Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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166-20170419-ORD-01-03-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphes
I. Prolégomènes ..................................................................................................................... 1-2
II. Le développement conceptuel du régime des mesures conservatoires ............................. 3-11
III. Mesures conservatoires : le critère de la vulnérabilité de certains groupes de population .................................................................................................................. 12-26
1. La vulnérabilité humaine dans la jurisprudence internationale ................................. 12-20
2. La vulnérabilité humaine dans le cas d’espèce ......................................................... 21-26
a) La demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine........................................................................................................ 21-22
b) Les arguments de chacune des deux Parties sur la vulnérabilité humaine .......... 23-26
IV. Mesures conservatoires : l’extrême vulnérabilité des victimes, le risque d’un nouveau préjudice irréparable et l’urgence de la situation ............................................. 27-35
V. Critère décisif : la vulnérabilité humaine et non la «plausibilité» des droits .................. 36-44
VI. Nécessité et importance des mesures conservatoires en l’espèce ................................... 45-51
VII. L’attention portée par la communauté internationale aux conditions de vie des populations partout dans le monde ........................................................................... 52-55
VIII. Mesures conservatoires : protection de la personne humaine, par-delà la dimension strictement interétatique .............................................................. 56-61
IX. Violence chronique et tragédie de la vulnérabilité humaine .......................................... 62-67
X. Mesures conservatoires : protection des populations vivant sur un territoire ................ 68-73
XI. Régime juridique autonome des mesures conservatoires : obligation de mettre en oeuvre ces mesures .................................................................... 74-83
1. Défaut de mise en oeuvre et responsabilité de l’Etat ................................................. 77-78
2. La nécessité pour la Cour de constater sans délai le non-respect de mesures conservatoires : une position antivolontariste ........................................ 79-80
3. Non-respect des mesures conservatoires et devoir de réparation .............................. 81-83
XII. Epilogue ......................................................................................................................... 84-90
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I. Prolégomènes
1. J’ai voté en faveur de l’ordonnance par laquelle la Cour internationale de Justice a, ce jour, 19 avril 2017, indiqué des mesures conservatoires en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie). La présente espèce soulève toutefois certaines questions connexes auxquelles j’attache une grande importance et qui, bien que sous-tendant, à mon avis, la décision de la Cour, n’ont pas été abordées dans ses motifs ; je me sens donc tenu, dans le présent exposé de mon opinion individuelle, d’en faire état et de présenter les fondements de ma position personnelle à cet égard. Je le fais animé par le sens du devoir, inhérent à l’exercice de la fonction judiciaire internationale, d’autant que certaines des conclusions qui me semblent devoir être tirées au vu du dossier en l’espèce ne sont pas expressément traitées dans le raisonnement.
2. Cela étant posé, j’articulerai ma réflexion autour des thèmes suivants : a) le développement conceptuel du régime des mesures conservatoires ; b) le critère de la vulnérabilité de certains groupes de population (la vulnérabilité humaine dans la jurisprudence internationale, et dans le cas d’espèce) ; c) l’extrême vulnérabilité des victimes, le risque d’un nouveau préjudice irréparable et l’urgence de la situation ; d) le critère décisif, qui est la vulnérabilité humaine et non la «plausibilité» des droits ; e) la nécessité et l’importance de mesures conservatoires dans le cas d’espèce ; f) l’attention portée par la communauté internationale aux conditions de vie des populations partout dans le monde ; g) les mesures conservatoires et la protection de la personne humaine, par-delà la dimension strictement interétatique ; h) la violence chronique et la tragédie de la vulnérabilité humaine ; i) les mesures conservatoires et la protection des populations vivant sur un territoire ; et j) le régime juridique autonome des mesures conservatoires : l’obligation de mettre en oeuvre ces mesures, le manquement à cette obligation et la responsabilité de l’Etat, la nécessité de constater de tels manquements sans délai et l’obligation de réparation. En conclusion, j’exposerai mes réflexions finales.
II. Le développement conceptuel du régime des mesures conservatoires
3. Les mesures conservatoires existent de longue date, et trouvent leur origine dans le droit interne. Après une première phase de conceptualisation dans ce cadre, elles ont été progressivement transposées, dans la première moitié du XXe siècle, en droit international (procédural)1, par le jeu de la pratique des juridictions internationales arbitrales et judiciaires. Au cours des dernières décennies, leur nature préventive et leurs effets juridiques ont été précisés, et leur régime s’est progressivement développé2.
4. Dès leur transposition dans l’ordre juridique international, à l’époque de la Cour permanente de justice internationale (CPJI), l’importance de ces mesures pour le développement
1 Voir notamment, s’agissant de la jurisprudence des juridictions nationales, E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares, 2e éd. rev., Madrid, Civitas, 1995, p. 25-385 ; et, s’agissant des juridictions internationales, R. Bernhard (sous la dir. de), Interim Measures Indicated by International Courts, Berlin/Heidelberg, Springer-Verlag, 1994, p. 1-152.
2 Comme je l’ai souligné alors que je siégeais au sein d’une autre juridiction internationale : voir A. A. Cançado Trindade, «Preface by the President of the Inter-American Court of Human Rights» in Compendium of Provisional Measures (juin 1996-juin 2000), vol. 2, série E, San José (Costa Rica), Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH), 2000, p. VII-XVIII, et sources citées.
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progressif du droit international lui-même s’est trouvée mise en évidence3. De fait, les mesures conservatoires, qui étaient à l’origine des mesures de précaution en droit procédural interne, se sont, de mon point de vue, muées au fil du temps en véritable garantie juridictionnelle de nature préventive en droit procédural international, acquérant un caractère proprement tutélaire4.
5. Les mesures conservatoires ont par ailleurs ouvert la voie à une surveillance continue lorsque perdurent des situations d’une «extrême urgence et d’une extrême gravité» afin de «prévenir des dommages irréparables aux personnes», en particulier à celles qui sont dans un état de grande vulnérabilité, voire totalement sans défense. En effet, comme je l’ai souligné dans le cadre d’une autre juridiction il y a près de vingt ans, dans les situations «de vulnérabilité touchant aux droits fondamentaux de la personne humaine qui se prolongent dans le temps de façon excessive», les mesures indiquées «doivent, de la même manière, être maintenues pendant un certain temps afin de faire face aux risques chroniques pesant sur ces droits fondamentaux»5.
6. Si les mesures conservatoires ont évolué, du fait de la reconnaissance croissante de leur importance aux fins de la réalisation de la justice, il reste toutefois fort à faire à cet égard. Ainsi que la doctrine l’a dûment relevé, la première juridiction internationale contemporaine à avoir «expressément constaté le caractère obligatoire des mesures provisoires qu’elle avait ordonnées est la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH), qui a souligné que la disposition pertinente de la Convention «impos[ait] à l’Etat d’adopter les mesures provisoires prescrites par [elle]»6»7.
7. La CIADH l’a clairement énoncé en 1999-2000, période pendant laquelle elle a élaboré une jurisprudence remarquable en la matière8 ; par la suite, la Cour internationale de Justice (CIJ) en a fait de même dans l’affaire LaGrand (arrêt du 27 juin 2001), dans le cadre de laquelle les
3 Voir P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence sur le développement du droit des gens, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1931, p. 14-15 et 62. Déjà à l’époque, la CPJI avait reconnu la faculté qui était la sienne d’indiquer ou de modifier ex officio des mesures conservatoires, dans des termes s’écartant de ceux dans lesquels elles avaient été sollicitées ; voir G. Guyomar, Commentaire du Règlement de la Cour internationale de Justice – Interprétation et pratique, Paris, Pedone, 1973, p. 348. S’agissant de la pratique antérieure de la CIJ, voir notamment, pour les questions de compétence, L. Daniele, Le Misure Cautelari nel Processo dinanzi alla Corte Internazionale di Giustizia, Milano, Giuffrè, 1993, p. 5-183 ; S. Rosenne, Provisional Measures in International Law, Oxford, University Press, 2005, p. 85-187.
4 A. A. Cançado Trindade, «Preface by the President of the Inter-American Court of Human Rights», op. cit. supra, note 2, p. X.
5 Ibid., p. XVII.
6 CIADH, Cour constitutionnelle c. Pérou, mesures provisoires, décision du 14 août 2000 ; voir également note 10 ci-dessous.
7 K. Oellers-Frahm, «Expanding the Competence to Issue Provisional Measures – Strengthening the International Judicial Function», in International Judicial Law-Making, sous la dir. de A. von Bogdandy et I. Venzke), Heidelberg, Springer, 2011, p. 398.
8 Ce point est examiné en détail (en particulier pour ce qui concerne la période 1999-2004) dans les mémoires que j’ai consacrés à la CIADH : A. A. Cançado Trindade, El Ejercicio de la Función Judicial Internacional – Memorias de la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 4e éd., Belo Horizonte (Brésil), éd. Del Rey, 2017, p. 47-52, 199-208 et 277-278.
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parties avaient invoqué l’édifice jurisprudentiel précurseur de la CIADH9. J’ai, en ma qualité de juge de la CIJ, souligné cette évolution dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’arrêt du 30 novembre 2010 rendu au stade du fond en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, à laquelle il me suffit de faire référence. J’ai également appelé l’attention sur ce point dans mes écrits sur la question10.
8. Avant même le tournant de ce siècle (dès 1999), en ma qualité de juge de la CIADH (dont le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires est d’origine conventionnelle), j’avais été amené à approfondir ma réflexion sur la nature juridique de ces mesures et sur leur caractère obligatoire11, et à m’intéresser, au fil des ans, au développement conceptuel du régime juridique autonome qui leur est propre12. J’ai ainsi distingué les obligations directement générées par de telles mesures de celles qui pourraient ultérieurement découler d’un arrêt sur le fond (et les réparations) dans une affaire donnée ; j’ai également relevé que le non-respect des premières  comme des secondes  entraîne la responsabilité de l’Etat, avec les conséquences qui s’ensuivent sur le plan juridique13.
9 La CIADH est également la première juridiction internationale à avoir consacré, dans son avis consultatif no 16 du 1er octobre 1999 (par. 1-141), l’existence d’un droit individuel à l’information relative à l’assistance consulaire dans le cadre des garanties d’une procédure régulière. Révélant l’impact du droit international des droits de l’homme sur l’évolution du droit international public lui-même, elle a, dans cet avis, estimé que le manquement à l’article 36, paragraphe 1, alinéa b), de la convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 portait préjudice non seulement à l’Etat partie, mais également aux personnes privées concernées (comme la Cour l’a elle aussi reconnu par la suite, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 27 juin 2001 en l’affaire LaGrand). L’importance de cette décision novatrice rendue par la CIADH dès 1999 a été confirmée par un certain nombre d’auteurs ayant écrit sur le sujet : voir notamment G. Cohen-Jonathan, «Cour européenne des droits de l’homme et droit international général (2000)», Annuaire français de droit international (2000), vol. 46, p. 642 ; Ph. Weckel, M. S. E. Helali et M. Sastre, «Chronique de jurisprudence internationale», Revue générale de droit international public, 2000, vol. 104, p. 794 et 791 ; et, concernant l’impact de l’avis consultatif no 16 susmentionné de la CIADH, voir A. A. Cançado Trindade, «The Humanization of Consular Law: The Impact of Advisory Opinion n. 16 (1999) of the Inter-American Court of Human Rights on International Case-Law and Practice», Chinese Journal of International Law, 2007, vol. 6, n. 1, p. 1-16.
