Déclaration commune de MM. les juges Gaja et Crawford

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161-20170202-JUD-01-03-EN
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D ÉCLARATION COMMUNE DE MM. LES JUGES G AJA ET CRAWFORD

[Traduction]

Compétence  Article 36, paragraphe 2, du Statut  Absence d’incidence sur la
compétence de la Cour du sixième paragraphe du mémorandum  Mode de règlement visé par la

réserve devant permettre de résoudre effectivement le différend  Négociation de bonne foi
pouvant ne pas aboutir à un règlement  Sixième paragraphe n’entrant pas dans le champ de la
réserve du Kenya, à défaut de constituer un pactum de contrahendo ou de prescrire un mode de
règlement exclusif.

Recevabilité  Nécessité, d’après les termes du sixième paragraphe du mémorandum, que
la Commission formule ses recommandations avant que les Parties ne puissent recourir à la
négociation  Parties s’étant toutefois affranchies de cette exigence temporelle en entamant des
négociations, sans réserve, avant d’avoir reçu les recommandations de la
Commission  Recevabilité conséquente de la requête.

1. Nous pensons, comme la majorité, que le mémorandum d’accord ne prescrit pas un «mode
de règlement» des différends relatifs à la délimitation maritime qui aurait pour effet de faire jouer
la réserve du Kenya à sa déclaration formulée en vertu de la clause facultative, et que le sixième
paragraphe du mémorandum n’a pas davantage pour effet de rendre la requête de la Somalie
irrecevable. Nos raisons de parvenir à ces conclusions ne sont toutefois pas les mêmes.

2. En ce qui concerne la compétence, l’enjeu, au regard de la première exception
préliminaire du Kenya, est de savoir si les Parties sont convenues, dans le sixième paragraphe du
mémorandum, «d’avoir recours à un autre mode ou à d’autres modes de règlement», au sens de la
déclaration du Kenya formulée en vertu de la clause facultative. Rappelons qu’aux termes de ce
paragraphe, la délimitation maritime «fera l’objet d’un accord entre les deux Etats côtiers … après
que la Commission aura … formulé ses recommandations … concernant l’établissement des limites

extérieures du plateau continental au-delà de 200 milles marins».

3. Le sixième paragraphe du mémorandum ne pourrait avoir d’incidence sur la compétence
de la Cour que s’il entrait dans le champ de la réserve du Kenya à sa déclaration formulée en vertu
de la clause facultative. Or, il nous semble qu’il n’aurait pu en être ainsi que s’il avait prescrit un
moyen de régler le différend relatif à la frontière maritime — si, par exemple, il avait imposé aux

Parties de parvenir à un accord sur la délimitation (si, en d’autres termes, il avait constitué un
pactum de contrahendo), ou défini la négociation comme seul et unique mode de règlement. Les
Parties s’accordent à penser que le sixième paragraphe ne leur impose pas de parvenir à un accord
(voir, pour le Kenya : CR 2016/12, p. 35, par. 18, mais aussi CR 2016/12, p. 25-26, par. 27 ; et,
pour la Somalie : CR 2016/13, p. 16, par. 11). La question est donc de savoir s’il emportait de part
et d’autre engagement à ne résoudre le différend d’aucune autre façon. Dans la négative, l’accord
devrait être interprété comme touchant simplement au cadre temporel dans lequel s’inscriraient des

négociations ; il ne prescrirait pas de mode de règlement au sens de la réserve.

4. Les négociations peuvent bien sûr mener à un accord et, ce faisant, avoir pour effet de
régler un différend (cf. article 33 de la Charte des Nations Unies). Mais, même lorsqu’il existe une
obligation de négocier, elles ne constituent pas, en tant que telles, un mode de règlement car leur
issue est incertaine, en tant qu’elle est fonction, totalement ou en partie, de la position de l’un des

Etats en présence. Des Etats qui conviennent de négocier, tout en n’excluant aucune éventualité - 2 -

quant à l’issue de leurs négociations, ne sont pas nécessairement convenus d’un mode de
règlement : leur différend pourra aussi bien ne pas être réglé. Si, dans le contexte d’une déclaration

intéressant la juridiction obligatoire de la Cour, et les autres voies de recours possibles, une réserve
renvoie à un autre mode de règlement, celui-ci doit s’entendre d’un moyen qui permettra, s’il y est
recouru, de régler effectivement le différend et non d’un moyen pouvant tout aussi bien avoir pour
effet que celui-ci demeure à jamais irrésolu.

5. Cette conclusion est indépendante de l’obligation de mener les négociations de bonne foi
imposée par le droit international. Deux parties peuvent, alors même qu’elles agissent l’une et

l’autre de bonne foi, ou qu’il ne peut à tout le moins être établi qu’elles agissent de mauvaise foi,
échouer à parvenir à un accord. L’obligation de négocier de bonne foi ne garantit pas le règlement
du différend soumis à négociation.

