Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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161-20170202-JUD-01-04-EN
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O PINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE R OBINSON

[Traduction]

1. Je ne souscris pas à la décision, formulée au paragraphe 134 de l’arrêt, de rejeter le
premier moyen avancé par le Kenya à l’appui de sa première exception préliminaire, la majorité
ayant considéré que le mémorandum d’accord n’entrait pas dans les prévisions de la réserve
contenue dans la déclaration faite par cet Etat en vertu de la clause facultative.

2. Je ne souscris pas davantage à la décision, dans le même paragraphe, de rejeter le second
moyen avancé par le Kenya à l’appui de sa première exception préliminaire, la majorité ayant là
encore considéré que la partie XV de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer

(ci-après la «CNUDM») n’entrait pas dans les prévisions de ladite réserve.

3. Dans la présente opinion, toutefois, je m’intéresse surtout au rejet du second moyen que le
Kenya a avancé à l’appui de sa première exception car je le juge plus problématique en raison de
ses conséquences très fâcheuses pour l’interprétation et l’application des dispositions de la

partie XV de la CNUDM, pourtant élaborées avec soin.

4. S’il est une conclusion du présent arrêt à laquelle je souscrive, c’est la décision de la
majorité, énoncée au paragraphe 120, de rejeter l’argument du Kenya selon lequel sa réserve

«confère une importance particulière à un accord sur un mode de règlement qui constitue une
lex specialis et une lex posterior par rapport aux déclarations faites par les Parties en vertu de la
clause facultative». Cette conclusion n’a toutefois aucune conséquence sur l’issue de la présente
affaire.

Je précise également que, si le point 2 du paragraphe 145 avait été formulé différemment,
j’aurais voté en faveur du rejet de l’argument des «mains sales» avancé par le Kenya dans le cadre
de sa seconde exception préliminaire.

5. Conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, le Kenya et la Somalie
ont tous deux reconnu la juridiction de celle-ci, à certaines réserves près. Le Kenya l’a ainsi
reconnue à l’égard de tous les différends autres que  et il s’agit là de la réserve qu’il invoque en
l’espèce  «[l]es différends au sujet desquels les parties en cause auraient convenu ou
1
conviendraient d’avoir recours à un autre mode ou à d’autres modes de règlement» .

6. En substance, le second moyen avancé par le Kenya à l’appui de sa première exception
préliminaire consiste à soutenir que sa réserve soustrait à la compétence de la Cour les différends

au sujet desquels les Etats en litige sont convenus d’avoir recours à quelque autre mode de
règlement. Le Kenya fait valoir que, la Somalie et lui étant tous deux parties à la CNUDM, ils sont
soumis à sa partie XV, dans laquelle figure une disposition –– le paragraphe 1 de l’article 287 de la
CNUDM  permettant de choisir, par voie de déclaration écrite, entre quatre moyens «pour le
2
règlement des différends relatifs à l’interprétation ou à l’application de la Convention» ; aucun des
deux Etats n’ayant formulé une telle déclaration, ils sont, en application du paragraphe 3 de

1 Nations Unies, Recueil des traités, vol. 531, p. 115.

2 Les quatre juridictions énumérées à l’article 287 sont le Tribunal international du droit de la mer ; la Cour
internationale de Justice ; «un tribunal arbitral constitué conformément à l’annexe VII» ; et «un tribunal arbitral spécial,
constitué conformément à l’annexe VIII, pour une ou plusieurs des catégories de différends qui y sont spécifiés». - 2 -

l’article 287, «réputé[s] avoir accepté la procédure d’arbitrage prévue à l’annexe VII» de la

CNUDM. La logique de cet argument est que, puisqu’il n’est pas douteux que les moyens
énumérés constituent tous les quatre des modes de règlement des différends, y compris de celui
relatif à la délimitation maritime entre les deux Etats, ils entrent dans les prévisions de la réserve en
tant qu’ils offrent un mode de règlement autre que la saisine de la Cour, laquelle se trouve de ce fait
privée de sa compétence. Je trouve cet argument convaincant. La majorité, elle, n’est pas de cet

avis.

