Déclaration du vice-président Yusuf

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155-20171115-ORD-01-01-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF, VICE-PRÉSIDENT
1. Selon le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement, deux conditions doivent être réunies
pour que la Cour puisse connaître d’une demande reconventionnelle en même temps que de la
demande principale : il faut que la demande reconventionnelle «relève de sa compétence» et qu’elle
«[soit] en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse».
2. La Cour a analysé cette seconde exigence  la condition de connexité directe  dans les
précédentes affaires où il lui a fallu statuer sur la recevabilité de demandes reconventionnelles. En
revanche, elle n’a pas précisé ce que recouvre la première  la nécessité pour la demande
reconventionnelle de «rel[ever] de sa compétence»  dans le contexte de l’article 80. Ce flou
entourant l’élément juridictionnel peut laisser à penser que la Cour doit, en tout état de cause, se
reposer la question de sa compétence pour chaque demande reconventionnelle. Or, si cette
démarche est bien sûr nécessaire dès lors que le titre de compétence invoqué dans le cadre des
demandes reconventionnelles diffère de celui sur lequel le requérant s’appuie dans le cadre de la
demande principale, je m’emploierai dans la présente déclaration à expliquer qu’elle ne s’impose
pas lorsque le titre de compétence est le même. En conséquence, il n’y avait pas non plus lieu pour
la Cour de chercher à déterminer s’il existait un différend entre les Parties en l’espèce.
I. Compétence en vertu du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement
3. L’un des principaux points de désaccord entre les Parties, en l’espèce, a trait à la condition
de compétence énoncée à l’article 80. Pour la Colombie, la compétence visée à l’article 80 s’entend
de la compétence de la Cour pour connaître de la demande principale. Selon elle, «[l]a Cour ayant
estimé avoir compétence à l’égard de la procédure principale, sa compétence est également établie
pour ce qui est des demandes reconventionnelles». Le Nicaragua, lui, avance que les demandes
reconventionnelles sont des actes juridiques autonomes pour lesquels la compétence doit
s’apprécier de nouveau.
4. Le Nicaragua a raison de relever que la Cour a qualifié ce type de demandes d’«acte[s]
juridique[s] autonome[s] ayant pour objet de soumettre une prétention nouvelle au juge … [et] ainsi
d’élargir l’objet initial du litige en poursuivant des avantages autres que le simple rejet de la
prétention du demandeur à l’action» (Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes
reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27).
5. Toutefois, cette nature autonome n’est que l’une des caractéristiques de pareilles
demandes. Comme l’a souligné la Cour dans son ordonnance sur les demandes reconventionnelles
en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), elles sont aussi intimement liées à la procédure
découlant de la demande principale :
«[Une demande reconventionnelle] s[e] rattache [à la demande principale], dans
la mesure où, formulée à titre «reconventionnel», elle [y] riposte … ; … il s’agit
essentiellement de réaliser une économie de procès tout en permettant au juge d’avoir
une vue d’ensemble des prétentions respectives des deux parties et de statuer de façon
plus cohérente ; … la recevabilité des demandes reconventionnelles est
nécessairement fonction des buts ainsi poursuivis et sujette à des conditions propres à
prévenir les abus.» (Application de la convention pour la prévention et la répression
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du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes
reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256,
par. 27, 30.)
6. C’est cette seconde caractéristique  le lien étroit qui rattache la demande
reconventionnelle à la demande principale  qui permet au juge de réaliser une économie de
procès en lui offrant une vue d’ensemble plus précise et détaillée de l’ensemble des faits intéressant
le différend dont il est saisi. Ainsi, la demande reconventionnelle vient se greffer à la procédure
découlant de la demande principale. Les demandes reconventionnelles sont, pourrait-on dire, à la
fois autonomes d’un point de vue fonctionnel, en ce qu’elles sont traitées séparément de la
demande principale, et incidentes, en ce qu’elles doivent s’ajouter à la procédure principale.
