Opinion individuelle de M. le juge Bhandari

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166-20170419-ORD-01-04-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE BHANDARI
[Traduction]
A. Introduction
1. Je souscris à l’ordonnance de la Cour en ce qu’elle porte indication de mesures conservatoires au regard de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»)1. Je m’estime néanmoins tenu de rédiger le présent exposé de mon opinion individuelle afin de préciser mes vues quant à la décision de la Cour de ne pas indiquer de mesures conservatoires au regard de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»)2. Compte tenu des faits et des circonstances de l’espèce, et sur la base d’un examen préliminaire des éléments de preuve présentés par les deux Parties, je suis en effet d’avis qu’il eût été opportun que la Cour indiquât également de telles mesures au regard de ce second instrument.
2. Dans cet exposé de mon opinion individuelle, je me pencherai à la fois sur les violations de la CIRFT alléguées par l’Ukraine et sur les réponses apportées par la Fédération de Russie, afin de déterminer si l’opportunité pour la Cour d’indiquer des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut a été démontrée.
3. Le demandeur a invoqué des droits au regard de l’article 18 de la CIRFT, qui se lit comme suit :
«1. Les Etats Parties coopèrent pour prévenir les infractions visées à l’article 2 en prenant toutes les mesures possibles, notamment en adaptant si nécessaire leur législation interne, afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci, notamment :
a) des mesures interdisant sur leur territoire les activités illégales de personnes et d’organisations qui, en connaissance de cause, encouragent, fomentent, organisent ou commettent des infractions visées à l’article 2 ;
b) des mesures faisant obligation aux institutions financières et aux autres professions intervenant dans les opérations financières d’utiliser les moyens disponibles les plus efficaces pour identifier leurs clients habituels ou occasionnels, ainsi que les clients dans l’intérêt desquels un compte est ouvert, d’accorder une attention particulière aux opérations inhabituelles ou suspectes et de signaler les opérations présumées découler d’activités criminelles. À cette fin, les Etats Parties doivent envisager :
i) d’adopter des réglementations interdisant l’ouverture de comptes dont le titulaire ou le bénéficiaire n’est pas identifié ni identifiable et des mesures garantissant que ces institutions vérifient l’identité des véritables détenteurs de ces opérations ;
ii) s’agissant de l’identification des personnes morales, d’exiger que les institutions financières prennent, si nécessaire, des mesures pour vérifier
1 Nations Unies, Recueil des traités (RTNU), vol. 660, p. 195.
2 Ibid., vol. 2178, p. 197.
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l’existence et la structure juridiques du client en obtenant d’un registre public ou du client, ou des deux, une preuve de la constitution en société comprenant notamment des renseignements concernant le nom du client, sa forme juridique, son adresse, ses dirigeants et les dispositions régissant le pouvoir d’engager la personne morale ;
iii) d’adopter des réglementations qui imposent aux institutions financières l’obligation de signaler promptement aux autorités compétentes toutes les opérations complexes, inhabituelles, importantes, et tous les types inhabituels d’opérations, lorsqu’elles n’ont pas de cause économique ou licite apparente, sans crainte de voir leur responsabilité pénale ou civile engagées pour violation des règles de confidentialité, si elles rapportent de bonne foi leurs soupçons ;
iv) d’exiger des institutions financières qu’elles conservent, pendant au moins cinq ans, toutes les pièces nécessaires se rapportant aux opérations tant internes qu’internationales.
2. Les Etats Parties coopèrent également à la prévention des infractions visées à l’article 2 en envisageant :
a) des mesures pour la supervision de tous les organismes de transfert monétaire, y compris, par exemple, l’agrément de ces organismes ;
b) des mesures réalistes qui permettent de détecter ou de surveiller le transport physique transfrontière d’espèces et d’effets au porteur négociables, sous réserve qu’elles soient assujetties à des garanties strictes visant à assurer que l’information est utilisée à bon escient et qu’elles n’entravent en aucune façon la libre circulation des capitaux.
3. Les Etats Parties coopèrent en outre à la prévention des infractions visées à l’article 2 en échangeant des renseignements exacts et vérifiés conformément à leur législation interne et en coordonnant les mesures administratives et autres mesures prises, le cas échéant, afin de prévenir la commission des infractions visées à l’article 2, et notamment en :
a) établissant et maintenant des canaux de communication entre leurs organismes et services compétents afin de faciliter l’échange sûr et rapide d’informations sur tous les aspects des infractions visées à l’article 2 ;
b) coopérant entre eux pour mener des enquêtes relatives aux infractions visées à l’article 2 portant sur :
i) l’identité, les coordonnées et les activités des personnes dont il est raisonnable de soupçonner qu’elles ont participé à la commission de telles infractions ;
ii) les mouvements de fonds en rapport avec la commission de ces infractions.
4. Les Etats Parties peuvent échanger des informations par l’intermédiaire de l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol).»
4. Dans son ordonnance, la Cour a jugé que «[l]’article 18 d[evait] être lu conjointement avec l’article 2 de la CIRFT, étant donné qu’il y est précisé que les Etats sont tenus de coopérer
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pour prévenir les infractions visées à l’article 2»3. L’obligation de coopérer pour prévenir le financement du terrorisme, énoncée à l’article 18, ne s’applique donc que si les actes allégués par l’Ukraine relèvent plausiblement du champ d’application de l’article 2, qui est ainsi libellé :
«1. Commet une infraction au sens de la présente Convention toute personne qui, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, illicitement et délibérément, fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre :
a) un acte qui constitue une infraction au regard et selon la définition de l’un des traités énumérés en annexe ;
b) tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
2. a) En déposant son instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, un Etat Partie qui n’est pas partie à un traité énuméré dans l’annexe visée à l’alinéa a) du paragraphe 1 du présent article peut déclarer que, lorsque la présente Convention lui est appliquée, ledit traité est réputé ne pas figurer dans cette annexe. Cette déclaration devient caduque dès l’entrée en vigueur du traité pour l’Etat Partie, qui en notifie le dépositaire ;
b) Lorsqu’un Etat Partie cesse d’être partie à un traité énuméré dans l’annexe, il peut faire au sujet dudit traité la déclaration prévue dans le présent article.
3. Pour qu’un acte constitue une infraction au sens du paragraphe 1, il n’est pas nécessaire que les fonds aient été effectivement utilisés pour commettre une infraction visée aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 du présent article.
4. Commet également une infraction quiconque tente de commettre une infraction au sens du paragraphe 1 du présent article.
5. Commet également une infraction quiconque :
a) participe en tant que complice à une infraction au sens des paragraphes 1 ou 4 du présent article ;
b) organise la commission d’une infraction au sens des paragraphes 1 ou 4 du présent article ou donne l’ordre à d’autres personnes de la commettre ;
c) contribue à la commission de l’une ou plusieurs des infractions visées aux paragraphes 1 ou 4 du présent article par un groupe de personnes agissant de concert. Ce concours doit être délibéré et doit :
i) soit viser à faciliter l’activité criminelle du groupe ou en servir le but, lorsque cette activité ou ce but supposent la commission d’une infraction au sens du paragraphe 1 du présent article ; 3 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017, par. 73.
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ii) soit être apporté en sachant que le groupe a l’intention de commettre une infraction au sens du paragraphe 1 du présent article.»
5. L’Ukraine a demandé à la Cour de dire que les faits et circonstances de l’affaire satisfaisaient aux critères régissant l’indication de mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut4.
6. Dans le présent exposé de mon opinion individuelle, j’étudierai tour à tour chacun des critères régissant l’indication de mesures conservatoires. Premièrement, je m’intéresserai à l’établissement de la compétence prima facie. Deuxièmement, j’examinerai la question de la plausibilité, en me demandant plus particulièrement si les actes allégués par l’Ukraine tombaient sous le coup de l’article 2 de la CIRFT. Troisièmement, je rechercherai s’il existait un risque réel et imminent de préjudice irréparable. Quatrièmement, je m’interrogerai sur l’existence d’un lien entre les droits invoqués par l’Ukraine et les mesures conservatoires sollicitées. En l’espèce, les Parties ont fourni à la Cour de nombreux éléments de preuve en vue de démontrer que les conditions préalables à l’indication de mesures conservatoires étaient ou non réunies. Il est donc primordial de commencer par passer en revue les éléments versés au dossier avant d’apprécier leur valeur probante à l’aune des critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour en matière d’indication de mesures conservatoires.