7. La majorité avance un argument principal et un argument subsidiaire pour rejeter le
moyen invoqué par le Kenya à cet égard. Son argument principal porte sur l’interprétation de
l’article 282 de la CNUDM, qui dispose ce qui suit :

«Lorsque les Etats Parties qui sont parties à un différend relatif à l’interprétation
ou à l’application de la Convention sont convenus, dans le cadre d’un accord général,
régional ou bilatéral ou de toute autre manière, qu’un tel différend sera soumis, à la
demande d’une des parties, à une procédure aboutissant à une décision obligatoire,
cette procédure s’applique au lieu de celles prévues dans la présente partie, à moins
que les parties en litige n’en conviennent autrement.»

Pour que la partie XV de la CNUDM ne trouve pas à s’appliquer, les Etats parties doivent,
selon cet article, être convenus dans le cadre d’un accord général, régional ou bilatéral ou de toute
autre manière de soumettre le différend à une procédure aboutissant à une décision obligatoire. Le
Kenya et la Somalie n’ayant pas conclu d’accord général, régional ou bilatéral, la question est de
savoir si le membre de phrase «ou de toute autre manière» leur est applicable. Il convient donc de

rechercher s’il existe dans la relation entre les deux Etats quelque arrangement que l’on pourrait
considérer comme reflétant leur accord de recourir à une procédure aboutissant à une décision
obligatoire. En l’absence de pareil arrangement, l’article 282 ne s’applique pas au lieu des autres
dispositions de la partie XV de la CNUDM. Il échet de souligner que, puisque le verbe «convenir»
employé à l’article 282 régit également l’expression «ou de toute autre manière», il s’agit de
rechercher s’il existe quelque chose qui, sans constituer un accord général, régional ou bilatéral,

présente néanmoins certaines caractéristiques justifiant qu’on le considère comme un accord.

8. Il est généralement admis, à la lumière des travaux préparatoires, que l’expression «ou de
toute autre manière» employée dans cet article couvre les déclarations faites en vertu de la clause
facultative contenue au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour. Ainsi, selon l’ouvrage
intitulé The United Nations Convention on the Law of the Sea, 1982 : A Commentary (commentaire

de la convention publié avec le concours de l’Université de Virginie) :

«L’article 282 dispose qu’il peut être convenu «de toute autre manière» de
soumettre un différend à une procédure donnée. Cette précision visait à couvrir, en
particulier, les déclarations d’acceptation de la juridiction de la Cour internationale de
Justice faites en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de celle-ci.» 3

[Traduction du Greffe.]

Point significatif, l’expression «en particulier» figurant dans le commentaire de l’Université
de Virginie indique que des instruments autres que des déclarations d’acceptation de la juridiction
de la Cour peuvent constituer un accord entrant dans les prévisions de l’article 282 de la CNUDM.

3 Myron H. Nordquist (rédacteur en chef), Shabtai Rosenne et Louis B. Sohn (directeurs de volume),
United Nations Convention on the Law of the Sea, 1982: A Commentary, vol. V, Dordrecht, Boston, Londres, 1989,
p. 26-27, par. 282.3. - 3 -

9. D’autres ouvrages de doctrine vont dans le même sens :

 P. Gautier déclare, s’agissant du membre de phrase «ou de toute autre manière», que «[c]ette
possibilité est généralement considérée comme couvrant les déclarations faites par les Etats en
4
vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la CIJ...» [traduction du Greffe].

 Y. Tanaka : «Il ne fait guère de doute que l’acceptation formulée au titre de la clause

facultative figurant au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de Justice
établit «une procédure aboutissant à une décision obligatoire» au sens de l’article 282. Il
semble en découler que, entre deux Etats qui ont souscrit à la clause facultative, la juridiction
de la Cour prime les procédures prévues à la partie XV de la [CNUDM], par le jeu de
5
l’article 28[2].» [Traduction du Greffe.]

 T. Treves, dans son commentaire sur l’article 282 et les déclarations faites en vertu de la clause

facultative, déclare que «l’élément consensuel — qui semble être l’exigence fondamentale du
paragraphe 2 de l’article 36 — existe indéniablement, si bien que l’on peut raisonnablement
conclure que les parties ont choisi une procédure dont elles sont convenues d’une «autre
6
manière»» . [Traduction du Greffe.]

 P.C. Rao : «L’accord visé à l’article 282 de la convention des Nations Unies sur le droit de la

mer peut être contracté «de toute autre manière», par exemple par des déclarations distinctes, 7
telles que celles faites au titre du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la CIJ.»
[Traduction du Greffe.]

 A.E. Boyle : «Ainsi, deux Etats ayant fait des déclarations dans des termes similaires en vertu
du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour demeureront soumis à la juridiction
obligatoire de celle-ci, même pour les différends relatifs à la CNUDM.» 8 [Traduction du

Greffe.]

