Déclaration de M. le juge Crawford

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166-20170419-ORD-01-05-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE CRAWFORD
[Traduction]
Plausibilité des droits revendiqués au titre de la CIEDR  Interdiction du Majlis  Rôle du Majlis à la lumière de l’histoire moderne des Tatars de Crimée  Signification de la discrimination raciale
1. Il semble nécessaire de développer quelque peu le raisonnement de la Cour concernant la plausibilité des droits invoqués par l’Ukraine au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), droits que la Cour a cherché à protéger en prescrivant à la Fédération de Russie de s’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis. En particulier, il est utile de rappeler le rôle joué par cette institution à la lumière de l’histoire moderne des Tatars de Crimée.
2. Il n’est pas contesté que, en 1944, dans le cadre d’un événement appelé le «Sürgün», la population autochtone des Tatars de Crimée, soit quelque 200 000 personnes, a été collectivement accusée de trahison et forcée à l’exil, essentiellement vers la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan1. Nombre de membres de cette communauté ont péri au cours de cette période2. Un décret de 1967 a innocenté les Tatars de Crimée des accusations de trahison initialement portées à leur encontre mais, à de rares exceptions près, ceux-ci n’ont été autorisés par l’URSS à résider ou à travailler en Crimée qu’en 1989. Depuis lors, environ 250 000 d’entre eux sont revenus dans la péninsule où, selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ils ont eu beaucoup de mal à se réinstaller et à se réintégrer sur les plans social et économique, certains obstacles tenant à leur statut juridique et à leurs droits3.
3. Organe représentatif du peuple tatar de Crimée4, le Majlis a été créé en 19915. Ses membres sont élus par le Qurultay (ou Kurultaï)6, qui est lui-même présenté dans son instrument constitutif comme un «congrès national» et «l’organe plénipotentiaire suprême représentant le peuple tatar de Crimée»7. Les membres du Qurultay sont élus directement par les communautés locales de Crimée tous les cinq ans8. Les objectifs du Majlis consistent, entre autres, à éliminer les conséquences du «Sürgün» et à «restaurer les droits nationaux et politiques du peuple tatar de Crimée»9. Pour ce faire, cette institution doit notamment favoriser l’adoption de «mesures visant à faire revivre la langue, la culture et la religion des Tatars de Crimée, à rétablir leur système national d’éducation et d’instruction, ainsi qu’à redonner vie à leurs coutumes et traditions»10.
1 Requête de l’Ukraine, par. 84 ; voir également Brian G. Williams, «The Deportation and Ethnic Cleansing of the Crimean Tatars» in Vardy et autres (sous la dir. de), Ethnic Cleansing in Twentieth Century Europe (Columbia University Press, 2003), p. 537 et 542.
2 Ibid., p. 543.
3 OSCE, The integration of formerly deported people in Crimea, Ukraine, août 2013. Accessible en anglais à l’adresse suivante : http://www.osce.org/hcnm/104309?download=true (dernière consultation le 10 avril 2017).
4 Requête de l’Ukraine, par. 85 ; Statut du Majlis du peuple tatar de Crimée (Qirim Tatar Milli Mejlisi), art. 1.1.
5 OSCE, The integration of formerly deported people in Crimea, Ukraine, ibid., p. 16.
6 Règlement du Qurultay du peuple tatar de Crimée, art. 2.1 ; Statut du Majlis du peuple tatar de Crimée, art. 2.1.
7 Règlement du Qurultay du peuple tatar de Crimée, préambule.
8 Ibid.
9 Statut du Majlis du peuple tatar de Crimée, art. 2.1.
10 Ibid., art. 2.2.
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4. La Fédération de Russie affirme que l’interdiction du Majlis n’était pas entachée de discrimination raciale mais obéissait à des raisons de sécurité. Elle relève que le Qurultay n’a pas été interdit et qu’il existe d’autres organisations des Tatars de Crimée11. Toutefois, par rapport au Majlis, le Qurultay a un mandat limité. Il se réunit généralement tous les deux ans et demi pour choisir les membres du Majlis et prend des décisions de politique générale. C’est le Majlis, en tant qu’organe exécutif, qui met en oeuvre les politiques et «représente les intérêts du peuple tatar de Crimée à tous les niveaux»12. Sans lui, la capacité des Tatars de Crimée d’être effectivement représentés en tant que groupe est compromise. Comme il est précisé dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, les autres organisations de la péninsule qui représentent les Tatars de Crimée ne semblent pas avoir le même statut que le Majlis ni être aussi bien acceptées. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a ainsi observé que «[l]e Majlis [était] perçu par de nombreux Tatars de Crimée comme étant un organisme traditionnel d’un peuple autochtone» et que, «[a]lors qu’environ 30 ONG tatares de Crimée [étaient] actuellement enregistrées en Crimée, aucune ne p[ouvait] être considérée comme ayant le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis et le Kurultaï»13.