B. Les conditions procédurales préalables à l’indication de mesures conservatoires
7. Afin d’examiner les dispositions conventionnelles invoquées par l’Ukraine pour établir la compétence de la Cour, il est essentiel de rappeler les critères relatifs à la compétence prima facie. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en 2016 en l’affaire Guinée équatoriale c. France, la Cour a indiqué que, pour établir si elle avait compétence prima facie, elle
«d[evait] rechercher si les actes dont la Guinée équatoriale tir[ait] grief [étaient], prima facie, susceptibles d’entrer dans les prévisions de [la convention contre la criminalité transnationale organisée] et si, par suite, le différend [était] de ceux dont la Cour pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae»5.
En ladite affaire, la Cour a considéré qu’«il n’exist[ait] pas, prima facie, de différend entre les Parties susceptible d’entrer dans les prévisions de la convention contre la criminalité transnationale organisée, et donc de concerner l’interprétation ou l’application de l’article 4 de celle-ci»6.
8. La situation dont la Cour avait à connaître en l’affaire Guinée équatoriale c. France est similaire à celle de la présente espèce. L’Ukraine a allégué que certains actes relevaient du terrorisme, tel qu’il est défini à l’article 2 de la CIRFT, ce qu’a nié la Fédération de Russie en affirmant que les actes en question n’entraient pas dans le champ d’application de cette disposition. En pareille hypothèse, le défendeur n’aurait pas été tenu de coopérer pour prévenir le financement
4 CR 2017/1, p. 24, par. 18 (Zerkal).
5 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2016, par. 47. Voir également la convention contre la criminalité transnationale organisée, RTNU, vol. 2225, p. 209.
6 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2016, par. 50.
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du terrorisme en application de l’article 18 de la CIRFT. Aux fins d’établir la compétence prima facie de la Cour, l’Ukraine a invoqué l’article 24 de la CIRFT. Cet article se lit comme suit :
«1. Tout différend entre des Etats Parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable est soumis à l’arbitrage, à la demande de l’un de ces Etats. Si, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les Parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut soumettre le différend à la Cour internationale de Justice, en déposant une requête conformément au Statut de la Cour.
2. Tout Etat peut, au moment où il signe, ratifie, accepte ou approuve la présente Convention ou y adhère, déclarer qu’il ne se considère pas lié par les dispositions du paragraphe l du présent article. Les autres Etats Parties ne sont pas liés par lesdites dispositions envers tout Etat Partie qui a formulé une telle réserve.
3. Tout Etat qui a formulé une réserve conformément aux dispositions du paragraphe 2 du présent article peut la retirer à tout moment en adressant une notification à cet effet au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.»
Conformément à cette disposition, pour que la Cour ait compétence, il faut i) qu’existe un différend ii) qui n’ait pas été réglé «par voie de négociation dans un délai raisonnable» et iii) qu’ait été formée une demande d’arbitrage et qu’aucun accord n’ait été trouvé sur l’organisation de celui-ci dans les six mois suivant la date de cette demande. J’examinerai à présent les éléments de preuve présentés par les Parties concernant ces trois aspects.
9. L’Ukraine a déclaré que, «[é]tant donné que, deux années durant, les Parties [avaient] négocié en vue de régler leur différend concernant l’interprétation et l’application de la convention contre le financement du terrorisme ... et ... qu’elles [n’étaient] pas parvenues à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, la compétence de la Cour prima facie [était] évidente»7. Selon le demandeur,
«ce différend s’était cristallisé bien avant. Dans une note diplomatique datée du 28 juillet 2014, l’Ukraine avait fait savoir qu’elle faisait grief à la Fédération de Russie de violer la convention contre le financement du terrorisme. Dans d’autres lettres et de vive voix lors des négociations, elle a continué, sans relâche, à porter la nature de ses griefs à la connaissance de la Fédération de Russie»8.
10. Entre autres documents, l’Ukraine a présenté, s’agissant de l’existence d’un différend, les notes verbales échangées par les Parties de juin 2014 jusqu’à une date récente. Ces notes concernaient l’interprétation de la CIRFT et constituaient une invitation à négocier au sujet des obligations que cet instrument impose à chacune des Parties9. La jurisprudence de la Cour définit un différend comme un «désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes»10. En l’affaire Géorgie c. Russie, la Cour a déclaré qu’«[u]ne référence expresse ôterait tout doute quant à ce
7 CR 2017/1, p. 35, par. 3 (Cheek).
8 Ibid., p. 35, par. 4 (Cheek).
9 Par exemple, note verbale datée du 28 juillet 2014, annexe 85, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; voir également les notes verbales contenues aux annexes 86 à 100 des documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
10 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n° 2, 1924, p. 11.
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qui ... constitue l’objet du différend»11. Or, dans ses notes verbales, l’Ukraine s’est spécifiquement référée à la CIRFT, ainsi qu’à des actes particuliers qui, selon elle, relevaient de cet instrument et engageaient la Fédération de Russie. Dans une note verbale datée du 28 juillet 2014, elle a ainsi déclaré que, «en application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999, la partie russe d[evait] prendre les mesures nécessaires … pour enquêter» sur le financement allégué du terrorisme en Ukraine orientale12.
11. En ce qui concerne les négociations menées entre les Parties pour régler leur différend, l’Ukraine a soutenu qu’elle
«s’[était] évertuée pendant près de deux ans à tenter de régler le présent différend avec la Fédération de Russie. Pendant tout ce temps … les Parties ont échangé plus de 40 notes diplomatiques et pris part à quatre tours de négociations bilatérales. Malheureusement, la Fédération de Russie a largement ignoré les griefs de l’Ukraine et refusé de discuter des questions qui, selon cette dernière, étaient au coeur du différend»13.
Le demandeur a également fait valoir qu’il avait adressé au défendeur une demande tendant à soumettre à l’arbitrage la question des violations de la CIRFT qu’aurait commises la Fédération de Russie, mais que
«[l]es Parties [n’étaient] ensuite pas parvenues à s’entendre sur l’organisation d’un arbitrage dans le délai de six mois prévu par la convention. Les deux premiers mois, la demande d’arbitrage présentée par l’Ukraine est simplement restée lettre morte. La Russie a fini par y répondre, et les Parties se sont rencontrées à deux occasions et ont échangé des lettres concernant leurs propositions respectives. A l’issue de la période de six mois, cependant, des divergences persistaient entre elles»14.
12. L’Ukraine a précisé que les Parties avaient tenté de résoudre leur différend par voie de négociation, mais n’y étaient pas parvenues «dans un délai raisonnable»15. Elle a produit des éléments de preuve montrant que, entre 2015 et 2016, les deux Etats avaient ainsi mené quatre cycles de négociations concernant leurs obligations découlant de la CIRFT16. S’agissant de l’échec de ce processus et de ses conséquences, elle a indiqué avoir adressé à la Fédération de Russie une demande d’arbitrage, ajoutant qu’aucun accord n’avait été trouvé sur l’organisation de celui-ci dans les six mois suivant la date de sa demande. Le 16 avril 2016, elle a adressé une note verbale à la Fédération de Russie lui demandant de soumettre une proposition sur l’organisation de l’arbitrage conformément à l’article 24 de la CIRFT17.
11 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011, p. 85, par. 30.
12 Note verbale datée du 28 juillet 2014, annexe 85, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
13 CR 2017/1, p. 36, par. 7 (Cheek).
14 Ibid., p. 37, par. 10 (Cheek).
15 Article 24 de la CIRFT.
16 Note verbale datée du 19 avril 2016, annexe 28, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (indiquant que des négociations ont eu lieu les 22 janvier 2015, 2 juillet 2015, 29 octobre 2015 et 17 mars 2016).