10. Il convient d’analyser avec une attention particulière les travaux préparatoires pour
déterminer exactement ce qu’ils indiquent au sujet du membre de phrase «ou de toute autre
manière», puisque c’est sur eux que repose largement l’interprétation de cette expression par la
Cour. A l’évidence, ni le commentaire de l’Université de Virginie ni l’une quelconque des cinq

citations de doctrine ci-dessus ne peuvent raisonnablement être lus comme signifiant que, dès lors
que des parties ont accepté la juridiction de la Cour en faisant des déclarations en vertu de la clause
facultative, fussent-elles assorties de réserves, il existe entre elles un accord entrant dans les

prévisions de l’article 282. Une telle lecture reviendrait en effet à dire que les réserves n’ont pas

4 Philippe Gautier, «The Settlement of Disputes», The IMLI Manual on International Maritime Law, Volume I:
The Law of the Sea, première édition, 2014, p. 539.

5 Yoshifumi Tanaka, The International Law of the Sea (Cambridge University Publishing, 2 éd., 2015),
p. 423-424. Cité dans CR 2016/11, p. 63-64, par. 33 (Sands).
6
Tullio Treves, Conflicts between the International Tribunal for the Law of the Sea and the International Court
of Justice, New York University Journal of International Law and Politics, vol. 31, n° 4 (été 1999), p. 812. Cité dans
CR 2016/11, p. 64, par. 34 (Sands).
7
P.C. Rao, «Law of the Sea, Settlement of Disputes», Max Planck Encyclopaedia of Public International Law,
par. 11. Cité dans CR 2016/11, p. 64, par. 35 (Sands).
8 A.E. Boyle, «Problems of Compulsory Jurisdiction and the Settlement of Disputes Relating to Straddling Fish
Stocks», International Journal of Marine and Coastal Law, vol. 14, n° 1 (1999), p. 7. Cité dans CR 2016/11, p. 64,
par. 37 (Sands). - 4 -

d’incidence sur les déclarations en vertu de la clause facultative, conclusion qui va clairement à
l’encontre de la jurisprudence de la Cour . 9

11. Ce que les passages pertinents relatifs aux travaux préparatoires et les commentaires de
doctrine font apparaître, c’est que, d’une manière générale, les déclarations en vertu de la clause
facultative sont couvertes par l’expression «ou de toute autre manière» employée à l’article 282 ;
autrement dit, ces déclarations peuvent, tout comme certains autres instruments, constituer un
accord entrant dans les prévisions de cet article. Mais lorsqu’il s’agit de savoir s’il existe un tel

accord alors qu’une déclaration comprend une réserve particulière, la situation doit être appréciée
au cas par cas en examinant l’incidence de cette réserve sur la déclaration.

12. Rien dans le commentaire de l’Université de Virginie ou les textes de doctrine ne donne

à penser que, en se référant aux déclarations en vertu de la clause facultative, leurs auteurs aient
entendu aller au-delà de la teneur du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, de manière à
inclure les réserves. Cette disposition prévoit ce qui suit :

«Les Etats parties au présent Statut pourront, à n’importe quel moment, déclarer

reconnaître comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale, à l’égard de
tout autre Etat acceptant la même obligation, la juridiction de la Cour sur tous les
différends d’ordre juridique ayant pour objet :

a) l’interprétation d’un traité ;

b) tout point de droit international ;

c) la réalité de tout fait qui, s’il était établi, constituerait la violation d’un engagement
international ;

d) la nature ou l’étendue de la réparation due pour la rupture d’un engagement
international.»

Les termes de l’article 282 de la CNUDM — «[l]orsque les Etats Parties qui sont parties à

un différend ... sont convenus» (les italiques sont de moi) — montrent que cette disposition pose
une condition. Pour déterminer si les déclarations faites en vertu de la clause facultative dans la
présente affaire doivent être traitées comme constituant un accord entre le Kenya et la Somalie, il
convient d’examiner ces déclarations et la réserve en cause à la lumière de la jurisprudence de la
Cour.

13. Les déclarations en vertu de la clause facultative ne sont ni des contrats ni des traités. La
Cour a précisé qu’une fois qu’un Etat avait déposé une déclaration unilatérale, un «lien
consensuel» était créé avec chaque Etat qui en avait déjà fait de même ou qui le ferait à l’avenir . 10

L’élément «obligatoire» d’une telle déclaration découle de ce lien ou engagement réciproque. La
Cour a précédemment déclaré qu’«[e]n fait les déclarations, bien qu’étant des actes unilatéraux,

9 Voir, par exemple, Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 452-454, par. 44 et 47, et Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire,
arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 105. Voir également les paragraphes 13, 14 et 16 de la présente opinion.