10 Voir note 8 ci-dessus, et voir également A. A. Cançado Trindade, «The Evolution of Provisional Measures of Protection under the Case-Law of the Inter-American Court of Human Rights (1987-2002)», Human Rights Law Journal, vol. 24, Strasbourg/Kehl (2003), n. 5-8, p. 162-168 ; A. A. Cançado Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme», in Mesures conservatoires et droits fondamentaux (sous la dir. de G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/Nemesis, 2005, p. 145-163 ; A. A. Cançado Trindade, «Une ère d’avancées jurisprudentielles et institutionnelles : souvenirs de la Cour interaméricaine des droits de l’homme», in Le particularisme interaméricain des droits de l’homme (sous la dir. de L. Hennebel et H. Tigroudja), Paris, Pedone, 2009, p. 65-66 ; A. A. Cançado Trindade, «La Expansión y la Consolidación de las Medidas Provisionales de Protección en la Jurisdicción Internacional Contemporánea», in Retos de la Jurisdicción Internacional (sous la dir. de S. Sanz Caballero et R. Abril Stoffels), Cizur Menor/Navarra, Cedri/CEU/Thomson Reuters, 2012, p. 99-117.
11 Voir CIADH, affaire relative à James et autres c. Trinité-et-Tobago, décision du 25 mai 1999, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 9-10 (où j’ai souligné le caractère obligatoire des mesures conservatoires en tant que «garantie juridictionnelle de nature préventive») ; affaire des Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne en République Dominicaine c. République Dominicaine, décision du 18 août 2000, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 13-25 ; voir CIADH, affaire relative à la «Communauté de paix» de San José de Apartadó c. Colombie, décision du 18 juin 2002 (fondée sur la décision antérieure du 20 novembre 2000 dans la même affaire), opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 14-17 et 19-20.
12 Voir CIADH, affaire relative à Eloísa Barrios et autres c. Venezuela, décision du 29 juin 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 4-11 ; ibid., décision du 22 septembre 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 2-9 ; CIADH, affaire du «Complexe du Tatuapé» de la CASA (ex-FEBEM) c. Brésil, décision du 17 novembre 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 2-10 ; ibid., décision du 29 novembre 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 13-36.
13 CIADH, affaire relative à la «Communauté de paix» de San José de Apartadó c. Colombie, décision du 2 février 2006, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 6-7, et voir également par. 4 et 8-10 ; voir également, sur le même point, affaire des Communautés du Jiguamiandó et du Curbaradó c. Colombie, décision du 7 février 2006, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 6-7, et voir également par. 4 et 8-11.
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9. J’ai soutenu à cet égard que, lorsque des mesures conservatoires ne sont pas mises en oeuvre, la «partie lésée» ou la victime doit pouvoir se manifester sans délai14. Par suite, le défaut de mise en oeuvre, ou non-respect, de mesures conservatoires engage en lui-même la responsabilité internationale de l’Etat fautif, au stade même des mesures conservatoires15, quelle que soit la décision ultérieurement rendue sur le fond de l’affaire (voir ci-dessous).
10. La mise en oeuvre de ces mesures revêt donc une extrême importance16 pour la réalisation même de la justice. J’ai cru devoir souligner, il y a plus d’une décennie, que les avancées réalisées (par un certain nombre de juridictions internationales) dans le domaine des mesures conservatoires ne doivent pas être tenues pour acquises, en ce qu’elles paraissent toujours menacées par la montée inexorable de la violence partout dans le monde ; il nous faut donc rester vigilants pour éviter les retours en arrière et continuer à consolider l’édifice que constituent pareilles mesures17.
11. Ces huit dernières années (soit dès 2009), je me suis tout particulièrement intéressé au développement conceptuel du régime juridique autonome de ces mesures, dans la jurisprudence de la CIJ cette fois (voir ci-dessous). Ainsi, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance du 22 avril 2015 par laquelle la Cour a indiqué des mesures conservatoires en la récente affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), j’ai souligné la nécessité, pour que se poursuive le développement progressif du droit international dans le domaine des mesures conservatoires, «de prendre conscience du régime juridique autonome régissant ces mesures, et que des décisions soient rendues dans ce cadre, avec toutes les conséquences que cela implique» (par. 10).
III. Mesures conservatoires : le critère de la vulnérabilité de certains groupes de population
1. La vulnérabilité humaine dans la jurisprudence internationale
12. La présente affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) n’est pas la première dans laquelle la vulnérabilité supposée de tel ou tel groupe de population est invoquée devant la Cour pour exhorter celle-ci à indiquer des mesures conservatoires. Qu’il me suffise à cet égard d’évoquer quelques exemples. Ainsi, dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 1er juillet 2000 en l’affaire des Activités
14 Voir CIADH, affaire relative à Eloísa Barrios et autres c. Venezuela, décision du 29 juin 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 5 ; affaire relative à la «Communauté de paix» de San José de Apartadó c. Colombie, décision du 2 février 2006, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 5 ; affaire des Communautés du Jiguamiandó et du Curbaradó c. Colombie (décision du 7 février 2006), opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 5. S’agissant, par ailleurs, de la notion de «victimes potentielles» dans le domaine des mesures conservatoires, voir CIADH, affaire concernant les Membres de l’équipe d’études communautaires et d’action psychosociale (ECAP) (affaire relative au Massacre de Plan de Sánchez), décision du 29 novembre 2006, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 10 et 12.
15 Voir CIADH, affaire des Centres pénitentiaires de Mendoza c. Argentine, décision du 30 mars 2006, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 11-12 ; affaire des Centres pénitentiaires de Araraquara c. Brésil, décision du 30 septembre 2006, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 24-25.
16 Voir CIADH, affaire des Communautés du Jiguamiandó et du Curbaradó c. Colombie, décision du 15 mars 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 4 et 10 ; affaire relative à la «Communauté de paix» de San José de Apartadó c. Colombie, décision du 15 mars 2005, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 4 et 10 ; affaire du Peuple autochtone de Sarayaku c. Equateur, décision du 6 juillet 2004, opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 2 et 30.
17 Voir CIADH, affaire concernant les Membres de l’équipe d’études communautaires et d’action psychosociale (ECAP) (affaire relative au Massacre de Plan de Sánchez), décision du 29 novembre 2006, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 1, 5, 10 et 14-15.
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armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda)  dans laquelle il n’était pas contesté que des «violations graves et répétées des droits de l’homme et du droit international humanitaire» avaient été commises , la Cour a estimé (par. 42 et 43) que les personnes se trouvant dans la zone de conflit (sur le territoire de la République démocratique du Congo) demeuraient «gravement expos[ées]» et qu’il existait «un risque sérieux que les droits en litige» dans l’affaire en question subissent «un préjudice irréparable» ; la Cour a donc jugé qu’il y avait lieu, dans ces conditions, d’indiquer des mesures conservatoires «d’urgence aux fins de protéger ces droits» (par. 43).
13. Plus récemment, dans son ordonnance du 15 octobre 2008 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), la Cour a, de même, considéré (par. 143) que, étant donné «les tensions actuelles et l’absence d’un règlement global du conflit» en Ossétie du Sud, en Abkhazie et dans les régions adjacentes, les groupes de population concernés «demeur[aient] … vulnérables». Elle a souligné que «les problèmes des réfugiés et des personnes déplacées» dans la zone en question n’avaient «pas encore été résolus dans leur totalité», et que la population concernée courait «un risque grave de préjudice irréparable», qui pourrait notamment se traduire par «des pertes en vies humaines ou des atteintes à l’intégrité physique» au mépris des droits garantis par la CIEDR (par. 142-143). Elle a donc décidé, là encore, d’indiquer des mesures conservatoires (par. 149).
14. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif rendu par la Cour le 22 juillet 2010 sur la question de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, je me suis arrêté sur le fait que le paradigme d’un droit international exclusivement interétatique était aujourd’hui dépassé (par. 182-188), et j’ai mis en évidence l’attention croissante que portent l’ONU et les autres organisations internationales aux besoins et aspirations des peuples (par. 53-66). J’ai concentré mon analyse sur la place centrale des peuples dans le droit international contemporain (par. 169-176) et sur le caractère crucial des souffrances de la population (par. 161-168).
15. J’ai également montré, dans cette même opinion individuelle, l’importance qu’accordent les organes principaux de l’Organisation des Nations Unies  en particulier l’Assemblée générale (par. 103-114) et le Secrétaire général (par. 119-129)  aux besoins de la population, et «en particulier des groupes les plus vulnérables touchés par le conflit» (par. 105). Rappelant les fins humaines de l’Etat (par. 177-181), j’ai ensuite invoqué l’humanité comme principe fondamental du droit des Nations Unies (par. 196-211). J’ai également souligné l’attention particulière qu’il convient de prêter «aux plus vulnérables, [ceux] qui ont donc le plus besoin d’être protégés» (par. 185)  en gardant toujours à l’esprit les fins humaines de l’Etat.
16. Dans l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt du 3 février 2012 en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), j’ai estimé utile de souligner que le besoin de protection et de justice s’applique non seulement aux victimes effectives et potentielles «de plus en plus vulnérables, sinon sans défense», mais aussi au «milieu social dans son ensemble» (par. 175). J’ai, peu après, dans mon opinion individuelle annexée à l’arrêt du 19 juin 2012 en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, cru devoir appeler l’attention sur la nécessité des mesures «visant à permettre aux victimes de surmonter leur extrême vulnérabilité» (par. 84).
17. Il est révélateur que la Cour, comme d’autres juridictions internationales, se voie aujourd’hui saisie d’affaires dans le cadre desquelles des êtres humains se trouvent en situation
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d’extrême adversité ou vulnérabilité. Cela témoigne selon moi de l’émergence d’un nouveau paradigme  celui du droit international humanisé, du jus gentium des temps modernes18, reflétant le souci et la volonté de protéger toute personne humaine en situation de vulnérabilité. La jurisprudence des juridictions internationales garantes des droits de l’homme en offre une illustration particulièrement éclairante.
18. La CIADH s’est ainsi trouvée confrontée, dans un certain nombre d’affaires, à l’extrême vulnérabilité des victimes face à la désagrégation de la puissance publique et du tissu social19, ou dans le contexte de déplacements forcés de membres de communautés (autochtones) vivant dans des conditions de pauvreté chronique20. Etant donné l’exclusion sociale à laquelle les victimes sont confrontées en pareilles situations, ainsi que leur état d’extrême vulnérabilité et d’impuissance, les juridictions internationales sont alors un «ultime recours»21.
19. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est elle aussi attentive, de manière générale, à la «vulnérabilité» et à la «frustration» de certains requérants22, ayant, de fait, reconnu, au cours du temps, la vulnérabilité des enfants, des personnes handicapées et d’autres victimes23. Ainsi, en l’affaire Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique (2006), elle a constaté la «situation d’extrême vulnérabilité» dans laquelle s’étaient trouvés de jeunes clandestins non accompagnés24 ; dans l’affaire M. S. S. c. Belgique et Grèce (2011), elle a prêté une attention particulière à la «vulnérabilité spécifique» du requérant, «inhérente» à sa qualité de demandeur d’asile25.
20. Dans l’affaire Tanrikulu c. Turquie (1999), la CEDH a, là encore, appelé l’attention sur la situation de vulnérabilité du plaignant, en rappelant celle de villageois requérants dans des affaires antérieures, soumis à l’«intimidation» et à une «forme de pression … inacceptable» qui entravait le droit de recours individuel au titre de la convention européenne des droits de
18 Voir A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 1e éd., Belo Horizonte (Brésil), éd. Del Rey, 2006, p. 3-409 ; 2e éd. rev., Belo Horizonte (Brésil), éd. Del Rey, 2015, p. 3-782 ; A. A. Cançado Trindade, La Humanización del Derecho Internacional Contemporáneo, Mexico, Ed. Porrúa/IMDPC, 2013, p. 1-324 ; A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, éd. Ad-Hoc, 2013, p. 7-185.
19 Notamment, CIADH, affaire relative à Servellón-García et autres c. Honduras, arrêt du 21 septembre 2006, par. 99 ; et opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, soulignant la grande vulnérabilité des victimes (par. 7, 17, 24, 26 et 32).
20 Notamment, CIADH, Communauté autochtone Sawhoyamaxa c. Paraguay, arrêt du 29 mars 2006, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 14, et voir par. 16, 18-19, 24, 29 et 37 (concernant l’état de vulnérabilité et de délaissement extrêmes et manifestes).
21 Ibid., par. 58, 67 et 73.
22 Notamment, CEDH, section III, affaire Varnava et autres c. Turquie, arrêt du 10 janvier 2008, par. 137. L’affaire a ensuite été renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour, qui a elle aussi prêté une attention particulière aux circonstances touchant à la situation des victimes, affaire Varnava et autres c. Turquie, arrêt du 18 septembre 2009, par. 147-149.
23 Voir notamment CEDH, affaire A. c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, par. 22 ; CEDH, première section, affaire Dordević c. Croatie, arrêt du 24 juillet 2012, par. 138, et voir par. 131 et 133.
24 Voir CEDH, première section, arrêt du 12 octobre 2006, par. 103, et voir par. 55, constatant la violation de l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme (par. 59, 61 et 63).
25 Voir CEDH, Grande Chambre, arrêt du 21 janvier 2011, par. 232-233 et 258-259, constatant la violation de l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme (par. 233-234 et 264).
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l’homme26. De même, en l’affaire Chypre c. Turquie (2001), elle a pris en considération les dépositions de témoins concernant «la vulnérabilité et les craintes de la population enclavée»27.
2. La vulnérabilité humaine dans le cas d’espèce
a) La demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine
21. Dans la demande en indication de mesures conservatoires qu’elle a présentée le 16 janvier 2017 en la présence instance, l’Ukraine commence par indiquer qu’elle cherche à éviter que ne se trouve aggravé le conflit qui l’oppose à l’Etat défendeur «depuis près de trois ans», et s’accompagne de «violations continues du droit international» (par. 1, 4 et 9). Elle souligne que les mesures sollicitées visent à protéger «la vie et les droits de l’homme fondamentaux» de ses citoyens (par. 1, et par. 11 et 16-17), ajoutant que «les droits fondamentaux de la population civile d’Ukraine demeur[ent] constamment menacés» (par. 4 et voir par. 11).
22. Dans sa demande, l’Etat requérant invoque à maintes reprises l’extrême vulnérabilité de groupes de population civile en Ukraine orientale et en Crimée (par. 4, 10, 13-14, 18-19 et 21), indiquant qu’il cherche à protéger «ses droits et ceux de sa population» (par. 6 et 17). En réalité, la présente affaire entre l’Ukraine et la Fédération de Russie n’est pas la première dans laquelle la Cour, pour déterminer s’il convient d’indiquer des mesures conservatoires, est appelée à considérer ensemble les populations et le territoire, en accordant une attention particulière à la protection de la population vivant sur un territoire.
b) Les arguments de chacune des deux Parties sur la vulnérabilité humaine
23. Lors de chacune des audiences publiques qui se sont tenues devant la Cour en la présente espèce, du 6 au 9 mars 2017, l’Ukraine et la Fédération de Russie ont l’une et l’autre expressément abordé le critère de la vulnérabilité de certains segments de la population, plus longuement pour la première que pour la seconde. Leurs argumentations respectives sur la question allaient évidemment dans des sens différents.
24. Au premier tour de procédure orale (les 6 et 7 mars 2017), l’Ukraine a avancé que, compte tenu du très grand nombre de personnes déplacées, «[s]’il est bien aujourd’hui une population qui mérite le qualificatif de «vulnérable» et qui a besoin de protection, c’est le peuple ukrainien»28, en renvoyant aux populations «vulnérables» d’Ukraine orientale et de Crimée29. Elle a ainsi affirmé que «la communauté ukrainienne de souche s’est trouvée exposée»30 dans son ensemble et que «les Tatars de Crimée étaient particulièrement vulnérables», ce que la Fédération de Russie, pour sa part, a contesté31.
25. Lors du second tour de procédure orale (les 8 et 9 mars 2017), l’Ukraine a encore invoqué «le déplacement de quelque 1,7 million d’Ukrainiens» ainsi que les «pertes en vies
26 Voir CEDH, arrêt du 8 juillet 1999, par. 130 et 142 7).
27 Voir CEDH, arrêt du 10 mai 2001, par. 224.
28 CR 2017/1, p. 23, par. 25 (Koh).
29 Ibid., p. 66, par. 51 (Gimblett).
30 Ibid., p. 63, par. 43 (Gimblett).
31 CR 2017/2, p. 52, par. 7-8 (Lukiyantsev).
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humaines et … autres souffrances [causées] à la population civile vulnérable d’Ukraine»32. Elle a souligné que ces violations avaient été subies par «une population vulnérable, privée [de] protections»33, et réaffirmé que les «populations civiles d’Ukraine, tout particulièrement dans sa partie orientale et en Crimée, [étaient] extrêmement vulnérables et [avaient] besoin de la protection immédiate de la Cour»34.
26. A propos de la demande de l’Ukraine visant à «protéger les populations vulnérables» et en particulier «celles qui vivent dans l’est du pays»35, la Fédération de Russie a quant à elle souligné qu’il était nécessaire, dans cet objectif (de protection), de veiller à ce que les accords de Minsk soient mis en oeuvre36. Les Parties s’en sont tenues là quant à la vulnérabilité de groupes de population. Il convient toutefois de relever qu’elles ont l’une et l’autre estimé utile de traiter la question, chacune à sa façon.
IV. Mesures conservatoires : l’extrême vulnérabilité des victimes, le risque d’un nouveau préjudice irréparable et l’urgence de la situation
27. Ainsi, les deux Parties ont abordé la question de la vulnérabilité humaine de différentes manières dans leurs plaidoiries devant la Cour (voir ci-dessus). Par ailleurs, les documents qu’elles ont chacune soumis à la Cour peu avant l’ouverture de la procédure orale comportaient des éléments attestant l’extrême vulnérabilité de certains segments de la population locale (notamment en Ukraine orientale). De fait, dans le cadre de la présente procédure relative aux mesures conservatoires, les deux Parties ont dûment coopéré en communiquant à la Cour des éléments de preuve pertinents. Elles ont l’une et l’autre appelé l’attention sur des informations figurant dans les documents produits, et notamment plusieurs rapports concernant la situation des droits de l’homme en Ukraine (émanant pour la plupart du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, ci-après le HCDH), faisant état de tirs d’artillerie sans discrimination, imputables aux différentes parties, ayant frappé la population civile.
28. Les récits de pareils bombardements sont légion, et ne se limitent pas aux seuls passages cités par l’une et l’autre des Parties dans leurs argumentations respectives devant la Cour. Il est ainsi question, dans les rapports du HCDH, de bombardements aveugles touchant des populations civiles  en violation des droits de l’homme et du droit humanitaire international  et lancés par toutes les parties dans des zones densément peuplées, qu’il s’agisse de secteurs contrôlés par le gouvernement37 ou de localités et villages aux mains de groupes armés38. L’artillerie et l’armement militaire sont stockés dans ces zones densément peuplées, ou à proximité, afin de permettre la poursuite de ces tirs sans discrimination frappant les populations civiles qui y vivent.
29. Un certain nombre d’exemples précis peuvent être évoqués à cet égard. Selon les rapports du HCDH sur le conflit perdurant en Ukraine orientale, toutes les parties  y compris les forces ukrainiennes et les groupes armés non gouvernementaux  ont effectué des tirs d’artillerie sans discrimination et utilisé des armes explosives (de large portée) dans des zones à forte densité
32 CR 2017/3, p. 2, par. 2 (Koh).
33 Ibid., p. 58, par. 31 (Gimblett).
34 Ibid., p. 60, par. 5 (Zerkal).
35 CR 2017/4, p. 62-63, par. 20 (Kolodkin).
36 Ibid., p. 63, par. 23 (Kolodkin).
37 Notamment les villes d’Avdiivka, Debaltseve, Popasna et Shchastia et le district de Stanychno Luhanske.
38 Notamment les villes de Donetsk, Louhansk et Horlivka.
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démographique39. Certains secteurs40 (des zones contrôlées par le gouvernement autant que des localités aux mains de groupes armés non étatiques) continuent d’être quotidiennement soumis à d’intenses bombardements41. Ces attaques systématiques ont causé des dommages importants (morts et blessés) parmi la population civile42.
30. Des tirs d’artillerie sans discrimination ont ainsi frappé et endommagé des bâtiments résidentiels43, des hôpitaux44, des ambulances45, des écoles46, des jardins d’enfants47 et le terrain de
39 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 18 et 22-24 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 5 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (17 August 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (17 août 2014)], par. 4 et 26.
40 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 18.
41 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)], par. 23 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016)], par. 19 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2015)], par. 4 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 6, 23 et 44 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (17 August 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (17 août 2014)], par. 26.