17 Note verbale datée du 19 avril 2016, annexe 28, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
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13. La Fédération de Russie a avancé que les événements sur lesquels s’appuyait l’Ukraine pour invoquer la CIRFT et, en particulier, l’article 18 de cet instrument, ne pouvaient entrer dans les prévisions de ce dernier et que, partant, il n’existait pas de différend entre les Parties18. Cela montre néanmoins que celles-ci étaient prima facie en désaccord quant à leurs obligations juridiques mutuelles, et que la réclamation de l’une «se heurt[ait] à l’opposition manifeste de l’autre»19. A propos des tentatives de négociations dans le cadre de la CIRFT, la Fédération de Russie a affirmé que l’Ukraine n’avait pas fait preuve de bonne foi et avait négocié «sans montrer la moindre volonté d’engager une discussion sérieuse … sur des questions relevant de la convention contre le financement du terrorisme»20. Et le défendeur d’ajouter que «l’Ukraine a[vait] constamment avancé des allégations dépassant de loin le champ d’application de [cette] convention», notamment des allégations relatives à l’emploi de la force21. Or, le bien-fondé de l’argument relatif à l’absence de bonne foi pendant les négociations22 ne pouvait être apprécié par la Cour à ce stade sans préjuger les questions relevant des phases ultérieures de la procédure. Pour l’heure, l’Ukraine devait simplement montrer que les Parties avaient «tenté» de négocier, et ce, sans succès23. La Fédération de Russie a affirmé que l’Ukraine ne lui avait pas présenté une véritable demande d’arbitrage, puisqu’elle soutenait qu’il convenait de créer une chambre ad hoc de la Cour pour régler le différend24. Or, la question de savoir s’il s’agissait d’une véritable tentative d’engager une procédure d’arbitrage ou si la proposition de renvoyer le différend devant une telle chambre pouvait satisfaire aux conditions relatives à l’arbitrage n’était pas opportune à ce stade de la procédure.
14. Il ressort donc d’un examen préliminaire des éléments de preuve produits devant la Cour que les trois conditions pour établir la compétence prima facie de celle-ci au titre de l’article 24 de la CIRFT étaient remplies. Premièrement, s’agissant de l’existence d’un différend, l’Ukraine a présenté nombre de notes verbales échangées par les Parties de juin 2014 jusqu’à une date récente, notes qui concernaient l’interprétation de la CIRFT et constituaient une invitation à négocier au sujet des obligations que cet instrument impose à chacune des Parties25. Deuxièmement, elle a établi prima facie que celles-ci avaient tenté de résoudre leur différend par voie de négociation, mais n’y étaient pas parvenues «dans un délai raisonnable». Les Parties ont ainsi mené quatre cycles de négociations concernant leurs obligations découlant de la CIRFT entre 2015 et 201626. Etant donné que le demandeur devait simplement montrer qu’elles avaient «tenté»27 de négocier, et ce, sans succès, il était satisfait, aux fins d’établir la compétence prima facie de la Cour, à la condition consistant à engager des négociations. Troisièmement, l’Ukraine a montré prima facie
18 CR 2017/2, p. 16, par. 2 (Rogachev).
19 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
20 CR 2017/2, p. 47, par. 61 (Zimmerman).
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388, par. 114.
24 CR 2017/2, p. 48, par. 68 (Zimmerman).
25 A titre d’exemple, voir la note verbale datée du 28 juillet 2014, annexe 85, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; voir également les annexes 86 à 100 des documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
26 Note verbale datée du 19 avril 2016, annexe 28, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine (indiquant que des négociations ont eu lieu les 22 janvier 2015, 2 juillet 2015, 29 octobre 2015 et 17 mars 2016).
27 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388, par. 114.
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qu’elle avait adressé à la Fédération de Russie une demande d’arbitrage, et qu’aucun accord n’avait été trouvé sur l’organisation dudit arbitrage dans les six mois suivant la date de sa demande. Le 16 avril 2016, elle a adressé une note verbale à la Fédération de Russie lui demandant de soumettre une proposition sur l’organisation de l’arbitrage conformément à l’article 24 de la CIRFT28. Le fait que le demandeur ait formulé une «offre explicite ... [tendant à] recourir à une procédure d’arbitrage»29 suffisait, à ce stade, à établir la compétence prima facie de la Cour.
C. La question de savoir si les actes allégués par l’Ukraine tombaient sous le coup de l’article 2 de la CIRFT
15. L’une des principales questions auxquelles la Cour devait répondre était de savoir si les actes allégués par l’Ukraine tombaient sous le coup de l’article 2 de la CIRFT et, plus spécifiquement, s’ils pouvaient relever du terrorisme tel qu’il est défini dans cet article. Dans son ordonnance, la Cour a examiné cette question à l’aune du critère de plausibilité.
1. Le critère de plausibilité
16. La Cour a introduit le critère de plausibilité à la suite de l’affaire LaGrand. Employé pour la première fois en l’affaire Belgique c. Sénégal30, celui-ci suppose un examen en deux étapes visant à déterminer, premièrement, si les droits dont cherche à se prévaloir le demandeur existent dans l’absolu et, deuxièmement, si cet Etat détient de tels droits dans les circonstances de l’affaire. Point n’est besoin pour le demandeur de démontrer qu’il a de fortes chances de l’emporter au fond, c’est-à-dire le fumus boni juris31. Il lui faut néanmoins établir que les droits qu’il invoque ne sont pas manifestement infondés, c’est-à-dire le fumus non mali juris32.
2. Le financement des actes de terrorisme allégués
17. Selon l’Ukraine, il ressort des travaux préparatoires de la CIRFT que celle-ci s’étend au financement du terrorisme par des acteurs étatiques33. Le demandeur a indiqué que cet instrument ne visait pas les actes de terrorisme commis par ces acteurs, mais seulement le financement du terrorisme par ceux-ci, précisant que le fait d’«estimer qu’un Etat pourrait tout simplement fermer les yeux lorsque ses organes et ses représentants se livrent à des actes de financement du terrorisme procéderait d’une lecture pour le moins contestable de cette disposition»34. S’il est probable que la Cour se penchera sur ce point au cours des étapes ultérieures de la procédure, rendre pareille décision juridique à ce stade aurait préjugé le fond de l’affaire.
28 Note verbale datée du 19 avril 2016, annexe 28, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
29 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 150, par. 52.
30 Ibid., p. 151, par. 57.
31 Il s’agit là de la version du critère de plausibilité proposée de manière erronée par la Fédération de Russie, voir CR 2017/2, p. 23, par. 6 (Wordsworth) ; CR 2017/2, p. 25, par. 10 (Wordsworth) ; CR 2017/2, p. 30, par. 22 (Wordsworth) ; CR 2017/4, p. 21, par. 37 (Wordsworth) ; CR 2017/4, p. 25, par. 55 (Wordsworth).
32 Sur ce point, voir Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle de M. le juge Abraham, p. 140-141, par. 10.
33 CR 2017/1, p. 21, par. 22 (Koh) ; CR 2017/3, p. 46-49, par. 36-45 (Cheek).
34 CR 2017/3, p. 46, par. 40 (Cheek).
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18. Encore convenait-il de déterminer s’il existait, au regard de l’article 2, des cas de financement du terrorisme relevant du champ d’application de la convention. Sur ce point, l’Ukraine a présenté des éléments attestant que des groupes armés agissant dans la partie orientale de son territoire avaient reçu de l’argent en espèces35, mais aussi des armes. Elle a ainsi produit différents éléments de preuve, parmi lesquels un article paru dans le New York Times signalant que certains groupes séparatistes sollicitaient des dons sur leurs sites Internet et qu’«[i]l ressort[ait] de l’examen … [de ces] sites … des messages publics sur les réseaux sociaux et d’autres documents que plus d’une dizaine de groupes en Russie collectaient des fonds pour le compte des séparatistes, entretenant un conflit ayant fait plus de 6400 morts»36. De plus, d’après ce même article, «[d]ans leurs appels en ligne, les organisations donnent pour instruction d’effectuer les dons par l’intermédiaire de banques détenues ou contrôlées par l’Etat russe, notamment la plus grande du pays, Sberbank, ou au moyen de cartes de crédit émises par ces banques, dont certaines du type MasterCard ou Visa»37. A cet égard, la Fédération de Russie, «qui réglemente strictement le fonctionnement des organisations non gouvernementales pour contrôler les activités politiques de l’opposition, a pris très peu de mesures pour mettre fin à la collecte de fonds»38. Par ailleurs, dans un rapport de l’Atlantic Council, il est indiqué ce qui suit :
«Les forces séparatistes s’appuient sur des livraisons régulières russes comprenant des armes lourdes comme des chars et des véhicules blindés de transport de troupes, de l’artillerie et des systèmes avancés de défense antiaérienne, notamment la batterie de missiles sol-air Bouk … qui a abattu l’appareil de la Malaysia Airlines assurant le vol MH17 en juillet 2014.»39
19. Dans une déclaration sous serment présentée par le demandeur et datée du 27 février 2017, le colonel V. V. Skibitskyi a fait état d’un flux continu d’armes en provenance du territoire de la Fédération de Russie à destination de l’Ukraine. Il a déclaré ce qui suit : «Grâce aux rapports de renseignement que j’ai pu consulter dans l’exercice régulier de mes fonctions, je suis personnellement au courant des livraisons d’armes qu’effectue la Fédération de Russie.»40 Selon le colonel Skibitskyi, «la seule manière d’acheminer des armes vers [la République populaire de Donetsk (RPD)] et [la République populaire de Louhansk (RPL)] est de passer par la partie non contrôlée de la frontière russo-ukrainienne dans les oblast de Donetsk et de Louhansk»41.