10Droit de passage sur territoire indien (Portugal c. Inde), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1957,
p. 146. - 5 -

établissent une série de liens bilatéraux11vec les autres Etats qui acceptent la même obligation par
rapport à la juridiction obligatoire» .

14. En l’affaire relative à Certains emprunts norvégiens, la Cour a jugé que, s’agissant de
déclarations faites en vertu de la clause facultative, «compétence lui [était] conférée seulement dans
12
la mesure où elles coïncid[aient] pour la lui conférer» .

15. Il y a donc lieu de rechercher si les déclarations faites en vertu de la clause facultative par
la Somalie et le Kenya, réserve kényane comprise, constituent un «lien consensuel» ou engagement
réciproque suffisant pour être considéré comme un accord entre les deux Etats qui relève des

prévisions de l’article 282 de la CNUDM.

16. La jurisprudence de la Cour abonde en dicta sur l’interprétation des déclarations faites en
vertu de la clause facultative et des réserves à celles-ci. Ainsi, dans une affaire opposant le
Royaume-Uni à l’Iran, la Cour a dit que, pour déterminer le sens d’une déclaration, elle devait

«rechercher l’interprétation qui [était] en harmonie avec la manière naturelle et raisonnable de lire
le texte, eu égard à l’intention du Gouvernement de l’Iran à l’époque où celui-ci a[vait] accepté [s]a
compétence obligatoire» . En l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries, la Cour a jugé

que les réserves devaient être «in14rprétée[s] d’une manière compatible avec l’effet recherché par
1’Etat qui en [était] l’auteur» . Dans la même affaire, elle a rejeté une interprétation qui «[allait] à
l’encontre d’un texte clair» , estimant en outre qu’«il n’y a[vait] pas de raison d’interpréter [les]
16
réserve[s] de façon restrictive» .

17. La réserve du Kenya exclut la compétence de la Cour à l’égard des «différends au sujet
desquels les parties en cause auraient convenu ou conviendraient d’avoir recours à un autre mode
ou à d’autres modes de règlement» . Etant donné ce libellé clair et dénué d’ambiguïté, il est

totalement déraisonnable de conclure que les déclarations faites en vertu de la clause facultative par
le Kenya et la Somalie constituent un accord entrant dans les prévisions de l’article 282, alors que
d’autres modes de règlement sont prévus à l’article 287 de la partie XV de la CNUDM. Une telle

conclusion est manifestement incompatible «avec l’effet recherché par 1’Etat ... auteur» de la
réserve, à savoir le Kenya. Elle fait totalement fi de la «manière naturelle et raisonnable de lire le
texte» 18 de la réserve, qui fait partie intégrante de la déclaration kényane. L’élément consensuel

nécessaire pour qu’il y ait accord sur la base des déclarations en vertu de la clause facultative ne
peut exister dans ce contexte, puisque la réserve kényane y fait obstacle.

11Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique),

compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 418, par. 60.
12Certains emprunts norvégiens (France c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1957, p. 23. Cité dans l’arrêt Somalie
c. Kenya, par. 115. Voir également Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire, arrêt,
C.I.J. Recueil 1952, p. 103.

13Anglo-Iranian Oil Co. (Royaume-Uni c. Iran), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 104.

14Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998,
p. 455, par. 52. Cité dans l’arrêt Somalie c. Kenya, par. 118.
15
Voir note 14 ci-dessus, Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour,
arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 464, par. 76.
16
Ibid., p. 453, par. 44.
17Voir note 1 ci-dessus.

18Voir note 13 ci-dessus. - 6 -

18. L’argument principal de la majorité comporte deux volets. Le premier se rapporte à la
question de la circularité du raisonnement. La majorité semble accepter l’argument de la Somalie
selon lequel l’approche suivie par le Kenya pour interpréter l’article 282 serait à l’origine d’une
certaine circularité, étant donné que la réserve formulée par celui-ci dans sa déclaration en vertu de

la clause facultative renverrait à la partie XV de la CNUDM, «qui, à son tour (par l’effet de
l’article 282), pourrait renvoyer à ladite déclaration, ce va-et-vient se répétant à l’infini» (arrêt,
paragraphe 113).