42 HCDH, Accountability for killings in Ukraine from January 2014 to May 2016 [Responsabilité du fait de meurtres commis en Ukraine de janvier 2014 à mai 2016], par. 32 :
«Le HCDH estime que jusqu’à 2000 civils pourraient avoir été tués pendant la durée du conflit armé … Entre 85 et 90 % de ces morts, recensées par le HCDH tant dans les territoires contrôlés par le gouvernement que dans les zones sous contrôle de groupes armés, ont été causées par les tirs d’artillerie effectués dans des zones peuplées à l’aide de mortiers, de canons, d’obusiers, de chars et de différents systèmes de lancement de roquette.»
Voir également HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)], par. 23 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)], par. 40 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016)], par. 11, 19 et 25 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2015)], par. 26 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2015)], par 23 et 25-26 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 5 et 7 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 décembre 2014)], par. 5 et 38. Voir également, plus récemment, HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 28-31.
43 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 44 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014)], par. 259.
44 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 24 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)], par. 36 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2015)], par. 104 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 7 et 44 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014)], par. 172.
45 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2015)], par. 104.
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football d’une école48. Le HCDH fait état d’attaques contre non seulement des écoles (et de leur usage à des fins militaires49) mais aussi des églises (ainsi que des prêtres et des paroissiens)50. Dans certaines localités, jusqu’à 80 % des bâtiments résidentiels et des équipements publics ont été détruits51. Parmi les victimes blessées ou tuées par ces tirs d’artillerie sans discrimination, l’on compte des femmes52, des enfants53 et des personnes âgées54, entre autres55.
31. Parallèlement aux tirs d’artillerie sans discrimination  dont le HCDH a, fin 2014 et début 2015, exigé qu’ils «cesse[nt] immédiatement»56 , a été observé un afflux croissant et continu d’armements lourds et sophistiqués57. Pendant la même période, le HCDH a par ailleurs fait état d’«un nombre considérable d’exécutions sommaires et de meurtres présumés de civils qui ne participaient pas aux hostilités», de «pertes civiles» causées «en grande majorité … par des tirs d’artillerie aveugles dans des zones résidentielles, en violation du principe de distinction prévu par
46 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)], par. 19 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)], par. 35 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 7 et 44.
47 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 24 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 7 et 44.
48 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 décembre 2014)], par. 38.
49 Voir également, sur ce point particulier, Human Rights Watch, Studying Under Fire  Attacks on Schools, Military Use of Schools During the Armed Conflict in Eastern Ukraine [Etudier sous les balles  Les attaques lancées contre les écoles et l’utilisation de celles-ci à des fins militaires lors du conflit armé en Ukraine orientale], 11 février 2016 (https://www.hrw.org/report/2016/02/11/studying-under-fire/attacks-schoo…) [le rapport HRW] ; Ukraine: Attacks, Military Use of Schools [Ukraine : attaques, utilisation des écoles à des fins militaires], 11 février 2016 (https://www.hrw.org/news/2016/02/11/ukraine-attacks-military-use-schools).
50 Voir HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014)], par. 315 (dans le village de Perevalnoe, en Crimée) ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (17 August 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (17 août 2014)], par. 163 (église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev, village de Mramornoye, près de Simferopol) ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 décembre 2014)], par. 84 (même église du même patriarcat, à nouveau dans la zone de Simferopol) ; HCDH, Accountability for killings in Ukraine from January 2014 to May 2016 [Responsabilité du fait de meurtres commis en Ukraine de janvier 2014 à mai 2016], annexe I, par. 39-40 (église évangélique de la «Transfiguration du Christ», localité de Sloviansk).
51 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2015)], par. 83.
52 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 5.
53 Ibid., par. 5.
54 Ibid.
55 Voir HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014)], par. 172 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2015)], par. 65.
56 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 2.
57 Ibid., par. 3.
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le droit international humanitaire»58. Mi-2016, le HCDH s’est dit préoccupé par le fait que les deux camps (les forces gouvernementales et les groupes armés)
«continu[aient] à ne tenir aucun compte des protections qu’accorde le droit humanitaire international aux écoles en tant qu’objets civils à but éducatif … De même, les hôpitaux utilisés à des fins médicales sont fréquemment frappés par des tirs d’artillerie, au mépris de la protection dont ils bénéficient au regard du droit humanitaire international … Les forces gouvernementales et les groupes armés ont, dans certains cas, utilisé des établissements scolaires et médicaux à des fins militaires.»59
32. Les tirs d’artillerie aveugles ont eu, de surcroît, de graves conséquences sur les infrastructures civiles, notamment les conduites d’eau et systèmes de filtration, les canalisations de gaz et les centrales électriques. Des milliers de personnes ont ainsi été privées de services essentiels tels que chauffage, eau et électricité, ce qui a créé de nouveaux besoins humanitaires60. Dans certaines des zones les plus touchées, «l’effondrement de la situation économique et des infrastructures est quasiment total»61.
33. De plus, alors qu’ils passaient les points de contrôle, des civils cherchant à fuir ces situations précaires ont été la cible d’attaques lancées apparemment tant par les forces gouvernementales62 que par des groupes armés non étatiques63. Ces restrictions à la liberté de mouvement ont ainsi contraint les populations civiles à subir, pendant des périodes prolongées, la violence et les risques liés aux hostilités actuelles64. Ni les groupes armés ni les autorités gouvernementales n’ont jamais assumé la responsabilité des morts causées par le conflit parmi la population civile, malgré leur nombre croissant. Ainsi, en plus de devoir supporter les conséquences de leurs blessures physiques (qui s’ajoutent aux décès), les victimes civiles de tirs d’artillerie aveugles se voient refuser toute protection sociale et juridique65.
58 HCDH, Accountability for killings in Ukraine from January 2014 to May 2016 [Responsabilité du fait de meurtres commis en Ukraine de janvier 2014 à mai 2016], p. 3 (résumé).
59 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)], par. 35-37.
60 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 November 2016 to 15 February 2017) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 novembre 2016-15 février 2017)], par. 18 et 25-27 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)], par. 18 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May to 15 August 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 mai-15 août 2016)], par. 125 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016)], par. 15 ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 7 et 44.
61 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 December 2014 to 15 February 2015) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (1er décembre 2014-15 février 2015)], par. 44.
62 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016)], par. 20.
63 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (17 August 2014) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (17 août 2014)], par. 4.
64 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février-15 mai 2016)], par. 20.
65 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 August to 15 November 2016) [Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 août-15 novembre 2016)], par. 136.
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34. Des informations émanant d’autres sources que le HCDH ont été portées à l’attention de la Cour. Un rapport de la Mission spéciale d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en Ukraine exposait ainsi, en juillet 2016, que «la persistance des hostilités, des tirs d’artillerie et de l’insécurité générale», ainsi que de «graves violations des droits de l’homme», étaient, pour une large part, à l’origine des déplacements internes massifs de population dans les zones touchées66.
35. Dans un rapport d’avril 2015, le rapporteur spécial sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays a, de même, souligné que les événements alors en cours avaient causé «des déplacements internes massifs» de population dans les régions orientales de l’Ukraine ; il a vivement engagé «toutes les parties aux hostilités à mettre fin sans délai aux combats» et à «protéger les civils» ainsi qu’à garantir le retour librement consenti et en toute sécurité des personnes déplacées67.
V. Critère décisif : la vulnérabilité humaine et non la «plausibilité» des droits
36. Au vu des tirs d’artillerie sans discrimination qu’ont ainsi essuyés des civils, la probabilité apparaît forte que soit causé un nouveau préjudice irréparable et la situation, urgente. C’est, selon moi, à l’aune du critère de vulnérabilité humaine, bien plus que de «plausibilité» des droits, que doit s’apprécier la nécessité d’indiquer des mesures conservatoires, dont les bénéficiaires sont en définitive, dans les circonstances actuelles, les êtres humains. Avant tout, c’est donc la vulnérabilité des êtres humains qui doit, d’après moi, retenir notre attention.
37. Le critère dit de plausibilité est une récente invention de la Cour : celle-ci l’a introduit dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 28 mai 2009 au stade des mesures conservatoires en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) (C.I.J. Recueil 2009, p. 139), et n’a eu de cesse, depuis lors, de le clarifier. Or, ce sont tantôt des droits, tantôt des faits, tantôt encore les arguments des parties qu’elle qualifie de «plausibles»  et l’on peut dresser ce même constat aux paragraphes 63-64, 66-71, 74-75, 79 et 82-83 de la présente ordonnance.
38. Dans cette dernière, il est question de «plausibilité» à propos non seulement de droits (par. 63-64, 69, 75, 79 et 82) mais aussi, plus largement, de l’application d’instruments internationaux (par. 70), soit deux éléments distincts. La Cour l’utilise aussi s’agissant de faits (par. 66, 68, 75 et 82-83), renvoyant ainsi à un troisième élément, celui de «plausibilité» factuelle. C’est même parfois d’intention ou de but (par. 66) qu’il s’agit, ou encore d’arguments ou d’allégations (par. 71).
66 Mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine, Thematic Report  Conflict-Related Disappearances in Ukraine : Increased Vulnerabilities of Affected Populations and Triggers of Tension Within Communities [Rapport thématique  Disparitions liées au conflit en Ukraine : la vulnérabilité croissante des populations touchées et les facteurs de tensions au sein des communautés], juillet 2016, p. 19 et 24.
67 Conseil des droits de l’homme, Rapport du rapporteur spécial sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays, M. Chaloka Beyani  Additif : Mission en Ukraine, Nations Unies, doc. A/HCR/29/34/Add. 3, 2 avril 2015, p. 19, par. 75 ; voir également, concernant, de manière générale, les réfugiés : Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), Profiling and Needs Assessment of Internally Displaced Persons (IDPs) [Etude et évaluation des besoins des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays], 17 octobre 2014, p. 1-116.
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39. Est-il raisonnable d’utiliser ainsi le critère de «plausibilité», de manière aussi imprécise et en présence de tant d’incertitudes ? Et ce n’est pas tout : dans la présente ordonnance, la Cour entend appliquer la «plausibilité» non seulement en tant que critère (supra), mais même en tant que «condition» (par. 83). Cela aboutit à gêner, voire rendre impossibles l’examen et l’adoption de mesures conservatoires couvrant le différend porté devant la Cour dans son ensemble, en ce qu’il a trait à la fois à la CIRFT et à la CIEDR, et à la fois à la Crimée et à l’Ukraine orientale.
40. Ce n’est pas la première fois que, en ma qualité de juge de la CIJ, j’estime opportun de mettre en garde contre l’indétermination du prétendu critère de plausibilité. Je l’ai déjà fait, par exemple, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), lorsque j’ai indiqué qu’«un droit est un droit, qu’il soit ou non «plausible» (quel que soit le sens que ce terme revêt concrètement)» (par. 48). C’est aux besoins de protection, et non aux stratégies contentieuses, qu’il convient de s’intéresser avant tout.
