Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Guillaume

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161-20170202-JUD-01-05-EN
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O PINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC G UILLAUME

Incompétence de la Cour — Déclarations formulées en vertu de la clause facultative —
Réserve excluant les différends au sujet desquels les Parties en cause sont convenues d’avoir
recours à un autre mode de règlement — Négociation en tant que mode de règlement des
différends — Interprétation du mémorandum d’accord du 7 avril 2009 comme prévoyant un mode
de règlement du différend maritime — Absence d’accord ultérieur intervenu entre les Parties au

sujet de l’interprétation du mémorandum — Absence de renonciation aux droits prévus par le
mémorandum — Non-épuisement de l’obligation de négocier.

1. Je suis au regret de devoir exprimer mon désaccord avec le jugement par lequel la Cour
s’est reconnue compétente pour connaître de la requête de la Somalie. J’estime en effet qu’en
concluant le mémorandum d’accord du 7 avril 2009, les deux Etats se sont engagés à régler leur

différend maritime par la négociation en vue d’aboutir à un accord à une date ultérieure et que, par
voie de conséquence, la Cour est incompétente compte tenu de la réserve du Kenya à sa déclaration
d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour.

2. Le Kenya et la Somalie ont accepté tous deux la compétence de la Cour de manière
générale en souscrivant une déclaration de juridiction obligatoire conformément au paragraphe 2 de
l’article 36 du Statut de la Cour. La déclaration du Kenya est cependant assortie d’une réserve

concernant les «différends au sujet desquels les parties en cause auraient convenu ou
conviendraient d’avoir recours à un autre mode ou à d’autres modes de règlement».

3. Le Kenya soutient que cette réserve est applicable en l’espèce. A cet effet, il se prévaut
notamment d’un mémorandum d’accord conclu entre les deux Etats en 2009. Ce mémorandum
avait pour objet principal de permettre à la Commission des limites du plateau continental

d’examiner les demandes des Parties concernant les limites extérieures de leur plateau continental
au-delà de 200 milles marins. A cet effet, le Kenya et la Somalie donnaient leur consentement
préalable à l’examen de la demande de l’autre Etat par la Commission.

4. Le mémorandum comportait en outre un paragraphe 6 selon lequel

«[l]a délimitation des frontières maritimes dans les zones en litige, y compris la
délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins, fera l’objet d’un
accord entre les deux Etats côtiers sur la base du droit international après que la
Commission aura achevé l’examen des communications séparées effectuées par
chacun des deux Etats côtiers et formulé ses recommandations aux deux Etats côtiers
concernant l’établissement des limites extérieures du plateau continental au-delà de
200 milles marins.»

5. La Cour a estimé que ce texte «traduit le fait que les Parties s’attendaient à conclure un
accord sur la délimitation de leur plateau continental après réception des recommandations de la
Commission des limites» (paragraphe 106). Selon la Cour,

«[c]e paragraphe n’impose cependant pas un mode particulier de règlement. Dès lors,

le mémorandum ne constitue pas un accord par lequel les Parties seraient convenues
«d’avoir recours à un autre mode ou à d’autres modes de règlement», au sens de la
réserve à la déclaration d’acceptation du Kenya.» (Ibid.) - 2 -

La Cour en a conclu que «la présente affaire ne se trouve pas exclue, du fait de cet instrument, du
champ de l’acceptation par cet Etat de la juridiction de la Cour» (paragraphe 106).

6. Je ne partage pas cette analyse car j’estime que le paragraphe 6 du mémorandum d’accord
imposait un mode de règlement du différend maritime existant entre les deux Etats et que, par voie
de conséquence, la réserve du Kenya était applicable.

7. J’observerai en premier lieu que cette réserve concerne les différends au sujet desquels les
Parties auraient convenu ou conviendraient d’avoir recours à un autre mode ou d’autres modes de

règlement. Cette disposition vise tout mode de règlement des différends. Conformément au
paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte des Nations Unies, elle couvre donc la négociation,
l’enquête, la médiation, la conciliation, l’arbitrage et le règlement judiciaire. Elle présente ainsi un
caractère très général, ce qui la différencie d’autres réserves ayant un objet comparable.

