Opinon individuelle de Mme la juge Donoghue

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155-20171115-ORD-01-05-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE DONOGHUE
[Traduction]
Article 80, paragraphe 1, du Règlement de la Cour  Compétence pour connaître de
demandes reconventionnelles  Extinction du titre de compétence prenant effet après le dépôt de
la requête mais avant la présentation de demandes reconventionnelles  Conséquence de cette
extinction sur l’étendue de la compétence de la Cour.
1. Le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour se lit comme suit : «La Cour ne
peut connaître d’une demande reconventionnelle que si celle-ci relève de sa compétence et est en
connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse.»
2. Je considère que la Cour n’a compétence pour connaître des demandes reconventionnelles
de la Colombie que dans la mesure où, pour chacune d’elles, il est établi qu’elle relève du différend
faisant l’objet de la requête du Nicaragua. Les première et deuxième demandes reconventionnelles
ne remplissant pas, selon moi, cette condition, j’estime qu’elles sont irrecevables et j’ai donc voté
en faveur des points A) 1) et A) 2) du dispositif (paragraphe 82). La troisième demande
reconventionnelle, quant à elle, entre dans le cadre du différend faisant l’objet de la requête du
Nicaragua et les conditions de compétence prévues dans le pacte de Bogotá sont remplies. Partant,
la Cour a compétence pour connaître de cette demande reconventionnelle, qui est en connexité
directe avec l’objet des demandes formulées par le Nicaragua contre la Colombie. Aussi ai-je voté
en faveur du point A) 3) du dispositif. La quatrième demande reconventionnelle, enfin, n’entre pas
dans le cadre du différend faisant l’objet de la requête du Nicaragua et échappe de ce fait à la
compétence de la Cour. C’est pourquoi j’ai voté contre le point A) 4) du dispositif. Je soumets la
présente opinion individuelle pour exposer les raisons qui m’amènent à ces conclusions.
3. L’article LVI du pacte de Bogotá dispose que celui-ci peut «être dénoncé moyennant un
préavis d’un an». La Colombie a dénoncé le pacte le 27 novembre 2012. Le Nicaragua a déposé sa
requête en la présente espèce le 26 novembre 2013. Dès le lendemain, le pacte de Bogotá cessait
d’être en vigueur entre les Parties. La Colombie, par la suite, a présenté, dans son contre-mémoire,
quatre demandes reconventionnelles.
4. La Colombie soutient que la Cour est compétente pour connaître de ces demandes
reconventionnelles, étant donné que le pacte de Bogotá produisait ses effets entre les Parties à la
date du dépôt de la requête du Nicaragua. Ce dernier, en revanche, fait valoir que la «date critique»
à retenir est celle à laquelle les demandes reconventionnelles ont été présentées à la Cour ; or, elles
l’ont été après que le pacte de Bogotá eut cessé d’être en vigueur entre les Parties.
5. En conséquence, d’après celles-ci, la compétence de la Cour est soit pleinement établie,
soit totalement inexistante, selon la date à laquelle elle s’apprécie. Ni l’une ni l’autre de ces
optiques binaires ne me convainquent.
6. En devenant parties au pacte de Bogotá, la Colombie et le Nicaragua ont tous deux
exprimé un consentement global à la compétence de la Cour. Ce consentement commun a pris fin,
toutefois, lorsque la dénonciation par la Colombie du pacte de Bogotá a pris effet. Passé cette date,
il ne leur était plus loisible, à l’un ni à l’autre, de déposer une requête invoquant cette base de
compétence. Ainsi, si la Colombie avait présenté ses demandes contre le Nicaragua dans le cadre
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d’une requête introduite après que l’extinction du pacte de Bogotá eut pris effet, celui-ci n’aurait pu
fonder la compétence de la Cour. Ce nonobstant, la Colombie estime que la Cour devrait aborder la
question de sa compétence pour connaître des demandes reconventionnelles comme si son
consentement à cette compétence était demeuré parfaitement inchangé.