41. Je trouve regrettable que, tout au long de la présente ordonnance, la Cour détourne l’attention du critère, pourtant essentiel, de vulnérabilité des victimes (auquel elle ne se réfère que brièvement, par exemple aux paragraphes 92 et 96), au profit du concept hétéroclite de «plausibilité», quoi qu’il puisse recouvrir concrètement. Les droits qu’il s’agit de protéger dans la présente affaire sont en dernière analyse ceux d’êtres humains (en tant que personnes ou groupes), bien davantage que ceux d’Etats.
42. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour est face à une situation où sont en péril les droits fondamentaux à la vie (et celui de vivre) ainsi qu’à la sécurité et à l’intégrité de la personne. Les individus concernés vivent (ou survivent) dans un état de grande vulnérabilité. Et gardons à l’esprit cet autre aspect connexe, qui est que les droits qu’il s’agit de protéger au stade des mesures conservatoires ne sont pas nécessairement ceux qui seront reconnus plus tard, au stade du fond.
43. Les éléments qui commandent l’indication de mesures conservatoires sont la gravité de la situation, la nécessité urgente de pareilles mesures et la probabilité d’un préjudice irréparable. Ces conditions sont réunies dans une situation telle que celle qui existe en l’espèce, et qui, en Ukraine orientale, menace les droits fondamentaux à la vie ainsi qu’à la sécurité et à l’intégrité de la personne, entre autres. La Cour n’en fait pas suffisamment, voire nullement, cas dans la présente ordonnance qui, comme je l’ai dit plus haut, est en revanche émaillée de références d’ordres divers au critère de «plausibilité».
44. Ainsi que je n’ai cessé de l’affirmer au fil des années, les mesures conservatoires relèvent d’un régime juridique autonome qui leur est propre. Dans ce contexte, il m’apparaît clair que la vulnérabilité humaine est un critère plus impérieux encore que la «plausibilité» des droits s’agissant de l’indication de mesures conservatoires. C’est en le reconnaissant et en le faisant savoir que l’on contribue à l’humanisation en cours  et historique  du droit international des temps modernes.
VI. Nécessité et importance des mesures conservatoires en l’espèce
45. Dans la présente affaire, je considère que la Cour a le droit et, au vu des éléments de preuve en sa possession, l’obligation d’indiquer des mesures conservatoires, et ce au regard des deux instruments, la CIRFT et la CIEDR. A ce stade de la procédure, il lui suffit de déterminer
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qu’elle a compétence prima facie en ce qui les concerne ; une analyse approfondie de ces deux conventions ne s’impose pas, et doit être réservée pour la phase du fond68. Les éléments de preuve déjà soumis à la Cour sont suffisants aux fins de l’indication de mesures conservatoires.
46. Pour déterminer si elle est compétente prima facie dès à présent, point n’est besoin pour la Cour d’établir définitivement que les deux conventions en cause ont été violées (article 18 de la CIRFT et articles 2 1) et 5 b) de la CIEDR). Au stade des mesures conservatoires, la Cour ne peut pas se prononcer de manière définitive sur les faits ni sur l’attribution de la responsabilité69, ces questions devant être tranchées ultérieurement, à la phase du fond. En l’état actuel, la CIJ  la Cour internationale de Justice  a le devoir de s’attacher en priorité, en se fondant sur les éléments de preuve versés au dossier, à protéger la population civile vulnérable qui vit (ou survit) dans les zones concernées.
47. Sur la base des documents et autres moyens produits par les Parties, il semble que des attaques continuent de frapper les civils en Ukraine orientale (et tout particulièrement à Avdiivka) et de faire des victimes, morts ou blessés ; cette situation perdure depuis 201470. Des attaques armées se sont produites et continuent de se produire, causant des pertes en vies humaines et des dommages corporels, atteintes qui, de par leur nature même, sont irréparables71. Il y a urgence, et la Cour se doit de protéger les groupes vulnérables de la population. La signature des deux accords de Minsk (les 5 septembre 2014 et 12 février 2015)72 n’ayant pas permis de rétablir la stabilité ni de mettre un terme aux tensions et tirs d’artillerie aveugles73 (de toutes origines), il est évident qu’il lui faut indiquer des mesures conservatoires.
48. La CIEDR, qui fait partie des traités fondamentaux relatifs aux droits de l’homme conclus sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, a pour objet de protéger les droits de la personne humaine au niveau intraétatique. La nécessité de protéger les groupes vulnérables de la population aurait donc dû amener la Cour à conclure que le critère de vulnérabilité humaine s’appliquait en la présente affaire, et que l’indication de mesures conservatoires s’imposait. Pour ce faire, la Cour avait compétence prima facie au titre de la CIEDR (notamment les articles 2 1) et 5 b)), et de la CIRFT (l’article 18, en ce qu’il se rapporte à l’article 2), tout obstacle injustifié à l’accès à la justice sur le fondement de ces deux instruments devant être écarté.
49. Lorsqu’un risque pèse sur la vie humaine ou sur la santé, la Cour prend dûment en compte la probabilité d’un dommage qui serait nécessairement irréparable. Des atteintes à des
68 Voir, à cet égard, Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, par. 53.
69 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, p. 353, par. 141.
70 Sur la très récente escalade des hostilités à Avdiivka/Donetsk/Makiivka, voir les rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, «Conflict-Related Civilian Casualties in Ukraine (6 mars 2017), p. 1 ; Escalation of Hostilities Has Exacerbated Civilian Suffering  U.N. Report (4 mars 2017), p. 1-2.
71 Voir, à cet égard, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, p. 353, par. 142.
72 Les deux accords contiennent des dispositions analogues, et notamment, des engagements exprès en faveur : d’un cessez-le-feu bilatéral immédiat (avec suivi et vérification de la part de l’OSCE) ; du retrait du territoire de l’Ukraine des groupes armés illégaux ; de la libération des otages et autres personnes retenues illicitement ; d’une garantie d’accès à l’aide humanitaire.
73 Ainsi que rapporté, par exemple, par la mission d’observation spéciale de l’OSCE en Ukraine, sur la base d’informations reçues jusqu’au 30 janvier 2017.
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droits prévus par la CIEDR, dans la mesure où elles pourraient, de manière imminente, exposer les personnes concernées à des privations, à un sort pénible et angoissant ou à des dangers pour leur vie et leur santé, sont susceptibles d’entraîner des dommages que l’on est en droit de qualifier d’irréparables ; pareil risque de préjudice irréparable rend particulièrement vulnérables certains groupes ethniques locaux (les communautés tatares de Crimée et ukrainiennes de souche)74.
50. La sécurité des groupes vulnérables de la population demeurant en péril, la Cour se doit d’indiquer des mesures conservatoires pour protéger ceux-ci. En outre, l’état de conflit armé et l’application conséquente du droit international humanitaire ne font pas obstacle à la mise en oeuvre de la CIRFT et de la CIEDR : ces deux branches du droit ne s’excluent pas mutuellement mais se renforcent au contraire l’une l’autre dans le contexte de la présente affaire, afin d’assurer la protection de personnes en situation de grande vulnérabilité.
51. Il est rassurant que la Cour, en tant qu’«organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies» (article 92 de la Charte), prescrive des mesures conservatoires lorsqu’existe un risque imminent de (nouvelles) violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Les circonstances de l’espèce exigent de considérer dans leur ensemble les dispositions pertinentes des deux conventions, les prescriptions du droit international des droits de l’homme et celles du droit international humanitaire, aux fins d’interprétation. D’autres organes principaux des Nations Unies  notamment l’Assemblée générale75 et le Conseil de sécurité76  ont eux aussi exprimé leurs préoccupations à l’égard des circonstances de l’espèce.
VII. L’attention portée par la communauté internationale aux conditions de vie des populations partout dans le monde
52. Ce n’est pas la première fois que, face au sort de groupes de populations vulnérables victimes de conflits armés ou d’hostilités, je soutiens que les conventions internationales régissant le droit international humanitaire et d’autres conventions internationales (relatives aux droits de l’homme et à d’autres questions) présentent des «points de rapprochement et de convergence» et peuvent trouver à s’appliquer de manière concomitante, ce qui  comme je l’ai relevé voici une quinzaine d’années dans le cadre d’une autre juridiction internationale  exige clairement de reconnaître les effets d’une convention donnée vis-à-vis de tiers, simples particuliers (théorie du Drittwirkung)77. Il en va ainsi, dans la présente instance, de la CIRFT et de la CIEDR : le principe du Drittwirkung a ici une incidence, les deux conventions couvrant les relations entre personnes privées, sans exclure l’engagement éventuel de la responsabilité de l’Etat (fût-ce par omission  une question qu’il conviendra d’examiner au stade ultérieur du fond).
53. Comme je l’ai déjà indiqué dans la présente opinion, la vulnérabilité des victimes, et ses implications, est donc clairement reconnue dans la jurisprudence internationale contemporaine de différentes instances judiciaires internationales (cf. partie III, supra). Dans un cadre plus large
74 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, p. 396, par. 142-143.
75 Nations Unies, Assemblée générale, résolution 68/262 du 27 mars 2014 (par. 4, sur la nécessité de protéger la vie humaine en Ukraine) ; Assemblée générale, résolution 71/205 du 19 décembre 2016 (par. 1 et 2 b), préoccupations relatives aux mesures et pratiques discriminatoires en Crimée).
76 Nations Unies, Conseil de sécurité, résolution 2202 (2015) du 17 février 2015 (par. 1 et 3, sur la nécessité de mettre en oeuvre «l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk» du 12 février 2015).
77 CIADH, affaire relative à la «Communauté de Paix» de San José de Apartadó c. Colombie (décision du 18 juin 2002), opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 14 ; CIADH, affaire des Centres pénitentiaires de Mendoza c. Argentine (décision du 30 mars 2006), opinion concordante de M. le juge Cançado Trindade, par. 5.
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encore, je voudrais au surplus relever, à cet égard, ce fait — notable — que les cycles de conférences mondiales tenues sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies78 (dans les années 1990 et au début de la dernière décennie) ont fait apparaître un dénominateur commun, sous-tendant leurs documents finals, en ce qu’y était consacrée la légitimité des préoccupations qu’inspirent à la communauté internationale tout entière79 les conditions d’existence de la population des différentes parties du monde.
54. La deuxième conférence mondiale sur les droits de l’homme qui s’est tenue à Vienne, en 1993, notamment, a ajouté un élément supplémentaire essentiel à ce dénominateur commun, une attention particulière ayant été prêtée aux groupes vulnérables de la population sur l’ensemble de la planète. La protection des plus vulnérables en constitue d’ailleurs l’héritage le plus marquant80. Plus que toute autre conférence mondiale s’étant tenue dans le cadre de ce cycle, elle a présenté, compte tenu de la thématique vaste qui était la sienne, une vision systémique de tous les groupes de populations se trouvant dans un état de vulnérabilité ou d’extrême adversité.