19. A mon sens, cet argument est dénué de fondement. Une fois l’article 282 atteint, la
boucle est rompue puisque force est de conclure que cette disposition ne trouve pas à s’appliquer,
de sorte que la réserve du Kenya entre en jeu. Il n’y a là aucune circularité.

20. Le second volet de l’argument principal de la majorité est exposé au paragraphe 129 de
l’arrêt. On y lit que, pendant la période qui s’est achevée avec la fin de la troisième conférence des
Nations Unies sur le droit de la mer, en 1982,

«plus de la moitié des déclarations [faites en vertu de la clause facultative] en vigueur

comportaient une réserve ayant un effet similaire à celui de la réserve du Kenya» ; or,
«rien dans les travaux préparatoires ne dénote une intention d’exclure des prévisions
de l’article 282 la majorité de ces déclarations, c’est-à-dire celles … comport[ant] de
telles réserves. Aujourd’hui encore, plus de la moitié des déclarations en vigueur
contiennent une réserve de ce type.» (Arrêt, paragraphe 129.)

21. Cet argument — le seul argument substantiel avancé dans l’arrêt à l’appui de la
conclusion selon laquelle le membre de phrase «ou de toute autre manière» aurait été destiné à
couvrir les déclarations en vertu de la clause facultative comportant des réserves ayant un effet

similaire à celui de la réserve du Kenya (ci-après les «réserves du type Kenya») — est faible.

22. En 1973, lorsqu’ont commencé les débats sur le droit de la mer, 46 déclarations en vertu
de la clause facultative étaient en vigueur ; 26 d’entre elles comportaient des réserves du type

Kenya  soit 56,5 %, ou un peu plus de la moitié ; en 1982, à la fin de la conférence des
Nations Unies sur le droit de la mer, ces déclarations étaient au nombre de 47, et elles étaient 26 à
comporter de telles réserves  soit 55,3 %, ou un peu plus de la moitié. Au cours des neuf années
qu’ont duré les négociations, le nombre de déclarations d’acceptation comportant des réserves du

type Kenya a osc19lé entre 54,3 (25 octobre 1979-31 juillet 1980) et 56,5 % (26 novembre 1973-
9 janvier 1974) . C’est sur cette base ténue et pour le moins douteuse que la majorité fonde
l’argument selon lequel le membre de phrase «ou de toute autre manière» aurait eu vocation à
couvrir les déclarations contenant de telles réserves.

23. Bien que l’approche quantitative retenue dans l’arrêt soit fondamentalement erronée, on
ne peut s’empêcher de suivre la logique à l’œuvre, ne serait-ce que pour mieux relever que la
majorité à laquelle la Cour s’accroche ici est tout sauf significative : il ne s’agit pas de 70, 80 ou
90 %, pas même de 60 %, mais de 54,3 à 56,5 %. C’est à peine plus de la moitié.

Mais penchons-nous sur la validité de la conclusion à laquelle la Cour aboutit au
paragraphe 129. Qu’en serait-il si moins de la moitié des déclarations faites en vertu de la clause
facultative  49 % d’entre elles, par exemple  avaient contenu des réserves du type Kenya ? Si

19C.I.J. Annuaire 1972-1973, n 27, p. 53-83 ; C.I.J. Annuaire 1973-1974, n 28, p. 50-81 ; C.I.J. Annuaire
1979-1980, n 34, p. 51-81 ; et C.I.J. Annuaire 1982-1983, n 37, p. 58-92. - 7 -

l’on s’en tient à l’approche mécanique adoptée ici, force serait semble-t-il d’interpréter les travaux
préparatoires comme dénotant une intention d’exclure ces déclarations des prévisions de
l’article 282, de sorte que la Cour n’aurait pas compétence. Mais la distinction ainsi faite ne repose

pas sur des bases rationnelles. L’on ne saurait considérer que l’intention dont témoignent les
travaux préparatoires était de ne pas exclure la compétence de la Cour en présence de réserves du
type Kenya pour peu que la proportion de déclarations d’acceptation comportant de telles réserves
fût de 54,3 à 56,5 %, mais de l’exclure pour peu qu’elle ne fût que de 49 %.