7. L’approche préconisée par le Nicaragua n’est pas moins problématique. Un demandeur
qui dénoncerait un titre de compétence immédiatement après avoir déposé sa requête pourrait ainsi
priver la partie adverse de toute possibilité de présenter une demande reconventionnelle dans le
cadre de l’affaire. Si, à l’inverse, c’était (comme en l’espèce) le défendeur qui notifiait son
intention de mettre fin à un titre de compétence, le demandeur pourrait le priver de la possibilité de
présenter une demande reconventionnelle, aussi étroitement liée fût-elle à ses propres demandes, en
déposant sa requête juste avant que l’extinction du titre de compétence ne prenne effet.
8. Bien qu’aucune demande reconventionnelle ne se trouvât en jeu en l’affaire Nottebohm, il
me semble que l’on peut puiser dans le raisonnement que la Cour a développé alors des
enseignements quant à la manière d’apprécier la portée de sa compétence pour connaître des
demandes reconventionnelles de la Colombie.
9. Dans l’affaire Nottebohm, le défendeur avait soutenu que la Cour était incompétente pour
connaître de l’affaire parce que la déclaration qu’il avait faite en vertu de la clause facultative était
devenue caduque après le dépôt de la requête. La Cour a rejeté cet argument, en déclarant ce qui
suit :
«Lorsque la requête est déposée à un moment où le droit en vigueur entre les
parties comporte la juridiction obligatoire de la Cour …, le dépôt de la requête n’est
que la condition pour que la clause de juridiction obligatoire produise effet à l’égard
de la demande qui fait l’objet de la requête. Cette condition remplie, la Cour doit
connaître de la demande ; elle a compétence pour en examiner tous les aspects, qu’ils
touchent à la compétence, à la recevabilité ou au fond. Un fait extérieur tel que la
caducité ultérieure de la déclaration par échéance du terme ou par dénonciation ne
saurait retirer à la Cour une compétence déjà établie.» (Nottebohm (Liechtenstein
c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 123.)
10. En l’affaire Nottebohm comme en la présente affaire, les parties avaient consenti à la
juridiction de la Cour sur le fondement d’un titre qui conférait à celle-ci une compétence globale,
ratione materiae, pour connaître de «différends» entre Etats, et qui était en vigueur entre les parties
à la date de la requête. En l’espèce, comme en l’affaire Nottebohm, la caducité ultérieure du titre
dont elle tire sa compétence (le pacte de Bogotá) n’a pas privé la Cour de celle qui s’est trouvée
établie par suite du dépôt de la requête. Mais quelle est l’étendue ratione materiae de la
compétence telle qu’établie par la requête d’un Etat ?
11. Si l’on se place dans l’optique adoptée par la Cour, celle-ci, lorsqu’un Etat entreprend de
dénoncer un titre de compétence, n’en reste pas moins fondée à connaître de toute demande entrant,
ratione materiae, dans le champ d’application de ce titre qui pourrait lui être présentée par ledit
Etat, pour autant qu’elle le soit à titre reconventionnel, en réaction à une requête déposée avant
l’extinction du titre en question. Cette conclusion passe outre à un enseignement clef de la
jurisprudence Nottebohm, à savoir que c’est la requête qui permet à un titre de compétence de
produire effet, effet que la caducité ultérieure de ce même titre ne peut invalider.
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12. La requête du Nicaragua n’a pas eu pour effet d’établir à tous égards la compétence de la
Cour au titre du pacte de Bogotá. Elle n’a permis au titre de compétence de produire ses effets
qu’en ce qui concerne l’objet du différend exposé dans la requête. Après l’extinction du pacte de
Bogotá, c’est dans cette seule mesure que la Cour a conservé sa compétence. Ainsi, lorsque la
Colombie a présenté ses demandes reconventionnelles, cette compétence était limitée, ratione
materiae, aux demandes en rapport avec l’objet du différend exposé dans la requête. Du fait de
cette limitation de la compétence de la Cour, la présente affaire se distingue de la plupart des cas,
où les demandes reconventionnelles en connexité directe avec la requête du demandeur sont
susceptibles «d’élargir l’objet initial du litige» (Application de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes
reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27).