55. La déclaration et le programme d’action de Vienne, adoptés à l’issue de la conférence mondiale tenue à Vienne en 1993, ont quant à eux appelé la communauté internationale à accorder une attention particulière aux personnes victimes de discrimination et aux groupes vulnérables, qui ont le plus besoin d’être protégés81, contribuant ainsi grandement à faire reconnaître la place centrale des victimes dans cette protection, ainsi que l’importance des conditions de vie qu’elles endurent dans leur situation de grande vulnérabilité. Cette place centrale a perduré jusqu’à nos jours, et se trouve mise en avant dans les cas de violation systématique de droits fondamentaux des victimes, entre autres circonstances particulièrement aggravantes82.
VIII. Mesures conservatoires : protection de la personne humaine, par-delà la dimension strictement interétatique
56. Voici huit ans, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), la Cour, dans son ordonnance du 28 mai 2009, a décidé de ne pas indiquer de mesures conservatoires. J’ai joint à cette ordonnance une opinion dissidente, rappelant l’histoire des victimes du régime de Hissène Habré (1982-1990) au Tchad (par. 30-45), dans leur quête de justice ; après avoir appelé l’attention sur la nature préventive que revêtent en
78 Conférences mondiales : sur l’environnement et le développement (Rio de Janeiro, 1992) ; les droits de l’homme (Vienne, 1993) ; la population et le développement (Le Caire, 1994) ; le développement social (Copenhague, 1995) ; les droits des femmes (Beijing, 1995) ; les habitats humains  Habitat-II (Istanbul, 1996) ; et contre le racisme (Durban/Afrique du Sud, 2001).
79 Voir A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. I, 2e éd., Porto Alegre (Brésil), S.A. Fabris Ed., 2003, chap. III-VII, p. 165-338 ; et voir A. A. Cançado Trindade, “Sustainable Human Development and Conditions of Life as a Matter of Legitimate International Concern: The Legacy of the U.N. World Conferences”, in Japan and International Law - Past, Present and Future (Symposium of the Centennial of the Japanese Association of International Law), La Haye, Kluwer, 1999, p. 285-309.
80 Voir A. A. Cançado Trindade, A Proteção dos Vulneráveis como Legado da II Conferência Mundial de Direitos Humanos (1993-2013), Fortaleza (Brésil), IBDH/IIDH/SLADI, 2014, p. 13-363.
81 A. A. Cançado Trindade, «Nouvelles réflexions sur l’interdépendance ou l’indivisibilité de tous les droits de l’homme, une décennie après la conférence mondiale de Vienne», in El Derecho Internacional: Normas, Hechos y Valores  Liber Amicorum J.A. Pastor Ridruejo, L. Caflisch et al. (sous la dir. de), Madrid, Universidad Complutense, 2005, p. 59-73.
82 Voir A. A. Cançado Trindade, State Responsibility in Cases of Massacres: Contemporary Advances in International Justice, Universiteit Utrecht, 2011, p. 1-71 ; A. A. Cançado Trindade, The Access of Individuals to International Justice, Oxford, Oxford University Press, 2011, chap. X, p. 179-191 ; A. A. Cançado Trindade, «Die Entwicklung des interamerikanischen Systems zum Schutz der Menschenrechte», Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 70, 2010, p. 629-699.
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droit ces mesures, dont l’octroi ne préjuge nullement la décision définitive sur le fond des affaires concernées (par. 12), ainsi que leur caractère proprement tutélaire (par. 13), j’ai jugé utile de relever que, au fil des dernières décennies, la Cour, dans ses décisions à cet égard, a progressivement cherché à dépasser la perspective strictement interétatique, en reconnaissant la nécessité de préserver la «vie humaine et l’intégrité de la personne», comme droits fondamentaux de l’individu (par. 20-21).
57. Les parties elles-mêmes n’ont pas cherché à contester cette approche, lorsque, à l’origine du contentieux interétatique les opposant devant la Cour, se trouvaient des allégations de graves violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire (par. 40) ; des Etats demandeurs, dans le cadre des plaidoiries qu’ils ont présentées, ont ainsi pu «dépasser [l’]ancienne vision purement interétatique», en cherchant à justifier la protection, au moyen de mesures conservatoires, des «droits fondamentaux de la personne humaine» (par. 23). De fait, ajoutais-je dans mon opinion dissidente, au cours des dernières décennies,
«les mesures conservatoires indiquées dans les ordonnances successives de la Cour [ont] transcendé la dimension interétatique du passé, artificielle, pour en venir à sauvegarder aussi les droits dont l’être humain est le titulaire ultime. Cette évolution rassurante ne souffre aucun recul, puisqu’elle a eu lieu pour répondre à un besoin fondamental et à une aspiration partagés non seulement par les Etats, mais par la communauté internationale moderne tout entière.» (Par. 25.)
58. J’ai mis en exergue l’importance et la dimension temporelle des mesures conservatoires, eu égard, en particulier, à la fugacité et à la fragilité de la vie humaine (par. 46-47), et souligné que la longueur des délais pouvait constituer une circonstance aggravante dans le cas de personnes en situation d’adversité voire sans défense (par. 59). Toujours dans le cadre de l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader ((Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II)), j’ai fait valoir que ce sont les êtres humains, les victimes, et non les Etats, qui occupent la place centrale, et que, au vu de l’attention accordée à leur situation de grande vulnérabilité, de nouveaux développements s’imposaient (par. 174).
59. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’arrêt rendu en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), (C.I.J. Recueil 2010 (II)), j’ai fait observer que «[l]’humanité d[evait] imprégner le comportement humain en toutes circonstances, en temps de paix comme en temps de troubles et de conflit armé» (par. 102), tout particulièrement s’agissant de «personnes vulnérables, ou même sans défense» (par. 105). Plus récemment, dans l’opinion dissidente dont j’ai accompagné l’ordonnance du 16 juillet 2013 rendue par la Cour dans le cadre des affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), qui ont fait l’objet d’une jonction d’instance, j’ai noté ceci :
«Après tout, le respect et l’exécution conforme des obligations prescrites dans le cadre de mesures conservatoires ne profitent pas seulement aux Etats, mais également aux êtres humains  élément important dont ne tient aucun compte l’approche strictement interétatique. Or, cette conception traditionnelle est depuis longtemps dépassée et semble insuffisante, voire inadéquate, aux fins des obligations découlant des mesures conservatoires.» (Par. 56.)
60. A ce stade, je me permettrai une brève référence aux deux affaires opposant l’Ukraine à la Fédération de Russie qui sont pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme, et
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qui illustrent le besoin de protection de la personne humaine, au-delà de la dimension strictement interétatique. La Cour européenne a appliqué des mesures provisoires dans ces deux affaires interétatiques, en plus de l’avoir fait dans le cas de plus de 150 requêtes individuelles (sur un total de plus de 1 400) soumises par des personnes privées contre l’Ukraine, la Fédération de Russie, ou contre l’une et l’autre83.
61. Dans la première affaire Ukraine c. Fédération de Russie, par exemple, la CEDH, en appliquant ces mesures provisoires, a appelé les deux Parties à s’abstenir de prendre toute mesure, en particulier de nature militaire, qui pourrait donner lieu à des violations de droits garantis aux civils par la convention européenne des droits de l’homme (y compris en menaçant leur vie et leur santé), ainsi qu’à se conformer aux engagements qu’elles ont pris au titre de la convention, notamment s’agissant du droit fondamental à la vie (article 2) et de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (article 3)84.
IX. Violence chronique et tragédie de la vulnérabilité humaine
62. Nous le savons tous, la fugacité et la fragilité de la vie humaine ont de tout temps intéressé les philosophes. Ces caractéristiques revêtent une dimension tragique face à la persistance de la violence chronique, ainsi que des politiques qui en sont le terreau. La pensée humaniste s’est toujours élevée contre celles-ci, défendant la vie humaine et des conditions de vie décentes. Je voudrais ici citer à titre d’exemple les réflexions de l’écrivain universel Léon Tolstoï, qui conservent toute leur actualité de nos jours, bien que dans un contexte totalement différent.
63. Dans ses premiers écrits (1854-1856) sur le siège de Sébastopol pendant la guerre de Crimée (de décembre 1854 à août 1856), Léon Tolstoï exprimait déjà cette position humaniste et pacifiste, défendant la résistance non violente à l’injustice et à l’oppression, et mettant en garde contre l’irrationalité et la cruauté de la guerre. Il lui apparaissait injustifiable de former des hommes à s’entretuer, et de les envoyer sur le champ de bataille infliger blessures, souffrances et pertes qui endeuilleraient les deux camps. Dans ce contexte d’incitation à la haine, soit la guerre était pure folie, soit ses instigateurs n’étaient pas des créatures rationnelles. La guerre était à ses yeux une tragédie de la condition humaine (dont il ne résultait qu’un enchevêtrement de corps autour de quelques survivants), un mal dont il fallait à tout prix se garder85.
64. Bien des années plus tard, dans son chef-d’oeuvre épique, Guerre et Paix (1869), l’on retrouve l’expression de cette philosophie humaniste. Au cours des siècles  y lit-on , des «millions d’êtres se [sont] livr[és] mutuellement aux crimes les plus odieux» sans se regarder comme criminels86. Souvent, avec patriotisme, ils se préparaient à l’assassinat, le «but de la
83 Dans une troisième affaire opposant l’Ukraine à la Russie (requête no 49537/14), la Cour européenne des droits de l’homme a promptement adopté des mesures provisoires, alors qu’était en cause la sécurité d’un ressortissant ukrainien d’origine tatare de Crimée  cette affaire a ensuite été radiée du rôle ; voir CEDH, communiqué de presse 286 (2015), du 24 septembre 2015, p. 1. Dans la seconde affaire toujours pendante opposant ces deux pays (requête no 43800/14, portant sur des personnes enlevées puis ramenées en Ukraine), des mesures provisoires ont rapidement été appliquées, avant d’être levées par la CEDH ; voir CEDH, communiqué de presse 345 (2014), du 26 novembre 2014, p. 2. S’agissant des plus de 150 requêtes individuelles, voir CEDH, communiqué de presse 296 (2015), du 1er octobre 2015, p. 2 ; et CEDH, communiqué de presse 122 (2015), du 13 avril 2015, p. 1.
84 Voir CEDH, communiqué de presse 73 (2014), du 13 mars 2014, p. 1 ; voir aussi CEDH, communiqué de presse 345 (2014), du 26 novembre 2014, p. 1-2.
85 L. Tolstoï, Contos de Guerra [Récits de Sébastopol] (1855-1856), Lisbon, Relógio d’Água Edit., 2015 [réed.], p. 21, 26, 32 et 74.
86 L. Tolstoï, Guerre et Paix (1887), Editions du groupe «Ebooks libres et gratuits», tome II, p. 296, disponible sur: https://www.ebooksgratuits.com/pdf/Tolstoï_guerre_et_paix_2.pdf.