24. Cette logique est indéfendable. Savoir s’il convient de considérer que les travaux
préparatoires dénotent une intention de tenir compte ou non des réserves du type Kenya ne saurait
dépendre du nombre de ces réserves formulées entre 1973 et 1982. Il est par trop simpliste, et

erroné, de réduire le problème à une question de chiffres. Ce n’est pas à une évaluation quantitative
qu’il convient de se livrer, mais à une appréciation qualitative de l’incidence de ces réserves sur les
déclarations en vertu de la clause facultative, afin de déterminer s’il existe un accord au sens de
l’article 282 de la CNUDM.

L’erreur fondamentale de la majorité réside dans son refus de procéder de la sorte.

25. La réserve du type Kenya est une réserve parmi bien d’autres formulées entre 1973 et
1982. Elle ne doit pas être considérée isolément. Le raisonnement que tient la Cour au

paragraphe 129, reflet d’une fixation sur la notion de majorité, devrait aussi la conduire à voir dans
les travaux préparatoires une intention d’exclure des prévisions de l’article 282 les déclarations en
vertu de la clause facultative comportant des réserves distinctes de celle du Kenya mais qui, à la
différence de cette dernière, ne concerneraient pas la majorité des déclarations formulées pendant la

période pertinente. Ainsi, parmi les nombreuses réserves aux déclarations d’acceptation qui se
trouvaient en vigueur en 1973, 21 visaient à exclure les différends concernant des questions
relevant exclusivement de la compétence nationale de l’Etat et neuf autres, les différends en rapport
avec des hostilités, des conflits armés ou des actes de belligérance . Il s’agit là de réserves

importantes ; or les premières d’entre elles concernaient 45,7 % des déclarations en vertu de la
clause facultative alors en vigueur  un pourcentage non négligeable. Là encore, le critère
quantitatif avancé par la Cour ne justifie pas, rationnellement, d’établir une distinction entre ces
réserves et celles du type Kenya.

26. Il n’est pas raisonnable de conclure que les Etats parties entendaient également englober
dans l’expression «ou de toute autre manière» les déclarations d’acceptation comportant des
réserves de cette importance, car ils doivent être réputés ne pas ignorer l’incidence que les réserves

ont sur de telles déclarations. Il est plus raisonnable de conclure que leur intention, en employant ce
membre de phrase, était d’inclure les déclarations d’acceptation se limitant à reproduire en
substance les termes du paragraphe 2 de l’article 36, sans plus  c’est-à-dire, sans inclure de
réserves. Je note que, en 1982, ces déclarations étaient au nombre de 16 . 21

27. La majorité paraît considérer qu’il convient d’établir l’intention des Etats parties à la
CNUDM en partant du principe que ceux-ci ne reconnaissaient aux réserves aucune portée
juridique. Or, il est improbable que tel ait pu être le cas.

28. Au paragraphe 128, la majorité cite le cas d’une réserve à une déclaration en vertu de la
clause facultative excluant «les différends ayant un objet particulier», tels que «ceux qui concernent

20C.I.J. Annuaire 1972-1973, n 27, p. 53-83 et C.I.J. Annuaire 1973-1974, n 28, p. 50-81.

21C.I.J. Annuaire 1982-1983, n 37, p. 58-92. - 8 -

la délimitation maritime». Elle a bien sûr raison de conclure que, en pareilles circonstances, le

consentement à la juridiction de la Cour ferait défaut et que les procédures visées dans la section 2
de la partie XV trouveraient à s’appliquer. Il importe toutefois de bien comprendre pourquoi cette
conclusion est légitime. Si elle s’impose, ce n’est pas simplement parce que l’objet d’une telle

réserve se trouve défini expressément et spécifiquement ; c’est parce que l’effet de cette réserve est
d’empêcher l’apparition du «lien consensuel» , de «l’élément consensuel» ou de l’engagement
réciproque  à défaut duquel les déclarations conférant compétence à la Cour en vertu de la clause

facultative restent lettre morte. Indépendamment de la manière dont elle est libellée, l’enjeu, pour
la Cour, est de déterminer quelle est l’incidence de telle réserve sur la déclaration d’acceptation à
laquelle elle a été incluse et, partant, s’il y a lieu de penser que les Etats dont il s’agit ont consenti à

sa juridiction. La Cour doit se livrer à cet effet à l’analyse requise même lorsque, comme dans
l’exemple cité, la réserve est formulée en des termes exprès et, en apparence, parfaitement
limpides.