Je relèverai en effet que plusieurs réserves de ce type ont une portée plus limitée. Certaines
ne couvrent que les différends «dont les parties confieront le règlement à d’autres juridictions»

(Estonie) ou «à d’autres tribunaux» (Pakistan). D’autres visent les recours «à une procédure
d’arbitrage ou de règlement judiciaire aux fins d’une décision définitive et contraignante» (Japon).
D’autres enfin mentionnent le recours à des procédures permettant de trancher le différend par «une
décision définitive et obligatoire» (Lesotho, Roumanie) rendue par un tribunal arbitral ou une
juridiction (Pérou). Or, la réserve à la déclaration du Kenya ne comporte aucune restriction de ce
genre.

8. Le mémorandum constitue, comme l’a souligné la Cour, un traité créant des obligations
entre les parties. Son paragraphe 6 doit par suite être interprété conformément aux règles
coutumières codifiées à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Selon le
paragraphe 1 de cet article «[u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à
attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but». Il
convient donc, selon la démarche habituelle de la Cour, de se pencher en premier lieu sur le texte
même du paragraphe 6 du mémorandum d’accord et d’en rechercher le sens ordinaire avant de le

replacer dans son contexte et d’analyser l’objet et le but de ce mémorandum.

9. A cet égard, on notera tout d’abord que, selon le paragraphe 6, la délimitation des
frontières maritimes «shall be agreed between the two coastal States» («fera l’objet d’un accord
entre les deux Etats côtiers»). L’utilisation du mot «shall» marque qu’il s’agit là d’une obligation.
Cette obligation est une obligation de négociation en vue d’aboutir à un accord après que la
Commission des limites aura conclu son examen des demandes des deux Parties concernant les

limites extérieures du plateau continental au-delà de 200 milles marins. Cette négociation doit
porter sur les «zones en litige», y compris le plateau continental au-delà de 200 milles marins.

10. A première vue ce texte est donc clair. En y souscrivant, les Parties ont décidé du mode
de règlement de leur différend, à savoir la négociation qui constitue l’un des modes possibles de
règlement prévu par le paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte des Nations Unies et par la réserve
kényane.

11. En vue d’échapper à ces constatations, la Somalie expose que le paragraphe 6 est inspiré
par le paragraphe 1 de l’article 83 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer
(dénommée ci-après la «convention»), selon lequel «[l]a délimitation du plateau continental entre
Etats dont les côtes sont adjacentes ou se font face est effectuée par voie d’accord conformément au
droit international». Elle soutient que le paragraphe 6 se borne à rappeler ces dispositions de la - 3 -

convention. Il s’agirait là d’une obligation de négocier de bonne foi qui n’ajouterait rien au droit
international applicable.

12. Il est exact que le paragraphe 6 prévoit une obligation de négociation dans des termes
comparables à ceux du paragraphe 1 de l’article 83. On notera cependant que ces textes ont des
objets fondamentalement différents. Le paragraphe 1 de l’article 83 pose les règles selon lesquelles
la délimitation du plateau continental doit être opérée. Il précise que cette délimitation est
effectuée par voie d’accord. Le paragraphe 2 ajoute que si les Etats «ne parviennent pas à un
accord dans un délai raisonnable, [ils] ont recours aux procédures [de règlement des différends]

prévues à la partie XV [de la convention]».

Le paragraphe 6 du mémorandum se présente très différemment. Il dispose en effet que «[l]a
délimitation des frontières maritimes dans les zones en litige … fera l’objet d’un accord entre les
deux Etats côtiers». Il crée une obligation de négociation en vue d’aboutir à un accord de
délimitation relatif à des zones déterminées. De plus, outre la négociation, il ne prévoit pas le
recours à d’autres modes de règlement, comme le fait le paragraphe 2 de l’article 83.