20. Au sujet de la question de savoir si la CIRFT couvre le financement du terrorisme par des acteurs étatiques ou seulement par des personnes privées, la Fédération de Russie a estimé qu’il ressortait des travaux préparatoires de la convention que les acteurs étatiques et la responsabilité de l’Etat n’entraient pas dans le champ d’application de cet instrument et que les rédacteurs
35 Jo Becker et Steven Lee Myers, «Des groupes russes ont recours au financement participatif pour soutenir la guerre en Ukraine», The New York Times, 11 juin 2015, annexe 51, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 The Atlantic Council, Caché en plein jour, mai 2015, annexe 44, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
40 Déclaration sous serment du colonel V.V. Skibitskyi, 27 février 2017, annexe 79, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
41 Ibid.
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n’entendaient traiter que du financement du terrorisme par des personnes privées. Selon les termes employés par le défendeur,
«le texte de la convention contre le financement du terrorisme repose largement sur un document de travail initialement soumis par la France … Ce projet de convention émanant de la France contenait, au paragraphe 5 de son article 5, une disposition spécifique concernant la responsabilité de l’Etat … qui était libellée comme suit : «Les dispositions du présent article ne peuvent avoir pour effet la mise en cause de la responsabilité de l’Etat en tant que personne morale.»»42.
3. Intention ou connaissance
21. L’article 2 de la CIRFT vise les agissements de personnes privées fournissant des fonds en sachant qu’ils pourraient être utilisés pour commettre l’un des actes qui y sont énumérés ou dans l’intention qu’ils le soient. La Fédération de Russie a affirmé que le demandeur n’avait pas démontré que tel était le cas et que, dès lors, les exemples de financement invoqués n’entraient pas dans les prévisions de la CIRFT43. Sur ce point, la Cour a jugé que «l’Ukraine n’a[vait] pas soumis … de preuves offrant une base suffisante pour que la réunion de ces éléments puisse être jugée plausible»44. Au vu des éléments de preuve versés au dossier, cette conclusion ne me semble cependant pas totalement fondée.
22. La question de savoir si des fonds ont été fournis avec l’intention requise est délicate et fait partie de celles que la Cour devait examiner avec prudence afin de ne pas empiéter sur le fond du différend. A ce stade, il suffisait d’établir que les personnes soupçonnées de financement du terrorisme savaient au moins qu’il était possible que les fonds soient utilisés pour commettre certains actes définis à l’article 2 de la CIRFT. En l’occurrence, cette connaissance pouvait résulter de l’observation d’une ligne de conduite, c’est-à-dire d’actes antérieurs relevant plausiblement de l’article 2 et ayant «avisé» les personnes soupçonnées de financer le terrorisme de l’usage susceptible d’être fait des fonds qu’elles fournissaient. Ces personnes avaient ainsi été «avisées», par la destruction de l’aéronef civil assurant le vol MH17 en juillet 2014, de ce que des civils pouvaient être délibérément pris pour cible afin de répandre la terreur. Elles étaient également «avisées» de ce que la RPD et la RPL bombardaient des zones civiles de manière aveugle, voire intentionnelle, et que, partant, les fonds pourraient servir à l’avenir aux mêmes fins. Sur ce point, le demandeur a présenté des articles de presse publiés par des organes de référence indiquant que les personnes soupçonnées de financer des groupes armés en Ukraine orientale continuaient de le faire alors même qu’elles étaient «avisées» de l’utilisation potentielle des fonds45. Il a également signalé que le système lance-roquettes de type «Buratino», dont le tir est aveugle, avait été fourni à des groupes armés agissant dans cette région46.
42 CR 2017/2, p. 41, par. 27-28 (Zimmerman).
43 Ibid., p. 24, par. 7 (Wordsworth). 44 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017, par. 75.
45 Jo Becker et Steven Lee Myers, «Des groupes russes ont recours au financement participatif pour soutenir la guerre en Ukraine», The New York Times, 11 juin 2015, annexe 51, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; «Sergueï Mironov reçoit une lettre de remerciements du leader de la RPL, Valery Bolotov», annexe 58, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
46 BBC, «Les rebelles ukrainiens disposent de nouvelles et puissantes roquettes russes  source : OSCE», 2 octobre [2015], annexe 47, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
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23. Sur la base des éléments de preuve produits par l’Ukraine, la Cour aurait donc pu juger plausible que les personnes ayant fourni des «fonds» à la RPD et à la RPL l’avaient fait en sachant que ceux-ci seraient utilisés pour commettre des actes visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, ou dans l’intention qu’ils le soient.
4. Attaques contre des civils
24. La Fédération de Russie a fait valoir que les incidents invoqués par l’Ukraine ne sauraient relever de la définition du terrorisme énoncée à l’article 2 de la CIRFT et pouvaient tout au plus constituer des violations du droit international humanitaire47. Or, à ce stade, la Cour devait simplement déterminer qu’il n’était pas manifestement infondé que les actes que l’Ukraine avait établis par des éléments de preuve puissent relever du champ d’application de la CIRFT. Point n’était besoin de rechercher ce que recouvre exactement le terrorisme au sens de l’article 2, car cela serait revenu à préjuger le fond de l’affaire. Ainsi, l’examen fort approfondi des travaux préparatoires de la convention auquel invitait la Fédération de Russie48 n’était pas opportun à ce stade de la procédure.
25. Dans ses plaidoiries, l’Ukraine a affirmé que des attaques systématiques contre des civils avaient été commises sur le territoire contrôlé par la RPD et la RPL, et aux environs de celui-ci. Au sujet de l’escalade de la violence à Avdiivka, elle a déclaré que «[l]es bombardements aveugles qui [avaient] frappé cette ville [avaient] entraîné d’importantes destructions d’immeubles d’habitation et d’infrastructures essentielles, privant la population civile d’électricité, d’eau et même de chauffage, alors que les températures étaient bien inférieures à zéro»49. De même, concernant Avdiivka et Marioupol, elle a soutenu que, «[q]uelques semaines à peine après que l’Ukraine eut déposé sa requête devant la Cour, une pluie de roquettes fournies par la Russie s’[était] abattue sur la population civile de la ville d’Avdiivka» et que «[l]es civils de Marioupol, déjà victimes d’activités terroristes menées à grande échelle, viv[ai]ent dans la peur»50. Et le demandeur d’ajouter, à propos des violences à Marioupol, que «[l]e Secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies a[vait] confirmé au Conseil de sécurité que la population civile avait été «sciemment pris[e] pour cible»»51. L’Ukraine a en outre indiqué ce qui suit :
«La destruction de l’appareil assurant le vol MH17 à l’aide d’un système de missiles russe Bouk n’a pas mis fin au financement du terrorisme par la Russie. En raison de ce soutien continu, un bus a été pris pour cible à Volnovakha. A peine quinze jours plus tard, Marioupol a été bombardée et, quelques semaines après, cela a été le tour de Kramatorsk. La population de Kharkiv elle aussi a été terrorisée par une série d’attaques à la bombe. Et ce n’étaient pas là des incidents isolés, mais le résultat du soutien apporté par la Russie au terrorisme.»52
26. Selon le demandeur,
«[a]u cours de ces dix dernières années, l’ingérence de la Russie dans les affaires ukrainiennes s’est régulièrement accrue, jusqu’à atteindre des niveaux dangereux en 2014. La Russie a décidé d’intervenir militairement en Ukraine, de soutenir des
47 CR 2017/2, p. 17, par. 5-8 (Rogachev).
48 Ibid., p. 41, par. 26 (Zimmermann).
49 CR 2017/1, p. 22, par. 7 (Zerkal).
50 Ibid., p. 25, par. 1 (Koh).
51 Ibid., p. 28, par. 12 (Koh).
52 Ibid., p. 22, par. 8 (Zerkal).
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groupes illégaux commettant des actes de terrorisme sur le sol ukrainien et de violer les droits de l’homme de millions d’Ukrainiens, y compris, pour nombre d’entre eux, leur droit à la vie»53.
