de restauration qu’un environnement endommagé sera, dans la mesure du possible, rétabli en son état antérieur (remédiation).
90. Duodevicesimus : dans le cas de réparations (sous toutes leurs formes) de dommages environnementaux, il convient de recourir à des considérations d’équité, lesquelles ne sauraient être minimisées (comme tentent en vain de le faire les tenants du positivisme juridique) ; pareilles considérations aident les juridictions internationales à statuer ex aequo et bono. Undevicesimus : une plus grande attention doit être portée à l’enrichissement mutuel des jurisprudences, notamment par l’examen de celles de la Cour interaméricaine et de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les diverses formes de réparation. Les juridictions internationales, et plus particulièrement celles qui oeuvrent dans le cadre de régimes internationaux de protection, n’hésitent pas à recourir à des considérations d’équité (principalement la Cour interaméricaine des droits de l’homme).
91. Vicesimus : dans une affaire du type de la présente espèce, il n’est possible de parvenir à une réparation intégrale que dans le cadre de la justice réparatrice. Vicesimus primus : les dommages environnementaux concernent également les populations ; la vulnérabilité environnementale doit être prise en compte afin de garantir la santé humaine (déclaration de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement de 1992) et le droit de vivre. Vicesimus secundus : la réalisation de la justice peut, lorsqu’elle aboutit à la satisfaction des victimes, être considérée en elle-même comme une forme de réparation.
92. Vicesimus tertius : les dommages environnementaux ne sauraient être évalués et quantifiés avec précision seulement en des termes financiers ou pécuniaires ; la réparation intégrale ne peut être atteinte par la seule indemnisation. Vicesimus quartus : au-delà de l’indemnisation monétaire, il convient de ne pas perdre de vue l’importance des mesures de restauration (par exemple, la plantation d’arbres afin de restaurer la biodiversité) pour remédier aux dommages environnementaux. Vicesimus quintus : les mesures de restauration peuvent, dans toute la mesure du possible, permettre de réparer les dommages environnementaux. Avec le temps, elles peuvent mettre fin aux conséquences de ces dommages.
93. Vicesimus sextus : la question du devoir de réparation est un objet d’étude depuis les origines du droit des gens (voir ci-dessus), mais les leçons du passé n’ont tout simplement pas été tirées. L’application de cette obligation en droit international contemporain semble n’en être encore qu’à ses balbutiements. Vicesimus septimus : une indemnisation monétaire ne constitue pas en elle-même une réparation intégrale. Un long chemin reste à parcourir pour assurer, dans le cadre plus large de la restauration, le développement progressif du droit international en matière de réparation.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinon individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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