En outre, et comme l’observe la Cour,

«le sixième paragraphe du mémorandum va au-delà du libellé du paragraphe 1 de
l’article 83 puisque, dans une second partie, il est précisé que «la délimitation … fera
l’objet d’un accord … après que la Commission aura achevé [son] examen … et
formulé ses recommandations»» (paragraphe 92).

Ainsi le paragraphe 6 met à la charge des Parties une obligation de régler leur différend par voie de
négociation en vue d’aboutir à un accord, mais ce dernier ne peut intervenir qu’une fois connues les
recommandations de la Commission des limites sur la limite extérieure du plateau continental. Le
paragraphe 6 impose ainsi un mode de règlement du différend.

13. La Somalie tente d’échapper à ces constatations en se prévalant du contexte comme de
l’objet et du but du mémorandum.

14. Il est exact que l’objet principal du mémorandum tel qu’il résulte de son intitulé et des
paragraphes 1 à 5 est, comme la Cour l’a indiqué,

«de faire en sorte que la Commission des limites soit en mesure d’examiner les
demandes soumises par la Somalie et le Kenya concernant la limite extérieure du
plateau continental au-delà de 200 milles marins, et de formuler des recommandations
à ce sujet, nonobstant l’existence d’un différend maritime entre les deux Etats»

(paragraphe 75).

Mais tel n’est pas son unique objet. En effet, le mémorandum constate en outre dans son
paragraphe 2 l’existence d’un différend maritime entre les deux Etats et leur fait obligation de
régler ce différend conformément au paragraphe 6.

15. La fixation des limites extérieures du plateau continental et la délimitation des zones

maritimes des deux Etats sont des opérations distinctes, comme l’a relevé la Cour. Aussi bien le
mémorandum, précise-t-il en ses paragraphes 3, 4 et 5, que le processus engagé devant la
Commission des limites est sans préjudice des positions des Parties concernant leur différend ou la
délimitation maritime elle-même. La Cour en déduit que le mémorandum ne présentait pas «la
délinéation comme une étape du processus de délimitation» (paragraphe 77). Ceci est parfaitement - 4 -

exact, mais il en résulte que la délimitation pouvait intervenir soit avant, soit après la délinéation.
En souscrivant au paragraphe 6, les Parties ont choisi la seconde solution.

16. Je suis personnellement conforté dans cette conclusion par le fait que le mémorandum
fait à plusieurs reprises référence au caractère futur de la délimitation. Le paragraphe 5 du
mémorandum est à cet égard particulièrement net. Il précise que les communications formulées
devant la Commission et les recommandations approuvées par cette dernière seront sans préjudice
de la future délimitation des frontières maritimes dans la zone en litige. Une telle formulation
traduit le fait que la délimitation n’interviendra qu’après la délinéation. De ce fait, on voit mal

comment la Cour a pu dire qu’elle «n’est pas … convaincue que l’utilisation de l’adjectif «futur»
dans ce contexte puisse, en soi, être considérée comme dénotant l’existence d’une restriction
temporelle quant au moment auquel la délimitation devait avoir lieu» (paragraphe 78).

17. Une question plus délicate est celle de savoir ce qu’il convient d’entendre au
paragraphe 6 par les «zones en litige». La Cour rappelle à cet égard que, au paragraphe 2 du
mémorandum, il est précisé que la délimitation du plateau continental entre les deux Etats n’a pas

encore été fixée et que cette question, non encore résolue, doit être considérée comme un différend
maritime. Ce paragraphe ajoute que «[l]es revendications des deux Etats côtiers couvrent une zone
de chevauchement du plateau continental qui constitue la «zone en litige»». La Cour en déduit que
les zones en litige au sens du paragraphe 6 ne peuvent concerner que le plateau continental (et non
la mer territoriale ou la zone économique exclusive). Elle estime que l’emploi du pluriel au
paragraphe 6 est à cet égard sans importance car le mémorandum en divers paragraphes utiliserait
indifféremment tantôt le singulier, tantôt le pluriel.

