Déclaration de M. le juge Tomka

Document Number
166-20170419-ORD-01-02-EN
Parent Document Number
166-20170419-ORD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

DÉCLARATION DE M. LE JUGE TOMKA
[Traduction]
Ordonnance en indication de mesures conservatoires –– Portée de la première mesure indiquée –– Attention insuffisante prêtée aux raisons sous-tendant les décisions de la Cour suprême de Crimée et de la Cour suprême de la Fédération de Russie –– Absence d’urgence.
1. Mon vote concernant le point 1 du dispositif appelle quelques explications. Si je conviens que, du fait des obligations lui incombant au titre des articles 2 et 5 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Fédération de Russie est tenue de «poursuivre par tous les moyens appropriés … une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale» (art. 2) ainsi que d’interdire et d’éliminer la discrimination raciale dans la jouissance, par l’ensemble des Tatars de Crimée, de certains droits comme le «[d]roit à la liberté de réunion et d’association pacifiques» (point ix) de l’alinéa d) de l’article 5), il me semble toutefois que la Cour est allée trop loin en prescrivant à la Fédération de Russie de «[s]’abstenir de maintenir … des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver … le Majlis» (al. a) du point 1 du paragraphe 106).
2. Les activités du Majlis, organe exécutif représentant les Tatars de Crimée dont les 33 membres sont élus par le Kurultai1, le congrès de ce peuple, ont été interdites par la Cour suprême de Crimée le 26 avril 2016, sur la proposition du procureur de Crimée, au motif qu’il s’agissait d’une «organisation extrémiste» encourageant des «activités extrémistes». Il a été interjeté appel de cette décision devant la Cour suprême de la Fédération de Russie qui, par une décision datée du 29 septembre 2016, a confirmé l’interdiction. Bien qu’informée de ces décisions de justice, la Cour a gardé le silence sur leur contenu, ce qui conduit à se demander si elle y a prêté la moindre attention. La mesure qu’elle a indiquée ce jour au point 1 du dispositif peut être interprétée comme imposant à la Fédération de Russie de lever ou, à tout le moins, de suspendre l’interdiction en vigueur visant les activités du Majlis. Cette mesure m’inspire certaines préoccupations.
3. Tout d’abord, la Fédération de Russie a relevé lors des audiences que, dans sa décision, la Cour suprême de Crimée avait exposé plusieurs motifs justifiant selon elle d’interdire les activités du Majlis. La Cour suprême s’était ainsi référée à des propos tenus par des dirigeants du Majlis en faveur d’«un conflit militaire généralisé avec la Russie», à la déclaration d’«un état de guerre avec la Russie», ainsi qu’à des appels à se préparer à une «guerre ouverte» contre celle-ci. Le Majlis n’a pas désavoué ces déclarations. Ses dirigeants ont par ailleurs pris part à l’organisation d’un blocus contre le fret de marchandises à destination de la Crimée. Ils ont exhorté l’Ukraine à cesser tout commerce avec la Crimée et tout approvisionnement de celle-ci, notamment en électricité. Selon la Cour suprême de Crimée, le Majlis a également participé en novembre et décembre 2015 à l’organisation d’une opération visant à empêcher la réparation rapide de lignes à haute tension allant d’Ukraine en Crimée qui avaient été détruites par une explosion au mois de novembre, privant ainsi d’énergie des infrastructures essentielles et des foyers de Crimée plusieurs semaines durant, en plein hiver. Ces motifs ont été confirmés en appel par la Cour suprême de la Fédération de Russie. En outre, certains rapports d’organisations internationales semblent confirmer qu’au moins certaines de ces activités ont effectivement eu lieu. La Fédération de Russie a plaidé que,
1 Transcription utilisée par l’Ukraine, la Fédération de Russie employant quant à elle la graphie Qurultay, qui est également utilisée sur le site Internet officiel du Majlis des Tatars de Crimée. La Cour faisant référence au Kurultai dans son ordonnance, j’utiliserai également cette graphie.
- 2 -
«[à] la lumière de ces éléments, il est difficile de prétendre qu[’elle] n’était manifestement pas en droit d’interdire le Majlis et de prendre les mesures nécessaires à la protection de l’ordre public».
4. Le moment n’est pas encore venu, au stade des mesures conservatoires, de se forger quelque opinion définitive sur ces questions. Toutefois, j’éprouve certaines préoccupations quant à l’attitude cavalière dont la Cour a fait montre en prescrivant à la Fédération de Russie de rapporter la décision prise par une instance judiciaire, et confirmée en appel par sa plus haute autorité judiciaire, sans prêter la moindre attention à ces questions. La Cour n’est pas une cour d’appel et devrait s’abstenir d’infirmer purement et simplement les décisions prises par des juridictions nationales, en particulier au stade des mesures conservatoires (voir LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 486, par. 52).
5. Il convient de noter que la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale a pour objet de garantir l’égalité en droits de tous les êtres humains en visant l’interdiction et l’élimination de la discrimination raciale dans la jouissance de droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Ces droits sont eux-mêmes reconnus dans d’autres instruments internationaux, au nombre desquels figurent le pacte international relatif aux droits civils et politiques et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Toutefois, les droits en question peuvent faire l’objet de limitations. Ainsi, des restrictions peuvent être apportées à la liberté de réunion et d’association pacifiques visée à l’article 21 (seconde phrase), et au paragraphe 2 de l’article 22 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. De telles restrictions peuvent être «imposées conformément à la loi» (art. 21) ou «prévues par la loi» (paragraphe 2 de l’article 22) lorsqu’elles se révèlent «nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui». La convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, elle, interdit que pareilles restrictions soient fondées sur des considérations raciales, donnant lieu à une discrimination raciale. Cela étant, elle ne prévoit pas d’immunité quand leur imposition est nécessaires aux fins susmentionnées.