6. Dès lors, il nous paraît clair que les Parties, bien que d’accord pour que des négociations
se tinssent, n’excluaient pas de recourir à d’autres modes de règlement dans l’hypothèse où ces
négociations échoueraient.

7. La Cour, dans son arrêt, indique à plusieurs reprises que le sixième paragraphe
n’interdisait pas aux Parties de mener des négociations, voire de parvenir à un accord sur le
différend les opposant au sujet de leur frontière maritime. Mais là n’est pas la question  la
question est de savoir si chacune des Parties était libre, au regard du sixième paragraphe, d’agir
unilatéralement en vue d’amorcer le règlement du différend avant que la Commission des limites

du plateau continental ait formulé ses recommandations. Or, la réponse ne peut être que non.

8. Voilà qui nous mène à la question de la recevabilité. Selon nous, le sixième paragraphe du
mémorandum exclut la recevabilité d’une requête soumise à la Cour avant que les Parties aient reçu
les recommandations de la Commission des limites du plateau continental sur la fixation de la
limite extérieure de leur plateau continental et aient entrepris de conclure un accord en matière de
délimitation. Il prévoit, d’après ses termes clairs, que les Parties devront conclure un accord sur la

délimitation des frontières maritimes «après que la Commission aura achevé l’examen des
communications séparées effectuées par chacun des deux Etats côtiers et formulé ses
recommandations aux deux Etats côtiers concernant l’établissement des limites extérieures du
plateau continental au-delà de 200 milles marins». L’emploi de l’auxiliaire «shall», en particulier,
connote une obligation de respecter cette chronologie. Le sixième paragraphe du mémorandum
impose donc une condition préalable ayant pour effet de rendre irrecevable toute requête qui serait
portée devant la Cour avant que la Commission ait formulé ses recommandations. Les Parties sont

de fait convenues que le différend ne serait prêt à être soumis à un quelconque type de règlement
que passé cette échéance.

9. Le sixième paragraphe du mémorandum semble clairement justifié s’agissant de la
délimitation du plateau continental étendu, compte tenu de l’incidence que les conclusions de la
Commission quant à la délinéation sont susceptibles d’avoir à cet égard. Sa raison d’être est moins
évidente en ce qui concerne les autres espaces maritimes couverts par ce même paragraphe, qui

vise «[l]a délimitation des frontières maritimes dans les zones en litige, y compris la délimitation du
plateau continental au-delà de 200 milles marins» (les italiques sont de nous). Dans leur cas, il est
difficile de voir quel intérêt une Partie, et a fortiori les deux, pourrait avoir à retarder la conclusion
d’un accord. Mais le paragraphe a peut-être été inclus pour apaiser toute crainte que les demandes
adressées à la Commission puissent avoir des conséquences sur la délimitation des frontières
maritimes en général. - 3 -

10. En tout état de cause, les Parties étaient assurément libres de conclure sans attendre un

accord visant à délimiter certaines, voire l’ensemble, de leurs frontières maritimes. C’est du reste
ce qu’elles ont entrepris de faire en 2014, lorsque, à la demande du Kenya, agréée par la Somalie,
elles ont entamé des négociations couvrant l’ensemble de leurs frontières maritimes. Ce faisant, les
Parties ont dérogé à la chronologie prescrite par le mémorandum. Elles ont agi ainsi alors que la
Commission était peu susceptible de formuler ses recommandations dans un proche avenir.

11. Le Kenya a fait valoir que les négociations entre Etats ne conduisent pas nécessairement
à un accord immédiat (CR 2016/10, p. 22-23) et que, partant, la Somalie et lui n’étaient nullement
revenus sur ce qu’ils avaient établi dans le mémorandum. Il semble toutefois ressortir
implicitement du comportement des Parties, tel qu’elles en ont l’une et l’autre rendu compte
(annexes 31 et 32 du mémoire de la Somalie), qu’elles n’entendaient pas attendre jusqu’à vingt ans
pour conclure l’accord qu’elles avaient entrepris de négocier. Rien n’indique que les négociations
aient uniquement visé à un accord provisoire conclu en attendant, comme convenu, que la

Commission ne formule ses recommandations (voir l’argument développé par la Somalie dans le
CR 2016/11, p. 16, sur un point que le Kenya n’a pas contesté). En outre, aucune des Parties n’a
formulé de réserve tendant à indiquer que l’issue de ces négociations supposait le respect de la
chronologie prescrite par le mémorandum.

12. Ces considérations nous amènent à conclure que, si les Parties ont en effet implicitement

imposé une condition à la recevabilité d’une requête devant la Cour en fixant dans le mémorandum
une contrainte de temps, elles se sont affranchies de cette contrainte en convenant, en 2014, sans
réserve ni autre précision, d’entamer des négociations visant la conclusion anticipée d’un accord.

(Signé) Giorgio G AJA .
(Signé) James C RAWFORD .

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