18. En réalité, le mémorandum use d’ordinaire du singulier pour caractériser le différend
relatif au plateau continental. Il en est ainsi à deux reprises au paragraphe 2, une nouvelle fois au
paragraphe 3, à deux reprises au paragraphe 4 et à trois reprises au paragraphe 5. Dès lors on peut
se demander si en usant du pluriel au paragraphe 6, les Parties n’ont pas entendu couvrir
l’ensemble des problèmes de délimitation maritime. Les travaux préparatoires pourraient conforter
cette interprétation du fait que le pluriel a été substitué au singulier au paragraphe 6 à la dernière

minute. Une telle interprétation serait d’autant plus raisonnable qu’il est impossible de fixer le
point de départ de la ligne de délimitation du plateau continental entre deux Etats dont les côtes
sont adjacentes sans établir préalablement les limites de leurs mers territoriales.

19. En tout état de cause, même si le paragraphe 6 devait être interprété comme ne
concernant que le plateau continental, on voit mal comment on pourrait en déduire, comme semble

l’avoir fait la Cour, qu’il ne crée pas un mode de règlement du différend frontalier (paragraphe 97).
Dans cette hypothèse en effet, le paragraphe 6 imposerait à tout le moins un tel mode de règlement
pour le plateau continental.

20. Dans ces conditions, rien dans le contexte ou dans l’objet et le but du traité ne vient
contredire le sens ordinaire des termes utilisés au paragraphe 6 du mémorandum.

21. Reste une difficulté liée au fait que les Parties ont engagé des discussions concernant la
délimitation de leurs frontières maritimes avant que la Commission des limites ait formulé ses
recommandations. La Somalie en tire deux conséquences :

a) Le Kenya aurait lui-même reconnu qu’il n’y avait pas lieu d’attendre les recommandations de la
Commission des limites pour engager des négociations. Il ne saurait aujourd’hui soutenir le
contraire. - 5 -

b) A supposer que le mémorandum ait imposé une obligation de négociation, celle-ci a eu lieu, elle
a échoué. Par conséquent, les Parties seraient en tout état de cause déliées de leur obligation

initiale.

22. Il est exact que, sur la proposition du Kenya, des discussions ont été engagées entre les
deux pays en 2014 en ce qui concerne la délimitation de leur frontière maritime dans son ensemble.
Deux réunions, au cours desquelles les experts de chacune des Parties ont exposé leurs thèses, ont
eu lieu sans résultat et la troisième réunion envisagée ne s’est pas tenue. Quelles conséquences
convient-il de tirer de ces faits ?

23. Pour en juger il convient de replacer cet épisode dans son contexte. La chronologie est à
cet égard décisive. La Somalie, le 2 mars 2010, fait connaître aux Nations Unies que, du fait de la
décision prise par son Parlement en août 2009, le mémorandum devait être considéré comme «non
opposable» (paragraphe 18).

Dans ces conditions, il existait un risque sérieux que la Commission des limites se refuse à

examiner la demande du Kenya. Alors que la date d’examen de cette demande par la Commission
approchait, le ministre des affaires étrangères du Kenya s’entretint de la situation avec son
homologue somalien le 31 mai 2013. Selon un communiqué de presse commun, les deux ministres
«ont souligné la nécessité de réfléchir aux modalités de la démarcation maritime à entreprendre» et
«ont passé en revue les accords précédents ainsi que les mémorandums d’accord signés entre le
Kenya et la Somalie tout en examinant dans quelle mesure ceux-ci avaient été mis en œuvre».
Mais dès le 6 juin 2013, le cabinet somalien fit connaître qu’il rejetait fermement le mémorandum

et n’entendait pas entrer en négociation «sur la démarcation maritime ou les limites du plateau
continental».

La date d’examen de la demande kényane par la Commission se rapprochant encore, la
Somalie franchit une étape supplémentaire. Le 4 février 2014, elle demanda aux Nations Unies de
retirer le mémorandum du registre des traités. Elle s’opposa le même jour formellement à
l’examen par la Commission des limites de la demande du Kenya. De ce fait, en mars 2014, la
Commission reporta l’examen de cette demande.