29. Selon la jurisprudence de la Cour, les réserves font partie intégrante des déclarations en
24
vertu de la clause facultative et, ainsi que je l’ai noté plus haut , la Cour s’est déjà prononcée sur la
manière dont il convient de les interpréter. Ce n’est qu’au terme d’un tel processus d’interprétation
qu’il est possible de déterminer si la déclaration formulée par le Kenya en vertu de la clause

facultative constitue, avec la réserve qu’elle contient, et conjointement avec la déclaration
correspondante de la Somalie, un accord au sens de l’article 282 de la CNUDM.

25
30. Comme je l’ai déjà dit , les déclarations en vertu de la clause facultative auxquelles
renvoie le membre de phrase «ou de toute autre manière» se limitent à celles qui reproduisent les
termes du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour. Dès lors, des déclarations dans

lesquelles deux Etats se seront contentés de refléter ceux-ci constitueront un accord au sens de
l’article 282, et il est parfaitement raisonnable de considérer que ces déclarations-là étaient visées.
Il n’est pas légitime, en revanche, de considérer que les auteurs de la CNUDM entendaient aussi

couvrir celles qui comportaient des réserves, quand il n’y a pas l’ombre d’une preuve qu’ils aient
jamais consacré à celles-ci la moindre attention.

31. A cet égard, l’argument avancé à l’audience selon lequel deux déclarations faites en
vertu de la clause facultative l’emportent sur la partie XV de la CNUDM à condition d’être
«rédigées dans les mêmes termes» me paraît incontestable . A l’évidence, pareille conclusion, qui

vise des déclarations rédigées en des termes non pas littéralement, mais fondamentalement,
identiques, ne s’applique pas à deux déclarations dont l’une comprend une réserve du type Kenya.
Il est significatif qu’il ne soit fait mention, dans aucune des cinq citations reproduites plus haut , 27

de réserves à des déclarations formulées en vertu de la clause facultative. A mon sens, la raison en
a été expliquée de manière convaincante à l’audience : la question ne méritait pas qu’on s’y arrête,
tant il était évident, aux yeux des auteurs, que l’article 282 ne s’appliquerait pas à une déclaration
28
d’acceptation qui contiendrait une réserve du type Kenya .

22Voir note 10 ci-dessus.
23
Voir note 6 ci-dessus.
24
Paragraphes 13, 14 et 16 de la présente opinion.
25Ibid., par. 12.

26CR 2016/10 Kenya (Boyle), p. 56, par. 8.
27
Paragraphe 9 de la présente opinion.
28CR 2016/12 Kenya (Boyle), p. 28, par. 5. - 9 -

32. La majorité avance, au paragraphe 132 de l’arrêt, l’argument suivant à titre de raison
subsidiaire d’écarter la position du Kenya :

«En concluant à sa compétence, la Cour donne effet à l’intention reflétée dans la

déclaration du Kenya, puisqu’elle fait en sorte que le présent différend soit soumis à
un mode de règlement. A l’inverse, étant donné qu’une procédure convenue au sens de
l’article 282 l’emporte sur les procédures énoncées dans la section 2 de la partie XV, il
n’est pas certain qu’il serait satisfait à cette intention si elle se déclarait incompétente
(voir également l’article 286 de la CNUDM).»

33. Elle cite également l’arrêt rendu en l’affaire de l’Usine de Chorzów, dans laquelle la
Cour permanente de Justice internationale (CPJI) a jugé que

«la Cour, amenée à délimiter sa propre compétence par rapport à celle d’une autre
juridiction, ne p[ouvait] faire fléchir la sienne que vis-à-vis d’un texte qui, de son
propre avis, s[erait] suffisamment précis pour exclure la possibilité d’un conflit négatif
de compétences entraînant le danger d’un déni de justice» . 29

34. Il convient d’avoir soin de ne pas tenir un raisonnement qui aurait pour effet de faire
échec à l’un des grands buts que poursuivaient les Etats parties à la CNUDM en établissant le
mécanisme de règlement des différends dans la partie XV. Ces Etats ne voulaient accorder à cet
égard aucune prééminence à la Cour internationale de Justice. De fait, une proposition de la Suisse

et des Pays-Bas tendant à placer celle-ci en tête de30juridictions énumérées à l’article 287 «n’a pas
obtenu le soutien nécessaire … et a été retirée» . Les Etats parties à la CNUDM ne souhaitaient
pas voir la Cour constituer le seul mode de règlement des différends, et ne souhaitaient pas
davantage en faire le mécanisme par défaut. L’article 287 propose donc diverses options, dont la
Cour, et prescrit comme mécanisme par défaut la procédure d’arbitrage prévue à l’annexe VII.