7. Au paragraphe 67 de la présente ordonnance, la Cour affirme qu’une fois «établi[e] sa
compétence pour connaître d’une affaire, elle a compétence pour en examiner toutes les phases»,
en ce compris les procédures incidentes, dont relèvent les demandes reconventionnelles. Elle
précise qu’elle ne saurait être privée d’une compétence déjà établie au motif que celle-ci serait
ultérieurement devenue caduque. Elle examine ensuite la question de savoir si les troisième et
quatrième demandes reconventionnelles présentées par la Colombie entrent dans le champ de la
compétence que lui a conférée l’article XXXI du pacte de Bogotá.
8. Je souscris de manière générale au raisonnement suivi. L’étendue de la compétence de la
Cour pour connaître d’un différend est strictement fonction des limites fixées dans l’instrument
dont elle tire cette compétence. Il est donc impératif que la Cour, lorsqu’elle se penche sur la
recevabilité de demandes reconventionnelles présentées sur la base du même titre de compétence
que la demande principale, s’assure que lesdites demandes entrent bien dans le champ de la
compétence que ce titre lui confère (Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ;
Grèce (intervenant)), demandes reconventionnelles, ordonnance du 6 juillet 2010, C.I.J. Recueil
2010 (I), p. 316, par. 17-31). Elle n’a pas, cependant, à établir de nouveau sa compétence pour
connaître de ces demandes.
II. Examen par la Cour de l’existence d’un différend
9. La Cour, à mon sens, n’a pas poussé ce raisonnement jusqu’à sa conclusion logique. Dans
son arrêt sur les exceptions préliminaires, elle avait déjà conclu à sa compétence, ce qui supposait,
nécessairement, l’existence d’un différend. Il n’y avait donc pas lieu qu’elle revînt sur la question
de savoir si un «différend» existait entre les Parties, comme elle l’a fait dans le cadre de l’examen
des troisième et quatrième demandes reconventionnelles. L’existence d’un différend est déjà avérée
et cela suffit à établir la compétence de la Cour. A ce stade de la procédure, la Cour devrait se
contenter de vérifier si les demandes reconventionnelles qui lui ont été soumises, d’une part,
s’inscrivent dans les limites de la compétence qu’elle s’était déjà déclarée posséder au titre du pacte
de Bogotá, et, d’autre part, présentent un lien de connexité directe, en droit et en fait, avec les
demandes principales.
10. Une telle conclusion n’est pas seulement logique, elle est aussi judicieuse. La condition
selon laquelle une demande reconventionnelle doit être en connexité directe avec la demande
principale offre à la Cour la possibilité de prendre connaissance d’arguments se rapportant à un
autre aspect du différend à l’égard duquel elle s’est déclarée compétente. Elle peut ainsi statuer sur
ce différend en en ayant une compréhension plus globale. C’est notamment sous ce rapport que les
demandes reconventionnelles permettent de réaliser l’économie de procès visée dans l’ordonnance
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rendue en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), citée plus haut au paragraphe 5. Point
n’est besoin pour la Cour d’établir de nouveau l’existence d’un différend.
11. Jusqu’ici, la Cour a essentiellement été amenée à examiner des demandes
reconventionnelles présentées sur la base du même titre de compétence que la demande principale
(voir, par exemple, Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce
(intervenant)), demandes reconventionnelles, ordonnance du 6 juillet 2010, C.I.J. Recueil 2010 (I),
p. 316 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo
c. Ouganda), demandes reconventionnelles, ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil
2001, p. 678 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique),
demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 203 ; et
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre
1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256). Pour autant, l’article 80 n’exclut pas la possibilité d’invoquer un
titre de compétence autre. C’est dans ce type de circonstances, et dans cette hypothèse seulement,
que la Cour devra examiner la question de sa compétence pour connaître d’une demande
reconventionnelle séparément de celle de sa compétence à l’égard de la demande principale. Sa
compétence pour connaître de la demande principale ne déterminera pas alors sa compétence pour
connaître d’une demande reconventionnelle présentée en vertu d’un autre titre, et la validité de la
base de compétence invoquée dans le cas de la demande reconventionnelle devra s’apprécier à la
date de la présentation de celle-ci.
(Signé) Abdulqawi A. YUSUF.
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