24. Dans l’intervalle, les services compétents s’étaient alarmés à Nairobi de la situation.
Dans une note du 12 février 2014, Mme Mwangi, «Head/Legal and Host Country Affairs
Directorate» (ministère kényan des affaires étrangères), avait fait savoir au «Cabinet Secretary»
que : «Il est … impératif que des consultations diplomatiques bilatérales soient engagées au plus
haut niveau gouvernemental dès que possible pour régler la situation, de manière à garantir

l’examen des demandes en 2014». Une semaine plus tard, le Kenya proposait à la Somalie des
réunions de négociations.

Lors de la première réunion des 26 et 27 mars 2014, le Kenya proposa un ordre du jour
portant à la fois sur l’application du mémorandum et la fixation des frontières maritimes. La
délégation somalienne, selon son propre rapport, «souleva une objection concernant le point de
l’ordre du jour proposé ayant trait à une discussion du mémorandum d’accord». Toutefois, elle
«indiqua qu’elle était disposée à discuter de toutes questions liées à la délimitation maritime, y

compris le refus de consentir à l’examen par la Commission des limites de la demande du Kenya,
comme un paquet global». En d’autres termes, la Somalie refusa que l’exécution du mémorandum
soit portée à l’ordre du jour, mais précisa qu’on pourrait en discuter plus tard dans le cadre d’un
arrangement d’ensemble. Les discussions furent ainsi suspendues sur le mémorandum. Elles
s’ouvrirent sur la délimitation des espaces maritimes. Comme on le sait, elles n’aboutirent pas. - 6 -

25. Ajoutons que par la suite, la Somalie, le 2 septembre 2014, renouvela son opposition à
l’examen de la demande kényane par la Commission. C’est dans ces conditions que le Kenya, à

son tour, le 4 mai 2015, s’opposa à l’examen de la demande de la Somalie. Il retira cependant cette
opposition le 30 juin 2015 et la Somalie en fit autant le 7 juillet 2015.

26. On constate ainsi que de mars 2010 à juillet 2015, la Somalie s’est constamment refusée
à appliquer le mémorandum considéré par elle comme «nul et non avenu» (paragraphe 19). C’est à
cette dernière date seulement qu’elle a levé son objection à l’examen de la demande du Kenya par
la Commission des limites.

Relevons par ailleurs que jusqu’en mai 2015, le Kenya a constamment tenté d’obtenir de la
Somalie l’application du mémorandum. Se heurtant à un refus constant, il a cherché une issue en
proposant à la Somalie de discuter à la fois de cette application et de la délimitation des frontières
maritimes.

27. Cette acceptation de la négociation frontalière peut-elle aujourd’hui être opposée au

Kenya ? En d’autres termes, en y consentant, le Kenya a-t-il renoncé aux droits qu’il tenait du
paragraphe 6 du mémorandum ? J’ai les plus grands doutes à cet égard.

Observons tout d’abord que, selon une abondante jurisprudence, toute renonciation à un droit
doit être claire et sans équivoque. Pour reprendre les termes retenus récemment par la Cour, «toute
renonciation à des prétentions ou à des droits doit ou bien être expresse, ou bien pouvoir être
déduite sans équivoque du comportement de l’Etat qui aurait renoncé à son droit» (Activités armées

sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 266, par. 293). Dans la pratique, je n’ai pu retrouver aucune affaire dans
laquelle la Cour avait reconnu l’existence d’une renonciation.

28. Qu’en est-il en l’espèce ?

Le Kenya en 2014 est incontestablement entré en discussion avec la Somalie sur la
délimitation de l’ensemble de leurs espaces maritimes. Faut-il en déduire qu’il a implicitement

renoncé de ce fait aux droits qu’il tenait du paragraphe 6 du mémorandum ?