13. Pour déterminer si la Cour est compétente pour connaître des demandes
reconventionnelles de la Colombie, il convient, dans un premier temps, de définir l’objet du
différend que le Nicaragua a exposé dans sa requête et à l’égard duquel la Cour a établi sa
compétence, puis de déterminer, dans chaque cas, si ces demandes entrent dans le cadre ainsi
défini.
14. L’objet d’un différend ne se confond pas avec les demandes telles que formulées dans la
requête. Comme la Cour l’a maintes fois affirmé,
«[c]’est … à [elle] qu’il appartient de définir, sur une base objective, l’objet du
différend qui oppose les parties, c’est-à-dire de «circonscrire le véritable problème en
cause et de préciser l’objet de la demande» (Essais nucléaires (Australie c. France),
arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande
c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466, par. 30). A cette fin, la Cour examine la
position des deux parties, «tout en consacrant une attention particulière à la
formulation du différend utilisée par le demandeur» (Compétence en matière de
pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 448, par. 30 ; voir également Différend territorial et maritime (Nicaragua
c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 848,
par. 38).» (Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili),
exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 602, par. 26).
15. Pour cerner l’objet du différend que le Nicaragua a exposé dans sa requête, et à l’égard
duquel la Cour a établi sa compétence, je me suis reportée à ladite requête, ainsi qu’aux autres
écritures des Parties. J’ai également tenu compte de l’arrêt rendu par la Cour le 17 mars 2016.
16. Le Nicaragua, dans sa requête, affirme que son différend avec la Colombie «porte sur des
violations des droits souverains et des espaces maritimes … qui lui ont été reconnus par la Cour
dans son arrêt du 19 novembre 2012 ainsi que sur la menace de la Colombie de recourir à la force
pour commettre ces violations» (requête du Nicaragua, p. 5, par. 2). En 2016, toutefois, la Cour a
conclu que le différend entre les Parties ne couvrait pas les violations de l’obligation de s’abstenir
de recourir à la menace ou à l’emploi de la force reprochées à la Colombie (Violations alléguées de
droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie),
exceptions préliminaires, arrêt, CIJ Recueil 2016 (I), p. 33, par.78).
17. Le Nicaragua a joint en annexes à sa requête et à son mémoire diverses déclarations
faites à la suite de l’arrêt de 2012, dans lesquelles le président Santos indiquait «rejet[er]» la
délimitation opérée par la Cour (requête du Nicaragua, p. 29 (annexe 1)) et conditionnait
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l’application, par la Colombie, de la décision de la Cour à la conclusion d’un traité protégeant les
droits de ses ressortissants (ibid., p. 55 (annexe 9)). Il reproche par ailleurs à la Colombie d’avoir
violé ses droits dans les espaces maritimes qui lui reviennent conformément à l’arrêt de 2012 en
établissant une «zone contiguë unique» qui empiète sur sa zone économique exclusive, telle que
délimitée dans cet arrêt par la Cour. Le Nicaragua fait également état d’incidents intervenus dans le
cadre d’activités de maintien de l’ordre et de manoeuvres de harcèlement auxquelles se serait livrée
la Colombie à l’encontre de bateaux opérant dans sa zone économique exclusive, aux alentours du
banc de Luna Verde, et dénonce la délivrance de «permis de pêche et d[’]autorisations d’effectuer
des recherches marines à des Colombiens ou [à] des ressortissants d’Etats tiers pratiquant … leur
activité» dans sa zone économique exclusive (ibid., p. 13-21, par. 10-15 ; mémoire du Nicaragua,
p. 26-51, par. 2.11-2.52).