35. Il est bien sûr juste, en droit, de dire qu’une procédure convenue au sens de l’article 282
l’emporte sur les autres procédures énoncées dans la partie XV de la CNUDM. Mais ce n’est pas
parce que la Cour déclinera sa compétence qu’un tribunal constitué conformément à l’annexe VII

se déclarera nécessairement incompétent. La décision d’un tel tribunal à cet égard dépendra de la
conclusion à laquelle il parviendra sur le point de savoir s’il existe, dans les circonstances de
l’espèce, une procédure convenue au sens de l’article 282. Le tribunal ne déclinera sa compétence
que s’il conclut à l’existence d’une telle procédure. Selon moi, le plus probable, compte tenu du

libellé sans équivoque de la réserve du Kenya et de l’existence d’autres modes de règlement, tels
que prévus à l’article 287 de la CNUDM, est qu’il se déclarerait compétent. En tout état de cause,
la Cour ne doit pas se fonder sur des conjectures. Sa fonction est de déterminer qui, du tribunal ou
d’elle-même, a compétence au regard du droit et des faits. Supputer qu’un tribunal constitué
conformément à l’annexe VII pourrait refuser d’exercer sa compétence ne saurait en soi fonder la

Cour à se déclarer compétente, non plus qu’à conclure à l’incompétence du tribunal. Cette
considération n’est tout simplement pas légitime.

36. D’aucuns pourraient ne voir dans le paragraphe 132 de l’arrêt qu’une conclusion

tendancieuse, revenant à favoriser la compétence de la Cour. De fait, la majorité interprète
totalement à rebours le paragraphe 3 de l’article 287 de la CNUDM, en traitant la Cour comme le

29Usine de Chorzów (demande d’indemnité) (compétence), arrêt n 8, 1927, C.P.J.I. série A n 9, p. 30.

30Doc. SD/1 (ronéotypé, 1978) (Pays-Bas et Suisse). Reproduit in Platzöder, vol. XII, p. 234. Cité dans le
commentaire de l’Université de Virginie, voir note 3 ci-dessus, p. 44, par. 287.6 [traduction du Greffe]. - 10 -

mécanisme par défaut, alors que la disposition en question assigne ce rôle au tribunal constitué
conformément à l’annexe VII.

37. Dans les circonstances de la présente affaire, le dictum de la CPJI reproduit ci-dessus au

paragraphe 33 est inapplicable, puisque les dispositions de la partie XV, en particulier l’article 287,
sont suffisamment précises «pour exclure la possibilité d’un conflit négatif de compétences
entraînant le danger d’un déni de justice». Comme nous l’avons vu, le Kenya et la Somalie
pourront, en vertu du paragraphe 3 de l’article 287, recourir à la procédure d’arbitrage prévue à
l’annexe VII. Tout risque d’un «déni de justice» découlant de ce que les deux Etats se trouveraient

privés de mécanisme de règlement dès lors que la Cour se déclarerait incompétente est donc exclu.

38. En conclusion, il ressort de l’analyse développée ci-dessus que les déclarations des
Parties formulées en vertu de la clause facultative ne constituent pas, par l’effet de la réserve du
Kenya, un accord entrant dans les prévisions de l’article 282 de la CNUDM ; cette réserve, que le

Kenya a formulée dans un but bien précis, entre en effet en jeu, de sorte que les déclarations en
vertu de la clause facultative faites par les deux pays ne coïncident pas, au sens du dictum énoncé
dans l’affaire relative à Certains emprunts norvégiens , pour conférer compétence à la Cour ;
l’article 282 ne permet dès lors pas de fonder la compétence de la Cour ; les procédures énoncées à
l’article 287 constituent d’autres modes de règlement que la Cour, au sens de la réserve du Kenya ;

enfin, ni le Kenya ni la Somalie n’ayant choisi l’une des procédures énumérées au paragraphe 1 de
l’article 287, ils sont réputés, en vertu du paragraphe 3 de ce même article, avoir accepté comme
mode de règlement le recours à la procédure d’arbitrage prévue à l’annexe VII.

39. Compte tenu de ce qui précède, j’aurais fait droit à la conclusion du Kenya selon laquelle
la réserve à sa déclaration formulée en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut excluait la
compétence de la Cour en la présente affaire.

(Signé) Patrick R OBINSON .

___________

31Voir note 12 ci-dessus.

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Document Long Title

Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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