Je ne le pense pas. A l’époque, la Somalie considérait ce mémorandum comme «nul et non
avenu» et s’opposait à l’examen de la demande kényane par la Commission des limites. En vue de
lever ce veto, le Kenya proposa une discussion portant à la fois sur l’application du mémorandum
et la fixation des frontières maritimes. Le Kenya s’était engagé dans cette double discussion dans
l’espoir d’obtenir de la Somalie qu’elle lève son objection à l’examen de la demande kényane par

la Commission des limites. La Somalie a lors de la première réunion refusé que le mémorandum
soit inscrit à l’ordre du jour. Mais elle s’est en même temps déclarée prête à envisager un accord
global avec le Kenya et celui-ci a alors consenti à entrer dans l’étude des frontières. Ce
consentement était conditionnel. Il avait été donné sous réserve d’une discussion ultérieure du
mémorandum à laquelle il n’a jamais été procédé.

En réalité, ce qui était envisagé en 2014, c’était la conclusion d’un nouvel accord global se
substituant au mémorandum. Dans ce nouvel accord, les Parties auraient pu fixer leurs frontières,

consentir à l’examen de leurs demandes par la Commission des limites et régler les autres
problèmes maritimes les opposant. Elles auraient ainsi abrogé ou modifié le paragraphe 6 de
l’ancien mémorandum. Elles étaient libres de le faire. Elles ne l’ont pas fait, le mémorandum est
resté en vigueur et le Kenya peut aujourd’hui s’en réclamer. - 7 -

Il me paraît en effet difficile de déduire des discussions menées en 2014 par le Kenya avec la
Somalie en vue de la signature d’un accord global la conclusion que le Kenya aurait alors renoncé

aux droits qu’il tenait de l’accord existant, alors que ces droits étaient niés par la Somalie, que le
Kenya se trouvait dans l’impossibilité de s’en prévaloir du fait de l’attitude de la Somalie et qu’il
cherchait à lever le veto somalien à travers les discussions engagées.

29. Reste un dernier argument de la Somalie. Celle-ci expose à titre subsidiaire que, même
si le mémorandum avait créé une obligation de négociation, cette négociation a bien eu lieu
en 2014 et que par suite la Cour peut être saisie dès maintenant.

Cet argument se heurte, me semble-t-il, à une double difficulté. D’une part les discussions
de 2014 ne se situaient pas dans le cadre du mémorandum que la Somalie récusait alors et dont le
Kenya cherchait à obtenir l’application. D’autre part, elles se sont réduites à deux exposés
parallèles des points de vue des Parties sans la moindre recherche de compromis. Or comme la
Cour l’a souligné dans l’affaire du Plateau continental de la mer du Nord, arrêt,
C.I.J. Recueil 1969, p. 47, par. 85, il n’y a pas de véritable négociation lorsque les parties insistent

sur leur propre position sans envisager aucune modification (ce qui fut le cas en l’espèce).

30. Au total, à l’époque de cette négociation, la Somalie tenait le mémorandum d’accord
comme «nul et non avenu». Dès lors, le comportement adopté par les Parties en 2014 ne saurait
être regardé comme un accord sur l’interprétation du mémorandum au sens du paragraphe 3 de
l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités. Par ailleurs, le Kenya dans les
circonstances de l’espèce, ne saurait être regardé comme ayant renoncé aux droits qu’il tenait du

paragraphe 6 du mémorandum.

31. Restent les travaux préparatoires et les circonstances dans lesquelles le mémorandum a
été conclu. La Cour estime qu’ils confirment son interprétation du paragraphe 6. Je ne partage pas
cette appréciation. En effet, comme la Cour l’a d’ailleurs reconnu, les travaux préparatoires sont
quasiment muets en ce qui concerne ce paragraphe. Quant aux circonstances dans lesquelles le
mémorandum a été conclu, elles ne nous éclairent pas davantage. Dès lors ils ne peuvent ni

infirmer ni confirmer l’interprétation du paragraphe 6.

32. Dans ces conditions, je demeure en désaccord avec l’interprétation donnée par la Cour du
paragraphe 6 du mémorandum d’accord. Ce dernier détermine le mode et le moment de règlement
du différend maritime opposant les Parties. Ce moment n’avait pas été atteint. Dès lors, et par
application de la réserve à l’acceptation de la compétence de la Cour par le Kenya, la Cour est
incompétente pour connaître de la requête de la Somalie.

(Signé) Gilbert G UILLAUME .

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