S’agissant de la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, l’Ukraine a souligné ce qui suit :
«Des combattants soutenus par la Russie l’ont abattu sans pitié alors qu’il survolait l’Ukraine orientale, tuant 298 civils innocents, dont … des nationaux de [nombreux] pays … La destruction de l’appareil assurant le vol MH17 était tout simplement une attaque contre l’humanité : des ressortissants des Pays-Bas, de l’Australie, de la Belgique, du Canada, de l’Allemagne, de l’Indonésie, de la Malaisie, de la Nouvelle-Zélande, des Philippines, du Royaume-Uni et des Etats-Unis d’Amérique ont été tués.»54
De plus, le demandeur a relevé que les violences perpétrées contre des civils s’étendaient bien au-delà de la zone immédiate du conflit :
«A la fin de 2014 et au début de 2015, des terroristes financés par la Russie ont mené une campagne concertée d’attaques à la bombe contre la deuxième plus grande ville d’Ukraine, Kharkiv, pourtant éloignée du terrain des hostilités actives. En novembre 2014, des terroristes soutenus par la Russie ont frappé une discothèque fréquentée par des partisans de la Révolution de la dignité. Trois mois plus tard, ils ont mené une attaque mortelle contre une marche et rassemblement pacifique.»55
27. Dans ses écritures, l’Ukraine a affirmé que les forces de la RPD et de la RPL avaient bombardé sans discrimination des zones civiles et délibérément pris pour cible des populations civiles éloignées de tout objectif militaire. A cet égard, la destruction de l’appareil civil assurant le vol MH17 constitue un exemple bien documenté56. Ainsi que cela ressort du rapport d’enquête du bureau néerlandais de la sécurité, l’appareil, à bord duquel se trouvaient uniquement des civils, a en effet été abattu dans une zone aérienne réservée aux aéronefs civils très fréquentée, bien au-dessus de l’espace aérien utilisé par les appareils militaires ukrainiens57. Le demandeur a également produit des éléments de preuve concernant l’explosion d’une roquette à proximité d’un autocar civil à Volnovakha, qui a fait 12 morts et 17 blessés58. Le rapport de l’OSCE fait ainsi état de ce qui suit :
«Une roquette Grad a explosé à proximité d’un autocar civil alors qu’il était arrêté au poste de contrôle des Forces armées ukrainiennes à environ 2 km au nord de
53 CR 2017/1, p. 23, par. 13 (Zerkal).
54 Ibid., p. 25, par. 10 (Koh).
55 Ibid., p. 29, par. 13 (Koh).
56 Il est plausible que la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 entre dans les prévisions de la convention de Montréal de 1971 (RTNU, vol. 974, p. 185). En vertu du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, qui incorpore dans le champ d’application de cet instrument les infractions visées par la convention de Montréal, la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 est donc également couverte par la définition du terrorisme énoncée par la CIRFT.
57 Bureau néerlandais de la sécurité, «Crash [de l’appareil assurant le] vol MH17 Malaysia Airlines», Hrabove, Ukraine, 17 juillet 2014, octobre 2015, annexe 34, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
58 Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), «Dernières nouvelles de la Mission spéciale d’observation (MSO) de l’OSCE en Ukraine sur la base d’informations reçues à 18 heures (heure de Kiev) le 13 janvier 2015», 14 janvier 2015, annexe 13, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; OSCE, «Dernières nouvelles de la Mission spéciale d’observation (MSO) de l’OSCE en Ukraine compilées à partir d’informations datant du 16 janvier 2015, 18 heures (heure de Kiev)», 17 janvier 2015, annexe 14, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
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Volnovakha … La Mission spéciale d’observation (MSO) est arrivée sur les lieux à 17 h 45 et a constaté l’enlèvement de deux des victimes faisant partie des passagers de l’autocar. Celui-ci était endommagé par des éclats caractéristiques d’un impact de roquette, dont la MSO a estimé qu’il s’était produit à 12 ou 15 mètres sur le côté du car. La MSO s’est rendue à l’hôpital de Volnovakha où le personnel a confirmé que dix personnes qui se trouvaient dans le car avaient été tuées sur le coup, deux autres étant décédées plus tard à l’hôpital. Dix-sept autres passagers du car étaient blessés.»59
28. En outre, l’OSCE a rendu compte de tirs d’artillerie dans des zones résidentielles de Marioupol. D’après le rapport établi à ce sujet,
«La MSO de Marioupol, ville contrôlée par le gouvernement, a entendu, de l’endroit où elle se trouvait, se produire des attaques massives aux lance-roquettes multiples (MLRS) en provenance du nord-est, sous la forme d’un tir de barrage extrêmement puissant qui a duré 35 secondes. Vingt minutes plus tard, la MSO a reçu des informations émanant du Centre conjoint de contrôle et de coordination (JCCC) de Marioupol et d’autres sources, selon lesquelles le bombardement avait eu lieu vers la rue Olimpiiska, dans le district d’Ordzhonikidzevskyi, à 8,5 km au nord-est du centre-ville de Marioupol, à environ 400 mètres d’un poste de contrôle des Forces armées ukrainiennes … La MSO a observé, dans une zone de 1,6 km par 1,1 km comprenant un marché en plein air, de multiples impacts sur des bâtiments, des boutiques, des maisons et une école. Elle a vu des voitures en feu et des fenêtres soufflées sur la façade nord-est d’un bâtiment de neuf étages. La MSO a pu compter 19 tirs de roquettes et est certaine qu’il y en a eu d’autres. Quatre hôpitaux et les services d’urgence de la ville l’ont informée qu’au moins 20 personnes étaient mortes et que 75 personnes étaient blessées et hospitalisées.»60
En février 2017, l’OSCE a également indiqué que des observateurs civils avaient été pris pour cible61. Le Secrétaire général adjoint aux affaires politiques des Nations Unies a estimé que les bombardements à Marioupol avaient «sciemment pris pour cible» des civils62. De plus, en février 2017, la Mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine a observé des tirs d’artillerie, de mortier et de lance-roquettes multiples dans des zones résidentielles et leurs abords de part et d’autre de la ligne de conflit63. La question de savoir si de tels attaques et bombardements ont eu lieu à proximité de cibles militaires, ce qui pourrait les justifier au regard du droit international humanitaire, relevait du fond de la procédure.
29. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a aussi fait état d’exécutions sommaires et arbitraires en Ukraine orientale. Dans son rapport intitulé
59 OSCE, «Dernières nouvelles de la Mission spéciale d’observation (MSO) de l’OSCE en Ukraine sur la base d’informations reçues à 18 heures (heure de Kiev) le 13 janvier 2015», 14 janvier 2015, annexe 13, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
60 OSCE, Compte rendu immédiat de la Mission spéciale d’observation (MSO) de l’OSCE en Ukraine, le 24 janvier 2015 : «Tirs d’artillerie dans la rue Olimpiiska à Marioupol», 24 janvier 2015, annexe 21, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
61 OSCE, «L’observateur en chef de l’OSCE en Ukraine condamne le fait que des observateurs soient pris pour cible ainsi que la saisie d’un engin aérien sans pilote» (24 février 2017), annexe 18, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
62 Nations Unies, doc. S/PV.7368, 26 janvier 2015, annexe 4, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
63 Transcription des observations formulées par Alexander Hug, premier observateur en chef adjoint de la Mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine, annexe 22, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
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«Responsabilité des meurtres commis en Ukraine de janvier 2014 à mai 2016», on peut lire ce qui suit :
«Le 18 avril 2014, les corps d’un conseiller municipal de Horlivka, M. Volodymyr Rybak, et d’un étudiant et activiste du Maïdan, M. Yurii Popravko, ont été retrouvés dans la rivière Kazennyi Torets, près de la citadelle de Raigorodok (district de Sloviansk, région de Donetsk) ; les corps portaient des marques de torture. D’après l’expertise médico-légale, avant sa mort, M. Rybak a été attaché, éventré, puis jeté dans la rivière. Le 28 avril, le corps de l’étudiant et activiste du Maïdan, Yurii Diakovskyi, a été repêché dans la rivière au même endroit ; il portait également des marques de torture.»64
Le HCDH a en outre indiqué ceci :
«Le 8 juin 2014, dans la ville de Sloviansk alors contrôlée par des groupements armés, les paroissiens de l’église évangélique «Transfiguration du Christ» assistaient à l’office du dimanche. A la fin de l’office, des hommes armés sont entrés dans les jardins paroissiaux, ont désigné quatre voitures et ordonné aux conducteurs de les suivre pour avoir une petite discussion avec eux. Les diacres, M. Viktor Bradarskyi et M. Volodymyr Velichko, et deux fils du prêtre  M. Albert Pavenko et M. Ruvim Pavenko  se sont approchés. Les hommes armés les ont forcés à entrer dans des voitures et les ont emmenés.»65
Les corps de ces personnes ont été découverts ultérieurement, ainsi que d’autres. Ils «portaient les traces de multiples blessures par balles et des marques de torture. Les autres corps étaient ceux de victimes d’exécutions ordonnées par la «cour martiale» de la «République populaire de Donetsk» à Sloviansk ou ceux de personnes mortes ou tuées pendant les hostilités armées dans la ville»66.