6. Lorsqu’elle examine des demandes en indication de mesures conservatoires, la Cour doit peser et tenter de concilier les droits respectifs des parties à la lumière de leurs arguments. Telle est effectivement la pratique qu’elle a suivie dans nombre d’affaires (voir, par exemple, Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 154-155, 157-158, par. 33, 36, 42 et 46 ; Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, p. 130-131, par. 66 et 67 ; Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 16, par. 16 ; Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), mesures conservatoires, ordonnance du 17 août 1972, C.I.J. Recueil 1972, p. 16-17, par. 22-24). La jurisprudence récente du Tribunal international du droit de la mer illustre également cette pratique (voir Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Ghana et la Côte d’Ivoire dans l’océan Atlantique (Ghana/Côte d’Ivoire), mesures conservatoires, ordonnance du 25 avril 2015, TIDM Recueil 2015, p. 164-165, par. 96, 99-102). Comme le juge Abraham l’a déclaré,
«[q]uand elle est saisie d’une demande de mesures provisoires, la Cour est forcément en présence de droits (ou de prétendus droits) opposés, ceux que les deux parties revendiquent, qu’elle ne peut pas éviter de confronter les uns aux autres. Il y a, d’un côté, le(s) droit(s) revendiqué(s) par le demandeur, que celui-ci prétend menacé(s), et dont il réclame la protection provisoire. Mais il y a aussi, de l’autre, le(s) droit(s) du défendeur, et au moins, dans tous les cas, le droit fondamental qui appartient à toute
- 3 -
entité souveraine d’agir comme bon lui semble pourvu que son action ne soit pas contraire au droit international. Or, la mesure sollicitée de la Cour par le demandeur consiste souvent  comme dans la présente affaire  à enjoindre au défendeur d’accomplir un acte qu’il ne souhaite pas accomplir, ou de s’abstenir  provisoirement  d’accomplir un acte qu’il souhaite, et entendait bien, accomplir. En adressant de telles injonctions, la Cour interfère nécessairement avec les droits souverains du défendeur, dont elle limite l’exercice.» (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires, ordonnance du 13 juillet 2006, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle de M. le juge Abraham p. 139, par. 6.)
7. Il existe entre les Parties un différend concernant la souveraineté sur la Crimée. La Cour ne peut se prononcer sur cette question puisqu’elle échappe à sa compétence et l’Ukraine, consciente des limites de la compétence de la Cour ratione materiae, n’a pas prié celle-ci de se prononcer d’une façon ou d’une autre sur cette question hautement litigieuse. Ce qui n’est pas contesté, en revanche, c’est que la Fédération de Russie exerce son contrôle et sa juridiction sur la Crimée. Les deux Parties s’accordent à reconnaître l’applicabilité à la Crimée de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui impose à la Fédération de Russie certaines obligations à l’égard de la population de la péninsule. Ce nonobstant, et quel que soit le fondement juridique de l’exercice de son contrôle et de sa juridiction en Crimée, la Fédération de Russie doit avoir la capacité de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et l’ordre publics. Il devait, me semble-t-il, être tenu compte de cette nécessité au moment de déterminer la teneur des mesures à indiquer dans la présente affaire.
8. En outre, pour pouvoir indiquer des mesures conservatoires, la Cour doit estimer qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe «un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit [«will be» dans l’anglais] causé aux droits en litige avant qu[’elle] ne rende sa décision définitive» (Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 154, par. 32 (les italiques sont de moi)). Bien qu’elle ait une fois encore rappelé cette exigence, en définissant l’urgence comme l’existence d’«un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit [«will be»] causé aux droits en litige» (ordonnance, par. 89 (les italiques sont de moi)), la Cour l’a appliquée ici avec un certain laxisme. Ainsi, elle déclare tout d’abord que les différents «droits … établis aux alinéas c), d) et e) de l’article 5 de la [convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale] sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable» (ibid., par. 96 (les italiques sont de moi)), pour conclure ensuite qu’il existe selon elle un risque imminent que les actes décrits plus tôt dans son ordonnance «puissent causer un préjudice irréparable aux droits invoqués par l’Ukraine» (ibid., par. 98 (les italiques sont de moi)). Je ne suis pas convaincu que l’existence de l’urgence requise ait effectivement été démontrée dans la présente affaire.
9. La Cour statuera vraisemblablement sur les demandes de l’Ukraine dans les quatre prochaines années. Il est permis de relever que la Fédération de Russie a présenté des éléments attestant la présence de plusieurs autres organisations des Tatars de Crimée dans la péninsule. Que ces organisations aient ou non «le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis» (voir ibid., par. 97), l’Ukraine ne nie pas leur existence, et elles semblent à même de défendre, à tout le moins dans une certaine mesure, les intérêts de la communauté tatare de Crimée dans l’attente de la décision définitive de la Cour. De plus, la Fédération de Russie a fait observer2 que le Kurultai, plus haute assemblée des Tatars de Crimée qui a élu les membres du Majlis, ne faisait pour sa part l’objet d’aucune interdiction. Selon certaines informations publiquement accessibles,
2 Déclaration non contredite par l’Ukraine à l’audience.
- 4 -
l’interdiction frappant les activités du Majlis semble désormais, près de six mois depuis sa confirmation définitive par la Cour suprême de la Fédération de Russie, avoir été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme comme allant à l’encontre de plusieurs dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée en 1950.
10. Pour les raisons exposées ci-dessus, je suis d’avis que la première mesure indiquée par la Cour est, en pareilles circonstances, inappropriée, mais conviens que les obligations incombant à la Fédération de Russie au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale demeurent inchangées.
(Signé) Peter TOMKA.
___________

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Tomka

Links