18. Dans son arrêt de 2016, la Cour s’est déclarée compétente, au titre du pacte de Bogotá,
pour connaître du «différend relatif à de prétendues violations par la Colombie des droits du
Nicaragua dans les zones maritimes dont celui-ci affirme qu’elles lui ont été reconnues par l’arrêt
de 2012» (C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 42, par. 111 1) b) ; p. 43, par. 111 2)). Ainsi qu’elle le notait
alors, les hauts représentants des Parties avaient, à la suite de l’arrêt de 2012, évoqué la possibilité
d’un traité ou d’un accord. Cependant, aux yeux du Nicaragua, les négociations devaient «se
limiter aux modalités ou mécanismes d’exécution» se rapportant à la frontière établie dans l’arrêt
de 2012, alors que la Colombie aspirait à la conclusion d’un traité «qui établ[ît] les frontières»
(ibid., p. 38, par. 98).
19. A propos d’un éventuel accord, les deux présidents ont également abordé la question
spécifique de la pêche pratiquée par des ressortissants colombiens dans des eaux situées du côté
nicaraguayen de la frontière, mais ils l’ont fait en des termes différents. Ainsi, d’après l’une des
annexes de la requête du Nicaragua, le président Santos aurait tenu les propos suivants :
«[J]’ai donné des instructions fermes et précises à la marine ; les droits
historiques de nos pêcheurs seront respectés, quoi qu’il arrive. Aucun pêcheur n’a à
demander à qui que ce soit la permission de pêcher là où il a toujours pêché.»
(Requête du Nicaragua, p. 39 (annexe 6).)
Le Nicaragua souligne en outre que le président Santos aurait déclaré que «son gouvernement
n’«écarterait aucune mesure» pour défendre les droits de la Colombie, en particulier ceux des
habitants de l’île de San Andrés et de l’archipel avoisinant» (mémoire du Nicaragua, annexe 25,
p. 351 de la version anglaise).
20. Ces déclarations sont à comparer avec celles attribuées par le Nicaragua à son propre
président. Celui-ci aurait affirmé que le Nicaragua «ne refus[erait] le droit de pêcher à aucune
nation soeur, à aucun peuple» et que, dans le cadre d’un accord ou d’un traité reconnaissant la
délimitation opérée par la Cour, il autoriserait les Colombiens concernés
«à pêcher dans [l]e secteur, dans lequel ils pratiquaient traditionnellement la pêche,
une pêche aussi bien artisanale qu’industrielle, dans [la] zone maritime, dans
[l’]espace maritime où, avant la décision de la Cour internationale de Justice, les
permis de pêche étaient accordés par la Colombie et où ils le s[eraient désormais] par
le Nicaragua» (ibid., annexe 27, p. 216-217).
21. Ainsi, il ressort des déclarations invoquées par le Nicaragua que la Colombie affirmait le
maintien d’un «droit» pour certains de ses ressortissants de pêcher sans l’autorisation de celui-ci,
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tandis que lui-même se prévalait de la prérogative d’«autoriser» les ressortissants colombiens à
pêcher dans des espaces maritimes qui lui avaient été attribués par la Cour. Comme l’a affirmé le
Nicaragua dans ses observations sur les demandes reconventionnelles de la Colombie, le différend
qu’il a soumis dans sa requête «se rapporte aux violations, par la Colombie, de sa juridiction et de
ses droits souverains exclusifs tels qu’ils ont été déterminés par la Cour en 2012» (observations
écrites du Nicaragua sur la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Colombie, p. 20,
par. 2.33).
22. Compte tenu de la requête, des écritures des Parties et de l’arrêt rendu par la Cour en
2016, je conclus que l’objet du différend est de savoir si les droits revenant au Nicaragua dans les
espaces maritimes qui lui ont été reconnus en vertu de l’arrêt de 2012 sont des droits qui lui sont
exclusifs, en tant qu’Etat côtier, comme le Nicaragua le soutient, ou s’ils sont soumis aux limites
que supposent les actes et déclarations de la Colombie.
23. J’en viens maintenant à la question de savoir si les demandes reconventionnelles de la
Colombie se rapportent à l’objet du différend.