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guerre» ; ils se rencontraient pour se massacrer, faisant sonner bien haut la victoire «car plus il y a de morts, plus elle est éclatante»87.
65. Léon Tolstoï s’inquiétait de ce que, au rebours de «toute humanité», «la notion de grandeur [pût sembler] exclure la notion du bien et du mal», même à l’égard d’atrocités, rien ne paraissant répréhensible face à l’idéal «de gloire et [de] grandeur»88. Or, écrivait-il dans Guerre et Paix, il ne pouvait être question de libre arbitre, l’action humaine devant être contrôlée, chacune de nos connaissances n’être «qu’un acte de soumission de l’essence de la vie aux lois de la raison», et l’homme ne pouvant se connaître que «par la conscience»89.
66. Léon Tolstoï ne s’est jamais départi de ces préoccupations. Bien des années après avoir écrit les romans qui ont fait sa renommée littéraire, Guerre et Paix et Anna Karénine, il s’est intéressé dans ses écrits à la pensée religieuse, et en particulier à la non-violence et la résistance passive. En 1901, dans L’Esclavage moderne, il soulignait les dangers de la violence extrême, organisée, critiquant la conscription de soldats envoyés à la guerre pour tuer des gens vulnérables et sans défense90.
67. Au cours des dernières années de sa vie, Léon Tolstoï a pris position, dans son ouvrage Le salut est en vous (1894-1897), contre la guerre et l’«armementisme»91, invoquant la «conscience des hommes»92. Il condamnait en particulier la conscription93 en tant que forme de violence d’Etat, privant ceux qui en faisaient l’objet de leur vie privée et de leur vie de famille94. C’était là, ajoutait-il, un renversement des finalités humaines de l’Etat95, une forme «d’esclavage militaire»96, vouant les conscrits à s’entr’égorger97, et partant à causer et se faire du tort98.
X. Mesures conservatoires : protection des populations vivant sur un territoire
68. Je l’ai déjà exposé : dans un contexte de violence généralisée, les bénéficiaires ultimes des obligations découlant de l’indication de mesures conservatoires sont les êtres humains. Une perspective purement interétatique est, selon moi, insuffisante et dépassée, s’agissant d’appréhender comme il se doit ces obligations (cf. partie VIII, supra). Ainsi, voici plus de dix ans, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue au stade des mesures conservatoires en l’affaire de la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande)
87 Ibid., tome III, p. 42, disponible sur: https://www.ebooksgratuits.com/pdf/Tolstoï_guerre_et_paix_3.pdf.
88 Ibid., p. 439 et 521.
89 Ibid., p. 622 et 605.
90 L. Tolstoï, La Esclavitud de Nuestro Tiempo [L’Esclavage moderne, 1900], Barcelona, Littera, 2000 [réed.], p. 86-87, 89, 91, 97, 101, 103-104 et 121.
91 L. Tolstoï, El Reino de Dios Está en Vosotros [Le salut est en vous], 7e éd., Barcelone, éd. Kairós, 2016, p. 21, 152-153, 157 et 170.
92 Ibid., p. 24 et 229, et voir p. 412 et 414.
93 Ibid., p. 186-189, 209 et 353.
94 Ibid., p. 211-212 et 230-231.
95 Ibid., p. 213.
96 Ibid., p. 216 ; voir aussi p. 364.
97 Ibid., p. 168.
98 Ibid., p. 387 et 393.
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(C.I.J Recueil 2011 (II)), j’ai estimé devoir appeler l’attention sur ce point (par. 66, 70, 77 et 113). J’ai aussi écrit que
«[l]e droit international a, d’une certaine manière, vocation anticipatoire lorsqu’il régit des faits de société, pour empêcher le désordre et le chaos, ainsi que tout préjudice irréparable … D’où la raison d’être des mesures conservatoires : prévenir et éviter un préjudice irréparable dans des situations présentant un caractère de gravité et d’urgence. Pareilles mesures sont préventives, en ce qu’elles sont de nature anticipative, tournées vers l’avenir. Elles illustrent la dimension préventive de la sauvegarde des droits. Là encore, l’influence du facteur temps est manifeste.» (Par. 64.)
69. J’ai ajouté que les mesures conservatoires, qui visent à protéger la vie humaine, commandent d’adopter une perspective humaniste, en tant que, outre le territoire, elles visent la population, «l’élément constitutif le plus précieux» de la notion d’Etat (par. 70 et 81). Il convient d’appréhender, ensemble, territoire et population, en accordant «toute l’importance voulue à la dimension humaine» (par. 97). Après tout, concluais-je sur ce point,
«[t]out ne peut pas être ramené à la souveraineté territoriale. Le droit fondamental de l’homme à la vie n’est en rien subsumé sous la souveraineté de l’Etat. Le droit de l’homme de ne pas être déplacé ou évacué de force de ses foyers ne se confond nullement avec la souveraineté territoriale. La Cour se doit d’adapter son mode de pensée et son langage aux besoins nouveaux de protection lorsqu’elle décide d’indiquer ou de prescrire des mesures conservatoires.» (Par. 99.)
70. Peu de temps après, il m’a été donné de revenir plus en détail sur ce point, dans le cadre des affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), affaires qui ont fait l’objet d’une jonction d’instance ; j’ai joint une opinion dissidente à l’ordonnance du 16 juillet 2013, dans laquelle la Cour a décidé de ne pas indiquer de mesures conservatoires, et une opinion individuelle à celle qu’elle a rendue ensuite, le 22 novembre 2013, où elle en a prescrit.
71. Dans mon opinion dissidente du 16 juillet 2013, j’ai souligné que la Cour se trouvait une fois de plus sollicitée en vue d’assurer la protection de populations vivant sur un territoire (par. 39 et 46-47), en appelant l’attention sur la dimension préventive de la sauvegarde des droits en cause (par. 41). Ayant fait référence à d’autres situations de même nature, j’ajoutais que,
«au cours des trente dernières années, la Cour a progressivement abandonné l’approche strictement interétatique pour prendre en considération les droits à protéger au moyen des mesures conservatoires sollicitées.
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Les faits tendent à prendre le pas sur les normes, et celles-ci doivent donc pouvoir répondre aux nouvelles situations qu’elles sont censées réglementer, en accordant aux valeurs jugées supérieures toute l’attention qu’elles méritent99. Les Etats amenés à ester devant la Cour continuent à avoir le monopole du jus standi ainsi que du locus standi in judicio, en ce qui concerne les demandes en indication de mesures
99 Voir inter alia, G. Morin, La révolte du droit contre le code — La révision nécessaire des concepts juridiques, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1945, p. 2, 6-7 et 109-115.
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conservatoires, mais cela ne semble pas avoir empêché jusqu’à présent de protéger les droits des personnes en même temps que ceux des Etats. Il n’est pas rare que les droits dont la protection est recherchée à travers les mesures conservatoires bénéficient, en fin de compte, à des êtres humains, aux côtés des Etats sur le territoire desquels ils vivent. Les mesures conservatoires indiquées dans un certain nombre d’ordonnances successives de la Cour ont transcendé la dimension interétatique artificielle du passé, et en sont venues à étendre la protection à des droits dont les titulaires ultimes sont des êtres humains.» (Par. 49-50.)
72. J’ai ensuite relevé que les mesures conservatoires étaient «proprement tutélaires», chaque Etat étant tenu «de protéger l’ensemble des personnes qui relèvent de sa juridiction», et d’éviter ainsi les «atteintes à [leur] intégrité physique ou à leur vie» (par. 56). Les mesures conservatoires possèdent un régime juridique autonome qui leur est propre, lequel a besoin d’un affinage conceptuel requérant de s’intéresser aux conséquences juridiques d’une absence de mise en oeuvre, qui engage la responsabilité de l’Etat et entraîne des conséquences juridiques (par. 69-72).
73. Les obligations que génère l’indication de ces mesures sont des obligations «distinctes de celles» découlant des arrêts rendus par la Cour sur le fond de l’affaire (par. 75). Je concluais que la Cour devait en conséquence adopter une «position plus proactive» afin de «contribuer efficacement à éviter ou prévenir les dommages irréparables dans des situations d’urgence, ce qui profitera[it], en fin de compte, à tous les sujets du droit international — qu’il s’agisse des Etats, de groupes d’individus ou de simples particuliers. Après tout, la personne humaine (vivant en harmonie dans son habitat naturel) occupe une place centrale dans le jus gentium de notre temps» (par. 76).
XI. Régime juridique autonome des mesures conservatoires : obligation de mettre en oeuvre ces mesures
74. Dans la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), nous avons de nouveau affaire au régime juridique autonome des mesures conservatoires, auquel j’ai déjà fait référence. Ce régime est défini par les droits à protéger (qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui seront invoqués ultérieurement au stade du fond), par les obligations découlant des mesures conservatoires, qui génèrent de manière autonome la responsabilité de l’Etat, avec ses conséquences juridiques, et par la présence de victimes (éventuelles) déjà à ce stade.
75. Comme le montre le cas d’espèce, les droits revendiqués à protéger comprennent les droits fondamentaux des êtres humains tels que le droit à la vie, le droit à la sécurité et à l’intégrité de la personne et le droit de ne pas être déplacé de force ni expulsé de son domicile. L’obligation de respecter les mesures de protection prescrites met en avant un autre élément configurant le régime juridique autonome des mesures conservatoires, auquel je vais maintenant m’intéresser plus particulièrement, et dont les composants sont : défaut de mise en oeuvre des mesures et engagement immédiat de la responsabilité de l’Etat ; constatation sans délai par la Cour du non-respect de telles mesures ; et obligation conséquente de réparer les dommages en résultant.
76. Peu après avoir joint l’opinion dissidente susmentionnée à l’ordonnance du 16 juillet 2013, j’ai observé, dans le cadre de l’opinion individuelle dont j’ai accompagné celle qu’a rendue la Cour le 22 novembre 2013 dans les mêmes affaires, dont les instances avaient été jointes, entre le Costa Rica et le Nicaragua, que, si le régime juridique autonome propre aux mesures
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conservatoires s’était maintenant élargi, des développements s’imposaient toujours100, notamment en ce qui concerne le volet relatif à la nécessité de respecter ces mesures (par. 20-26). Puisque les mesures conservatoires génèrent en elles-mêmes des obligations, leur non-respect engage la responsabilité et entraîne des conséquences juridiques (par. 29).
1. Défaut de mise en oeuvre et responsabilité de l’Etat
77. Les bénéficiaires de l’application de mesures conservatoires — écrivais-je encore — peuvent être «des Etats, de[s] groupes d’individus ou de simples particuliers» (par. 31). J’ai rappelé également que, si la Cour avait indiqué ou ordonné les mesures conservatoires sollicitées dans son ordonnance du 16 juillet 2013 (voir supra), «la situation qui préva[lait alors] dans le territoire litigieux … aurait pu être évitée» (par. 38), et conclu que le défaut de mise en oeuvre de telles mesures «constitu[ait] un chef de responsabilité supplémentaire dont il incomb[ait] à la Cour d’extraire les conséquences» (par. 40).