5. Intimidation de la population
30. L’Ukraine a également mentionné plusieurs cas d’actes d’intimidation perpétrés à l’encontre de la population locale. En juin 2014, le HCDH a ainsi signalé l’existence de «persécutions systématiques» de la société civile dans les zones contrôlées par la RPD et la RPL, visant à éliminer tout soutien à l’unité ukrainienne67. Il a expressément indiqué que la persécution systématique des activistes, journalistes et conseillers municipaux avait conduit à la propagation de la terreur dans les régions de Donetsk et Louhansk par suite d’un «nombre croissant d’actes d’intimidation et de violence … ciblant des personnes «ordinaires» qui sout[enai]ent l’unité ukrainienne ou … s’oppos[ai]ent ouvertement à l’une ou l’autre des deux «républiques «populaires»»68. Ces faits ont de nouveau été signalés par le HCDH en 2016, les personnes interrogées  essentiellement des activistes, journalistes et chefs de communautés locales  ayant
64 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), «Responsabilité des meurtres commis en Ukraine [orientale] de janvier 2014 à mai 2016» (2016), par. 33, annexe 6, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
65 Ibid., par. 39.
66 Ibid., par. 41.
67 HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), annexe 7, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
68 Ibid.
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déclaré avoir été prises pour cible par les groupes armés en raison, selon elles, de leurs positions pro-ukrainiennes69.
31. Dans ses exposés oraux, la Fédération de Russie a avancé que les actes mentionnés par l’Ukraine ne pouvaient entrer dans le champ d’application de la CIRFT, et ne sauraient donc être considérés comme des actes de terrorisme. Elle n’a toutefois pas contesté que les événements auxquels l’Ukraine se référait avaient bien eu lieu. Le défendeur a par exemple soutenu que «la plupart des victimes civiles se trouv[ai]ent dans les rangs de la RPD et de la RPL, et [que] de multiples sources confirm[aient] que les forces armées ukrainiennes [étaient] elles-mêmes responsables de nombreux tirs d’artillerie aveugles»70, soulignant que, «[s]i l’approche [de l’Ukraine] au sujet de l’applicabilité de la convention contre le financement du terrorisme était acceptée, c’est [le] propre comportement [du demandeur] qui se retrouverait en cause dans cette même procédure»71. Selon la Fédération de Russie, «40 % environ de la totalité des dépenses des territoires sous contrôle de la RPD et de la RPL sont couvertes par le commerce, les taxes et autres financements apportés par l’Ukraine»72. En ce qui concerne la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, le défendeur a fait valoir ce qui suit :
«L’enquête sur cette tragédie est toujours en cours. La Russie a largement coopéré avec le bureau néerlandais de la sécurité et l’équipe d’enquête conjointe, notamment en leur fournissant toute l’assistance requise. Les autorités et experts russes ont fait part de leur désaccord avec les conclusions de ces deux entités, et relevé que de nombreux éléments de preuve n’avaient pas été examinés par les enquêteurs  comme l’ont d’ailleurs constaté deux journalistes néerlandais qui se sont récemment rendus sur le lieu de l’accident.»73
S’agissant de l’affirmation de l’Ukraine selon laquelle on assiste à un flux continu d’armes en provenance de la Fédération de Russie vers les territoires contrôlés par la RPD et la RPL, le défendeur a avancé que
«les armes et les munitions fournies aux militaires de la RPL et de la RPD prov[enaient] principalement des stocks dont l’Ukraine a hérité en 1991 de l’armée soviétique autrefois chargée de tenir à distance l’OTAN tout entière. L’essentiel de ces stocks était entreposé dans les anciennes mines du Donbass avant que les rebelles ne s’en emparent. L’armée ukrainienne en retraite a elle-même également fourni des armes»74.
32. La Fédération de Russie a, pour l’essentiel, fait valoir que les rapports de l’OSCE et du HCDH soumis par l’Ukraine ne permettaient pas d’établir un lien entre les tirs d’artillerie contre des zones civiles et le terrorisme. S’agissant du rapport du HCDH concernant la responsabilité pour les meurtres commis en Ukraine entre janvier 2014 et mai 2016, le défendeur a affirmé que les
69 HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, 16 février-15 mai 2016 (2016), annexe 8, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
70 CR 2017/2, p. 17, par. 6 (Rogachev).
71 Ibid., p. 18, par. 7 (Rogachev).
72 Ibid., p. 19, par. 13 (Rogachev).
73 Ibid., p. 19–20, par. 14 (Rogachev).
74 Ibid., p. 20-21, par. 19 (Rogachev).
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«pertes civiles [avaient] été causées par «des tirs d’artillerie aveugles» de la part de toutes les parties au conflit, et non [par le] terrorisme»75. De la même manière, il a avancé ce qui suit :
«lorsque la Cour examinera les nombreux rapports produits par le HCDH, l’OSCE et le CICR, elle constatera que les tirs d’artillerie aveugles de la part des deux parties au conflit en Ukraine orientale ne sont jamais qualifiés d’actes de «terrorisme», et que le HCDH et le CICR les qualifient au contraire régulièrement de violations des principes de distinction, de proportionnalité et de précaution prévus par le droit international humanitaire»76.
En outre, la Fédération de Russie a affirmé que les tirs d’artillerie contre des civils invoqués par le demandeur ne relevaient pas de la seule responsabilité des forces de la RPD et de la RPL, mais également de l’armée ukrainienne. Ces arguments n’établissent cependant pas que les actes allégués par l’Ukraine ne sauraient constituer des actes de terrorisme au sens de la CIRFT, mais tout simplement qu’ils pourraient aussi être considérés comme des violations du droit international humanitaire commises par les deux parties au conflit en Ukraine orientale.
6. Examen des éléments de preuve au regard du critère de plausibilité
33. Il aurait été préférable que, dans la partie de son ordonnance consacrée à la plausibilité des droits invoqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT, la Cour examine de manière plus approfondie les éléments de preuve soumis par les Parties. Ceux qui ont été présentés par l’Ukraine montrent en effet que les conditions énoncées à l’article 2 de la CIRFT étaient remplies, et que les actes invoqués par le demandeur constituaient donc plausiblement des actes de terrorisme au regard de ladite convention. L’Ukraine a ainsi présenté des preuves attestant l’afflux continu d’armes  qui peuvent plausiblement être considérées comme des «fonds»  par la frontière russo-ukrainienne. L’article premier de la CIRFT définit en effet les «fonds» comme «des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers», ce qui semble comprendre des éléments autres que les actifs financiers, et pourrait inclure les armes. A ce stade, il n’aurait toutefois pas été opportun de se pencher sur la définition exacte du terme «fonds», car cela aurait préjugé de la décision que prendra la Cour à un stade ultérieur de la procédure. La Cour aurait simplement dû noter que la définition du terme «fonds» qui figure dans la convention englobe, de manière plausible, certains éléments tels que des armes. En tout état de cause, l’Ukraine a également fourni des preuves se rapportant à des actifs financiers transitant par le système bancaire russe, grâce aux appels à contribution financière lancés en ligne par la RPD et la RPL.
34. Le fait que des «fonds» soient fournis par l’intermédiaire des banques d’Etat de la Fédération de Russie est également essentiel pour montrer de manière plausible qu’ils le sont, comme le requiert la convention, dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés en vue de commettre l’une des infractions visées à l’article 2. Comme indiqué plus haut, en l’espèce, cette connaissance pouvait résulter de l’observation d’une ligne de conduite consistant à prendre des civils pour cible, les personnes susceptibles de fournir des «fonds» étant ainsi avisées que ceux-ci pourraient être utilisés pour commettre des actes tombant sous le coup de l’article 2 de la CIRFT.