5. La Fédération de Russie affirme avoir interdit le Majlis pour lutter contre l’extrémisme et répondre aux violentes protestations contre l’annexion de la Crimée que cette institution avait suscitées ou cautionnées, et ajoute que cette mesure «n’a rien à voir avec l’origine ethnique de ses membres»14. L’interdiction du Majlis a été confirmée par la Cour suprême de Crimée15, puis en appel par la Cour suprême de la Fédération de Russie16. Dans leurs décisions, ces juridictions se réfèrent toutes deux à des actes de protestation non autorisés que le Majlis aurait avalisés, les éléments de preuve cités à cet effet n’ayant toutefois pas été soumis à la Cour.
6. Différents organes de l’Organisation des Nations Unies ont critiqué l’interdiction du Majlis. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a estimé qu’elle «sembl[ait] refuser aux Tatars de Crimée ... le droit de choisir leurs institutions représentatives»17 et «pouvait être perçue comme une punition collective [infligée à cette] communauté»18. L’Assemblée générale a exhorté la Fédération de Russie à «[r]évoquer immédiatement la décision consistant à déclarer que le M[a]jlis des Tatars de Crimée [était] une organisation extrémiste et à proscrire ses activités, et [à] rapporter la décision d’interdire aux dirigeants du M[a]jlis d’entrer en Crimée»19.
7. La définition de la «discrimination raciale» figurant à l’article premier de la CIEDR n’exige pas que la restriction apportée soit expressément fondée sur les motifs raciaux ou autres qui
11 CR 2017/4, p. 59, par. 45 (Forteau).
12 Statut du Majlis du peuple tatar de Crimée, art. 4.2.
13 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, «Report on the human rights situation in Ukraine, 16 August to 15 November 2016» [«rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)»], par. 169.
14 CR 2017/2, p. 60–61 (Lukiyantsev).
15 Décision de la Cour suprême de Crimée concernant le Majlis du peuple tatar de Crimée, affaire no 2A-3/2016, arrêt, 26 avril 2016.
16 Décision de la Cour suprême de la Fédération de Russie concernant le Majlis du peuple tatar de Crimée, arrêt, 29 septembre 2016.
17 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, «Report on the human rights situation in Ukraine, 16 May to 15 August 2016» [«rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)»], par. 177.
18 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, «Report on the human rights situation in Ukraine, 16 February to 15 May 2016» [«rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, 16 février-15 mai 2016»], par. 188.
19 «Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine)», résolution A/71/205 de l’Assemblée générale, 19 décembre 2016.
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y sont énumérés ; il suffit que cette restriction affecte directement un groupe pour un ou plusieurs de ces motifs. En outre, quel que soit son objectif déclaré, une restriction peut être constitutive d’une discrimination raciale si elle a pour «effet» d’entraver la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité, des droits énoncés dans la CIEDR.
8. Rien dans la CIEDR n’empêche un Etat partie d’édicter des règles à l’intention d’une organisation qui représente un groupe ethnique, voire de l’interdire dans les cas les plus graves20. Cependant, pareilles mesures doivent être soigneusement motivées. En l’espèce, cette motivation s’imposait tout particulièrement, compte tenu de la persécution dont ont fait l’objet les Tatars de Crimée à travers l’histoire et du rôle joué par le Majlis dans la promotion et la protection des droits du peuple qu’il représente en cette période de troubles et de changements. Lors de la procédure ultime sur le fond (si l’affaire atteint cette phase), il appartiendra à la Cour d’évaluer les éléments de preuve produits par les Parties à cet égard. Au stade actuel de l’instance, il suffit de dire que, pour les raisons mentionnées, il est plausible que la mesure en question porte atteinte à des droits conférés par la CIEDR.
9. La mesure conservatoire indiquée par la Cour relativement au Majlis impose à la Fédération de Russie de s’abstenir de maintenir cette interdiction. Il ne s’agit pas de mettre en doute les décisions rendues par les Cours suprêmes de Crimée et de la Fédération de Russie sur le plan du droit russe. La Cour est simplement préoccupée par l’atteinte plausible que cette interdiction risque de porter à des droits découlant du droit international. Rien ne l’empêche de rendre une ordonnance sur une question qui a déjà été examinée par des juridictions internes21.
(Signé) James CRAWFORD.
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20 Voir Artyomov c. Russie, requête 17582/05, arrêt de la CEDH, 7 décembre 2006 ; Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres c. Turquie, requête 41340/98 et autres, arrêt de la CEDH, 13 février 2003 ; Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie, requête 23885/94, arrêt de la CEDH, 8 décembre 1999.
21 Voir, par exemple, Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016 ; LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 9 ; Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 90.

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