24. Première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie. La Colombie fonde
ses deux premières demandes reconventionnelles sur le comportement qu’elle prête au Nicaragua,
en tant que ses navires auraient mené des «activités de pêche déprédatrices qui … menace[nt]
l’environnement marin» (contre-mémoire de la Colombie, vol. I, p. 247, par. 8.11). La plupart des
incidents dont elle fait état dans ce cadre se seraient produits dans la zone maritime située autour du
banc de Luna Verde, qui fait partie à la fois de la réserve de biosphère Seaflower et de l’aire marine
protégée du même nom (ibid., p. 251, par. 8.17). Dans sa première demande reconventionnelle, la
Colombie reproche au Nicaragua d’avoir manqué «à son obligation d’exercer la diligence requise
aux fins de protéger et de préserver l’environnement marin du sud-ouest de la mer des Caraïbes».
Dans la deuxième, qu’elle décrit comme «découl[ant] logiquement de la première», elle lui fait
grief d’avoir manqué «à son obligation d’exercer la diligence requise aux fins de protéger le droit
des habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, de bénéficier d’un
environnement sain, viable et durable» dans cette même zone maritime s’étendant autour du banc
de Luna Verde (ibid., p. 243-244, par. 8.2).
25. Ces deux demandes reconventionnelles ne semblent pas relever de l’objet du différend
présenté par le Nicaragua dans sa requête. Par leur biais, la Colombie ne cherche pas à réfuter
l’affirmation du Nicaragua selon laquelle les droits qui lui reviennent dans sa zone économique
exclusive sont des droits exclusifs, non plus qu’elle n’invoque, dans ce cadre, la série d’incidents
qui, selon le Nicaragua, emportent violation desdits droits. Au contraire, elle fait état, dans son
contre-mémoire, d’une autre série de prétendus incidents qui tendent selon elle à établir que le
Nicaragua aurait failli à certains devoirs qui lui incomberaient dans la zone située autour du banc
de Luna Verde.
26. Troisième demande reconventionnelle de la Colombie. A l’appui de sa troisième
demande reconventionnelle, la Colombie fait valoir que certains habitants de l’archipel de
San Andrés pratiquent la pêche «artisanale» dans des zones situées à l’intérieur des espaces
maritimes reconnus par la Cour au Nicaragua, ou dans des zones appartenant à la Colombie mais
auxquelles il n’est possible d’accéder qu’en traversant des eaux qui relèvent du Nicaragua (ibid.,
p. 75, par. 2.90 ; p. 300, par. 9.24). Elle soutient qu’un «droit coutumier local» les autorise à pêcher
dans des zones maritimes relevant de celui-ci «sans avoir à en demander l’autorisation» et que le
Nicaragua a porté atteinte à ces droits (ibid., p. 152-154, par. 3.109 et 3.112).
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27. Ainsi qu’indiqué plus haut, le Nicaragua, pour étayer sa requête, se réfère à des
déclarations dans lesquelles le président de la Colombie prête à des ressortissants colombiens
certains droits de pêche dans des eaux qui lui appartiennent ; le Nicaragua, quant à lui, affirme
posséder le droit exclusif d’autoriser des activités dans sa zone économique exclusive. La troisième
demande reconventionnelle de la Colombie, selon laquelle les activités de ressortissants
colombiens pratiquant la pêche «artisanale» ne requièrent aucune autorisation du Nicaragua, entre
donc dans le cadre du différend qui fait l’objet de la requête nicaraguayenne. La troisième demande
reconventionnelle relève de la compétence de la Cour, ratione materiae, telle qu’établie par le
dépôt de la requête du Nicaragua, nonobstant le fait que le titre de compétence est devenu caduc
après le dépôt de cette requête.
28. Les Parties se sont également penchées sur deux conditions auxquelles est subordonnée
la compétence de la Cour  l’existence d’un différend et la condition préalable énoncée à
l’article II du pacte de Bogotá, selon laquelle le différend doit être de ceux qui, «de l’avis d[es]
parties, ne pourrai[ent] être résolu[s] au moyen de négociations directes».