35. Par ailleurs, il est plausible que les actes allégués par l’Ukraine aient eu pour but de prendre pour cible des civils ou des personnes ne participant pas directement aux hostilités. Les éléments soumis par le demandeur montrent en effet de manière plausible que certaines armes utilisées n’autorisent que des tirs indiscriminés, et que certaines attaques ont apparemment été
75 CR 2017/2, p. 25, par. 14 (Wordsworth).
76 Ibid., p. 25-26, par. 15 (Wordsworth).
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menées dans des zones très éloignées des objectifs militaires. Entre autres exemples, citons la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, l’attaque contre un autocar à Volnovakha, les attaques commises dans des zones résidentielles de Marioupol, ainsi que l’attentat perpétré dans une discothèque de Kharkiv. Les cibles de ces attaques, à savoir des civils et des personnes ne participant pas directement aux hostilités, montrent de manière plausible que ces violences étaient «destinées à tuer ou blesser grièvement [des] civil[s], ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé», pour reprendre la formulation de l’article 2.
36. Enfin, les éléments de preuve présentés par l’Ukraine établissent que, de «par [leur] nature ou [leur] contexte, ce[s] actes vis[aient] à intimider une population». J’ai fait référence à la ligne de conduite consistant à prendre pour cible des civils et des personnes ne participant pas directement aux hostilités, dans des zones fort éloignées des objectifs militaires. Or, à ce stade de la procédure, cette ligne de conduite suffisait à établir de manière plausible que les actes allégués par l’Ukraine avaient pour but d’intimider la population. Il n’était en revanche pas opportun de formuler des conclusions plus précises à cet égard, lesquelles ne seront énoncées que lors d’une phase ultérieure de la procédure.
37. En présentant des éléments établissant que les actes qu’elle alléguait étaient susceptibles de relever du champ d’application de la CIRFT, l’Ukraine a montré qu’il avait été satisfait au critère de plausibilité aux fins d’indiquer des mesures conservatoires.
D. L’existence d’un risque réel et imminent que soit causé un préjudice irréparable aux droits invoqués par l’Ukraine
38. Dans la jurisprudence de la Cour, les notions de préjudice irréparable et d’urgence sont combinées en une exigence unique, à savoir qu’il doit exister «un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour n’ait rendu sa décision définitive»77. L’appréciation du préjudice irréparable et du caractère d’urgence est étroitement liée aux faits de l’affaire. Selon les plus récentes ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par la Cour, le préjudice causé aux droits d’un Etat est «irréparable» si, à défaut de mesures conservatoires dans l’attente de l’arrêt de la Cour en l’affaire, il est impossible de rétablir le statu quo ante une fois le différend définitivement tranché78. Parmi les cas manifestes de préjudice irréparable, on retiendra les «affaires mettant en jeu la peine de mort», telles que les affaires LaGrand et Avena, dans lesquelles il aurait été impossible de restaurer les droits de l’Etat au titre de la convention de Vienne sur les relations consulaires après l’exécution des personnes s’étant vu refuser l’assistance consulaire79.
39. Dans l’affaire Géorgie c. Russie, la Cour a précisé que son «pouvoir … d’indiquer des mesures conservatoires ne sera[it] exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un réel risque qu’une action préjudiciable aux droits de l’une ou de l’autre Partie ne soit commise avant qu[’elle]
77 Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, p. 548, par. 47.
78 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2016, par. 90 ; Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 2014, p. 154, par. 32.
79 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, p. 15, par. 24 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 5 février 2003, p. 91, par. 55. Voir aussi RTNU, vol. 596, p. 261.
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n’ait rendu sa décision définitive»80. La Cour, lorsqu’elle recherche s’il existe un caractère d’urgence dans les circonstances d’une affaire donnée, doit déterminer si les actes qu’aurait commis le défendeur sont susceptibles d’engendrer une situation dans laquelle il serait impossible de rétablir le statu quo ante en ce qui concerne les droits du demandeur. Aux fins de cet examen, la possibilité que soit causé un préjudice irréparable est une condition préalable au caractère d’urgence, puisqu’il ne saurait y avoir urgence si les actes censés avoir été commis par le défendeur ne sont pas susceptibles de causer pareil préjudice aux droits du demandeur.
40. L’objectif de la CIRFT est d’aider les Etats à lutter contre le financement du terrorisme. L’article 18 leur impose de «pren[dre] toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci». Cela étant, il serait illogique de soutenir que, si un Etat est tenu de coopérer pour empêcher le financement du terrorisme, il n’est pas pour autant tenu d’empêcher pareil financement. Bien qu’il ne soit pas nécessaire, au stade actuel de la procédure, d’énoncer des conclusions définitives à cet égard, il est possible que la première obligation soit le corollaire de la seconde. Même s’il ne vise que l’obligation de coopérer pour empêcher des infractions, l’article 18 de la CIRFT pourrait également être interprété comme englobant l’obligation d’empêcher ces mêmes infractions, laquelle pourrait ainsi être considérée comme incombant aux Etats parties à la CIRFT. Soutenir le contraire reviendrait à priver la disposition énoncée à l’article 18 de la convention de son effet utile.
41. Le demandeur a soutenu que la Fédération de Russie n’avait pas «pr[is] toutes les mesures possibles» pour coopérer conformément à la CIRFT, et avait permis que son territoire soit utilisé pour le financement du terrorisme en Ukraine orientale. Comme cela a déjà été exposé en détail plus haut, l’on a recensé de nombreuses victimes civiles, notamment par suite de l’attaque contre le vol civil MH17, des tirs d’artillerie nourris à Avdiivka, Marioupol et Kramatorsk, de l’attaque commise contre un autocar à un poste de contrôle de Volnovakha, ainsi que de nombreuses autres attaques. Outre qu’elle constitue une perte pour l’humanité, toute victime civile cause un préjudice irréparable aux droits de l’Ukraine à ce que la Fédération de Russie satisfasse tant à son obligation de coopérer pour empêcher le financement du terrorisme qu’à son obligation d’empêcher ce financement. De ce point de vue, force est de conclure que les droits de l’Ukraine sont mis à rude épreuve et qu’ils risquent de subir un préjudice irréparable avant que la Cour n’ait pu rendre son arrêt en l’affaire.
42. S’agissant de la question du préjudice irréparable, il existe des analogies entre la présente espèce et l’affaire LaGrand. L’Allemagne avait alors invoqué le paragraphe 1 b) de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires pour définir les droits qu’elle voulait voir protégés au fond81. Cette disposition confère à toute personne détenue à l’étranger le droit d’être informée «sans retard … de ses droits aux termes du présent alinéa», c’est-à-dire à ce que son poste consulaire soit avisé de sa détention. La Cour a conclu que l’«exécution [de Walter LaGrand] porterait un préjudice irréparable aux droits revendiqués par l’Allemagne au cas particulier»82. Même si elle ne l’a pas dit expressément, elle a jugé qu’il existait un risque de préjudice irréparable puisque, comme l’avait soutenu l’Allemagne83, il aurait été impossible de rétablir le statu quo ante
80 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, p. 392, par. 129. Voir aussi Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, p. 152, par. 62.
81 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 1999, p. 14, par. 16.
82 Ibid., p. 15, par. 24.
83 Ibid., p. 12, par. 8.
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après la mort de Walter LaGrand. Or, premièrement, la présente espèce a elle aussi trait à la perte de vies humaines, ce qui, tout comme dans l’affaire LaGrand, rend impossible le rétablissement du statu quo ante. Deuxièmement, de la même manière qu’en l’affaire LaGrand, un Etat a fait valoir en l’espèce que, par la commission d’actes visant à priver des personnes de leur vie, il serait causé un préjudice irréparable à un droit qu’il détient plausiblement au regard du droit international. Troisièmement, à l’instar de ce qui s’est produit en l’affaire LaGrand, il était demandé à la Cour de protéger les droits d’un Etat et non pas d’une personne, la perte de vies humaines constituant le préjudice irréparable causé au droit de cet Etat. La cohérence de la jurisprudence de la Cour appelait donc une décision analogue à celle qui avait été rendue en l’affaire LaGrand.