78. Deux ans plus tard, dans ces mêmes affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), j’ai joint à l’arrêt rendu par la Cour le 16 décembre 2015 une nouvelle opinion individuelle, dans laquelle je mettais en exergue la nécessité pour la Cour de constater sans délai le non-respect de mesures conservatoires (par. 3 et 34-44) et défendais l’obligation de réparation (sous toutes ses formes) des dommages découlant de ce non-respect (par. 3 et 47-52).
2. La nécessité pour la Cour de constater sans délai le non-respect de mesures conservatoires : une position antivolontariste
79. Il n’est pas nécessaire — ai-je fait valoir — d’attendre la conclusion de la procédure sur le fond pour faire état d’un défaut de mise en oeuvre de mesures conservatoires (par. 26 et 33), les obligations de prévention étant des obligations complémentaires par rapport à celles qui découlent de l’arrêt au fond ; pour mieux servir la vocation anticipatoire de ces mesures, «la constatation du non-respect d’une mesure conservatoire ne saurait être subordonnée à l’achèvement de la procédure ultérieure sur le fond» (par. 35). Et je poursuivais ainsi : «[L]es juridictions internationales contemporaines sont, à mon sens, dotées d’un pouvoir ou d’une faculté intrinsèque d’ordonner si nécessaire des mesures conservatoires et de constater ex officio le non-respect de celles-ci en en tirant les conséquences en droit.» (Par. 36.)
80. En ce qui concerne les mesures conservatoires — ai-je fait remarquer —,
«là encore, la notion de mesures conservatoires transcende les contraintes du positivisme juridique fondé sur le volontarisme101. La Cour n’a pas à s’en tenir à ce que souhaitent les parties (c’est-à-dire aux termes dans lesquels elles expriment leur demande), ni à ce qu’elles sollicitent. Elle n’est pas un organe arbitral et n’est pas assujettie à la volonté des parties en litige. Il s’agit là d’un point important sur lequel j’ai appelé à plusieurs reprises l’attention de mes collègues de la Cour, alors que nous oeuvrions au règlement de différends internationaux.
100 Voir note 10, supra.
101 Pour un exposé de mes critiques à l’égard de la conception volontariste du droit international, voir A. A. Cançado Trindade «The Voluntarist Conception of International Law: A Re-Assessment», Revue de droit international de sciences diplomatiques et politiques, Sottile (1981), vol. 59, p. 201-240.
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La Cour … dev[rait] être la garante du respect des obligations conventionnelles, au-delà de l’intention ou de la volonté déclarée des parties.
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La Cour, je le répète, n’est pas un organe arbitral et n’est pas assujettie à la volonté des parties en litige. Elle n’est tributaire ni des demandes de celles-ci ni des intentions qu’elles affichent. Elle dispose du pouvoir ou de la faculté intrinsèque de déclarer sans délai que des mesures conservatoires n’ont pas été mises en oeuvre, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice. Prévalant sur la volonté, la recta ratio guide la bonne administration de la justice et l’exercice de la fonction juridictionnelle internationale, contribuant à assurer la prééminence du droit à l’échelle mondiale.» (Par. 39-40 et 42.)
3. Non-respect des mesures conservatoires et devoir de réparation
81. Dès lors qu’elle constate un manquement aux mesures conservatoires — écrivais-je encore dans la même opinion individuelle —, la Cour est en droit d’aborder la question de la réparation (sous toutes ses formes), indépendamment de la suite de la procédure sur le fond, puisque «manquement et obligation de réparation vont de pair» (par. 47-48 et 51). Dans l’intérêt de la bonne administration de la justice, les juridictions internationales ont le pouvoir ou la faculté intrinsèque de vérifier motu proprio si l’Etat concerné met en oeuvre les mesures conservatoires qu’elles ont prescrites et, dans la négative, d’en apprécier les conséquences juridiques et d’établir le devoir de réparation (par. 62-63).
82. Je relevais que, dans ce domaine, la jurisprudence internationale semble devancer la doctrine et que c’est une source de satisfaction pour moi que de tâcher d’y contribuer (par. 66). Le développement progressif des mesures conservatoires illustre la pertinence de la dimension préventive en droit international contemporain (par. 53-56). Après tout, dans le cadre du régime juridique autonome qui est le leur, les mesures conservatoires garantissent des droits et génèrent en elles-mêmes des obligations qui ne sont pas nécessairement ceux qui seront ultérieurement invoqués dans la procédure au fond. Je concluais ensuite que le non-respect de mesures conservatoires engage en lui-même la responsabilité de l’Etat, et entraîne le devoir d’accorder sans délai réparation (par. 68-72). Il incombe aux juridictions internationales contemporaines de favoriser ce développement progressif «au profit de tous les justiciables» (par. 73).
83. Comme je l’ai relevé en outre dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue le 22 avril 2015 sur la demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 3 mars 2014 en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), (C.I.J. Recueil 2015(II)), ces droits et obligations étant propres aux mesures conservatoires, la Cour est tout à fait fondée à se prononcer sur les conséquences juridiques de leur non-respect (y compris les réparations dues) «sans attendre qu’une partie en litige ait manifesté sa «volonté». C’est à la conscience humaine, qui l’emporte sur la «volonté», que l’on doit le développement progressif du droit international. Ex conscientia jus oritur» (par. 13).
XII. Epilogue
84. La question portée à l’attention de la Cour dans le contexte factuel de la demande ayant donné lieu à la présente ordonnance en indication de mesures conservatoires en l’affaire relative à
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l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) requiert, ainsi que j’ai tenté de le démontrer, une réflexion approfondie, et ce, dans une perspective humaniste. Cela est inéluctable, compte tenu de la place centrale qu’occupent les victimes (y compris les victimes potentielles) dans le cadre de l’examen de demandes en indication de mesures conservatoires telles que celle qui a été présentée en l’espèce. Nous avons dans ce cas-là affaire à des êtres humains ayant grandement besoin d’être protégés, en situation de vulnérabilité voire sans défense.
85. Dans ces circonstances, le critère décisif, selon moi, est celui de la vulnérabilité humaine, et non celui de la «plausibilité» des droits. Compte tenu de la gravité et de l’urgence de la situation, ainsi que du risque que soit causé un (nouveau) dommage irréparable, des mesures conservatoires étaient requises. Leur indication est guidée par le principe pro persona humana, pro victima. Ces mesures témoignent du processus historique d’humanisation que connaît actuellement le droit international — un processus qui est irréversible. La protection des êtres humains en situation de grande vulnérabilité a donc aujourd’hui trouvé son expression dans le droit international, reflétant ainsi cette évolution historique ; mais il reste encore un long chemin à parcourir.
86. La nécessité pressante d’assurer la protection des êtres humains en situation de grande vulnérabilité impose selon moi à la Cour de dépasser la dimension strictement interétatique (celle qu’elle a coutume d’appliquer, associée au dogme du passé), et de centrer son attention sur les victimes (y compris les victimes potentielles102) — qu’il s’agisse de personnes103, de groupes de personnes104, de peuples ou du genre humain dans son ensemble105, en tant que sujets de droit international —, et non pas sur les susceptibilités interétatiques. Les êtres humains en situation de vulnérabilité sont en définitive les bénéficiaires des mesures conservatoires, qui revêtent aujourd’hui un caractère véritablement tutélaire et constituent une réelle garantie juridictionnelle de nature préventive.
87. J’ai déjà relevé que, au cours de la procédure qui a abouti à l’adoption de la présente ordonnance, la situation d’extrême vulnérabilité — commandant l’indication de mesures conservatoires — de certains groupes de la population avait été portée à l’attention de la Cour (cf. partie III, supra). Les deux Parties ont fourni à la Cour une documentation abondante à cet égard, que j’ai passée en revue dans le cadre de la présente opinion individuelle (cf. partie IV, supra).
88. Je trouve regrettable que pareille situation de vulnérabilité humaine ne soit pas traitée comme il se doit dans le raisonnement de la Cour, ni explicitement mentionnée dans le dispositif de
102 Sur la notion de victimes potentielles dans le contexte de l’évolution de la notion de victime (ou de la condition du demandeur) dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, voir A. A. Cançado Trindade, «Co-Existence and Co-Ordination of Mechanisms of International Protection of Human Rights (At Global and Regional Levels)», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 202 (1987), chap. XI, p. 243-299, en particulier p. 271-292.
103 Ainsi que je l’ai souligné dans l’exposé des opinions individuelles que j’ai jointes en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (fond, 30 novembre 2010 ; réparations, 19 juin 2012).
104 Ainsi que je l’ai affirmé dans les opinions dissidente et individuelle que j’ai jointes en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (ordonnance du 28 mai 2009 et arrêt du 20 juillet 2012, respectivement), ainsi que dans mon opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (arrêt du 3 février 2015).
105 Ainsi que je l’ai soutenu dans trois récentes opinions dissidentes dans les trois affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (arrêts du 5 octobre 2016).
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la présente ordonnance, où — alors que les documents versés au dossier rendent compte de celle de certains groupes de la population (subissant, entre autres, des bombardements aveugles) — la protection des droits fondamentaux à la vie, à la sécurité et à l’intégrité de la personne n’est même pas évoquée.
89. Quoi qu’il en soit, le point 2) du dispositif, qui s’adresse aux deux Parties et est le seul à couvrir l’ensemble du différend soumis à la Cour (en tant qu’il englobe à la fois la CIRFT et la CIEDR), s’agissant de la Crimée comme de l’Ukraine orientale, vise aussi implicitement, selon moi, à protéger ces droits fondamentaux en ordonnant aux «deux Parties [de] s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile».
90. Le principe d’humanité passe en premier. Il n’y a aucune restriction ratione personae (qui consisterait par exemple à ne régir que les relations entre Etats et individus). Les conventions internationales telles que les instruments invoqués en l’espèce (la CIRFT et la CIEDR), comme je l’ai déjà souligné, ont un effet Drittwirkung, couvrant aussi les relations entre individus, sans exclure pour autant l’examen ultérieur (sur le fond) de la responsabilité de l’Etat, fût-elle engagée par omission.
91. Après tout, le principe d’humanité imprègne l’ensemble du corpus juris du droit international contemporain (englobant les tendances convergentes du droit international des droits de l’homme, du droit international humanitaire, du droit international des réfugiés et du droit international pénal). Le principe d’humanité a une incidence avérée sur la protection des êtres humains particulièrement vulnérables. Ici, la raison d’humanité l’emporte sur la raison d’Etat. En définitive, les êtres humains ont besoin d’être protégés du mal inhérent à l’homme.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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