29. Les déclarations des présidents des deux Etats reproduites ci-dessus indiquent clairement
que les Parties entretenaient des vues divergentes sur la question de savoir si les habitants des îles
colombiennes possèdent le droit de pêcher dans des zones maritimes reconnues au Nicaragua par
l’arrêt de 2012 sans l’autorisation de celui-ci, et que chacune d’elles avait connaissance de la
position de l’autre (voir Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la
mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I),
p. 32-33, par. 73 ; Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course
aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions
préliminaires, arrêt du 5 octobre 2016, par. 41).
30. S’agissant de la condition préalable de négociation, comme la Cour l’a relevé dans son
arrêt de 2016, certains éléments donnent à penser que les deux Parties étaient disposées à dialoguer
sur la question de la pêche pratiquée par les habitants des îles colombiennes
(C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 38, par. 97). Toutefois, elles avaient à l’esprit des accords de nature
différente. Celui auquel songeait la Colombie devait fixer les frontières maritimes et protéger les
droits historiques de ses pêcheurs, tandis que celui envisagé par le Nicaragua aurait été fondé sur la
frontière maritime déjà fixée par la Cour, et destiné à autoriser les activités de pêcheurs
colombiens. Etant donné que le différend global relatif à la violation des zones maritimes telles que
délimitées par la Cour ne pouvait être réglé par des négociations (ibid., p. 38-39, par. 100-101),
l’on ne saurait affirmer que les Parties concevaient la possibilité de résoudre par cette voie leurs
divergences quant à la question spécifique de la pêche pratiquée par des ressortissants colombiens
dans des eaux reconnues au Nicaragua conformément à l’arrêt de 2012.
31. Je considère donc que la Cour est compétente pour connaître de la troisième demande
reconventionnelle. Pour les raisons exposées dans l’ordonnance, cette troisième demande est «en
connexité directe avec l’objet» des demandes formulées par le Nicaragua à l’encontre de la
Colombie, et elle est donc recevable.
32. Quatrième demande reconventionnelle de la Colombie. La quatrième demande
reconventionnelle de la Colombie concerne
«le décret fixant des lignes de base droites par lequel le Nicaragua a étendu ses eaux
intérieures, sa mer territoriale, sa zone contiguë, sa ZEE et son plateau continental au
mépris du droit international et en violation de la juridiction et des droits souverains de
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la Colombie» (observations écrites de la République de Colombie sur la recevabilité
de ses demandes reconventionnelles, p. 77, par. 3.62).
Les droits exclusifs dont le Nicaragua se prévaut en tant qu’Etat côtier dans sa requête, et qu’il
reproche à la Colombie d’avoir violés, existent indépendamment des lignes de base droites
proclamées par le Nicaragua, qui n’ont sur eux aucune incidence. Que l’on ait recours ou non à ces
lignes, tant la zone située autour du banc de Luna Verde (où se seraient produits les incidents
mentionnés par le Nicaragua) que la «zone contiguë unique» de la Colombie empiètent sur la zone
économique exclusive du Nicaragua. Ces zones sont en tout état de cause bien trop éloignées du
territoire continental du Nicaragua pour pouvoir relever de sa mer territoriale. Il semblerait donc
que la quatrième demande reconventionnelle n’entre pas dans le cadre de l’objet du différend
présenté par le Nicaragua dans sa requête. Aussi la Cour est-elle incompétente à son égard. (Je ne
me prononce pas ici sur l’affirmation du Nicaragua selon laquelle sa limite des 200 milles marins
demeurerait exactement la même, qu’elle soit mesurée à partir des lignes de base qu’il préconise ou
de lignes de base normales (observations écrites du Nicaragua sur la recevabilité des demandes
reconventionnelles de la Colombie, p. 46, par. 3.49), son bien-fondé et la licéité des lignes de base
droites du Nicaragua n’étant pas des points qu’il incombe de trancher à ce stade.)
(Signé) Joan DONOGHUE.
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