43. L’Ukraine a soutenu qu’il y avait urgence, notamment au vu de la récente escalade des violences à Avdiivka. A cet égard, l’OSCE, le CICR ainsi que des agences de presse dignes de foi ont fait état de l’intensification des violences dans les zones civiles d’Avdiivka depuis le début de l’année 2017, ainsi que de tirs d’artillerie aveugles dans les quartiers résidentiels de la ville84. Alexander Hug, premier observateur en chef adjoint de la mission d’observation spéciale de l’OSCE en Ukraine, a ainsi souligné qu’il s’agissait des pires violences que la région ait connues depuis des mois85, lesquelles ont conduit à des violations, par les deux parties au conflit, de l’ensemble de mesures prévues par les accords de Minsk II86. Outre cette flambée de violence, il a été signalé à plusieurs reprises que les représentants de l’OSCE n’avaient pu, dans le cadre de leur mission consistant à suivre l’évolution de la situation, accéder à l’ensemble des zones de conflit ou aux régions frontalières. Il est ainsi souligné dans un rapport de l’OSCE que des membres de la RPL ont empêché des observateurs d’accéder à une zone proche de la frontière russe87. Un membre de la RPD a par ailleurs indiqué, dans une déclaration faite le 15 février 2017, que certains secteurs frontaliers étaient utilisés comme voies d’accès pour l’acheminement d’armes88. Les deux parties qui s’affrontent en Ukraine orientale ont restreint l’accès aux zones de conflit, ce qui fait craindre que la situation ne puisse pas être surveillée d’assez près et constitue un obstacle à l’appréciation de son caractère d’urgence. La nécessité de mettre un terme aux violences avérées contre la population civile m’amène cependant à conclure qu’il existait, dans les circonstances de l’espèce, une urgence extrême. La Cour a dit, dans l’affaire Géorgie c. Russie, qu’une situation pouvait revêtir un
84 Transcription des observations formulées par Alexander Hug, premier observateur en chef adjoint de la mission d’observation spéciale de l’OSCE en Ukraine, annexe 22, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; CICR, Ukraine orientale : le CICR met en garde contre la dégradation de la situation humanitaire alors que les combats s’intensifient, 2 février 2017, annexe 42, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; «Les civils d’Avdiivka pris entre deux feux alors que les affrontements font rage  Des milliers d’habitants de la ville d’Avdiivka sont privés de chauffage et d’électricité tandis que les soldats et les rebelles ukrainiens continuent à s’affronter», Al Jazeera, 5 février 2017, annexe 45, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; Christian Borys, ««Tout est détruit» : situation sur le terrain alors que de nouvelles violences meurtrières font rage en Ukraine orientale», The Independent, 4 février 2017, annexe 48, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; Christian Borys, «Tout perdre en Ukraine  Tandis que les violences s’intensifient en Ukraine orientale, une famille tente de survivre après avoir tout perdu à cause du pilonnage de la région», Al Jazeera, 5 février 2017, annexe 49, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine ; John Wendle, «Avdiivka, nouvelle évacuation en pleine escalade de la violence  Les civils se demandent s’ils survivront aux nuits froides et aux tirs d’artillerie aveugles incessants», Al Jazeera, 8 février 2017, annexe 52, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
85 Transcription des observations formulées par Alexander Hug, premier observateur en chef adjoint de la mission d’observation spéciale de l’OSCE en Ukraine, annexe 22, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
86 Ibid.
87 OSCE, Dernières nouvelles de la Mission spéciale d’observation (MSO) de l’OSCE en Ukraine sur la base des informations reçues le 27 septembre 2015 (28 septembre 2015), annexe 15, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
88 Enregistrement de l’interrogatoire du soldat anonyme no 1 de la «République populaire de Donetsk» auto-proclamée, service de sécurité de l’Ukraine (15 février 2017), annexe 30, documents à l’appui de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Ukraine.
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caractère d’urgence si elle était «instable et [susceptible de] changer rapidement»89. Les événements qui se sont produits en Ukraine orientale, et surtout à Avdiivka, sont de parfaits exemples d’une situation «instable» pouvant «changer rapidement». Cela prouve le bien-fondé de la conclusion selon laquelle l’urgence de la situation commandait l’indication, par la Cour, de mesures conservatoires.
44. Contrairement à ce qu’a soutenu la Fédération de Russie, l’ensemble de mesures prévues par les accords de Minsk II ne permet pas d’écarter le risque réel et imminent de préjudice irréparable90. Premièrement, des observateurs internationaux tels que l’OSCE et le HCDH ont signalé que les deux Parties avaient violé ces mesures. Deuxièmement, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’existence d’obligations internationales contraignantes incombant aux Etats parties à une affaire dont elle est saisie n’écarte pas le risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé. Dans l’affaire Timor-Leste c. Australie, la Cour a ainsi estimé que pareil risque existait en dépit du fait que l’Attorney-General de l’Australie s’était solennellement engagé, au nom de son gouvernement et conformément au droit international, à ce que les documents saisis dans le cabinet de l’avocat du Timor-Leste ne soient pas utilisés, sauf pour des raisons de sécurité nationale91. En la présente espèce, l’on ne sait pas encore précisément si l’ensemble de mesures prévues par les accords de Minsk II peut être considéré comme un traité ayant force obligatoire et qui, partant, contiendrait des obligations internationales contraignantes. Le Conseil de sécurité n’ayant fait que l’approuver, cet ensemble de mesures n’a pas acquis force obligatoire en tant que décision énoncée dans une résolution du Conseil au sens de l’article 25 de la Charte des Nations Unies ; de surcroît, la résolution 2202 (2015) du Conseil n’a pas été adoptée en vertu du Chapitre VII. A fortiori, l’on ne devrait pas considérer, dans les circonstances de l’espèce, que cet ensemble de mesures permet d’écarter le risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé.
E. Le lien entre les mesures conservatoires indiquées et les droits que l’Ukraine cherche à protéger
45. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en 2011 en l’affaire relative à Certaines activités, la Cour a dit qu’«un lien doit exister entre les droits qui font l’objet de l’instance pendante devant [elle] sur le fond de l’affaire et les mesures conservatoires sollicitées»92. L’affaire relative à la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 est la seule dans laquelle la Cour ait refusé d’indiquer des mesures conservatoires en raison de l’absence de lien entre les mesures sollicitées et les droits que l’Etat requérant cherchait à protéger. La Guinée-Bissau avait introduit une instance contre le Sénégal en affirmant que la sentence arbitrale du 31 juillet 198993, qui avait réglé le différend concernant la délimitation maritime entre les deux Etats, était, au regard du droit international, entachée d’invalidité. Dans l’attente de l’arrêt de la Cour, la Guinée-Bissau avait sollicité l’indication de mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut, demandant seulement que le Sénégal «s’abstien[ne] dans la zone en litige de tout acte ou action quels qu’ils
89 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, p. 396, par. 143.
90 CR 2017/2, p. 50, par. 76 (Zimmermann).
91 Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 2014, p. 158-159, par. 46-48.
92 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011, p. 18, par. 54.
93 Délimitation maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal (Guinée-Bissau c. Sénégal), sentence du 31 juillet 1989, RSA, vol. XX, p. 119.
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soient pendant toute la durée de la procédure jusqu’à la décision rendue par la Cour»94. Cette dernière a conclu ce qui suit :
«la requête … prie … la Cour de se prononcer sur l’existence et la validité de la sentence [du 31 juillet 1989], mais … elle ne la prie pas de se prononcer sur les droits respectifs des Parties dans la zone maritime en cause ; … en conséquence les droits allégués dont il est demandé qu’ils fassent l’objet de mesures conservatoires ne sont pas l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire»95.
La seule mesure conservatoire sollicitée par la Guinée-Bissau était sans lien avec les droits revendiqués dans la procédure principale, qui avait trait à la validité de la sentence arbitrale du 31 juillet 1989. En conséquence, la demande de la Guinée-Bissau a été rejetée.
46. En la présente espèce, les mesures conservatoires sollicitées par l’Ukraine au regard de la CIRFT avaient toutes un lien avec le droit revendiqué au fond, qui a trait à la coopération en matière de prévention du financement du terrorisme. Certaines de ces mesures pouvaient être considérées comme touchant au fond du différend, mais la Cour aurait pu en indiquer d’autres en prescrivant, par exemple, aux deux Parties de coopérer pour surveiller de manière effective la frontière russo-ukrainienne, afin de contrôler et d’empêcher le transfert de «fonds» en vue de commettre des actes pouvant plausiblement être qualifiés de terroristes. En outre, la Cour aurait pu rappeler aux deux Parties l’obligation de coopérer que leur impose l’article 18 de la CIRFT, et peut-être leur fournir des indications concrètes sur la manière dont il convenait de mettre en oeuvre cette mesure conservatoire.
F. Conclusion
47. L’examen préliminaire de l’ensemble des éléments de preuve versés au dossier offre une base suffisante pour conclure de manière plausible que l’ensemble des conditions énumérées à l’article 2 de la CIRFT étaient remplies en l’espèce. Il eût donc été opportun que la Cour indiquât des mesures conservatoires au regard de cet instrument.
(Signé) Dalveer BHANDARI.
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94 Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 2 mars 1990, p. 65, par. 3.
95 Ibid., p. 70, par. 26.

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Opinion individuelle de M. le juge Bhandari

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